(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »
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(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

Pierre Corneille

En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes : non pas ces biographies minces et sèches, ces notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et dont chaque paragraphe est effilé en épigramme ; mais de larges, copieuses, et parfois même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractère complexe d’analyse et de poésie, s’entendent et se plaisent fort à ces excellents livres. Walter Scott déclare, pour son compte, qu’il ne sait point de plus intéressant ouvrage en toute la littérature anglaise que l’histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commençons aussi à estimer et à réclamer ces sortes d’études. De nos jours, les grands hommes dans les lettres, quand bien même, par leurs mémoires ou leurs confessions poétiques, ils seraient moins empressés d’aller au-devant des révélations personnelles, pourraient encore mourir, fort certains de ne point manquer après eux de démonstrateurs, d’analystes et de biographes. Il n’en a pas été toujours ainsi ; et lorsque nous venons à nous enquérir de la vie, surtout de l’enfance et des débuts de nos grands écrivains et poëtes du dix-septième siècle, c’est à grand’peine que nous découvrons quelques traditions peu authentiques, quelques anecdotes douteuses, dispersées dans les Ana. La littérature et la poésie d’alors étaient peu personnelles ; les auteurs n’entretenaient guère le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres affaires ; les biographes s’étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que l’histoire d’un écrivain était tout entière dans ses écrits, et leur critique superficielle ne poussait pas jusqu’à l’homme au fond du poëte. D’ailleurs, comme en ce temps les réputations étaient lentes à se faire, et qu’on n’arrivait que tard à la célébrité, ce n’était que bien plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque admirateur empressé de son génie, un Brossette, un Monchesnay, s’avisait de penser à sa biographie ; ou encore cet historien était quelque parent pieux et dévoué, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son père. De là, dans l’histoire de Corneille par son neveu, dans celle de Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent aux yeux, et en particulier une légèreté courante sur les premières années littéraires, qui sont pourtant les plus décisives.

Lorsqu’on ne commence à connaître un grand homme que dans le fort de sa gloire, on ne s’imagine pas qu’il ait jamais pu s’en passer, et la chose nous paraît si simple, que souvent on ne s’inquiète pas le moins du monde de s’expliquer comment cela est advenu ; de même que, lorsqu’on le connaît dès l’abord et avant son éclat, on ne soupçonne pas d’ordinaire ce qu’il devra être un jour : on vit auprès de lui sans songer à le regarder, et l’on néglige sur son compte ce qu’il importerait le plus d’en savoir. Les grands hommes eux-mêmes contribuent souvent à fortifier cette double illusion par leur façon d’agir : jeunes, inconnus, obscurs, ils s’effacent, se taisent, éludent l’attention et n’affectent aucun rang, parce qu’ils n’en veulent qu’un, et que, pour y mettre la main, le temps n’est pas mûr encore ; plus tard, salués de tous et glorieux, ils rejettent dans l’ombre leurs commencements, d’ordinaire rudes et amers ; ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le Nil n’étale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie de grand écrivain, de grand poëte, est celui-ci : saisir, embrasser et analyser tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte, qu’il ait enfanté son premier chef-d’œuvre. Si vous comprenez le poëte à ce moment critique, si vous dénouez ce nœud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure, refoulée, solitaire, et dont plus d’une fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poëte ; vous avez franchi avec lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile ; vous êtes dignes de l’accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles. De René au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, des premières Méditations à tout ce que pourra créer jamais M. de Lamartine, d’Andromaque à Athalie, du Cid à Nicomède, l’initiation est facile : on tient à la main le fil conducteur, il ne s’agit plus que de le dérouler. C’est un beau moment pour le critique comme pour le poëte que celui où l’un et l’autre peuvent, chacun dans un juste sens, s’écrier avec cet ancien : Je l’ai trouvé ! Le poëte trouve la région où son génie peut vivre et se déployer désormais ; le critique trouve l’instinct et la loi de ce génie. Si le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l’idée du poëte, pouvait toujours choisir l’instant où le poëte se ressemble le plus à lui-même, nul doute qu’il ne le saisît au jour et à l’heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. A cette époque unique dans la vie, le génie, qui, depuis quelque temps adulte et viril, habitait avec inquiétude, avec tristesse, en sa conscience, et qui avait peine à s’empêcher d’éclater, est tout d’un coup tiré de lui-même au bruit des acclamations, et s’épanouit à l’aurore d’un triomphe. Avec les années, il deviendra peut-être plus calme, plus reposé, plus mûr ; mais aussi il perdra en naïveté d’expression, et se fera un voile qu’on devra percer pour arriver à lui : la fraîcheur du sentiment intime se sera effacée de son front ; l’âme prendra garde de s’y trahir : une contenance plus étudiée ou du moins plus machinale aura remplacé la première attitude si libre et si vive. Or, ce que le statuaire ferait s’il le pouvait, le critique biographe, qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit à plus forte raison le faire ; il doit réaliser par son analyse sagace et pénétrante ce que l’artiste figurerait divinement sous forme de symbole. La statue une fois debout, le type une fois découvert et exprimé, il n’aura plus qu’à le reproduire avec de légères modifications dans les développements successifs de la vie du poëte, comme en une série de bas-reliefs. Je ne sais si toute cette théorie, mi-partie poétique et mi-partie critique, est fort claire ; mais je la crois fort vraie, et tant que les biographes des grands poëtes ne l’auront pas présente à l’esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute, mais non des œuvres de haute critique et d’art ; ils rassembleront des anecdotes, détermineront des dates, exposeront des querelles littéraires : ce sera l’affaire du lecteur d’en faire jaillir le sens et d’y souffler la vie ; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires ; ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les prêtres du dieu.

