M. A. Thiers :
Histoire de la Révolution française
Ve et
VIe volumes.
II
Le reproche de fatalisme historique qu’on adresse à M. Thiers se rattache à une autre question de haute importance, celle de la force des choses en temps de révolution. Sans doute, en le lisant, il est bien vrai qu’on sent naître en soi une idée de nécessité qui subjugue ; dans l’entraînement du récit on a peine à concevoir que les événements aient pu tourner d’une autre façon, et à leur imaginer un cours plus vraisemblable, ou même des catastrophes mieux motivées ; la nature humaine, ce semble, voulait que les choses se passassent dans cet ordre, que les partis se succédassent dans cette génération ; étant donnée chaque crise nouvelle, on dirait qu’on en déduit presque irrésistiblement la suivante, et qu’on procède à chaque instant par voie de conclusion, du présent à l’avenir : non pas, au moins, que dans sa manière purement narrative ; M. Thiers dégage ainsi ses résultats ; mais le lecteur le fait pour lui, et, par un raisonnement tacite, construit, chemin faisant, la philosophie de son histoire. Or, cette disposition du lecteur à accepter les événements comme des effets inévitables de causes connues, et à s’y résigner, doit-elle être reprochée à l’écrivain ? est-ce donc une faute, et ne serait-ce pas un mérite, que cette impression qu’il fait naître ? Et d’abord, il est incontestable, qu’en général, l’instant qui suit dépend beaucoup de celui qui précède ; que pour qui saurait bien l’un, l’autre ne serait plus guère un mystère ; et qu’un être auquel serait accordée la connaissance pleine et entière du présent n’aurait pas grand effort à faire pour y voir immédiatement et comme par intuition l’avenir. Toute histoire donc, si les matériaux pouvaient en être complets et les divers points suffisamment éclaircis, présenterait dans son ensemble une série de tableaux étroitement liés entre eux, et, pour ainsi dire, images transparentes les uns des autres. Initié à la raison des choses, le lecteur n’aurait qu’à se laisser aller de toute sa conviction au récit, et à reposer son intelligence dans le spectacle à la fois varié et continu qui se produirait sous ses yeux par un développement nécessaire, et qu’il ne pourrait s’empêcher de voir ni de comprendre. C’est bien là, certes, l’idéal de la perfection historique. Mais d’ordinaire tant de causes nous échappent dans les événements humains ; et de celles que nous entrevoyons, un si grand nombre sont inappréciables de leur nature, que leur liaison avec les effets reste nécessairement indéterminée ; que d’un fait à un autre on ne peut assigner souvent d’autre rapport que celui d’être venu avant ou après, et qu’alors ce qu’a de mieux à faire l’historien est de s’en tenir scrupuleusement à l’empirisme d’une narration authentique. De ces causes cachées qui déconcertent nos raisonnements en pareille matière, et en compromettent si fréquemment la certitude, les plus réelles se rapportent à la nature même de l’homme et à sa spontanéité d’action. L’homme, en effet, par les déterminations soudaines dont il est susceptible, peut à tout moment faire intervenir dans les événements auxquels il prend part une force nouvelle, imprévue, variable, qui dans beaucoup de cas en modifie puissamment le cours, et dont en même temps l’ordinaire mobilité ne permet pas l’exacte mesure. Que si cependant, par suite de certaines circonstances, l’homme ou plutôt la majorité des hommes qui forment une société vient à se prendre d’une passion unique et violente ; si cette société, comme il arrive en temps de révolution, en proie à une idée fixe, s’obstine à ce qu’elle prévaille, et, irritée des obstacles, n’y répond que par une volonté d’une énergie croissante, n’est-il pas évident alors que l’historien peut et doit tenir compte de cette disposition morale, désormais ordonnatrice toute-puissante des événements, la mêler à chaque ligne de ses récits, et les pénétrer, les vivifier tout entiers de cette force des choses, qui n’est après tout que la force des hommes ? N’est-il pas vrai qu’il lui sera possible et convenable de signaler dans chaque progrès de la Révolution un progrès de l’idée qui l’enfanta, de suivre cette idée dans l’ensemble des faits par lesquels elle éclate, et de la montrer, presque toujours vague encore à son origine, se dégageant, se précisant en même temps qu’elle s’exagère, et de degré en degré passant sans interruption jusqu’à ses dernières conséquences ? Non pas, sans doute, qu’une même tête d’homme, une même classe d’individus, suffise à un si vaste accomplissement ; les individus s’usent vite en révolution : mais les divers partis qui se succèdent y suppléent ; le développement se transmet de l’un à l’autre, et ne s’achève qu’à la dernière de ces générations politiques, rapides et pressées, qui s’entre-dévorent. Et qu’on ne dise pas que c’est là imaginer un pur système, et soumettre la nature humaine à des calculs auxquels elle ne se plie pas. Ceci est triste, si l’on veut, mais ceci est véritable ; dans les grandes convulsions sociales, l’homme est jeté hors de lui par sa passion dominante ; par elle, tout équilibre entre ses motifs est rompu, et sa liberté morale presque annulée. Dès lors, qu’on ne s’en étonne pas, les forces humaines, égarées de leur sphère, se manifestent sous des formes inaccoutumées, et semblent emprunter aux forces physiques quelques-uns de leurs caractères : comme elles, sourdes, aveugles, inflexibles, accomplissant jusqu’au bout leur loi sans la comprendre. Dès lors aussi, leur portée peut se prédire, leur marche se tracer, leurs coups se reconnaître ; elles sont tombées sous la prise de l’histoire.
