II. (Fin.)
Je n’ai dessein pour cette fois
encore que de continuer ma vue de Bossuet considéré dans sa première
carrière, non pas avant sa renommée (car elle commença de bonne heure), mais
avant sa gloire. La religion qu’on a pour lui n’a pas besoin d’être de la
superstition, et rien n’empêche de reconnaître les hasards et les inégalités
frappantes d’une parole jeune, qui atteindra sitôt d’elle-même à la
plénitude de son éloquence. Il y a loin du Panégyrique de saint
Gorgon, qu’il prêchait à Metz dans les années de son séjour, au Panégyrique de saint Paul qui signala les premières années
de sa prédication à Paris, et qui est déjà du plus grand de nos orateurs
sacrés (1661). Dans le Panégyrique de saint Gorgon, le
sujet évidemment lui fait faute ; on ne sait guère autre chose de ce martyr
que son supplice, et l’orateur s’y voit forcé de se rejeter sur l’affreux
détail
des tortures physiques qu’eut à subir
celui qu’il doit célébrer : « Le tyran fait coucher le saint martyr
sur un gril de fer, déjà tout rouge par la véhémence de la chaleur, qui
aussitôt rétrécit ses nerfs dépouillés… Quel horrible
spectacle ! »
Et il le décrit, ne faisant grâce d’aucune
circonstance. On a deux discours de Bossuet sur le même sujet, ou du moins
un discours entier et le précis ou canevas d’un autre qu’il prononça
également : c’était un tribut payé à une paroisse de la ville qui était sous
l’invocation du saint. Bossuet n’est pas de ces talents ingénieux qui ont
l’art de traiter excellemment des sujets médiocres et d’y introduire des
ressources étrangères ; mais que le sujet qui s’offre à lui soit vaste,
relevé, majestueux, le voilà à son aise, et plus la matière est haute, plus
il va se sentir à son niveau et dans sa région. Lorsqu’il eut quitté Metz
pour s’établir à Paris, Bossuet en marqua aussitôt l’effet dans son
éloquence, et, à le lire dans ses productions d’alors, on éprouve comme le
passage d’un climat à un autre. « En suivant les discours de Bossuet
dans leur ordre chronologique, a très bien dit l’abbé Vaillant, nous
voyons les vieux mots tomber successivement comme tombent les feuilles
des bois. »
Les expressions surannées ou triviales, les images
rebutantes, les oublis de goût, qui sont encore moins la faute de la
jeunesse de Bossuet que de toute cette époque de transition qui précéda le
grand règne, disparaissent et ne laissent subsister que cette langue neuve,
familière, imprévue, qui ne reculera jamais, comme il l’a dit de saint Paul,
devant les « glorieuses bassesses du christianisme »
, mais
qui en saura aussi consacrer magnifiquement les combats, le gouvernement
spirituel et le triomphe. Appelé souvent à prêcher devant la Cour à dater de
1662, ayant à parler dans les églises ou dans les grandes communautés de
Paris, Bossuet y acquit en un instant la langue
de l’usage, tout en gardant et développant la sienne ; il dépouilla
entièrement la province : celle-ci, dans un exercice et une discipline de
six années, l’avait aguerri ; la Cour ne le polit qu’autant qu’il fallut. Il
était orateur complet dès l’âge de trente-quatre ans. Durant huit ou neuf
années (1660-1669), il fut le grand prédicateur en vogue et en renom.