Cela posé, nous nous garderons d’en faire une sévère application à l’ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M. Taschereau sur Pierre Corneille14. Dans cette histoire, aussi bien que dans celle de Molière, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et de lier tout ce qui nous est resté de traditions sur la vie de ces illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pièces, et de raconter les débats dont elles furent l’occasion et le sujet. Il renonce assez volontiers à la prétention littéraire de juger les œuvres, de caractériser le talent, et s’en tient d’ordinaire là-dessus aux conclusions que le temps et le goût ont consacrées. Quand les faits sont clair-semés ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s’efforce point d’y suppléer par les suppositions circonspectes et les inductions légitimes d’une critique sagement conjecturale ; mais il passe outre, et s’empresse d’arriver à des faits nouveaux : de là chez lui des intervalles et des lacunes que l’esprit du lecteur est involontairement provoqué à combler. Les vies complètes, poétiques, pittoresques, vivantes en un mot, de Corneille et de Molière, restent à faire ; mais à M. Taschereau appartient l’honneur solide d’en avoir, avec une scrupuleuse érudition, amassé, préparé, numéroté en quelque sorte, les matériaux longtemps épars. Pour nous, dans le petit nombre d’idées que nous essaierons d’avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup au travail de son biographe ; c’est bien souvent la lecture de son livre qui nous les a suggérées.

L’état général de la littérature au moment où un nouvel auteur y débute, l’éducation particulière qu’a reçue cet auteur, et le génie propre que lui a départi la nature, voilà trois influences qu’il importe de démêler dans son premier chef-d’œuvre pour faire à chacune sa part, et déterminer nettement ce qui revient de droit au pur génie. Or, quand Corneille, né en 1606, parvint à l’âge où la poésie et le théâtre durent commencer à l’occuper, vers 1624, à voir les choses en gros, d’un peu loin, et comme il les vit d’abord du fond de sa province, trois grands noms de poëtes, aujourd’hui fort inégalement célèbres, lui apparurent avant tous les autres, savoir : Ronsard, Malherbe et Théophile. Ronsard, mort depuis longtemps, mais encore en possession d’une renommée immense, et représentant la poésie du siècle expiré ; Malherbe vivant, mais déjà vieux, ouvrant la poésie du nouveau siècle, et placé à côté de Ronsard par ceux qui ne regardaient pas de si près aux détails des querelles littéraires ; Théophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l’éclat de ses débuts semblant promettre d’égaler ses devanciers dans un prochain avenir. Quant au théâtre, il était occupé depuis vingt ans par un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait même pas ses pièces sur l’affiche, tant il était notoirement le poëte dramatique par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai ; Théophile, par sa tragédie de Pyrame et Thisbé, y avait déjà porté coup ; Mairet, Rotrou, Scudery, étaient près d’arriver à la scène. Mais toutes ces réputations à peine naissantes, qui faisaient l’entretien précieux des ruelles à la mode, cette foule de beaux esprits de second et de troisième ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous de Maynard et de Racan, étaient perdus pour le jeune Corneille, qui vivait à Rouen, et de là n’entendait que les grands éclats de la rumeur publique. Ronsard, Malherbe, Théophile et Hardy, composaient donc à peu près sa littérature moderne. Élevé d’ailleurs au collège des jésuites, il y avait puisé une connaissance suffisante de l’antiquité ; mais les études du barreau, auquel on le destinait, et qui le menèrent jusqu’à sa vingt et unième année, en 1627, durent retarder le développement de ses goûts poétiques. Pourtant il devint amoureux ; et, sans admettre ici l’anecdote invraisemblable racontée par Fontenelle, et surtout sa conclusion spirituellement ridicule, que c’est à cet amour qu’on doit le grand Corneille, il est certain, de l’aveu même de notre auteur, que cette première passion lui donna l’éveil et lui apprit à rimer. Il ne nous semble même pas impossible que quelque circonstance particulière de son aventure l’ait excité à composer Mélite, quoiqu’on ait peine à voir quel rôle il y pourrait jouer. L’objet de sa passion était, à ce qu’on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en épousant un maître des comptes de cette ville. Parfaitement belle et spirituelle, connue de Corneille depuis l’enfance, il ne paraît pas qu’elle ait jamais répondu à son amour respectueux autrement que par une indulgente amitié. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois ; mais le génie croissant du poëte se contenait mal dans les madrigaux, les sonnets et les pièces galantes par lesquels il avait commencé. Il s’y trouvait en prison, et sentait que pour produire il avait besoin de la clef des champs. Cent vers lui coûtaient moins, disait-il, que deux mots de chanson. Le théâtre le tentait ; les conseils de sa dame contribuèrent sans doute à l’y encourager. Il fit Mélite, qu’il envoya au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva une assez jolie farce, et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en 1629, pour assister au succès de sa pièce.

