I.
Le médecin Vicq d’Azyr a été un des écrivains les plus distingués du règne de Louis XVI. Il représente une phase nouvelle et un progrès social dans la science qu’il cultivait avec succès ; il contribua plus que personne en son moment à la rendre facile, accessible, même élégante de forme, en la laissant sérieuse et solide ; à la tirer des écoles, sans la rendre pour cela frivole et sans la profaner. Il fut peut-être le premier médecin qui pratiqua son art à Paris sans porter perruque. La médecine, avant lui, avait des chaires, il lui créa une tribune, et les avantages de cette tribune ont paru jusqu’ici supérieurs aux inconvénients. Vicq d’Azyr fut le grand promoteur d’une Société ou Académie de médecine sans préjugés, vraiment moderne d’esprit et de méthode, ouverte même aux plus récentes lumières, et prête à répondre aux consultations du gouvernement sur tous les objets et toutes les questions qui intéressent la santé publique. Doué des dons naturels de la personne, de la physionomie et de la figure, de la séduction de l’organe et de l’agrément de la parole, il brilla au premier rang comme professeur et comme orateur académique ; à ce dernier titre, il a sa place encore aujourd’hui parmi ceux qui, tout en les louant, ont su peindre les hommes. Jugé digne de succéder à Buffon pour son fauteuil à l’Académie française, choisi pour son médecin par la reine Marie-Antoinette, Vicq d’Azyr embrasse dans sa courte et brillante carrière tout l’espace qui fut accordé à ce règne de Louis XVI depuis Turgot jusqu’au 21 janvier : après en avoir partagé et secondé dans sa mesure toutes les réformes et les espérances, il survit peu à cette ruine, à celle des académies dont il était membre, et de la société savante dont il était l’âme ; il périt comme une victime morale, sous une impression visible de deuil et de terreur. Cuvier, Cabanis, Lalande, Lémontey, Moreau (de la Sarthe) et d’autres encore ont parlé de Vicq d’Azyr avec détail ; je n’ai qu’à choisir dans les traits qu’ils me présentent, et à m’attacher plus particulièrement en lui à l’écrivain et au littérateur.
Félix Vicq d’Azyr, né en avril 1748 à Valognes en Normandie, d’un père
médecin, commença ses études dans sa ville natale et vint les achever à
Caen, où il fut condisciple en philosophie de Laplace, le grand géomètre. Le
professeur de philosophie, M. Adam, se glorifiait tout naturellement dans la
suite d’avoir eu ces deux disciples, et Vicq d’Azyr, quand on lui en
parlait, répondait en souriant : « M. Adam ne sait pas combien nous
nous sommes donné de peine, M. de Laplace et moi, pour oublier ce qu’il
nous a appris. »
Après une certaine hésitation entre la carrière
ecclésiastique et celle de la médecine, Vicq d’Azyr choisit cette dernière,
et vint dès 1765 à Paris s’y dévouer avec ardeur. C’est en suivant les
leçons d’Antoine Petit qu’il prit un goût particulier pour l’anatomie, pour
cette anatomie physiologique qui sera sa science de prédilection. En 1772,
il entra en licence à la faculté de Paris, et, tout en amassant des
connaissances, non moins
avide de les répandre et
de les voir se réfléchir en autrui, il ouvrit des cours qui eurent beaucoup
de succès. C’est ici qu’il convient de le peindre dans sa jeunesse, car
c’est un portrait de jeunesse qui sied surtout à Vicq d’Azyr. Entre tous
ceux qui l’ont loué, je prendrai le moins connu aujourd’hui, mais qui me
semble avoir parlé de lui le plus naturellement et sans oublier de mêler aux
couleurs quelques légères ombres :
