Virgile et Constantin le Grand par M. J.-P. Rossignol.
Ce titre demande tout d’abord une explication. Tout le monde connaît la IVe églogue de Virgile adressée à Pollion : Sicelides Musæ… Le poète y célèbre la naissance d’un divin enfant qui doit ramener l’âge d’or. Or il existe, parmi les œuvres de l’historien ecclésiastique Eusèbe, un discours grec qui passe pour la traduction d’un discours latin attribué à Constantin, et dans ce discours, qui n’est qu’une démonstration du Christianisme, l’Empereur s’appuie sur le témoignage des Sibylles, et particulièrement sur la IVe églogue qu’il produit et commente. Cette églogue se lit aujourd’hui en vers grecs dans le discours. Mais la traduction diffère notablement de l’églogue latine, et en altère plus d’une fois le sens en le tirant vers le but nouveau qu’on se propose. De qui peuvent venir ces altérations ? M. Rossignol, qui se pose cette question et plusieurs autres encore, est ainsi amené de point en point à douter de l’authenticité du discours attribué à l’Empereur, et, rassemblant tous les indices qu’une critique sagace lui fournit, il n’hésite pas à conclure que c’est Eusèbe lui-même qui l’a fabriqué. Telle est l’idée générale de ce volume qui se compose d’une suite de petits Mémoires, et dans lequel l’auteur semble n’avoir pris son sujet principal que comme un prétexte à quantité de remarques nouvelles, à des dissertations curieuses, et, ainsi qu’on aurait dit autrefois, à des aménités de la critique.
Par exemple, il débutera par se poser et par traiter les trois questions suivantes :
1° Pourquoi les Bucoliques de Virgile ont-elles été si souvent traduites en vers français, et pourquoi ne peuvent-elles pas l’être d’une manière satisfaisante ?
2° Quel est, d’après les événements de l’histoire et les détails que nous avons sur la vie de Virgile, l’ordre de ces petits poëmes ?
3° Quel est le véritable sens allégorique de l’églogue adressée à Pollion ? — Et quand il
est arrivé sur ces divers points à des résultats nets et précis ; quand, ayant franchi les
préliminaires, et s’étant pris au texte même de la traduction en vers grecs, il l’a
restitué et expliqué, ne croyez pas que l’auteur s’enferme dans les limites trop étroites
d’un sujet qui pourrait sembler aride. Les questions continuent, en quelque sorte, de
naître sous ses pas, et ici elles retardent bien moins la marche qu’elles ne fertilisent
le chemin. « A mesure qu’on a plus d’esprit ; a dit Pascal, on trouve qu’il y a
plus d’hommes originaux. »
A mesure qu’on a plus de science et de sagacité dans
l’érudition, on trouve qu’il y a plus de questions à se faire, et, là où un autre aurait
passé outre sans se douter qu’il y a lieu à difficulté, on insiste, on creuse, et parfois
on fait jaillir une source imprévue. C’est ainsi qu’au sortir de l’étude toute
grammaticale du texte qu’il a restitué, M. Rossignol en vient à l’appréciation littéraire,
et le coup d’œil qu’il jette sur la composition d’une seule églogue le mène aux
considérations les plus intéressantes sur ce genre même de poésie, sur ce qu’étaient sa
forme distincte et son rhythme particulier chez les Grecs, sur ce qu’il devint, chez les
Romains, déjà moins délicats d’oreille, et qui se contentèrent d’un à peu près d’harmonie.
Si j’avais à choisir dans le volume de M. Rossignol et à en tirer la matière d’une étude
un peu développée, ce serait sur cette première partie, relative à la belle époque et
antérieure à la portion byzantine du sujet, que je m’arrêterais le plus volontiers et que
je m’oublierais comme en chemin.
M. Rossignol établit, avant tout, ce soin scrupuleux et presque religieux que mirent les Grecs à distinguer les genres divers de poésie, et à maintenir ces distinctions premières durant des siècles, tant que chez eux la délicatesse dans l’art subsista :
La nature dicta vingt genres opposésD’un fil léger entre eux chez les Grecs divisés ;Nul genre, s’échappant de ses bornes prescrites,N’aurait osé d’un autre envahir les limites…
André Chénier s’est fait, dans ces vers, l’interprète fidèle de la poétique de
l’antiquité. « C’est ainsi, dit à son tour M. Rossignol, que depuis la majestueuse
épopée jusqu’à la vive épigramme aiguisée en un simple distique, chaque poëme eut son
style et son harmonie, ses mots, ses locutions, son dialecte propre, son rhythme
particulier ; et quoique la limite qui séparait deux genres fût quelquefois légère et
peu sensible, il n’en fallait pas moins la respecter, sous peine d’encourir l’anathème
d’un goût difficile et ombrageux. »
L’auteur donne ici de piquants exemples
tirés de la métrique des anciens ; le déplacement d’un seul pied suffisait pour changer
tout à fait le caractère et l’effet d’un chant. Ces races héroïques et musicales qui
faisaient de si grandes choses, restaient sensibles jusqu’au plus fort de leurs passions
publiques à la moindre note du poëte ou de l’orateur, et l’applaudissement soudain
n’éclatait que là où la pensée tombait d’accord avec le nombre, là où l’oreille était
satisfaite comme le cœur.
