I.
La gloire de Bossuet est devenue l’une des religions de la France ; on la reconnaît, on la proclame, on s’honore soi-même en y apportant chaque jour un nouveau tribut, en lui trouvant de nouvelles raisons d’être et de s’accroître ; on ne la discute plus. C’est le privilège de la vraie grandeur de se dessiner davantage à mesure qu’on s’éloigne, et de commander à distance. Ce qu’il y a de singulier pourtant dans cette fortune et cette sorte d’apothéose de Bossuet, c’est qu’il devient ainsi de plus en plus grand pour nous sans, pour cela, qu’on lui donne nécessairement raison dans certaines controverses des plus importantes où il a été engagé. Vous aimez Fénelon, vous chérissez ses grâces, son insinuation noble et fine, ses chastes élégances ; vous lui passeriez même aisément ce qu’on appelle ses erreurs : et Bossuet les a combattues, ces erreurs, non seulement avec, force, mais à outrance, mais avec une sorte de dureté. N’importe ! la grande voix du contradicteur vous enlève malgré vous et vous force à vous incliner, sans égard à vos secrètes attaches pour celui qu’il abat. De même pour les longues et opiniâtres batailles rangées qui se sont livrées sur la question gallicane. Êtes-vous gallican, ou ne l’êtes-vous pas ? vous applaudissez, ou vous poussez un soupir à cet endroit de la carrière, mais l’ensemble de la course illustre ne garde pas moins à vos yeux sa hauteur et sa majesté. J’oserai dire la même chose de la guerre sans trêve que Bossuet a faite au protestantisme sous toutes les formes. Tout protestant éclairé, en faisant ses réserves sur les points d’histoire, avouera avec respect qu’il n’a jamais rencontré deux pareils adversaires. En politique aussi, quelque peu partisan que l’on soit de la théorie sacrée et du droit divin, tel que Bossuet l’institue et le renouvelle, on serait presque fâché que cette doctrine n’eût pas trouvé un si simple, si mâle, si sincère organe, et si naturellement convaincu. Un Dieu, un Christ, un évêque, un roi, — voilà bien dans son entier la sphère lumineuse où la pensée de Bossuet se déploie et règne : voilà son idéal du monde. De même qu’il y eut dans l’Antiquité un peuple à part, qui, sous l’inspiration et la conduite de Moïse, garda nette et distincte l’idée d’un Dieu créateur et toujours présent, gouvernant directement le monde, tandis que tous les peuples alentour égaraient cette idée, pour eux confuse, dans les nuages de la fantaisie, ou l’étouffaient sous les fantômes de l’imagination et la noyaient dans le luxe exubérant de la nature, de même Bossuet entre les modernes a ressaisi plus qu’aucun cette pensée simple d’ordre, d’autorité, d’unité, de gouvernement continuel de la Providence, et il l’applique à tous sans effort et comme par une déduction invincible. Bossuet, c’est le génie hébreu, étendu, fécondé par le christianisme, et ouvert à toutes les acquisitions de l’intelligence, mais retenant quelque chose de l’interdiction souveraine, et fermant exactement son vaste horizon là où pour lui finit la lumière. De geste et de ton, il tient d’un Moïse ; il y mêle dans la parole des actions du Prophète-Roi, des mouvements d’un pathétique ardent et sublime ; il est la voix éloquente par excellence, la plus simple, la plus forte, la plus brusque, la plus familière, la plus soudainement tonnante. Là même où il a son cours rigide et son flot impérieux, il y roule des trésors d’éternelle morale humaine. Et c’est par tous ces caractères qu’il est unique pour nous, et que, quel que soit l’emploi de sa parole, il reste le modèle de l’éloquence la plus haute et de la plus belle langue.