Avant de dire ce qu’il a fait pour la nature, disait le médecin Lafisse dans un éloge de Vicq d’Azyr prononcé en 1797, voyons ce qu’elle fit pour lui. Elle l’avait doué d’une taille avantageuse, d’une figure agréable, intéressante et modeste. Son œil était spirituel, son regard noble, sa parole douce ; il avait le maintien réservé, l’abord honnête et quelquefois un peu froid. À beaucoup de pénétration il joignait une grande justesse de jugement, une mémoire excellente, des vues élevées et de vastes conceptions. Il exprimait ses idées avec clarté parce qu’il les disposait avec ordre. Quoiqu’il eût de la fermeté dans le caractère, il s’y mêlait quelque faiblesse : aimant les louanges, il paraissait les négliger ; sensible aux contrariétés, il avait l’art de se contraindre, mais sa rougeur le trahissait, et les impressions étaient durables. Insinuant sans flatterie, souple sans bassesse, adroit sans artifice, il sut toujours profiter habilement des circonstances et ne se compromit jamais. Les affections de son cœur étaient douces, les mouvements de son esprit impétueux. Deux grosses passions avaient en lui subjugué toutes les autresi : l’une était celle de s’instruire, et l’autre de se distinguer…
Vicq d’Azyr avait gardé, même au milieu de ses succès
académiques, un vif sentiment de ces premiers cours qu’il avait professés
dans sa jeunesse et dans lesquels il s’était épanoui tout entier :
« C’est un bel art, disait-il, que celui de l’enseignement.
Quand, en effet, l’homme offrit-il à l’homme le témoignage le plus
flatteur de son respect ? Ce fut sans doute lorsqu’il se tut pour
écouter son semblable, pour recueillir ses paroles, pour se pénétrer de
son esprit. »
Et lorsque ces marques de respect et d’attention
sont accordées à l’extrême jeunesse d’un homme studieux et déjà
savant, la jouissance chez celui-ci est plus grande ;
l’amour-propre s’y décore de chaleur et de sympathie. Dans son éloge de
M. de Lamure, Vicq d’Azyr parlant des succès de ce professeur de
Montpellier, raconte que lorsqu’on félicitait M. de Lamure déjà vieux sur
l’intérêt de ses cours, celui-ci répondait : « C’était dans ma
jeunesse qu’il fallait m’entendre. »
Et Vicq d’Azyr à ce propos,
ramené de quatorze ans en arrière à ses propres souvenirs, ne peut
s’empêcher de s’écrier :
Combien, en effet, cette jeunesse dont on se méfie tant n’a-t-elle pas opéré de prodiges ! Combien est féconde cette chaleur qu’elle met à tout ! Infatigable et généreuse, elle ne recueille que pour répandre. S’agit-il d’enseignement ? par combien de moyens le jeune homme que de grands talents y appellent, frappe à la fois l’attention de son auditoire ! comme on aime le contraste de son savoir avec son âge, et celui de son ardeur avec sa modestie ! Sa mémoire est riche en images que son imagination embellit ; son discours est plein d’enthousiasme ; il ne récite pas, mais il peint. Avec quelle perfection il expose l’enchaînement des connaissances acquises ! avec quelle force il poursuit l’erreur ! avec quel respect il prononce les grands noms, même ceux de ses contemporains ! l’envie n’a point encore pénétré dans son cœur. Celui qu’une longue expérience a formé, l’emporte sans doute par la précision des idées ; il a rassemblé plus de faits, et la vérité lui est mieux connue : on y parvient plus difficilement avec l’autre, mais on la désire plus vivement, et il sait mieux la faire aimer. L’un, élevé au faîte de la gloire, ne voit que du repos dans l’enseignement ; son langage est froid et sérieux ; pourquoi s’agiterait-il ? il n’a plus de souhait à former. L’autre est loin du but, il se hâte de l’atteindre ; l’un marche et l’on avance avec lui.
On croit entendre ici cet accent, ce Chant du départ qui anime et entraîne les générations au début en toute carrière. Chacun volontiers, en se mettant en marche, croit commencer sa campagne d’Italie.