Théocrite le bucolique n’usait donc point du même dialecte qu’Apollonius de Rhodes et que
les autres épiques de la descendance d’Homère. Mais du moins, direz-vous, la mesure du
grand vers qu’ils emploient leur est commune… Non pas. Dans l’églogue, le vers hexamètre
différait essentiellement, par plusieurs endroits, du même vers hexamètre appliqué à
l’épopée : « On a déjà décrit avec assez d’exactitude, dit M. Rossignol, les
caractères généraux de la poésie pastorale ; on a déterminé avec assez de précision
quels devaient être le lieu de la scène, le rôle des acteurs, le ton du discours, les
qualités du style ; mais l’organisation intérieure, le mécanisme secret, la structure
savante et ingénieuse de cette poésie, ont été jusqu’ici peu étudiés. Je ne suis pas un
si fervent adorateur de Théocrite que l’était Huet, qui nous apprend lui-même que, dans
sa jeunesse, chaque année au printemps, il relisait le poëte de Sicile ; j’ai pourtant
fait plus d’une fois le charmant pèlerinage, et chaque fois, après avoir admiré la
vivacité spirituelle et ingénue des personnages, la grâce piquante et naïve du dialogue,
la vérité des peintures, je me suis préoccupé de la construction du vers, de ces
ressorts cachés que le poëte met en jeu pour produire plusieurs de ses effets. »
Le résultat de ces observations multipliées et patientes, c’est que le dactyle peut
s’appeler
l’âme de la poésie bucolique
, et que, sans
parler du cinquième pied où il est de rigueur, les deux autres places qu’il affectionne
dans le vers pastoral sont le troisième pied et le quatrième, avec cette circonstance que
le dactyle du quatrième pied termine ordinairement un mot, comme pour être plus saillant
et pour mieux détacher sa cadence. Théocrite, dans le très grand nombre de ses vers, fait
sentir le mouvement de légèreté et d’allégresse que rend, par exemple, ce vers de
Virgile :
Huc ades, o Melibœe ! caper tibi salvus et hœdi.
Les anciens grammairiens avaient déjà fait en partie ces remarques, et l’illustre critique Valckenaer les avait confirmées. M. Rossignol y a ajouté quelque chose, et l’observation du dactyle au troisième pied est de lui. Sur neuf cent quatre-vingt-dix-sept vers de Théocrite, il y en a sept cent quatre-vingt-six qui offrent cette circonstance métrique ; et pour quiconque a pénétré la délicatesse habile et même subtile des anciens en telle matière, ce ne saurait être l’effet du hasard. Ceux qui seraient tentés d’accueillir avec sourire ce genre de recherches intimes, poursuivies par un homme de goût, peuvent être de bons et d’excellents esprits, mais ils ne sont pas entrés fort avant dans le secret du langage antique, et nous les renverrions pour se convaincre, s’ils en avaient le temps, à Denys d’Halicarnasse et aux traités de rhétorique de Cicéron.