Or, maintenant, qu’a fait M. Thiers autre chose qu’obéir à cette nécessité et user de ce bénéfice de son sujet ? Pour ne parler que de la dernière livraison, l’époque qui s’étend depuis le 2 juin jusqu’au 9 thermidor permettait, réclamait plus que toute autre cette explication morale. Il fallait bien pour l’historien, sous peine de se traîner, en pure perte, dans les détails des plus dégoûtantes atrocités, en venir à reconnaître les lois générales qui régissent les partis dans les temps de violence, sinon les énoncer en doctrine, du moins les sous-entendre dans l’exposition des faits, et en révéler le sens au lecteur par cette manière de traduction vivante et lumineuse. De la sorte, tout se comprend. Que le républicanisme ait engendré le sans-culottisme, celui-ci le régime des comités, puis le décemvirat, puis même le triumvirat, ce ne sont là que des phases successives que l’idée de liberté, idée fixe de la Révolution, et qui n’en fut pas moins mobile, tendait incessamment à parcourir. Qu’elle les ait, en effet, parcourues sans entraves ; que de la majorité dans le sein de laquelle elle s’était formée, elle ait, en s’altérant, passé au service des diverses minorités factieuses qui l’interprétèrent à leur façon et la maintinrent dominante ; que ces minorités, sortant l’une de l’autre et s’épurant sans cesse, en soient venues à tyranniser horriblement l’immense majorité subjuguée : c’est ce qu’expliquent de reste les besoins militaires de plus en plus impérieux de ces dernières périodes, besoins de détresse qui s’accordaient merveilleusement avec les passions furieuses du pouvoir, qui les eussent sollicitées si elles n’avaient été déjà flagrantes, et qui les firent tolérer tant qu’elles les servirent. Reprocher à M. Thiers d’avoir présenté les choses dans une liaison si parfaite, dans un ordre de génération en apparence si fatal et inévitable, c’est lui reprocher d’avoir éclairci ce qui était obscur, démêlé ce qui était confus, d’avoir en un mot dissipé l’anarchie prétendue de son sujet, qui n’était que celle de nos souvenirs.