Vicq d’Azyr pourtant rencontra à cet âge des obstacles, et il ne sut pas toujours les prévenir et les éluder. Il avait ouvert ses premiers cours libres et gratuits d’anatomie pendant les vacances de 1773 : à la rentrée des Écoles, comme les professeurs de la Faculté devaient enseigner aux mêmes heures, on lui proposa de changer les siennes, et il refusa. En conséquence l’amphithéâtre lui fut fermé. Mais peut-être n’était-ce que le prétexte. Antoine Petit, pour le dédommager, le choisit pour son suppléant dans la chaire d’anatomie du Jardin des plantes, et Vicq d’Azyr y retrouvait le même public, la même affluence ; mais cette fois ce fut Buffon, intendant du Jardin des plantes, qui, destinant cette chaire à Portal plus ancien et plus connu, ne permit pas à Vicq d’Azyr de continuer. Vicq d’Azyr, louant Buffon à qui il succédait dans l’Académie française, ne se souviendra plus de ce tort, si c’en était un.
À défaut de l’appui de Buffon, une circonstance fortuite et assez romanesque amena Vicq d’Azyr à des relations particulières avec Daubenton. Une jeune fille, nièce de Mme Daubenton, ayant été saisie d’un évanouissement près d’une salle d’étude où était Vicq d’Azyr, celui-ci accourut, prodigua ses soins à la jeune malade, et lui inspira un soudain intérêt qui se consacra bientôt par un mariage : ce mariage dura peu, et la mort de la jeune femme laissa Vicq d’Azyr veuf, et libre de nouveau, ce qui ne nuisit pas à ses succès dans le monde : mais il avait acquis l’amitié de Daubenton et les moyens, grâce à lui, d’étendre ses recherches d’anatomie sur les animaux étrangers.
Ces premières fatigues, ces luttes premières portèrent une précoce atteinte à la santé de Vicq d’Azyr, qui était délicate sous son vernis brillant. Un crachement de sang inspira des inquiétudes ; on l’envoya respirer l’air natal, et là, sur ces côtes de Normandie, il s’appliqua à l’étude anatomique des poissons ; il fit des études analogues sur les oiseaux. Les mémoires de Vicq d’Azyr lui ouvrirent les portes de l’Académie des sciences dès 1774, et il recevait vers le même temps le bonnet de docteur de la faculté de Paris.
Ici, et sans plus m’astreindre à le suivre dans
les divers embranchements de sa carrière scientifique, j’arrive au grand
fait et à l’institution qui recommande surtout sa mémoire. Louis XVI venait
de monter sur le trône, et ce début d’un règne bienfaisant était signalé par
des calamités que les anciens auraient prises pour des présages. En 1774,
une épizootie terrible ravageait les provinces du Midi. Turgot, contrôleur
général, demanda, vers la fin de cette année, à l’Académie des sciences
qu’elle voulût bien nommer deux commissaires pour se transporter sur les
lieux ; il désirait qu’un physicien et un médecin fissent ce voyage.
L’Académie chargea le seul Vicq d’Azyr de ce double emploi ; il avait
vingt-six ans. Il partit, exécutant sa mission avec vigueur, sagacité et
courage. Partout où il le crut nécessaire, il n’hésita pas à sacrifier les
animaux malades pour préserver ceux qui étaient sains, et il fit de larges
hécatombes. Le point de départ de la Société royale de médecine fut dans
cette mission confiée à Vicq d’Azyr. Au retour, on jugea indispensable de
maintenir des correspondances, de recueillir et de comparer les
observations, tant sur ce sujet que sur plusieurs autres qui intéressent la
santé publique. Lassone, premier médecin du roi en survivance, avait à ce
titre l’examen des remèdes secrets ; il avait l’administration des eaux
minérales et médicinales. Il désira qu’une société de médecins partageât
avec lui cette surveillance, et fût chargée régulièrement de cet examen. Le
coup d’œil supérieur de Turgot et son zèle pour tout perfectionnement ne
pouvaient que favoriser un tel projet ; ses successeurs pensèrent de même.
