Note.
Ce travail sur Benjamin Constant, publié d’abord en avril 1844, a eu des conséquences
qu’il n’est pas inutile de noter. Il produisit de l’émotion dans le cercle charmant et
distingué de l’Abbaye-aux-Bois, et Mme Récamier, qui avait été fort rigoureuse à Benjamin
Constant vivant, crut devoir à sa mémoire de le justifier contre des vérités sévères. Le
résultat de cette première émotion fut la Biographie de Benjamin Constant dans la
Galerie des Contemporains illustres, par un Homme de rien.
M. de Loménie prit en main avec courtoisie la cause de Benjamin Constant, et il fut en
cela l’organe de l’Abbaye-aux-Bois. J’ai répondu quelques mots à M. de Loménie, et cette
réponse peut se lire au tome III, page 373, de mes Portraits contemporains
(1846). Mais, non satisfaite encore de cette première apologie de Benjamin Constant
qu’elle avait inspirée, Mme Récamier songea à faire publier les lettres qu’elle avait
reçues de cet homme distingué, autrefois fort amoureux d’elle ; elle confia à cet effet un
choix de ces lettres à Mme Louise Colet, qui devenait ainsi l’avocate officielle de
l’ancien tribun. La publication de ces Lettres de Benjamin Constant, commencée dans le
journal la Presse après la mort de Mme Récamier, a été interrompue par un
procès dans lequel l’avocat de Mme Colet s’est fait à son tour le défenseur de Benjamin
Constant contre ce qu’il appelait nos interprétations trop fines et subtiles. Certain
comme je le suis d’être dans le vrai relativement à ce caractère célèbre, sur lequel j’ai
recueilli nombre de témoignages intimes, j’avoue avoir éprouvé quelque impatience en
entendant ce concert de choses fausses et convenues, dites et répétées par des gens qui
n’étaient pas tous juges au même degré. Il est pénible de venir tout d’abord récuser le
témoignage de Mme Récamier ; son raisonnement, qui est bien celui d’une femme, revient à
dire : « Benjamin Constant m’a aimée, donc il était sensible. »
Mais, en
vérité, de ce qu’un homme a été amoureux d’une femme et l’a désirée ardemment, de ce qu’il
lui a écrit mille choses vives, spirituelles et en apparence passionnées, pour tâcher de
l’attendrir et de la posséder, qu’est-ce qu’on en peut raisonnablement conclure pour la
sensibilité véritable de cet homme ? Ce n’est pas ce qu’on écrit avant
qui compte. L’homme qui désire se pare de toutes ses couleurs, il veut plaire ; cela ne
prouve rien. Mais quand Benjamin Constant eut échoué, que fit-il ? que dit-il, et comment
jugea-t-il alors ses premiers empressements et la conduite qu’on avait tenue envers lui ?
Or, nous le savons de Benjamin Constant lui-même ; voici un passage textuel tiré de son
Carnet, que j’ai eu entre les mains, et que M. Loève-Veimars avait vu
également : le passage répond à tous ces semblants de tendresse et à toutes ces
déclamations sentimentales dont on n’est dupe que quand on le veut bien. Benjamin, sur ce
carnet, traçait pour lui, pour lui seul, le canevas et, pour ainsi dire, la table des
matières des Mémoires qu’il projetait d’écrire. Arrivé à l’année 1814, il disait (je copie
toute la page sans en rien retrancher) :
« Départ avec le corps de Bernadotte pour Bruxelles, avril 1814. Départ pour Paris avec Auguste de Staël. Article du 21 avril dans les Débats, cet article exprimant ma façon de voir la Restauration. État de l’opinion. Constitution du Sénat repoussée. Toujours la même opposition irréfléchie, sous le Directoire, sous le Consulat, à la Restauration ; nous la retrouverons aux Cent-Jours. Pouvoir royal neutre, idée féconde tout à fait étrangère alors en France. — Jeu. Je gagne. Achat avec mon gain de la maison rue Neuve-de-Berry, première cause de mon éligibilité. — Mme Récamier se met en tête de me rendre amoureux d’elle. J’avais quarante-sept ans. Rendez-vous qu’elle me donne, sous prétexte d’une affaire relative à Murat, 31 août. Sa manière d’être dans cette soirée : Osez ! me dit-elle. Je sors de chez elle amoureux fou. Vie toute bouleversée. Invitation à Angervilliers. Coquetterie et dureté de Mme Récamier. Je suis le plus malheureux des hommes. Inouï qu’avec ma souffrance intérieure j’aie pu écrire un mot qui eût le sens commun. Jeu commençant à m’être défavorable, parce que je ne pense qu’à Mme Récamier. Débarquement de Bonaparte. Pas l’effet d’une conspiration, mais une conspiration à côté. 5 mars 1815. Je me jette à corps perdu du côté des Bourbons. — Mme Récamier m’y pousse. — Chateaubriand prétendait que tout serait sauvé, si on le faisait ministre de l’intérieur. Sottises des royalistes. Leur refus de rien faire pour regagner l’opinion. Je ne m’obstine que plus à repousser Bonaparte. Mon article du 19 mars. Le roi part le même jour. Bonaparte arrive le soir (20). Je me cache chez le ministre d’Amérique. Je pars pour Nantes avec un consul américain. Troubles de la Vendée. J’apprends à Ancenis que Nantes est aux bonapartistes, et Barante (le préfet) en fuite. Je retourne à Paris, 28 mars. Mme Récamier au milieu de tout cela. Entrevue avec Bonaparte, je crois le 10 avril. Travail à l’Acte additionnel. — Montlosier. Duel. Cour Bonapartiste. Publication de l’Acte additionnel. Mauvais effet sur l’opinion. Révolte universelle de cette opinion. Ma nomination au Conseil d’État, 22 avril. Indignation publique, lettres anonymes, mon entrée au Conseil d’État ; je n’y manque point. Mes entrevues avec l’Empereur. Amour au milieu de tout cela. Départ de l’Empereur pour Waterloo. Défaite. Trahison morale universelle. Abdication. Envoi à Hagueneau. Retour à Paris. Trahisons accumulées de Fouché. Mon inscription sur la liste du 24 juillet. Mémoire rédigé à tout hasard. Radiation de la liste. Dureté et indifférence de Mme Récamier durant cette espèce de persécution. Mon amour persiste. Intimité intermittente. Confidence sur Lucien et sur Auguste, le prince Auguste de Prusse. Je pars pour l’Angleterre par Bruxelles, 31 octobre 1815, etc., etc. »
Et maintenant, quand on publiera les lettres d’amour de Benjamin Constant à Mme Récamier, quand on relira la biographie flatteuse qu’il a tracée d’elle pour lui plaire et la charmer, quand on le verra prodiguer les larmes, les soupirs, faire jouer les feux follets de l’imagination et même les légères vapeurs du mysticisme (car tout est bon pour s’insinuer), on aura le revers ; on saura ce qu’il était avant et après ; avant, tant qu’il eut le désir, et après, quand il eut cessé d’espérer.