Le fait principal de ces premières années de la vie de Corneille est sans contredit sa passion, et le caractère original de l’homme s’y révèle déjà. Simple, candide, embarrassé et timide en paroles ; assez gauche, mais fort sincère et respectueux en amour, Corneille adore une femme auprès de laquelle il échoue, et qui, après lui avoir donné quelque espoir, en épouse un autre. Il nous parle lui-même d’un malheur qui a rompu le cours de leurs affections ; mais le mauvais succès ne l’aigrit pas contre sa belle inhumaine, comme il l’appelle :

Je me trouve toujours en état de l’aimer ;
Je me sens tout ému quand je l’entends nommer ;
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
Et, toute mon amour en elle consommée,
Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée.
Aussi n’aimé-je rien ; et nul objet vainqueur
N’a possédé depuis ma veine ni mon cœur.

Ce n’est que quinze ans après, que ce triste et doux souvenir, gardien de sa jeunesse, s’affaiblit assez chez lui pour lui permettre d’épouser une autre femme ; et alors il commence une vie bourgeoise et de ménage, dont nul écart ne le distraira au milieu des licences du monde comique auquel il se trouve forcément mêlé. Je ne sais si je m’abuse, mais je crois déjà voir en cette nature sensible, résignée et sobre, une naïveté attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l’aime dans le vicaire de Wakefield ; et je me plais d’autant plus à y voir ou, si l’on veut, à y rêver tout cela, que j’aperçois le génie là-dessous, et qu’il s’agit du grand Corneille15.

Depuis 1620, époque où Corneille vint pour la première fois à Paris, jusqu’en 1636, où il fit représenter le Cid, il acheva réellement son éducation littéraire, qui n’avait été qu’ébauchée en province. Il se mit en relation avec les beaux esprits et les poëtes du temps, surtout avec ceux de son âge, Mairet, Scudery, Rotrou : il apprit ce qu’il avait ignoré jusque-là, que Ronsard était un peu passé de mode, et que Malherbe, mort depuis un an, l’avait détrôné dans l’opinion ; que Théophile, mort aussi, ne laissait qu’une mémoire équivoque et avait déçu les espérances, que le théâtre s’ennoblissait et s’épurait par les soins du cardinal-duc ; que Hardy n’en était plus à beaucoup près l’unique soutien, et qu’à son grand déplaisir une troupe de jeunes rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son héritage. Corneille apprit surtout qu’il y avait des règles dont il ne s’était pas douté à Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles à Paris : de rester durant les cinq actes au même lieu ou d’en sortir, d’être ou de n’être pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les réguliers faisaient à ce sujet la guerre aux déréglés et aux ignorants. Mairet tenait pour ; Claveret se déclarait contre : Rotrou s’en souciait peu ; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pièces qu’il composa en cet espace de cinq années, Corneille s’attacha à connaître à fond les habitudes du théâtre et à consulter le goût du public ; nous n’essaierons pas de le suivre dans ces tâtonnements. Il fut vite agréé de la ville et de la cour ; le cardinal le remarqua et se l’attacha comme un des cinq auteurs ; ses camarades le chérissaient et l’exaltaient à l’envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une de ces amitiés si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalité ne put jamais refroidir. Moins âgé que Corneille, Rotrou l’avait pourtant précédé au théâtre, et, au début, l’avait aidé de quelques conseils. Corneille s’en montra reconnaissant au point de donner à son jeune ami le nom touchant de père ; et certes s’il nous fallait indiquer, dans cette période de sa vie, le trait le plus caractéristique de son génie et de son âme, nous dirions que ce fut cette amitié tendrement filiale pour l’honnête Rotrou, comme, dans la période précédente, ç’avait été son pur et respectueux amour pour la femme dont nous avons parlé. Il y avait là-dedans, selon nous, plus de présage de grandeur sublime que dans Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, l’Illusion, et pour le moins autant que dans Médée.