Il était de l’intérêt de la haute administration d’avoir une sorte de
conseil médical consultatif, libre des préjugés et de la routine, dégagé des
lenteurs d’écoles, prévenant sans entêtement les abus de l’empirisme, ou en
accueillant,
s’il y avait lieu, les bons
résultats, et prêt à répondre, à donner un avis sur quantité de questions à
l’ordre du jour. En publiant en 1776 son Exposé des moyens
curatifs et préservatifs à employer dans les épizooties, Vicq
d’Azyr avertissait les observateurs dont on sollicitait le zèle, de vouloir
bien communiquer leurs travaux à la Société et correspondance
royale de médecine, qui venait d’être établie par le roi :
« Cette société, était-il dit, présidée par M. de Lassone,
s’assemble tous les mardis de chaque semaine, et on lui fait parvenir
des mémoires en les adressant à M. Vicq d’Azyr, premier correspondant,
sous l’enveloppe de M. le contrôleur général. »
C’était alors
M. de Clugny, car Turgot était déjà remplacé.
Tant que la Société de médecine fut peu considérable, et qu’elle ne consista qu’en une commission de huit médecins, établie pour correspondre avec les médecins des provinces sur tout ce qui avait rapport aux maladies épidémiques et épizootiques (arrêt du Conseil du 29 avril 1776), on la laissa faire ; mais dès qu’on s’aperçut qu’elle prenait de l’extension, et que cette société, créée originairement pour s’occuper des bêtes, en venait à se mêler non moins activement de ce qui tient à la santé des hommes, la faculté de médecine de Paris prit l’alarme, et fit ce que feront toujours les vieilles corporations en face des institutions nouvelles. Un docteur sonna l’alarme et dénonça à la Faculté l’établissement naissant à peine, et qui semblait menaçant déjà ; c’était un vieux Romain qui avait vu s’élever de loin les murs de Byzance, et il la voulait traiter comme Carthage. Des membres de la Société royale, qui étaient à la fois docteurs de la Faculté, protestèrent aussitôt de l’attachement qu’ils avaient pour cette faculté, leur mère commune, et déclarèrent que si un seul de ses droits, une seule de ses prérogatives était en jeu, ils n’hésiteraient pas et renonceraient sur-le-champ à la Société. On nomma des commissaires, on fit des démarches auprès de M. de Lassone, qui éluda poliment leurs demandes, et la Faculté se décida alors, par l’organe de son doyen, à présenter une requête au roi contre l’établissement nouveau, et à former opposition auprès du Parlement à l’enregistrement de toutes lettres patentes tendant à légitimer une institution quelconque de ce genre, avant d’avoir été elle-même entendue. La guerre était engagée.
Je ne la suivrai pas dans ses diverses phases. Nous qui sommes aujourd’hui témoins de la parfaite concorde et de l’union toute fraternelle qui règne entre la faculté de médecine, fille régénérée de l’ancienne, et l’Académie de médecine, digne héritière et représentation vivante de l’ancienne Société royale, nous aurions peine à comprendre l’excès de vivacité, d’injures et de calomnies qui se dépensa dans cette querelle entre ceux qu’on appelait les facultaires et les sociétaires (1776-1779). L’enregistrement des lettres patentes concernant l’établissement de la Société (1er septembre 1778), porta au comble l’indignation des docteurs de vieille roche. Plusieurs même de ceux qui faisaient partie de la Société, M. Bouvart en tête, envoyèrent leur démission et se rangèrent au giron de la mère offensée. La Faculté au désespoir en vint à suspendre ses fonctions pendant trois mois. La plupart de ses docteurs refusèrent de consulter, soit au lit des malades, soit par écrit, avec les médecins dits sociétaires. Une nuée de pamphlets et de pasquinades, dignes des beaux temps de la guerre autrefois déclarée par Gui Patin et consorts contre le gazetier Renaudot, sortit de toutes parts, et, à cette heure la plus sereine du xviiie siècle, rappela les âges les plus poudreux du Quartier latin.