Deux opinions se sont produites lorsqu’on imprima pour la première fois les sermons de Bossuet en 1772 : j’ai déjà indiqué celle de l’abbé Maury, qui plaçait ces sermons au-dessus de tout ce que la chaire française avait offert en ce genre ; l’autre opinion, qui était celle de La Harpe, et que j’ai vue partagée depuis encore par de bons esprits, était moins enthousiaste et se montrait plus sensible aux inégalités et aux désaccords de ton. On trouverait de quoi justifier l’une et l’autre de ces opinions, à condition que la première l’emportât en définitive, et que le génie de Bossuet, là comme ailleurs, gardât le plus haut rang. Il est très vrai que, lus de suite, sans avertissement, sans qu’on se dise l’âge, le lieu, les circonstances dans lesquelles ils ont été composés, quelques-uns de ces discours de Bossuet peuvent rebuter ou surprendre des esprits qui aiment à s’appuyer sur la continuité plus égale et plus exacte de Bourdaloue et de Massillon. Par exemple, on ouvre les volumes, et on trouve tout d’abord, l’un après l’autre, quatre sermons ou projets de sermons sur la Fête de tous les saints. Le premier, dont on n’a que le canevas, et qui n’est guère qu’un amas de textes et de notes, a été prêché à Metz ; le second, qu’on a tout entier, l’a été également. Ce second discours est pénible, quelque peu subtil, et sent l’appareil théologique. Voulant donner idée de la félicité et de la gloire des saints en l’autre vie, voulant développer les desseins de Dieu dans l’accomplissement de ses élus et comment il les prend, les manie, les prépare et n’arrive que tout à la fin à leur donner le coup de maître, l’orateur, qui cherche à se rendre compte à lui-même, établit une dissertation élevée autant et plus qu’il ne prêche un sermon ; il dut peu agir cette fois sur les esprits de son auditoire et en être médiocrement suivi. Non qu’il n’y ait de grands traits, de belles et larges comparaisons, et aussi de ces plaintes toujours vraies et toujours émouvantes sur la vie humaine si traversée et si misérable en elle-même, et où il a fallu, dit-il, que Dieu mît de l’adresse et de l’artifice pour nous en cacher les misères :
Et toutefois, ô aveuglement de l’esprit humain ! c’est elle qui nous séduit, elle qui n’est que trouble et qu’agitation, qui ne tient à rien, qui fait autant de pas à sa fin qu’elle ajoute de moments à sa durée, et qui nous manquera tout à coup comme un faux ami, lorsqu’elle semblera nous promettre plus de repos. À quoi est-ce que nous pensons ?
Mais, malgré ces traits à noter et bien d’autres, ce second
sermon pour la Toussaint est pénible, je le répète, un peu obscur, et, si
l’on veut retrouver Bossuet tout à fait grand orateur, il faut passer au
troisième : ou plutôt, dans une lecture bien faite et bien conseillée de
cette partie des œuvres de Bossuet, on devra omettre, supprimer et le
premier sermon et le quatrième, qui ne sont que des canevas informes, ne pas
s’arrêter à ce second, qui est difficultueux, et alors on jouira avec
fraîcheur de toute la beauté morale et sereine de cet admirable troisième
sermon prêché en 1669 dans la chapelle royale, et où Bossuet réfutant
Montaigne, achevant et consommant Platon, démontre et rend presque sensibles
aux esprits les moins préparés les conditions du seul vrai, durable et
éternel bonheur. Et ici remarquez qu’il ne fait pas comme dans le discours
de Metz où il songeait bien plus à diviser, à approfondir son sujet qu’à le
rendre manifeste ; il ne
raisonne plus pour lui
seul, il pense à ses auditeurs, il ne les perd pas de vue un seul instant :
«Ô largeur, ô profondeur ! ô longueur sans bornes, et
inaccessible hauteur (du bonheur céleste) ! pourrais-je vous renfermer
dans un seul discours ? Allons ensemble, mes frères ; entrons en cet
abîme de gloire et de majesté. Jetons-nous avec confiance sur cet
Océan… »
Quand il veut faire comprendre que le vrai bonheur pour
l’être intelligent est dans la vue et dans la possession de la vérité, il
sent bien qu’on va lui demander : Qu’est-ce que la vérité ? et il va
s’appliquer à y répondre :
Mortels grossiers et charnels, nous entendons tout corporellement ; nous voulons toujours des images et des formes matérielles. Ne pourrai-je aujourd’hui éveiller ces yeux spirituels et intérieurs, qui sont cachés bien avant au fond de votre âme, les détourner un moment de ces images vagues et changeantes que les sens impriment, et les accoutumer à porter la vue de la vérité toute pure ? Tentons, essayons, voyons.