Ces vérités ne sont déjà plus nouvelles : combien de fois ne les avons-nous pas entendues ! Les deux écrits que nous annonçons ne font, chacun à sa manière, que les exposer et les développer. M. de Lamartine a tracé, dès les premières pages de son étude, un portrait de Bossuet ainsi largement conçu. M. Poujoulat, dans une suite de Lettres adressées à un homme politique étranger, s’attache à montrer que Bossuet n’est pas seulement grand dans les ouvrages célèbres qu’on lit ordinairement de lui, mais qu’il est le même homme et le même génie dans toute l’habitude de sa pensée et dans l’ensemble de ses productions. Écrivain consciencieux, accoutumé aux travaux historiques, à ceux qui touchent à l’histoire de la religion en particulier, M. Poujoulat a la plume grave comme la pensée. Il raconte qu’il a relu à la campagne les Œuvres de Bossuet et qu’il s’est plu, après chaque lecture, à rassembler ses réflexions sous forme de lettres à un ami : on parcourt utilement avec lui la suite des sermons, des traités théologiques qui renferment tous de si réelles beautés. Son ouvrage inspire l’estime. Commenter Bossuet est à la longue une tâche difficile et même périlleuse ; les citations qu’on fait parlent d’elles-mêmes et éclairent certaines pages jusqu’à éteindre tout ce qui est à l’entour. M. Poujoulat a échappé assez heureusement à ce danger par une grande bonne foi de développement, par une sincérité de croyance qui lui a permis d’entrer dans la discussion du fond. Discussion peut-être est beaucoup dire ; il ne faut pas l’entendre du moins dans un sens historique ou philosophique ; il est évident, sur une foule de points qui y prêteraient, que M. Poujoulat écrit dans toute la confiance et la sécurité des convictions françaises, qui ne soupçonnent pas assez la nature et la force des objections mises en avant par une science critique plus indépendante, plus étendue. Mais moralement il retrouve ses avantages ; il s’efforce à tout moment de rendre son commentaire utile en l’appliquant à notre temps, à nous-mêmes, aux vices de la société et à la maladie de nos cœurs : « Bossuet est surtout l’homme de l’âge où nous sommes », pense-t-il ; et il en donne les raisons, qui sont plutôt de sa part d’honorables désirs que des faits manifestes et concluants pour tous.
Il serait facile ici de le mettre aux prises avec M. de Lamartine qui, tout en admirant Bossuet, est d’un avis contraire ; mais on me permettra plutôt de me détourner quelque temps des commentateurs et des peintres pour aller droit au maître. Il y a sur Bossuet un travail à faire encore, et qui épuisera ce qu’on peut savoir sur lui de positif et de précis. M. de Bausset, il y a quarante ans, a donné de Bossuet une Histoire agréable, riche même de détails, et qui, à certains égards, ne sera pas refaite ; mais, sur bien des parties, il y a lieu à plus de recherches et à des investigations que les hommes de lettres distingués et les académiciens s’épargnaient volontiers alors. Or, ces investigations et ces recherches à la fois pieuses et infatigables, un érudit de nos jours, M. Floquet, s’y est livré depuis plusieurs années, et l’Histoire de Bossuet qui en résultera n’est pas éloignée de paraître. Ce sera là une base solide et définitive à l’étude et à l’admiration du grand homme. En attendant, j’ai sous les yeux un travail extrêmement recommandable d’un jeune homme de mérite, qui est mort depuis peu. L’abbé Victor Vaillant, ayant à passer sa thèse de docteur à la faculté des lettres de Paris en 1851, choisit pour son sujet une Étude sur les sermons de Bossuet d’après les manuscrits. Il montra que ces sermons, si bien appréciés par l’abbé Maury au premier moment de leur publication (1772), n’avaient point d’ailleurs été donnés alors, ni réimprimés depuis, avec toute l’exactitude qu’on aurait pu exiger. Faisant le procès au premier éditeur, dom Deforis, avec une sévérité extrême, renouvelée et en partie imitée de celle de M. Cousin envers les premiers éditeurs des Pensées de Pascal, l’abbé Vaillant s’appliqua ensuite à quelque chose de plus utile, c’est-à-dire à retrouver l’ordre chronologique des sermons et des panégyriques de Bossuet ; en y regardant de près, il est parvenu à déterminer les dates, au moins approximatives, pour un bon nombre. Dès aujourd’hui donc, nous pouvons étudier avec certitude Bossuet dans sa première manière ; nous pouvons, comme pour le grand Corneille, suivre les progrès et la marche de ce génie qui est allé grandissant et se perfectionnant, mais qui n’a pas eu de déclin et de décadence. J’essaierai de donner idée de cette première manière par quelques exemples.