Je viens de parcourir un certain nombre de ces pamphlets, dialogues, comédies en vers ou en prose ; il n’y a que de l’injure sans sel, sans esprit et sans gaieté. Les principaux membres de la Société y sont crûment traités comme des coquins et des intrigants, et Vicq d’Azyr y’est moins ménagé que personne. Pour n’en citer qu’un échantillon, voici ce qu’on lit dans un Dialogue entre Pasquin et Marforio, composé aussi bien que bon nombre de ces pamphlets d’alors, par Le Roux des Tillets, jeune médecin de la Faculté et des plus ardents, ancien ami intime de Fourcroy qu’il ne laisse pas de déchirer, et s’acharnant aussi sur Vicq d’Azyr. Pasquin, après avoir bien couru le monde, s’étant fait médecin, est censé avoir assisté à une des premières séances solennelles de la Société royale (12 janvier 1779) ; il a été édifié de tout ce qu’il a vu et entendu. Mais, à la porte, un sage enchanteur, sous la forme d’un vieillard respectable, l’arrête : c’est Franklin (on mettait alors Franklin à toute espèce d’usage et d’emploi). D’un coup de baguette, l’enchanteur rétablit la réalité des objets et retourne en un clin d’œil la tapisserie. Il ne reste plus que des lambeaux suspendus au-dessus de quelques sièges sur lesquels les noms se trouvent écrits :
Marforio.
Sans doute ces lambeaux signifiaient quelque chose ?
Pasquin.
Au-dessus de Vicq d’Azyr était un puits sur lequel on avait placé en écusson une massue (à cause des immolations de bestiaux) avec un couteau en sautoir, appuyé sur un bel échantillon de mine d’argent. Dans le fond du puits qui était transparent, on apercevait le Bouc de la fable, dont les cornes très prolongées formaient une échelle, au haut de laquelle était une Fortune que le Renard poursuivait : chaque échelon portait une légende.
Marforio.
Les as-tu retenues ?
Pasquin.
Oui, je crois m’en souvenir. On lisait : Maladie dangereuse, soins de l’amour et de l’amitié, ingratitude. Premier degré de ma fortune.
Protecteur qui m’instruit, libelle infâme dont il se charge, expiation de l’iniquité. Deuxième degré.
Tendresse d’un professeur, réputation élevée à l’ombre de la sienne, oubli, morsures cruelles. Troisième degré.
Poissons disséqués, mémoires, lauriers académiques. Quatrième degré.
Commission pour consoler et guérir, massacre, compilation épidémique. Quatrième degré.
Compagnie écumée, bon grain mêlé à l’ivraie. Société établie. Sixième degré.
Intrigue, calomnie, etc., etc., jusqu’à la Fortune59.
Vicq d’Azyr eut le bon goût de ne jamais répondre à ces
attaques inspirées par l’envie, et de ne point paraître s’en apercevoir. La
diffamation alors ne l’effrayait pas ; il la méprisait avec ce courage
facile que donne la jeunesse, et qui se fondait sur une confiance encore
entière dans l’opinion des honnêtes gens. Il avait pour principe que
« la critique amère elle-même est une arme absolument inutile
pour la conviction, et qui est presque toujours plus dangereuse pour
celui qui s’en sert que pour ceux contre lesquels elle est
dirigée »
. Dans les éloges académiques qu’il eut aussitôt à
prononcer en qualité de secrétaire perpétuel, et dès 1778, il se plaît à
rendre justice à la Faculté alors toute bouillante et irritée. Dans son
premier éloge, qui fut celui d’un honorable
académicien de Béziers (M. Bouillet), parlant de la confiance qui n’est
due en fait de médecine qu’aux hommes vraiment savants et vertueux :
Et où peut-on en trouver un plus grand nombre que dans cette capitale, disait-il, où une faculté respectable par son antiquité, recommandable par la pureté de sa doctrine, célèbre par les grands médecins qu’elle a produits et par ceux qu’elle possède aujourd’hui dans son sein, continue de s’occuper avec la plus grande activité du soin de former des sujets dignes d’une école aussi illustre !