Ces observations techniques, que nous ne pouvons qu’effleurer, et dans lesquelles M. Rossignol nous a rappelé un critique bien délicat aussi d’oreille et de goût, feu M. Mablin, ces curiosités d’un dilettantisme studieux mènent à l’intelligence vive et entière des modèles qu’il s’agit d’apprécier. De même qu’on est disposé à mieux sentir Théocrite au sortir de ces pages, on mesure avec plus de certitude le degré précis dans lequel Virgile s’est approché du maître : car c’était bien un maître que Théocrite pour Virgile dans la poésie pastorale ; et M. Rossignol, qu’on n’accusera pas d’irrévérence envers aucun génie antique, établit la différence et la distance de l’un à l’autre par des caractères incontestables. Virgile, jeune, amoureux de la campagne, mais non moins amoureux des poésies qui la célébraient, s’est évidemment, à son début, proposé Théocrite pour modèle presque autant que la nature elle-même. Il semble véritablement avoir lu Théocrite plume en main, et avoir voulu bientôt en imiter et en placer les beautés, assez indifférent d’ailleurs sur le lieu. La forme dans laquelle il a reproduit et comme enchâssé à plaisir ces images, ces comparaisons pastorales, est sans doute ravissante de douceur et d’harmonie, et c’est là ce qui a fait la fortune des Bucoliques. Mais, ajoute M. Rossignol, ne séparez pas cette forme du fond ; ou, si vous l’oubliez un instant, si vous parvenez à écarter cette molle et suave mélodie pour ne vous attacher qu’à la pensée, vous serez frappé du défaut d’unité dans le lieu et dans le sujet, du vague de la scène, et du caractère bien plus littéraire que réel de ces bergeries. C’est une des causes, entre tant d’autres, qui rend la traduction des Bucoliques impossible et presque nécessairement insipide ; car ce charme de la forme s’évanouissant, il ne reste rien de nettement dessiné et qui marque du moins les lignes du tableau. Jusque dans les Bucoliques pourtant, Virgile, ce génie naturellement grave, sérieux et mélancolique, présage déjà son originalité sur deux points : la Xe églogue, si passionnée, en mémoire de Gallus, laisse déjà éclater les accents du chantre de Didon, et la IVe églogue à Pollion, toute religieuse et sibylline, toute digne d’un consul, fait entrevoir dans le lointain les beautés sévères et sacrées du VIe livre de l’Enéide.
Je ne redirai pas ici comment l’amour si profond et si vrai qu’avaient les Romains pour la campagne ne les inclinait pourtant point à l’églogue pastorale ; c’était un amour mâle et pratique, tout adonné à la culture, et dont les loisirs mêmes, si bien décrits dans les Géorgiques, se ressentaient encore des rudes travaux de chaque jour. Lorsque Tibulle, le plus affectueux après Virgile, et le plus doux des Romains, dit à sa Délie, en des vers pleins de tendresse, qu’il ne demande avec elle qu’une chaumière et la pauvreté, il mêle encore à l’idéal de son bonheur ces images du labour :
Ipse boves, mea, sim tecum modo, Delia, possimJungere, et in solo pascere monte pecus ;Et te dum liceat teneris retinere lacertis,Mollis et inculta sit mihi somnus humo.
Le vœu ici est le même que dans la VIIIe idylle de Théocrite, quand le berger Daphnis chante ce couplet qu’on ne saurait oublier, et où il ne souhaite ni la terre de Pélops, ni les richesses, ni la gloire, mais de tenir entre ses bras l’objet aimé, en contemplant la mer de Sicile. Le tableau de l’élégiaque romain est touchant dans sa réalité, mais on sent aussitôt la différence : il y manque, pour égaler le rêve sicilien, je ne sais quoi d’un loisir tout facile, je ne sais quel horizon plus céleste.
S’attachant particulièrement à la IVe églogue, et après en avoir
déterminé le sens, selon lui, tout mystique, tout relatif aux traditions de l’oracle,
après avoir assez bien démontré, ce me semble, que le poëte n’a fait qu’y prendre un
thème, un prétexte à la description de l’âge d’or vers l’époque de la paix de Brindes, et
que le mystérieux enfant promis n’était pas tel ou tel enfant des hommes, mais un de ces
dieux épiphanes ou manifestés (præsentes divos)
très-connus de l’antiquité entière, M. Rossignol nous fait bien comprendre la
transformation que subit peu à peu dans l’imagination des peuples cette sorte de vague
prédiction virgilienne, portée sur l’aile des beaux vers et revêtue d’une magique
harmonie. La superstition populaire, qui allait cherchant dans les derniers souffles de la
Sibylle la promesse du Sauveur nouveau, n’eut garde, parmi ses autorités, d’oublier
Virgile. Dès le second siècle du Christianisme, des esprits plus fervents qu’éclairés se
complurent à cette confusion bizarre qui, au moyen de quelques centons alambiqués, à la
faveur même de misérables acrostiches, mariait ensemble les deux cultes, et contre
laquelle devait tonner saint Jérôme. « Reproches inutiles ! dit M. Rossignol ; la
fureur de ces jeux d’esprit redoublera, entretenue par la superstition et le faux goût ;
et l’écrivain sur qui ce zèle extravagant s’exercera de prédilection, c’est
Virgile. »
Le critique suit dans tout son cours la nouvelle destinée que fit au
poëte l’illusion superstitieuse. La IVe églogue, il faut en convenir, y prêtait assez
naturellement, et le sujet s’en trouva bientôt travesti au point d’être donné sans détour
pour une prédiction de l’avènement du Christ. Mais on prend, en quelque sorte, ce
travestissement sur le fait, dans la traduction grecque produite par Eusèbe. Le divorce,
ou plutôt la confusion insensible commence dès le début même. Tandis que Virgile invitait
les Muses de la Sicile à élever un peu le ton accoutumé de l’églogue, le traducteur les
exhorte nettement à célébrer la grande prédiction. Là où Virgile
annonçait le retour d’Astrée et de Saturne, le traducteur ne parle que de
la Vierge amenant le Roi bien-aimé
. Lucine, toute chaste que l’appelait le
poëte (
casta, fave, Lucina
),
n’est pas plus heureuse qu’Astrée ; elle disparaît pour devenir simplement
la lune qui nous éclaire
; et si, dans le texte primitif, on la
suppliait de présider, comme déesse, à la naissance de l’enfant, le traducteur lui
ordonnera d’
adorer le nourrisson qui vient de naître
.