Bossuet, né à Dijon le 27 septembre 1627, d’une bonne et ancienne famille
bourgeoise de magistrats et de parlementaires, y fut élevé au milieu des
livres et dans la bibliothèque domestique. Son père, entré en qualité de
doyen des conseillers au parlement de
Metz, qui
était de création nouvelle, laissa ses enfants aux soins d’un frère qui
était conseiller au parlement de Dijon. Le jeune Bossuet, qui demeurait dans
la maison de son oncle, suivait ses classes au collège des Jésuites de la
ville. Il se distingua de bonne heure par une capacité surprenante de
mémoire et d’entendement ; il savait par cœur Virgile, comme un peu plus
tard il sut Homère : « On comprend moins, a dit M. de Lamartine,
commentil s’engoua pour toute sa vie du poète
latin Horace, esprit exquis, mais raffiné, qui n’a pour corde à sa lyre
que les fibres les plus molles du cœur ; voluptueux indifférent,
etc. »
M. de Lamartine, qui a si bien senti les grands côtés de
la parole et du talent de Bossuet, a étudié un peu trop légèrement sa vie,
et il s’est posé ici une difficulté qui n’existe pas ; il n’est fait mention
nulle part, en effet, de cette prédilection inexplicable
de Bossuet pour Horace, le moins divin de tous les poètes.
M. de Lamartine aura lu par distraction Horace au lieu d’Homère, et il en a pris occasion de traiter Horace, l’ami du bon sens, presque aussi mal qu’il a traité autrefois
La Fontaine41. C’est Fénelon
(et non Bossuet) qui lisait et goûtait entre tous Horace, qui le savait par
cœur, qui le citait sans cesse, qui, dans sa correspondance des dernières
années avec M. Destouches, se fait une sorte d’agréable gageure de battre,
de réfuter, de morigéner à tout bout de champ son ami avec des citations
bien prises des Satires ou des Épîtres.
Encore une fois, Horace n’a rien à faire de particulier avec Bossuet, et il
n’y a pas lieu de le mettre en cause à son sujet. La grande préférence
païenne de Bossuet, si l’on peut ainsi
parler, a
été tout naturellement pour Homère, ensuite, pour Virgile : Horace, à son
jugement et à son goût, ne venait que bien après. Mais le livre par
excellence qui détermina bientôt le génie et toute la vocation de Bossuet et
qui régla tout en lui, fut la Bible : on raconte que la première fois qu’il
la lut, il en fut tout illuminé et transporté. Il avait retrouvé la source
d’où son propre génie allait découler, comme dans la Genèse un des quatre
grands fleuves.
Bossuet fut de bonne heure destiné à l’Église : tonsuré à l’âge de huit ans, il en avait treize à peine quand il fut nommé à un canonicat de la cathédrale de Metz. Son enfance et son adolescence sont ainsi régulières, pures, et toutes dirigées dans l’avenue du temple :
On ne voit pas trace d’un défaut dans son enfance ou d’une légèreté dans sa jeunesse, a dit M. de Lamartine ; il semblait échapper sans lutte aux fragilités de la nature, et n’avoir d’autre passion que le beau et le bien (et le vrai). On eût dit qu’il respectait d’avance lui-même l’autorité future de son nom, de son ministère, et qu’il ne voulait pas qu’il y eût une tache humaine à essuyer sur l’homme de Dieu quand il entrerait de plain-pied du siècle dans le tabernacle.
Pourquoi M. de Lamartine, qui trouve au passage de ces vues charmantes et de ces aperçus d’un biographe supérieur, les laisse-t-il fuir par négligence, et les gâte-t-il presque aussitôt ?
Bossuet vint à Paris pour la première fois en septembre 1642. On dit que, le jour même de son arrivée, il vit l’entrée du cardinal de Richelieu mourant qui s’en revenait de son voyage et de ses vengeances du Midi, porté dans une chambre mobile couverte d’un drap écarlate. Avoir vu, ne fût-ce qu’un jour, Richelieu tout-puissant dans la pourpre, et bientôt après voir la Fronde, la guerre civile déchaînée et l’anarchie, ce fut pour Bossuet un cours abrégé de politique dont il tira la juste leçon : mieux vaut certes un maître que mille maîtres, et mieux vaut encore que le maître puisse être le roi lui-même que le ministre.