De telles paroles prononcées par lui le 27 janvier 1778, au moment où la querelle s’envenimait, était la plus délicate vengeance ; elles devaient être goûtées et applaudies d’un public composé de plus en plus de gens du monde, et qui en avait les mœurs. Vicq d’Azyr ne se départit pas un seul instant de cette mesure et de cette décence parfaite, à côté d’adversaires furieux60.
Il a d’ailleurs marqué avec précision en plusieurs de ses éloges le point essentiel du débat et les motifs raisonnables et fondés de l’institution dont il était l’organe. Ainsi dans l’éloge du médecin portugais Sanchez, il le montre ne puisant à l’université de Coïmbre ou même à celle de Salamanque que des connaissances incomplètes :
Il n’y avait point trouvé, dit-il, cet enseignement dont la précision peut seule satisfaire un esprit juste. Les sciences accessoires à la médecine, telles que la chimie, l’anatomie, l’histoire naturelle, y étaient surtout très négligées : mais on y savait tout ce que les Grecs, les Latins et les Arabes ont écrit sur ces divers sujets ; et, si l’on y avait connu la nature aussi bien que les livres, M. Sanchez n’aurait pas cherché ailleurs les principes qui lui manquaient. Comment peut-on encore ignorer quelque part que les recherches les plus profondes, la lecture la plus assidue, ne sont que des moyens d’instruction dont l’application seule fait le mérite, et que se tourmenter pour devenir érudit, sans avoir d’autre talent et sans se proposer d’autres vues, c’est passer sa vie à aiguiser une arme dont on ne doit jamais se servir ?
Jusqu’ici, en parlant des universités de la Péninsule, Vicq d’Azyr n’avait en vue que de loin l’université de Paris, bien autrement pratique et avancée pour la branche médicale ; mais il y songeait manifestement et il y faisait une allusion qui devait être sentie de tous, lorsqu’il ajoutait :
Semblable aux vieillards qui racontent avec enthousiasme ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse et qui refusent d’apprendre ce que les modernes ont découvert, la plupart des anciens corps enseignants prodiguent des éloges aux âges qui les ont précédés, et se traînent péniblement après le leur. Est-il donc impossible de prévenir cette décadence qui est un produit lent, mais assuré, du temps, et dont l’homme semble communiquer le germe à tout ce qui sort de ses mains ? Observons la nature : toujours jeune parce qu’elle renouvelle toujours ses productions, ne semble-t-elle pas nous dire : « Mortels, renouvelez donc aussi les vôtres, si vous voulez qu’elles conservent leur gloire avec leur existence ! » Les fondateurs de plusieurs républiques ont eu raison d’exiger qu’elles revissent, à certaines époques, leur code de législation et qu’elles y fissent les changements prescrits par les circonstances. Il devrait en être de même de l’enseignement ; et cependant, d’un bout de l’Europe à l’autre, notre enfance est gouvernée par de vieux usages, par des lois surannées qui ont été faites pour d’autres hommes et pour un autre siècle.
On voit bien, par ces appels éclairés et éloquents, le genre d’impulsion et d’initiative qui est propre à Vicq d’Azyr. Dans l’Éloge de M. de Lassone, il indiquera plus directement encore, et par une exacte définition, le caractère qui doit distinguer les académies d’avec les facultés ou collèges :
Les académies, disait-il en parlant des sociétés médicales de Londres et d’Édimbourg, les académies de ce genre et les facultés ou collèges de médecine ont toujours formé des corps distincts. Les professeurs doivent, en effet, posséder tout entière la science qu’ils enseignent ; mais ils n’ont point à veiller à ses progrès. Il faut qu’à une mémoire sûre ils joignent une élocution facile et un jugement exercé ; il faut que leurs idées s’offrent comme à volonté et dans le plus grand ordre à leur esprit. Dans les académies savantes, ce sont, au contraire, des vérités nouvelles qu’on cherche à découvrir, et celui qui invente ne se plie pas sans peine à des lois que la convention a dictées. En partant du même point, les deux hommes que je compare marchent en deux sens opposés. L’un remonte aux éléments, à l’origine des sciences, et des temps modernes il se porte vers l’Antiquité ; l’autre, par des chemins nouveaux, s’élance vers l’avenir. L’un instruit l’enfance, il forme la jeunesse ; l’autre parle à l’homme, dont il élève l’âme et dont il fortifie la raison. Les collèges et les académies occupent donc le cercle entier de la vie humaine, où ils se touchent sans se confondre, parce que leur objet est différent.