— Le second point est tout moral et très
beau. Pour donner une forte idée des plaisirs véritables dont jouissent les
bienheureux, l’orateur se dit ainsi qu’à ses auditeurs :
« Philosophons un peu avant toutes choses sur la nature des joies
du monde. »
Et il va tâcher de faire sentir par ce qui manque à
nos joies ce qui doit entrer dans celles d’une condition meilleure :
« Car c’est une erreur de croire qu’il faille indifféremment
recevoir la joie de quelque côté qu’elle naisse, quelque main qui nous
la présente. De toutes les passions, la plus pleine d’illusion, c’est la
joie. »
Demandons-nous toujours : D’où nous vient-elle et quel
en est le sujet ? Où nous mène-t-elle, et en quel état nous laisse-t-elle ?
Si elle passe si vite, elle n’est point la vraie. Le bonheur d’un être
(grand principe, selon Bossuet) ne doit jamais se distinguer de la
perfection de cet être ; le vrai bonheur
digne de
ce nom est l’état où l’être est le plus selon sa nature, où il est le plus
lui-même, dans sa plénitude et dans le contentement de ses intimes désirs.
Montaigne (il le nomme en chaire) a beau dire, il a beau tenir en échec la
foi, rabaisser la nature humaine, et la comparer aux bêtes en lui donnant
souvent le dessous :
Mais dites-moi, subtil philosophe, qui vous riez si finement de l’homme qui s’imagine être quelque chose, compterez-vous encore pour rien de connaître Dieu ? Connaître une première nature, adorer son éternité, admirer sa toute-puissance, louer sa sagesse, s’abandonner à sa providence, obéir à sa volonté, n’est-ce rien qui nous distingue des bêtes ?
Il le presse, il le pousse ; le spirituel sceptique n’a jamais eu affaire à un si rude interrogateur, ni senti l’éclair d’un glaive si voisin de ses yeux :
Et donc ! que les éléments nous redemandent tout ce qu’ils nous prêtent, pourvu que Dieu puisse aussi nous redemander cette âme qu’il a faite à sa ressemblance. Périssent toutes les pensées que nous avons données aux choses mortelles ; mais que ce qui était né capable de Dieu soit immortel comme lui ? Par conséquent, homme sensuel qui ne renoncez à la vie future que parce que vous craignez les justes supplices, n’espérez plus au néant ; non, non, n’y espérez plus : voulez-le, ne le voulez pas, votre éternité vous est assurée.
Quant au bonheur même dont il voudrait nous donner directement
l’idée, bonheur tout spirituel et tout intérieur de l’âme dans l’autre vie,
il le résume dans une expression qui termine tout un développement heureux,
et il le définit : « la raison toujours attentive et toujours
contente »
. Prenez raison dans le sens le plus
vif et le plus lumineux, la pure flamme dégagée des sens.
Par ces exemples, que je pourrais multiplier, on voit bien la marche et le progrès rapide du génie de Bossuet. Comme tous les inventeurs, il a eu quelques premiers hasards à vaincre et des tâtonnements, chez lui encore impétueux. Je me rappelle qu’autrefois M. Ampère, dans ses leçons du Collège de France, voulant caractériser ces trois grands moments de l’éloquence de la chaire parmi nous, le moment de la création et de l’installation puissante par Bossuet, le moment du plein développement avec Bourdaloue, et enfin l’époque de l’épanouissement extrême et de la fertilité d’automne sous Massillon, y rattachait les antiques noms devenus symboles qui consacrent les trois grands moments de la scène tragique en Grèce. De ces noms il en est deux du moins qui peuvent, en effet, se rappeler ici sans disparate : il y a quelque chose de la grandeur et de la majesté d’Eschyle aussi bien que de Corneille en Bossuet, de même qu’il peut paraître quelque chose d’Euripide comme de Racine en Massillon.