Entré en philosophie au collège de Navarre, il y brilla dans les thèses et les actes publics ; il fut un prodige et un ange d’école avant d’être cet aigle que nous admirons. On sait que, prôné à l’hôtel de Rambouillet par le marquis de Feuquières, qui avait connu son père à Metz et qui étendait sa bienveillance sur le fils, le jeune Bossuet y fut conduit un soir pour y prêcher un sermon improvisé. En se prêtant à ces singuliers exercices et à ces tournois où l’on mettait au défi sa personne et son talent, traité comme un virtuose d’esprit dans les salons de l’hôtel de Rambouillet et de celui de Nevers, il ne paraît pas que Bossuet en ait été atteint en rien dans sa vanité, et il n’y a pas d’exemple d’un génie précoce ainsi loué, caressé du monde, et demeuré aussi parfaitement exempt de tout amour-propre et de toute coquetterie.
Il allait souvent à Metz se reposer dans l’étude et dans une vie plus sévère des succès et des triomphes de Paris. Il y devint successivement sous-diacre, diacre, archidiacre et prêtre (1652). Il s’y établit même tout à fait durant six ans environ pour y remplir avec assiduité les fonctions d’archidiacre et de chanoine ; il y prêcha les premiers sermons qu’on a de lui, et ses premiers panégyriques. Il y fit ses premières armes de controverse contre les protestants qui abondaient dans cette province. En un mot, Bossuet se conduisit comme un jeune lévite militant qui, au lieu d’accepter tout d’abord un poste agréable au centre et dans la capitale, aime mieux aller s’aguerrir et se tremper en portant les armes de la parole là où est le devoir et le danger, sur les frontières.
Un des plus anciens sermons de Bossuet, de ceux
qu’il prêcha à Metz dans sa jeunesse, a été signalé par l’abbé Vaillant :
c’est le sermon pour le neuvième dimanche après la Pentecôte. Bossuet veut y
montrer à la fois la bonté et la rigueur de Dieu, la tendresse et la
sévérité de Jésus. Il commence par montrer Jésus attendri au moment où il
rentre dans la cité qui va le trahir, et pleurant sur Jérusalem ; puis il le
montrera irrité et implacable, se vengeant ou laissant son Père le venger
sur les murailles et sur les enfants de cette même Jérusalem. Ce sermon,
prêché « selon que Dieu me l’a inspiré »
, dit Bossuet en le
terminant, a quelque chose de jeune, de vif, de hardi, par endroits de
hasardé et presque d’étrange. Il commence avec grandeur et par une large
similitude :
Comme on voit que de braves soldats, en quelques lieux écartés où les puissent avoir jetés les divers hasards de la guerre, ne laissent pas de marcher dans le temps préfix au rendez-vous de leurs troupes assigné par le général ; de même, le Sauveur Jésus, quand il vit son heure venue, se résolut de quitter toutes les autres contrées de la Palestine par lesquelles il allait prêchant la parole de vie ; et sachant très bien que telle était la volonté de son Père qu’il se vînt rendre dans Jérusalem, pour y subir peu de jours après la rigueur du dernier supplice, il tourna ses pas du côté de cette ville perfide, afin d’y célébrer cette Pâque éternellement mémorable et par l’institution de ses saints mystères et par l’effusion de son sang.
Et c’est alors que, tandis que Jésus descend le long de la
montagne des Olives, il le présente touché au vif dans son cœur d’une tendre
compassion, et pleurant sur la ville ingrate dont il voit d’avance la
ruine ; puis, tout d’un coup, sans transition et par une brusque saillie qui
peut sembler d’une érudition encore jeune, Bossuet s’en prend à l’hérésie
des marcionites qui, ne sachant
comment concilier en un seul Dieu la bonté et la justice, avaient scindé
la nature divine et avaient fait deux Dieux : l’un purement oisif et inutile
à la manière des épicuriens, « un Dieu sous l’empire duquel les
péchés se réjouissaient »
, le Dieu qu’on a nommé depuis des bonnes gens ; et, en regard de ce Dieu indulgent à
l’excès, ils en avaient forgé un autre tout vengeur, tout méchant et cruel :
et aussi, poussant à bout la conséquence, ils avaient imaginé deux Christs à
l’image de l’un et de l’autre Père. Après avoir apostrophé en face
l’hérétique Marcion (avec les paroles de Tertulliend) : « Tu ne t’éloignes pas
tant de la vérité, Marcion… »
, entrant alors dans son sujet, il
établit que cette miséricorde et cette justice subsistent l’une et l’autre,
mais ne se doivent point séparer ; il va s’attacher à représenter dans un
même discours le Sauveur miséricordieux et le Sauveur inexorable, le cœur
attendri, puis le cœur irrité de Jésus : « Écoutez premièrement la
voix douce et bénigne de cet Agneau sans tache, et après vous écouterez
les terribles rugissements de ce Lion victorieux né de la tribu de
Juda : c’est le sujet de cet entretien. »
Dès cet exorde on sent un feu singulier, une imagination ingénieuse et
exubérante, une érudition un peu subtile qui se prend dès l’abord à une
hérésie bizarre ; selon le mot de Chateaubriand, on voit « l’écume au
mors du jeune coursier »
.