Telle était la manière à la fois modérée et victorieuse par
laquelle Vicq d’Azyr répondait aux requêtes et représentations de la faculté
de Paris, qui demandait purement et simplement au roi le monopole absolu de
l’enseignement et de l’examen médical, et qui disait : « Ordonnez
qu’il n’y ait plus, comme il n’y a jamais eu, qu’un corps de médecine
enseignant dans votre capitale ; et ce corps, jouissant de son
institution, redoublera de zèle et méritera de plus en plus la
protection et les bontés de son roi. »
L’Ancien Régime se
réformait de lui-même et se rajeunissait par parties ; bon gré mal gré, de
bonne composition ou par la force, l’ère des corporations allait finir. Dans
une unité plus parfaite
de l’État, les grandes
institutions publiques succéderont. Vicq d’Azyr, enlevé avant l’âge, manqua
à cette fondation et à cette renaissance complète sous le Consulat, ou
plutôt on peut dire qu’il y assista encore dans la personne de ses amis et
confrères survivants, nourris du même esprit, les Thouret et les
Fourcroy.
Les séances de la Société royale, qui s’étaient tenues d’abord au Collège de France, furent bientôt établies au Louvre sous les auspices du trône, et il n’y eut plus rien à désirer pour l’autorité et pour l’éclat de l’institution utilement libérale et nouvelle. Vicq d’Azyr, qui en était le plus bel ornement, y attirait une foule élégante par ses éloges. À les lire aujourd’hui, on a besoin, pour en comprendre tout le succès, de se replacer en scène, au vrai point de vue, et de se représenter cet auditoire mobile, sensible aux moindres allusions, avide de connaissances faciles, riche d’espérances en tout genre, des plus complaisants à l’admiration, et qui savait très bien s’éprendre d’une correction ornée à défaut d’une plus haute éloquence. N’oublions jamais non plus la personne de l’orateur, sa grâce à bien dire et les nuances qui se marquaient dans sa voix. Les nombreux éloges de Vicq d’Azyr ne portent pas tous sur des sujets importants ni sur des hommes supérieurs ; mais dans tous, même dans les plus tempérés, on sent des parties vives, l’art de connaître et de faire aimer les hommes. Il y a bien des années que, lisant de suite ce recueil des notices historiques de Vicq d’Azyr, simple étudiant alors et en chemin d’être médecin moi-même, mais hésitant encore entre plusieurs velléités ou vocations, il m’a été donné d’en saisir le doux intérêt et le charme ; en passant de l’un à l’autre de ces personnages, je sentais varier mes propres désirs ; chacun d’eux me disait quelque chose ; l’idée dominante que l’auteur avait en vue et qu’il exprimait dans la vie de chacun de ces savants m’apparaissait tour à tour et venait me tenter, même lorsque cette idée dominante n’était que des plus modestes : car il y a cela de particulier dans la touche de Vicq d’Azyr, qu’une sorte de sympathie y respire et que le coloris léger n’y dérobe jamais le fonds humain.
Un des premiers grands éloges qu’il eut à prononcer fut celui de Haller, lu le 20 octobre 1778 ; il y peint assez bien le savant robuste et athlétique ; le Buffon suisse, cette espèce d’Hercule de la science physiologique, opiniâtre, actif, ambitieux, universel. Il nous l’adoucit en quelques endroits d’une manière agréable, et qui n’est pas toujours fausse. Il le montre jeune à Leyde, suivant les leçons de Boerhaave et d’Albinus :
Mais ce qui lui inspira surtout, dit-il, le goût de l’anatomie et la passion du travail, ce fut la vue du superbe cabinet de Ruysch, où, au milieu de tant d’organes préparés d’une manière surprenante, au milieu de sujets qui y avaient, en quelque sorte, recouvré une nouvelle vie, il aperçut un vieillard nonagénaire, desséché par les ans, mais toujours laborieux et actif, qui, paraissant comme un Enchanteur au milieu de ces merveilles, semblait avoir joint au secret de les conserver celui de s’immortaliser lui-même.