Bossuet est un talent antérieur d’origine et de formation à Louis XIV, mais
pour son achèvement et sa perfection il dut beaucoup à ce jeune roi. On a
essayé plus d’une fois de refuser et de ravir à Louis XIV son genre
d’influence utile et d’ascendant propice sur ce qu’on a appelé son siècle :
depuis quelque temps, on semblait cependant revenu de cette contestation
injuste et exclusive, lorsqu’un grand écrivain de nos jours, M. Cousin, l’a
tout d’un coup renouvelée, et a voulu encore une fois dépouiller Louis XIV
de sa meilleure gloire pour la reporter tout entière sur l’époque
antérieure. M. Cousin a une manière commode pour exagérer et agrandir les
objets de son admiration : il abat ou abaisse ce qui est alentour. C’est
ainsi que pour exalter Corneille, en qui il voit Eschyle, Sophocle, tous les
tragiques grecs réunis, il sacrifie et diminue Racine ; c’est ainsi que,
pour mieux célébrer l’époque
de Louis XIII et de
la régence qui succéda, il déprime le règne de Louis XIV ; que, pour
glorifier les Poussin et les Le Sueur, dont il parle peut-être avec plus
d’enthousiasme et d’acclamation que de connaissance directe et de goût senti
et véritable, il blasphème et nie l’admirable peinture flamande ; il dit de
Raphaël qu’il ne touche pas, qu’il ne fait que jouer autour du cœur,
« Circum praecordia ludit »
. En un
mot, M. Cousin est volontiers l’homme des partis pris, des idées préconçues,
ou plutôt encore il est l’homme de son tempérament et de sa propre nature.
Il se prend résolument pour point de départ de ce qu’il préfère ; son goût
personnel entraîne tout son jugement dans une seule et même verve. Il abonde
et déborde chaque fois dans son propre sens, et ne rentre ensuite dans le
juste que lorsqu’on lui a opposé de tous côtés des contradictions et des
digues, et qu’on l’a forcé à se réduire, à se modérer. Il est allé, dans la
question présente, jusqu’à soutenir que ce Louis XIV qui le gêne n’a été
tout à fait lui-même et n’a, en quelque sorte, commencé à dominer et à
régner qu’après l’influence épuisée de M. de Lionne et de Colbert, deux
élèves de Richelieu et de Mazarin ; voilà le grand règne reculé de dix ou
quinze ans, et la minorité du monarque singulièrement prolongée par un coup
d’autorité auquel on ne s’attendait pas43.
M. Poujoulat,
en prenant ces assertions très au
sérieux et sans se permettre jamais d’en sourire, les a combattues avec
avantage. Bossuet, ce me semble, nous offre en particulier un des plus
grands et frappants exemples du genre de bienfaits que le siècle de
Louis XIV dut au jeune astre de son roi dès le premier jour. Distingué par
la reine Anne d’Autriche, devenu vers la fin son prédicateur de
prédilection, Bossuet avait d’abord dans le talent quelque luxe d’esprit,
quelques-unes de ces subtilités abondantes et ingénieuses qui tenaient au
goût du jour. Ainsi, prêchant devant la reine mère en 1658 ou 1659 le Panégyrique de sainte Thérèse, Bossuet, excité peut-être
par les recherches de style de la sainte espagnole, et développant à plaisir
un passage de Tertullien qui dit que Jésus, avant de mourir, voulut se rassasier par la volupté de la patience, ne craindra
pas d’ajouter :
Ne diriez-vous pas, chrétiens, que, selon le sentiment de ce Père, toute la vie du Sauveur était un festin dont tous les mets étaient des tourments ? festin étrange selon le siècle, mais que Jésus a jugé digne de son goût ! Sa mort suffisait pour notre salut ; mais sa mort ne suffisait pas à ce merveilleux appétit qu’il avait de souffrir pour nous.
