M. Andrieux
M. Andrieux vient de mourir, l’un des derniers et des plus dignes d’une génération littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de langue que s’il était né à Reims, à Château-Thierry ou à deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la Révolution, il s’essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour le théâtre. Ami de Collin-d’Harleville et de Picard, avec moins de sensibilité coulante et facile que le premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, emunctae naris, plus nourri de l’antiquité, avec plus de critique enfin et de goût que tous deux, il préluda par Anaximandre, bluette grecque, de ce grec un peu dix-huitième siècle, qu’Anacharsis avait mis à la mode ; en 1787, il prit tout à fait rang par les Étourdis, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiques104. Mais le véritable rôle de M. Andrieux, sa véritable spécialité, au milieu de cette gaie et douce amitié qui l’unissait à Ducis, Collin et Picard, c’était d’être leur juge, leur conseiller intime, leur Despréaux familier et charmant, l’arbitre des grâces et des élégances dans cette petite réunion, héritière des traditions du grand siècle et des souvenirs du souper d’Auteuil. Lorsque Andrieux avait rayé de l’ongle un mot, une pensée, une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n’y avait rien à redire ; Collin obéissait ; le vieux Ducis regrettait que Thomas eût manqué d’un si indispensable censeur, et il l’invoquait pour lui-même en vers grondants et mâles qui rappellent assez la veine de Corneille :
J’ai besoin du censeur implacable, endurci,Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi ;C’est à toi de régler ma fougue impétueuse,De contenir mes bonds sous une bride heureuse,Et de voir sans péril, asservi sous ta loi,Mon génie, encor vert, galoper devant toi.Non, non, tu n’iras point, craintif et trop rigide,Imposer à ma muse une marche timide.Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,Sachant marcher son pas, sache aussi s’élancer.Loin de nous le mesquin, l’étroit et le servile !Ainsi, comme à Collin, tu pourras m’être utile.
C’était en général à la diction que se bornait cette surveillance de l’aimable et fin aristarque ; on n’abordait pas dans ce temps les questions plus élevées et plus fondamentales de l’art, comme on dit ; quelques maximes générales, quelques préceptes de tradition suffisaient ; mais on savait alors en diction, en fait de vrai et légitime langage, mille particularités et nuances qui vont se perdant et s’oubliant chaque jour dans une confusion, inévitable peut-être, mais certainement fâcheuse. M. Andrieux était maître consommé pour l’appréciation de ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie française la plus exquise. C’est ce qui fait que, bien que très-court et très-mince de fond, son joli conte du Meunier de Sans-Souci demeure un chef-d’œuvre, un pendant au Roi d’Yvetot de Béranger, un brin de thym à côté du brin de serpolet. On voit dans une pièce fugitive à son ami Deschamps, auteur de la Revanche forcée, quelle différence essentielle l’habile connaisseur établit entre Grécourt et Chaulieu, et même entre Bernis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à peine aujourd’hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et insignifiantes, ne nous en vantons pas trop ! Les à-peu-près, dont on ne se rend plus compte, sont un symptôme invariable de décadence en littérature. Je crois bien qu’on s’occupe d’idées plus larges, de théories plus radicales et plus absolues ; mais il en est peut-être à ce sujet des littératures qui se décomposent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels donnent alors accès en eux par tous les pores aux éléments généraux, l’air, la lumière, la chaleur : ces corps humains et vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout à la décence de la démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté des ongles.
Dans les changements proposés pour Polyeucte et Nicomêde, et où il ne s’agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission d’ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux air d’espièglerie qui s’y mêle n’y messied pas.
M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit, il les a sagement ménagés jusqu’au bout. Il était érudit, studieux avec friandise, intimement versé dans Horace, dont il donnait d’agréables et familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps : car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques années plus tard, la génération littéraire suivante, dite littérature de l’Empire, et dont était M. de Jouy, sut à peine le latin. M. Andrieux, qui n’eut jamais rien de commun avec l’Allemagne que d’être né dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce qui était germanique, avait moins de répugnance pour la littérature anglaise, et il la posséda, comme avait fait Suard, par le côté d’Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poëtes du siècle de la reine Anne.
À partir de 1814, M. Andrieux professa au collège de France, comme, depuis plusieurs années déjà, il professait à l’intérieur de l’École Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimés de la jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute sa vie. Nous serions peu à même d’en parler au long, les ayant trop inégalement entendus, et rien d’ailleurs n’en ayant été imprimé jusqu’ici. Mais ce qu’on peut dire sans crainte d’erreur, c’est que M. Andrieux y déploya dans un cadre plus général les qualités précieuses de critique, de finesse délicate, de malice inoffensive et ingénieuse, qu’attestaient ses œuvres trop rares, et dont ses amis particuliers avaient joui. Sincèrement bonhomme, quoiqu’il affectât un peu cette ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien dites, causeur toujours écouté105, moralisant beaucoup, et rajeunissant par le ton ou l’à-propos les vérités et les conseils qui, sur ses lèvres, n’étaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent qui pouvait sembler de médiocre haleine, ce que bien des talents plus forts ont trouvé trop long et trop lourd ; il a fourni une carrière non interrompue de dix-huit années de professorat ; et, comme il le disait lui-même à sa dernière leçon, il est mort presque sur la brèche.
Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l’auteur comique ; il avait du bon comédien ; il lisait en perfection, avec un art infini, il jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une mimique qui n’était qu’à lui, il tenait son auditoire en suspens, il excellait à mettre en scène et comme en action de petits préceptes, de jolis riens qui ne s’imprimeraient pas.
Dans les querelles littéraires qui s’étaient élevées durant les dernières années, l’opinion de M. Andrieux ne pouvait être douteuse ; cette opinion lui était dictée par ses antécédents, ses souvenirs, la nature de son goût, les qualités qu’il avait, et aussi par l’absence de celles qu’il n’avait pas ; mais sa bienveillance naturelle ne s’altérait jamais, même en s’aiguisant de malice ; il embrassait peu les innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il aurait raillé M. Poinsinet, en homme de grâce et d’urbanité ; point de gros mot ni de tonnerre.
M. Andrieux est resté fidèle, toute sa vie, aux doctrines philosophiques et politiques de sa jeunesse. Il mêlait volontiers à son enseignement des préceptes évangéliques qui rappelaient la manière morale de Bernardin de Saint-Pierre : il prêchait l’amour des hommes et l’indulgence, comme il convenait à l’ami de Collin l’optimiste, du bon Ducis, et au peintre d’Helvétius. Politiquement, M. Andrieux a fait preuve d’une constante fermeté qui ne s’est jamais démentie, soit au fort de la Révolution où il se maintint par d’excès, soit au sein du Tribunal où il lutta contre l’usurpation despotique et mérita d’être éliminé, soit enfin durant le cours entier de la Restauration ; sa délicatesse un peu frêle et son aménité extrême furent toujours exemptes de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des principes de 89106. En somme, ce fut un honorable caractère, et plus fort peut-être que son talent ; mais ce talent lui-même était rare. M. Andrieux avait reçu un don peu abondant, mais distingué et précieux ; il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la littérature française, tant qu’un sens net s’attachera au mot de goût.