Il y a de ces heureux détails, de ces choses bien dites en passant, dans les éloges de Vicq d’Azyr. Une scène tout à fait dans le goût du temps est celle des deux amis Gessner et Haller, que Vicq d’Azyr nous représente ensemble herborisant sur une haute montagne :
Un jour, après avoir épuisé leurs forces dans une herborisation très pénible, M. Gessner tomba de fatigue et s’endormit au milieu d’une atmosphère glacée. M. de Haller vit avec inquiétude son ami livré à un sommeil que le froid aurait pu rendre funeste ; il chercha comment il pourrait le dérober à ce danger. Bientôt ce moyen se présenta à sa pensée, ou plutôt à son cœur : il se dépouilla de ses vêtements, il en couvrit Gessner, et, le regardant avec complaisance, il jouit de ce spectacle sans se permettre aucun mouvement, dans la crainte d’en interrompre la durée. Que ceux qui connaissent les charmes de l’amitié se peignent le réveil de Gessner, sa surprise et leurs embrassements ; que l’on se représente enfin, au milieu d’un désert, cette scène touchante et si digne d’avoir des admirateurs.
Ici le mauvais goût, la veine attendrie se fait trop sentir. Ce ne fut certes point un des passages les moins applaudis : Vicq d’Azyr semblait proposer aux peintres de l’école sentimentale et aux amateurs de l’Arcadie helvétique un tableau du genre de celui qui représente deux Canadiens au tombeau de leur enfant.
Je touche à un défaut littéraire grave dans la manière de Vicq d’Azyr : son
goût n’est pas toujours très sévère, ni très sain ; il sacrifie à la fausse
sensibilité. Ainsi encore, à propos des expériences de Haller sur l’œuf du
poulet, si le physiologiste, étendant ses considérations aux autres animaux,
conclut que le fœtus appartient entièrement à la femelle, et qu’elle a, par
conséquent, la plus grande part à la reproduction de l’espèce, Vicq d’Azyr,
regardant son élégant auditoire, s’empressa d’ajouter : « Ce système
plaira sans doute au sexe qui nous prodigue dans l’âge le plus tendre
tant de caresses et de soins, et auquel nous devons un juste tribut
d’amour et de reconnaissance. »
Il se glisse aisément jusque
dans les exposés des savants d’alors, dès qu’ils veulent réussir et plaire,
des tons et des intentions de Florian et de Legouvé.
Haller se maria trois fois :
Ces trois mariages, dit Vicq d’Azyr, se sont succédé rapidement, et les deux odes sur la mort de ses deux femmes, placées à la suite l’une de l’autre dans ses Poésies, offrent une contradiction apparente. Mais un savant qui se renferme dans sa bibliothèque, loin de toute société, peut-il se passer d’une compagne qui rende sa solitude aimable ? N’ayons pas, au reste, l’air de le justifier d’une suite d’actions honnêtes : cette délicatesse rigoureuse, que trois mariages semblent offenser, a souvent elle-même besoin d’indulgence.
Ici Vicq d’Azyr sait être à la fois délicat et fin en songeant à son auditoire, et sans sortir des plus justes tons.
C’est par des exemples qu’il y a ainsi moyen de rendre sensible à tous l’ensemble de mérites et de défauts qui fait le cachet du style académique de Vicq d’Azyr et qui tient à la date en même temps qu’à l’homme. On me permettra d’y revenir et de ne point brusquer un talent brillant, étendu et flexible, que la dureté du sort tranchera assez tôt.