Voilà bien du bel esprit qui tient encore au genre à la mode sous la régence. Mais admis à parler devant le jeune roi, il apprit vite à corriger ce genre de saillies et à les réprimer. Louis XIV, lorsqu’il entendit pour la première fois Bossuet, le goûta beaucoup et eut envers lui un procédé charmant, bien digne d’un jeune roi qui a encore sa mère : il fit écrire au père de Bossuet, à Metz, pour le féliciter d’avoir un tel fils. Qui ne sent pas cette délicatesse n’est pas fait non plus pour sentir le genre d’influence que put avoir ce jeune prince sur l’imagination vaste et l’esprit si sensé de Bossuet. Louis XIV eut de tout temps la parole la plus juste, de même qu’il avait, dit-on, la rectitude et la symétrie dans le coup d’œil. Il y avait en lui, il y avait autour de lui quelque chose qui avertissait de ne pas excéder, de ne rien forcer. Bossuet, en parlant en sa présence, sentit, pour un certain goût élevé, qu’il avait en face de soi un régulateur. Je ne veux rien dire que d’incontestable : Louis XIV bien jeune a été utile à Bossuet pour lui donner de la proportion et toute sa justesse. Le grand orateur sacré continua de ne devoir qu’à lui-même et à l’esprit qui le remplissait ses inspirations et son originalité.
Il y a un fait qui se peut vérifier : dans cette suite des sermons de Bossuet
qui ont été rangés, non pas dans l’ordre chronologique où il les a composés,
mais selon l’ordre de l’année chrétienne, en commençant par la Toussaint et
l’Avent et en finissant par-delà la Pentecôte, voulez-vous à coup sûr mettre
la main sur un des plus beaux et des plus irréprochables, prenez l’un
quelconque de ceux dont il est dit : « Prêché devant le
roi »
.
Je ne puis m’empêcher encore d’exprimer une pensée. Oh ! quand il parle si à son aise de Louis XIV, de Louis XIII et de Richelieu, donnant bien haut la supériorité à ce qu’il préfère et à ce qu’il croit qui lui ressemble, je m’étonne que M. Cousin ne se soit jamais posé une seule fois cette question : « Qu’aurait gagné, qu’aurait perdu mon propre talent, ce talent que l’on compare tous les jours à celui des écrivains du Grand Siècle, qu’aurait-il gagné ou perdu, cet admirable talent (J’oublie que c’est lui qui parle), si j’avais eu à écrire ou à discourir, ne fût-ce que quelques années, en vue même de Louis XIV, c’est-à-dire de ce bon sens royal calme, sobre et auguste ? Et ce que j’y aurais gagné ou perdu dans ma verve et mon éloquence, ne serait-ce pas précisément ce qui y fait excès et aussi ce qui y manque en gravité, en proportion, en mesure, en parfaite justesse, et, par conséquent, en véritable autorité ? » Car il y avait en Louis XIV et dans l’air qui l’environnait je ne sais quoi qui obligeait à ces qualités et à ces mérites tous ceux qui entraient dans la sphère du grand règne, et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’il les leur conférait.
Il n’y a nul doute que, si Bossuet avait poursuivi cette carrière de sermonnaire qu’il remplit de 1661 à 1669, il n’eût gardé le sceptre et que Bourdaloue ne fût venu dans l’estime générale qu’après et un peu au-dessous. Et pourtant, peut-être, cette égalité solide, forte et continue de Bourdaloue, sans tant d’audace ni d’éclat, atteignait-elle plus sûrement la masse moyenne des auditeurs. Je ne fais qu’indiquer cette idée que je crois vraie, et qui ne revient pas tout à fait à ce que dit un biographe souverainement inexact :
On compara avec passion, dit M. de Lamartine parlant de Bossuet et de Bourdaloue, ces deux émules d’éloquence. À la honte du temps, le nombre des admirateurs de Bourdaloue dépassa en peu de temps celui des enthousiastes de Bossuet. La raison de cette préférence d’une argumentation froide sur une éloquence sublime est dans la nature des choses humaines. Les hommes de stature moyenne ont plus d’analogie avec leur siècle que les hommes démesurés n’en ont avec leurs contemporains. Les orateurs qui argumentent sont plus facilement compris par la foule que les orateurs qui s’enthousiasment ; il faut des ailes pour suivre l’orateur lyrique…
Cette théorie faite toute exprès à la plus grande gloire des
orateurs lyriques et des hommes
démesurés est ici en défaut. M. de Bausset a remarqué au contraire,
comme une espèce de singularité, qu’il ne vint à l’idée de personne alors de
prendre Bossuet et Bourdaloue pour sujet de parallèle, et de balancer leur
mérite et leur génie, comme on le faisait si souvent pour Corneille et pour
Racine ; ou du moins, si on les compara, ce ne fut que très peu. À l’honneur et non à la honte du temps,
le goût et le sentiment public se rendirent compte de la différence.