Quant aux hommes, il est vrai, l’historien ne s’occupe guère de les gourmander ou de
les louanger à propos de chaque action, il les prend pour ce qu’ils sont, les laisse
devenir ce qu’ils peuvent, les quitte, les retrouve, suivant qu’ils s’offrent ou non sur
sa route, et se garde surtout de faire d’aucun son héros ou sa victime. C’est à cette
manière si naïve de voir et de peindre qu’on doit tant de figures originales, piquantes
ou, pour mieux dire, effrayantes de contrastes, et jusqu’ici envisagées trop absolument
d’un seul côté : Danton, Desmoulins, Chaumette, Clootz, Saint-Just, Robespierre
lui-même : un roman de Walter Scott n’offre pas des personnages plus vivants. Mais être
impartial n’est pas être impassible ; et quoique libre de toute prédilection exclusive,
ou plutôt parce qu’il en est libre, M. Thiers ne s’est pas interdit la sympathie la plus
inépuisable pour les infortunes qu’il retrace. Bien des gens trouveront même qu’il est
trop porté à absoudre le malheur, et reprocheront à sa compassion vaste et désintéressée
de ne pas faire assez acception des personnes. Mais M. Thiers n’a pas prétendu répartir
avec méthode ses émotions, et s’il lui arrive de jeter parfois une plainte sur les
tombes entrouvertes de certains coupables immolés, cette plainte lui échappe sincère et
légitime encore ; elle lui est arrachée, comme au lecteur, par quelque circonstance de
leur supplice, et par cette conviction qu’ils n’ont été qu’égarés. C’est quand il suit à
l’échafaud des victimes sans tache, les Girondins, madame Roland, Marie-Antoinette,
qu’il faut l’entendre alors n’épargnant pas les accents d’une pitié d’autant plus
éloquente qu’elle est sans réserve. Disons néanmoins, et avec regret, que cette pitié
pour les innocents n’est pas égalée par son indignation contre les bourreaux ; l’idée
que ceux-ci, quels qu’ils aient pu être, ont sauvé la France de l’invasion, a trop
arrêté sa plume prête à les flétrir ; il s’est trop répété que le plus énergique alors
était aussi le plus digne du pouvoir ; et je souffre qu’il ait dit, en déplorant la mort
des Girondins : « On ne pourrait mettre au-dessus d’eux que celui des Montagnards
qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires par politique seule et non par
l’entraînement de la haine. »
Non, nul Montagnard, fût-il tel qu’on le veut,
un Carnot ou tout autre pareil, ne pourrait être mis au-dessus des proscrits du 2 juin ;
l’assassin n’est jamais plus noble que l’assassiné. Sans doute c’eût été le propre d’une
grande perspicacité de comprendre dès lors que l’affreux système dans lequel on entrait
à l’aveugle aboutissait au salut de la France, et de voir dans cette Montagne, plus
sanglante que la Roche tarpéienne ou les gémonies, le Capitole de la patrie en danger.
Mais il est pour la société des ministères de nécessité infâme, que cette nécessité est
impuissante à expier moralement, et en présence desquels un honnête homme ne peut que se
récuser. Assez d’autres, il est vrai, à défaut de lui, s’offrirent pour les remplir ;
les instruments impurs ne manquent jamais ; mais lui, homme pur, il n’a qu’à rentrer
dans son foyer, à s’y asseoir jusqu’à des jours meilleurs, et, s’il le faut, à y mourir.
Quoi qu’il en soit de ce reproche, la couleur du livre, car il en a une, est la plus
convenable possible, parce qu’elle est la plus patriotique. Ce n’est, en effet, dans
aucun parti, ni dans la Convention ni dans les départements, ni dans les rangs des
oppresseurs ni dans ceux des victimes, que l’historien s’est placé ; c’est dans les
entrailles de la France. Toujours fidèle à la destinée de la patrie, qui n’est que la
destinée de la Révolution, il se range parmi ceux qui défendent et sauvent cette grande
cause ; en sont-ils indignes en eux-mêmes, il les suit encore par devoir à travers les
maux qu’ils infligent, et dont il gémit sans que sa constance s’ébranle :
Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.
Il y a mieux que
du stoïcisme dans celle résignation de citoyen. Elle s’est manifestée surtout à propos
de la dernière époque, qui fut si déchirante et si souillée ; elle l’a acceptée et subie
dans toute sa rigueur. A cela, pourtant, le blâme, ne saurait trouver à reprendre : au
milieu de tant de périls qui tonnent sur la Révolution, la couleur du livre, sans cesser
d’être nationale, est devenue militaire, et comme telle est restée pure, aussi pure que
les couleurs de notre drapeau.
Parlerai-je maintenant de la partie la moins importante et aussi la plus faible de l’ouvrage, du style, auquel on dirait que l’auteur n’a pas songé ? Ses taches nombreuses disparaissent sans doute et pour ainsi dire s’effacent parmi tant de mouvement et d’éclat ; mais qu’il eût été moins incorrect et négligé, loin de distraire du récit, il l’eût mieux fait ressortir encore : la pensée de l’écrivain, qui quelquefois s’affaiblit dans ses formes indécises, eût été plus sûre, gravée de la sorte, d’arriver pleinement intelligible et franche à cet avenir auquel elle a droit de s’adresser. C’est toujours une imperfection fâcheuse qu’une belle œuvre manque par le style. Il serait si aisé à M. Thiers de nous épargner ce regret ! Serait-ce donc un vœu par trop mesquin, au milieu de si grands objets, de souhaiter qu’une seconde édition ne le fit plus naître ?