Le premier point du discours où l’orateur glorifie la bonté de Jésus, toute conforme à sa vraie nature, est marqué par des bonds et des élans, des termes vifs et impétueux, des mots significatifs qui enfoncent la pensée ; un peu d’archaïsme s’y mêle dans l’expression :
Et à ce propos (de la miséricorde), il me souvient, dit l’orateur, d’un petit mot de saint Pierre par lequel il dépeint fort bien le Sauveur à Corneille : Jésus de Nazareth, dit-il, homme approuvé de Dieu, qui passait bien faisant et guérissant tous les oppressés : Pertransiit benefaciendo… Ô Dieu ! les belles paroles et bien dignes de mon Sauveur !
Et il développe la beauté de ces paroles dans une paraphrase ou strophe pleine d’allégresse. Il se souvient de Pline le Jeune célébrant son Trajan qui parcourait le monde moins par ses pas que par ses victoires :
Et qu’est-ce à dire, à votre avis, que parcourir les provinces par des victoires ? N’est-ce pas porter partout le carnage et la pillerie ? Ah ! que mon Sauveur a parcouru la Judée d’une manière bien plus aimable ! il l’a parcourue moins par ses pas que par ses bienfaits. Il allait de tous côtés guérissant les malades, consolant les misérables, instruisant les ignorants… Ce n’était pas seulement les lieux où il arrêtait, qui se trouvaient mieux de sa présence : autant de pas, autant de vestiges de sa bonté. Il rendait remarquables les endroits par où il passait, par la profusion de ses grâces. En cette bourgade, il n’y a plus d’aveugles ni d’estropiés : sans doute, disait-on, le débonnaire Jésus a passé par là.
Toute cette partie est d’une jeunesse, d’une fraîcheur de tendresse et de miséricorde charmante, et qui sent sa première sève.
Et quand il nous peint Jésus voulant se revêtir d’une chair semblable à la nôtre, et qu’il en expose les motifs d’après l’Écriture, avec quel relief et quelle saillie il le fait ! Il montre ce Sauveur qui cherche avant tout la misère et la compassion, évitant de prendre la nature angélique qui l’en eût dispensé, sautant par-dessus en quelque sorte, et s’attachant à poursuivre, à appréhender la misérable nature humaine, précisément parce qu’elle est misérable, s’y attachant et courant après quoiqu’elle s’enfuît de lui, quoiqu’elle répugnât à être revêtue par lui ; voulant pour lui-même une vraie chair, un vrai sang humain, avec les qualités et les faiblesses du nôtre, et cela par quelle raison ? Afin d’être miséricordieux. Bien qu’en tout ceci Bossuet ne fasse qu’user des termes de l’Apôtre, et peut-être de ceux de Chrysostome, il s’en sert avec une délectation, un luxe, un goût de redoublement qui déclare la vive jeunesse :
Il a, dit l’apôtre, appréhendé la nature humaine ; elle s’enfuyait, elle ne voulait point du Sauveur ; qu’a-t-il fait ? Il a couru après d’une course précipitée, sautant les montagnes, c’est-à-dire les ordres des anges, il a couru comme un géant à grands pas et démesurés, passant en un moment du ciel en la terre… Là il a atteint cette fugitive nature ; il l’a saisie, il l’a appréhendée au corps et en l’âme.
Étudions la jeune éloquence de Bossuet, même dans ses hasards de goût, comme on étudie la jeune poésie du grand Corneille.