Bossuet, dans la sphère supérieure de l’épiscopat, demeurait l’oracle, le
docteur, un Père moderne de l’Église, le grand orateur qui intervenait aux
heures funèbres et majestueuses ; qui reparaissait quelquefois dans la
chaire à la demande du monarque, ou pour solenniser les Assemblées du
clergé, laissant chaque fois de sa parole un souvenir imposant et mémorable.
Cependant Bourdaloue continua d’être pour le siècle le prédicateur ordinaire
par excellence, celui qui donnait un cours continuel de christianisme moral
et pratique, et qui distribuait à tous fidèles sous la forme la plus saine
le pain quotidien. Bossuet a dit quelque part dans un de ses sermons :
« S’il n’était mieux séant à la dignité de cette chaire de
supposer comme indubitables les maximes de l’Évangile que de les prouver
par raisonnement, avec quelle facilité pourrais-je vous faire voir,
etc. »
Là où Bossuet eût souffert de s’abaisser et de
s’astreindre à une trop longue preuve et à une argumentation suivie,
Bourdaloue, qui n’avait pas les mêmes impatiences de génie, était sans doute
un ouvrier apostolique plus efficace à la longue et plus approprié dans
sa constance. Le siècle dans lequel tous deux
vivaient eut le mérite de faire cette distinction, et d’apprécier chacun
sans les opposer l’un à l’autre : et aujourd’hui ceux qui triomphent de
cette opposition et qui écrasent si aisément Bourdaloue avec Bossuet,
l’homme de talent avec l’homme de génie, parce qu’ils croient se sentir
eux-mêmes de la famille des génies, oublient trop que cette éloquence
chrétienne était faite pour édifier et pour nourrir encore plus que pour
plaire ou pour subjuguer.
Maintenant, il est juste de dire que dans ces sermons ou discours prononcés par Bossuet de 1661 à 1669 et au-delà, — dans presque tous, il y a des endroits admirables, et qui pour nous autres lecteurs de quelque ordre que nous soyons, sont tout autrement émouvants que les sermons lus aujourd’hui de Bourdaloue. Dans le Panégyrique de saint Paul tout d’abord, quelle prise de possession du sujet par le fond, par le côté le plus intime et le plus hardi, le plus surnaturel ! Paul est d’autant plus puissant qu’il se sent plus faible ; c’est sa faiblesse qui fait sa force. Il est l’Apôtre sans art d’une sagesse cachée, d’une sagesse incompréhensible, qui choque et qui scandalise, et il n’y mettra ni fard ni artifice :
Il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs ; et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’Aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes : il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix, et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du stvle de Paul, adressée à ses citoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle qui se plaît de relever ce que les superbes méprisent s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons dans ses admirables Épîtres une certaine vertu plus qu’humaine qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine : ainsi cette vertu céleste, qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style conserve toute la vigueur qu’elle apporte du ciel d’où elle descend.
Il n’y a rien après de telles beautés.
Prenons maintenant tout autre sermon prêché depuis à la Cour, celui Sur l’ambition (1666), Sur l’honneur
(1666), Sur l’amour des plaisirs (1662), des beautés du
même ordre éclatent partout. Sur l’ambition et sur l’honneur, il dit en face
de Louis XIV tout ce qui pouvait prévenir l’idolâtrie future et prochaine
dont il fut l’objet, si elle avait pu être combattue. Il recherche par les
exemples d’un Néron ou d’un Nabuchodonosor « ce que peut faire dans
le cœur humain cette terrible pensée de ne voir rien sur sa tête. C’est
là que la convoitise, dit-il, va tous les jours se subtilisant et se renviant pour ainsi dire sur elle-même. De là
naissent des vices inconnus… ».