C’est ainsi que les noms des divinités mythologiques se trouvent l’un après l’autre
éliminés au moyen de synonymes adroits ou de périphrases complaisantes. Il serait curieux
de suivre en détail avec le critique cette traduction habilement infidèle et toute
calculée, dans laquelle l’églogue païenne de Virgile est devenue un poëme chrétien, et qui
transforme définitivement le dieu épiphane de la Sibylle en la personne même du
Rédempteur. Grâce à ce rôle nouveau qu’une semblable interprétation créait à Virgile, et
que la vague tradition favorisa, on comprend mieux comment le divin et pieux poëte (le
poëte pourtant de Corydon et de Didon) a pu être pris sous le patronage de deux religions
si différentes et si contraires, comment le Christianisme du moyen-âge s’est accoutumé peu
à peu à l’accepter pour magicien et pour devin, et comment Dante, le poëte théologien,
n’hésitera point à se le choisir pour guide dans les sphères de la foi chrétienne. Il
n’est pas jusqu’à Sannazar enfin, qui, aux heures de la Renaissance, dans un poëme dévot
d’un style païen, ne fasse chanter l’églogue prophétique aux bergers adorateurs de Jésus
enfant.
Au reste, ce n’est pas une certaine allusion générale et toute d’imagination qui pourrait ici étonner et choquer, si l’on s’y était tenu. Virgile est un poëte véritablement religieux ; il y a dans l’inspiration de sa muse un souffle doux, puissant, pacifique, qui lui fait adorer et invoquer en toute rencontre les divinités clémentes. En lui s’est rassemblé, comme dans un harmonieux et suprême organe, l’écho mourant de cette voix sacrée qu’entendirent, à l’origine de la fondation romaine, les Évandre et les Numa. Il n’y avait donc rien que de simple et plutôt d’heureux à un rapprochement et à un sentiment de tendre sympathie, tel qu’en pouvait éprouver pour lui un Dante touché du mystique rayon, ou encore un saint Augustin à travers ses larmes. A une certaine hauteur toutes les piétés se tiennent et communiquent aisément par l’imagination et par la poésie. Ce qui devient bizarre, ce qui devient mensonger et adultère, c’est l’appropriation prétendue littérale, c’est le détournement frauduleux de l’Églogue à un avènement qui n’avait pas besoin d’un tel précurseur.
J’en ai dit assez pour signaler aux curieux l’espèce d’intérêt philosophique et historique qui s’attache aux recherches philologiques de M. Rossignol. Sa méthode m’a rappelé plus d’une fois, par sa direction circonscrite et sa rigueur, l’ingénieux procédé que M. Letronne a si souvent appliqué à des points d’histoire, de géographie ou d’archéologie. J’oserai ajouter que M. Rossignol est de cette école, de même qu’il est aussi de celle du digne et fin M. Boissonade en philologie. Esprit tout à fait français pour la netteté et la fermeté, M. Rossignol a le mérite de combiner en lui les traditions et quelques-unes des qualités essentielles de ces hommes qui sont nos maîtres, et à la fois de s’être formé lui-même avec originalité, avec indépendance, dans une étude approfondie et solitaire qui devient de plus en plus rare. Le pur où sa modestie lui permettra de sortir des questions trop particulières et de se porter avec toutes les ressources de son investigation et de sa science sur des sujets d’un intérêt plus ouvert, il est fait pour marquer avec nouveauté son rang dans la critique et pour se classer en vue de tous. Ce volume, qui doit être suivi d’une seconde partie, est un premier pas dans cette voie d’application où nos vœux l’appellent et où de plus compétents le jugeront.
J’ai oublié de dire que le volume est dédié à M. le comte Arthur Beugnot ; il y a des noms qui portent avec eux des garanties de bon esprit, de critique exacte et saine, exempte de toute déclamation.