Je sais qu’on doit être fort circonspect quand on signale les hardiesses de
jeunesse dans le style de Bossuet, car il est de ceux qui ont été hardis
longtemps et toujours ; je ne crois pourtant pas me tromper en surprenant la
surabondance de l’âge en certains endroits. Après avoir, dans la première
partie de ce discours, déroulé et comme épuisé toutes les tendresses et les
compassions de Jésus-Christ fait à l’image de l’homme, après s’être écrié :
« Il nous a plaints, ce bon frère, comme ses
compagnons de fortune, comme ayant eu à passer par les mêmes misères que
nous »
, il nous le peint, dans sa seconde partie, se retournant
et se courrouçant à la fin contre les endurcissements qu’il éprouve dans
l’homme :
Mais comme il n’y a point de fontaine dont la course soit si tranquille, à laquelle on ne fasse prendre par la résistance la rapidité d’un torrent : de même le Sauveur, irrité par tous ces obstacles que les Juifs aveugles opposent à sa bonté, semble déposer en un moment toute cette humeur pacifique.
Dès lors, par un contraste soudain, Bossuet s’applique et emploie, comme il dit, tout le reste de son entretien à représenter à ses auditeurs les ruines encore toutes fumantes de Jérusalem. Il se complaît à exposer la prophétie et la menace telle qu’elle sortit d’abord de la bouche de Moïse ; elle est couchée, dit-il, au Deutéronome. Il en énumère les circonstances, il la commente, la suit pas à pas en l’accompagnant de ses cris d’aigle ; et quand il a amené les Romains et l’empereur Tite devant Jérusalem, quand il est bien sûr qu’elle est investie, qu’elle est entourée de murailles par l’assiégeant, qu’elle est plutôt comme une prison que comme une ville, et que pas un du dedans, comme un loup affamé, n’en peut échapper pour chercher de la nourriture :
Voilà, voilà, chrétiens, crie-t-il, en triomphant, la prophétie de mon Évangile accomplie de point en point. Te voilà assiégée de tes ennemis, comme mon maître te l’a prédit quarante ans auparavant : « … Jérusalem, te voilà pressée de tous côtés, ils t’ont mise à l’étroit, ils t’ont environnée de remparts et de forts ! » Ce sont les mots de mon texte ; et y a-t-il une seule parole qui ne semble y avoir été mise pour dépeindre cette circonvallation, non de lignes, mais de murailles ? Depuis ce temps, quels discours pourraient vous dépeindre leur faim enragée, leur fureur et leur désespoir ?…
Ici encore il me semble que Bossuet jeune excède un peu ; et de
même que, dans la première partie, il avait été jusqu’à parler, à propos du
Dieu fait homme, des qualités du sang et de la température du
corps, il va insister dans cette seconde partie sur les horreurs de
la famine et les détails infects de la contagion. Il aura des termes encore
plus effrayants quand il voudra signifier la sentence finale, la dispersion
par le monde de la nation juive, et nous en étaler les membres
écartelés : « Cette comparaison vous fait horreur »
,
ajoute-t-il aussitôt, il est vrai ; et cependant il la pousse à bout et ne
craint pas de s’y heurter. J’y vois un signe de jeunesse encore : il a
quelque
cruauté non pas dans le cœur, mais dans
le talent42.
On aura remarqué comme il s’approprie aisément ce dont il parle et ce sur quoi il s’appuie : mon Évangile, mon texte, mon vingt-huitième chapitre du Deutéronome, mon maître, mon pontife, etc. Il aime ces formes souveraines ; il étend la main sur les choses, et, durant le temps qu’il parle, il ne peut s’empêcher de faire l’office du Dieu son maître. Ce n’est point personnalité ni arrogance chez Bossuet, c’est que sa personne propre est absorbée et se confond dans la personne publique du lévite et du prêtre. Il n’est que l’homme du Très-Haut en ces moments.
Un passage de ce discours en donne la date : à l’occasion des discordes civiles qui éclatent dans Jérusalem assiégée et qui font que ces insensés, en rentrant du combat contre l’ennemi commun, en viennent aux mains les uns avec les autres, Bossuet a un retour sur la patrie :
Mais peut-être vous ne remarquez pas que Dieu a laissé tomber les mêmes fléaux sur nos têtes. La France, hélas ! notre commune patrie, agitée depuis si longtemps par une guerre étrangère, achève de se désoler par ses divisions intestines. Encore, parmi les Juifs, tous les deux partis conspiraient à repousser l’ennemi commun, bien loin de vouloir se fortifier par son secours ou y entretenir quelque intelligence ; le moindre soupçon en était puni de mort sans rémission. Et nous, au contraire… ah ! fidèles, n’achevons pas, épargnons un peu notre honte.