Et sur cet homme petit en soi et
honteux de sa petitesse, qui travaille à s’accroître, à se multiplier, qui
s’imagine qu’il incorpore tout ce qu’il amasse et ce qu’il acquiert :
Tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste : toutefois, qu’il se multiplie tant qu’il lui plaira, il ne faut toujours pour l’abattre qu’une seule mort… Dans cet accroissement infini que notre vanité s’imagine, il ne s’avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste.
Le propre de Bossuet est d’avoir ainsi du premier coup d’œil toutes les grandes idées qui sont les bornes fixes et les extrémités nécessaires des choses, et qui suppriment les intervalles mobiles où s’oublie et se joue l’éternelle enfance des hommes.
Pour qu’il ne soit pas dit que je ne cherche chez lui que les leçons aux grands et aux puissants, dans ce même Sermon sur l’honneur, où il énumère et poursuit les différentes sortes de vanités, il n’oublie pas les hommes de lettres, les poètes, ceux aussi qui, à leur manière, se disputent le renom et l’empire :
Ceux-là pensent être les plus raisonnables qui sont vains des dons de l’intelligence, les savants, les gens de littérature, les beaux esprits. À la vérité, chrétiens, ils sont dignes d’être distingués des autres, et ils font un des plus beaux ornements du monde. Mais qui les pourrait supporter lorsque aussitôt qu’ils se sentent un peu de talent, ils fatiguent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs dits, et parce qu’ils savent arranger des mots, mesurer un vers ou arrondir une période, ils pensent avoir droit de se faire écouter sans fin et de décider de tout souverainement ? Ô justesse dans la vie, ô égalité dans les mœurs, ô mesure dans les passions, riches et véritables ornements de la nature raisonnable, quand est-ce que nous apprendrons à vous estimer ?…
Éternelle poétique, principe, entretien et règle supérieure des vrais talents, vous voilà établie en passant dans un sermon de Bossuet, au moment même où Despréaux essayait de vous retrouver de son côté dans ses Satires. Mais combien la source découle de plus haut et dérive d’une région plus fixe chez Bossuet que chez les Horace et les Despréaux !
Comme particularité littéraire, il est à noter que dans ces sermons de Bossuet il y a de très beaux endroits qu’on rencontre répétés jusqu’à deux et trois fois d’un discours à l’autre. De ce nombre, je citerai tout un développement moral sur l’inconstance des choses humaines et la bizarrerie de la fortune, qui déjoue à chaque fois toutes les précautions des plus prudents et des plus sages :
Si loin que vous puissiez étendre votre prévoyance, jamais vous n’égalerez ses bizarreries : vous penserez vous être muni d’un côté, la disgrâce viendra de l’autre ; vous aurez tout assuré aux environs, l’édifice manquera par le fondement, si le fondement est solide, un coup de foudre viendra d’en haut, qui renversera tout de fond en comble.
Ce lieu commun éloquent se retrouve à la fois dans le troisième sermon Sur la Toussaint dont j’ai parlé, dans le Sermon sur l’amour des plaisirs, et dans celui Sur l’ambition avec quelque variante :
Ô homme, ne te trompe pas, l’avenir a des événements trop bizarres, et les pertes et les ruines entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes, pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre, elle bouillonne même par-dessous la terre…
Après tout, Bossuet est un orateur ; si peu qu’il cherche son
art, il en possède et en connaît toute la pratique comme un Démosthène ; ce
beau morceau, qui a l’air d’être brusque et soudain, il sait bien qu’il est
beau, il le garde et le met en réserve pour le répéter dans l’occasion. — On
remarque aussi, jusque dans ses sermons de la grande époque, des expressions
non pas surannées, mais d’une énergie propre et qui n’est pas de l’acception
commune : « Notre siècle délicieux, qui ne peut
souffrir la dureté de la croix »
; pour notre siècle ami des délices. — « C’est vouloir en quelque sorte
déserter la Cour que de combattre
l’ambition. »
Déserter, c’est-à-dire dévaster, rendre
déserte (solitudinem facere). — « Il y a
cette différence entre la raison et les sens, que les sens font d’abord
leur impression : leur opération
est prompte,
leur attaque brusque et surprenante. »
Surprenante est pris ici au sens propre et physique, et
non dans le sens plus réfléchi d’étonner et d’émerveiller. Mais pardon de
nous arrêter sur ces détails d’académie avec Bossuet.