Et nous, au contraire, c’est une allusion au
parti qui favorisait les Espagnols, au prince de Condé qui en était devenu
l’allié et le général. Quand Bossuet, plus tard, dans son oraison funèbre du
prince, parlera avec tant de répulsion des discordes civiles et « de
ces choses dont il voudrait pouvoir se taire éternellement »
,
il rendra un sentiment bien réel et vif qui
lui avait arraché dans le temps même ce cri de douleur et d’alarme.
La langue de ce sermon, comme de tous les discours de ces années, est un peu
plus ancienne que celle de Bossuet devenu l’orateur de Louis XIV ; on y
remarque des locutions d’un âge antérieur : « Or encore que nous
fassions semblant d’être chrétiens, si est-ce
néanmoins que nous n’épargnons rien, etc. »
Il est dit
que l’exemple de la ruine de Jérusalem et de cette vengeance divine, si
publique, si indubitable, « doit servir de mémorial ès
siècles des siècles »
. Ailleurs, c’est plutôt dans
l’emploi de certains mots rudement concis, et dans le tour presque latin,
qu’on sent le contemporain de Pascal :
Car enfin ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse rebeller contre lui des siècles entiers : sa miséricorde est infinie, mais ses effets ont leurs limites prescrites par sa sagesse : elle qui a compté les étoiles, qui a borné cet univers dans une rondeur finie, qui a prescrit des bornes aux flots de la mer, a marqué la hauteur jusqu’où elle a résolu de laisser monter tes iniquités.
On croirait lire un passage du livre des Pensées.
J’ai encore beaucoup à dire sur cette première époque de Bossuet, tant à Metz qu’à Paris. Comment était-il de sa personne dans sa jeunesse, à l’âge où il prononçait ces discours, déjà si puissants, avec une autorité précoce qui rayonnait d’une inspiration visible et qui s’embellissait, pour ainsi dire, d’un reste de naïveté ? M. de Bausset se l’est demandé et y a répondu autant qu’il l’a pu, en des termes bien généraux :
La nature, dit-il, l’avait doué de la figure la plus noble ; le feu de son esprit brillait dans ses regards ; les traits de son génie perçaient dans tous ses discours. Il suffit de considérer le portrait de Bossuet, peint dans sa vieillesse par le célèbre Rigaud, pour se faire une idée de ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse.
Il cite un peu plus loin le témoignage de l’abbé Ledieu, qui
rapporte « que le regard de Bossuet était doux et perçant ; que sa
voix paraissait toujours sortir d’une âme passionnée ; que ses gestes
dans l’action oratoire étaient modestes, tranquilles et
naturels »
. Ces peintures un peu molles et à la d’Aguesseau
n’ont pas suffi, on le conçoit, à M. de Lamartine, qui, avec cette seconde
vue qui est accordée aux poètes, a su apercevoir distinctement Bossuet
jeune, adolescent, Bossuet à l’âge d’Éliacin, avant même qu’il eût abordé la
chaire et quand il montait seulement les degrés de l’autel :
Il n’avait pas encore neuf ans, nous dit l’auteur de Jocelyn parlant de Bossuet, qu’on lui coupa les cheveux en couronne au sommet de la tête. À treize ans on le nomma chanoine de Metz. Cette tonsure et ce vêtement seyaient à sa physionomie comme à son maintien. On reconnaissait le lévite dans l’adolescent. Sa taille, qui devait grandir beaucoup encore, était élevée pour son âge ; elle avait la délicatesse et la souplesse de l’homme qui n’est pas destiné à porter d’autre fardeau que la pensée ; qui se glisse avec recueillement, à pas muets, entre les colonnes des basiliques, et que la génuflexion et le prosternement habituel assouplissent sous la majesté de Dieu. Ses cheveux, de teinte brune, étaient soyeux ; un épi involontaire en relevait au sommet du front une ou deux boucles comme le diadème de Moïse ou comme les cornes du bélier prophétique ; ces cheveux ainsi plantés, dont on retrouve le mouvement jusque dans ses portraits d’un âge avancé, donnaient du vent et de l’inspiration à sa chevelure. Ses yeux étaient noirs, pénétrants, mais doux. Son regard était une lueur continue et sereine : la lumière ne jaillissait point par éclairs, elle en coulait par un rayonnement qui attirait l’œil sans l’éblouir. Son front élevé et plan laissait voir à travers une peau fine les veines entrelacées des tempes. Son nez, presque droit, mince, délicatement sculpté, entre la mollesse grecque et l’énergie romaine, n’était ni relevé par l’impudence, ni abaissé par la pesanteur des sens. Sa bouche s’ouvrait largement entre des lèvres fines ; ses lèvres frémissaient souvent sans parler comme sous le vent d’une parole intérieure que la modestie réprimait devant les hommes plus âgés. Un demi-sourire plein de grâce et d’arrière-pensée muette était leur expression la plus fréquente. On y tentait une disposition naturelle à la sincérité, jamais la rudesse ni le dédain. En résumé général, dans cette physionomie, la grâce du caractère couvrait si complètement la force de l’intelligence, et la suavité y tempérait si harmonieusement la virilité de l’ensemble, qu’on ne s’y apercevait du génie qu’à l’exquise délicatesse des muscles et des nerfs de la pensée, et que l’attrait l’emportait sur l’admiration…
Voilà un Bossuet primitif bien adouci et attendri, cela me
semble, un Bossuet qu’on tire bien fort à soi du côté de Jocelyn et de
Fénelon, afin de pouvoir dire ensuite : « L’âme évidemment dans ce
grand homme était d’une trempe, et le génie d’une autre. La nature
l’avait fait tendre, le dogme l’avait fait dur. »
Je ne crois
pas à cette contradiction chez Bossuet, la nature la plus une et la moins
combattue qui nous apparaisse. Mais ce qui pour moi n’est pas moins sûr,
c’est que l’illustre biographe traite ici l’histoire littéraire absolument
comme on traite l’histoire dans un roman historique : on invente légèrement
le personnage là où le renseignement fait défaut et où l’intérêt dramatique
l’exige. Et sans refuser la louange que méritent certains traits ingénieux
et fins de ce portrait, je me permettrai de demander plus sérieusement :
Est-il convenable, est-il bienséant de peindre ainsi Bossuet enfant, de
caresser ainsi du pinceau, comme on ferait d’une danseuse grecque ou d’un
bel enfant de l’aristocratie anglaise, celui qui ne cessa de grandir à
l’ombre du temple, cet adolescent sérieux qui promettait le grand homme
simple, tout esprit et toute parole ? Eh quoi ! ne le sentez-vous pas ? il y
a ici un contresens moral. Dans un sermon pour une prise d’habit qu’il
prononça dans sa jeunesse, Bossuet parlant de la pudeur des vierges et
l’opposant à ce que bien des filles chrétiennes se permettent dans le monde,
disait :
Qui pourrait raconter tous les artifices dont elles se servent pour attirer les regards ? et encore quels sont ces regards, et puis-je en parler dans cette chaire ? Non : c’est assez de vous dire que les regards qui leur plaisent ne sont pas des regards indifférents, ce sont de ces regards ardents et avides, qui boivent à longs traits sur leurs visages tout le poison qu’elles ont préparé pour les cœurs, ce sont ces regards qu’elles aiment.
Un orateur, je le sais, n’est pas une vierge ; la première condition de l’orateur, même sacré, est d’oser et d’avoir du front : mais quel front que celui de Bossuet ! Je puis dire que, dans sa mâle et virile pudeur, il aurait rougi, même enfant, de cette manière d’être regardé pour être peint. Loin, loin de lui ces caresses et ces tours de force physiologiques d’un pinceau qui s’amuse au carmin et aux veines ! Allez plutôt voir au Louvre son buste par Coysevox : noble tête, beau port, fierté sans jactance, front haut et plein, siège de pensée et de majesté ; la bouche singulièrement agréable en effet, fine, parlante même lorsqu’elle est au repos ; le profil droit et des plus distingués : en tout une expression de feu, d’intelligence et de bonté, la figure la plus digne de l’homme, selon qu’il est fait pour parler à son semblable et pour regarder les cieux. Ôtez de ce visage les rides, répandez-y la fleur de la vie, jetez-y le voile de la jeunesse, rêvez un Bossuet jeune et adolescent, mais ne vous le décrivez pas trop à vous-même, de peur de manquer à la sévérité du sujet et au respect qui lui est dû.