Dans les premières années de son séjour à Paris, il préluda dans le genre de l’oraison funèbre. On a celle qu’il prononça pour le père Bourgoing, général de l’Oratoire (1662), et pour Nicolas Cornet, grand maître de Navarre, et le maître chéri de Bossuet en particulier (1663). Il y a des beautés dans ces deux discours ; on cite souvent, de l’Oraison funèbre du père Bourgoing, un beau morceau sur l’institution de l’Oratoire. Dans l’Oraison funèbre de M. Nicolas Cornet, les questions de la grâce et du libre arbitre qui agitaient alors l’Église sous les noms de jansénisme et de molinisme sont admirablement définies, et Bossuet, par la manière libre dont il les expose, montre à quel point il est dégagé des partis et combien il plane. L’arbitre gallican, en ces matières périlleuses, est trouvé. Toutefois, ce qui frappe dans ces deux oraisons funèbres, surtout dans la dernière, c’est un notable désaccord entre le ton et le sujet. Nous qui ne sommes pas de la maison de Navarre, nous ne pouvons entrer ainsi à toutes voiles dans cette gloire de Nicolas Cornet et dans cette apostrophe à ses grandes Mânes. Bossuet a besoin de sujets amples et élevés ; en attendant qu’il lui en vienne, il agrandit et rehausse ceux qu’il traite ; mais il y paraît quelque disproportion. Il tonnait un peu dans le vide en ces moments, ou plutôt dans un espace trop étroit : sa voix était trop forte pour le vaisseau.
Il devait être plus à l’aise et se sentir plus au large en célébrant la reine Anne d’Autriche, dont il prononça quelques années après l’oraison funèbre (1667) ; mais, chose singulière ! ce discours où Bossuet avait dû répandre les reconnaissances de son cœur et déployer déjà ses magnificences historiques n’a pas été imprimé.
Enfin la mort de la reine d’Angleterre vint lui offrir (1669) le plus majestueux et le plus grandiose des sujets. Il lui fallait la chute et la restauration des trônes, la révolution des empires, toutes les fortunes diverses assemblées en une seule vie et pesant sur une même tête : il fallait à l’aigle la vaste profondeur des cieux, et en bas tous les abîmes et les orages de l’Océan. Mais notons encore un service que Louis XIV et son règne rendirent à Bossuet : ces grands sujets, il les aurait eus également dans les époques désastreuses et à travers les Frondes et les discordes civiles, mais il les aurait eus épars, en quelque sorte, et sans limites : Louis XIV présent avec son règne lui donna le cadre où ces vastes sujets se limitèrent et se fixèrent sans se rétrécir. Dans l’époque auguste et si définie au sein de laquelle il parlait, Bossuet, sans rien perdre de son étendue ni de ses hardiesses de coup d’œil à distance, trouvait partout autour de lui ce point d’appui, cette sécurité, et cet encouragement ou avertissement insensible dont le talent et le génie lui-même ont besoin. Bossuet mettait sans doute sa certitude avant tout dans le ciel ; mais, orateur, il redoublait d’autorité et de force calme en sentant que sous lui, et au moment où il la pressait du pied, la terre de France ne tremblait plus.
Je ne fais que m’arrêter au seuil avec Bossuet : d’autres publications, je l’espère, me fourniront des occasions nouvelles et m’exciteront aussi à le suivre en quelques-unes de ses autres œuvres. J’aurais pu parler avec plus de détail du livre de M. Poujoulat : l’auteur l’aurait désiré peut-être, et certes il le méritait pour son utile et consciencieux travail. Mais il me pardonnera de ne pas entrer avec lui dans des discussions qui ne seraient que secondaires : je loue trop l’esprit général de son livre et aussi j’approuve trop l’ensemble de l’exécution, pour vouloir instituer une critique en forme sur quelques parties. Cette fois donc, en présence d’un si grand sujet et au pied de la statue, qu’il me suffise d’avoir donné d’un ciseau timide ce que j’appelle une première atteinte.