Cependant Corneille faisait de fréquentes excursions à Rouen. Dans l’un de ces voyages, il visita un M. de Châlons, ancien secrétaire des commandements de la reine-mère, qui s’y était retiré dans sa vieillesse : « Monsieur, lui dit le vieillard après les premières félicitations, le genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu’une gloire passagère. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traités dans notre goût par des mains comme les vôtres, produiraient de grands effets. Apprenez leur langue, elle est aisée ; je m’offre de vous montrer ce que j’en sais, et, jusqu’à ce que vous soyez en état de lire par vous-même, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro. » Ce fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre ; et dès qu’il eut mis le pied sur cette noble poésie d’Espagne, il s’y sentit à l’aise comme en une patrie. Génie loyal, plein d’honneur et de moralité, marchant la tête haute, il devait se prendre d’une affection soudaine et profonde pour les héros chevaleresques de cette brave nation. Son impétueuse chaleur de cœur, sa sincérité d’enfant, son dévouement inviolable en amitié, sa mélancolique résignation en amour, sa religion du devoir, son caractère tout en dehors, naïvement grave et sentencieux, beau de fierté et de prud’homie, tout le disposait fortement au genre espagnol ; il l’embrassa avec ferveur, l’accommoda, sans trop s’en rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s’y créa une originalité unique au milieu de toutes les imitations banales qu’on en faisait autour de lui. Ici, plus de tâtonnements ni de marche lentement progressive, comme dans ses précédentes comédies. Aveugle et rapide en son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux, au pathétique, comme à des choses familières, et les produit en un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui n’appartient qu’à lui16. Au sortir de la première représentation du Cid, notre théâtre est véritablement fondé ; la France possède tout entier le grand Corneille ; et le poëte triomphant, qui, à l’exemple de ses héros, parle hautement de lui-même comme il en pense, a droit de s’écrier, sans peur de démenti, aux applaudissements de ses admirateurs et au désespoir de ses envieux :

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ;
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,
Ne les va point quêter de réduit en réduit.
Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre ;
Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre.
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J’arrache quelquefois des applaudissements ;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d’illustres avis je n’éblouis personne.
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
Par leur seule beauté ma plume est estimée ;
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,
Et pense toutefois n’avoir point de rival
A qui je fasse tort en le traitant d’égal17.

L’éclatant succès du Cid et l’orgueil bien légitime qu’en ressentit et qu’en témoigna Corneille soulevèrent contre lui tous ses rivaux de la veille et tous les auteurs de tragédies, depuis Claveret jusqu’à Richelieu. Nous n’insisterons pas ici sur les détails de cette querelle, qui est un des endroits les mieux éclaircis de notre histoire littéraire. L’effet que produisit sur le poëte ce déchaînement de la critique fut tel qu’on peut le conclure d’après le caractère de son talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, était un génie pur, instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque dénué des qualités moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le poëte le don supérieur et divin. Il n’était ni adroit, ni habile aux détails, avait le jugement peu délicat, le goût peu sûr, le tact assez obtus, et se rendait mal compte de ses procédés d’artiste ; il se piquait pourtant d’y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son génie et son bon sens, il n’y avait rien ou à peu près, et ce bon sens, qui ne manquait ni de subtilité ni de dialectique, devait faire mille efforts, surtout s’il y était provoqué, pour se guinder jusqu’à ce génie, pour l’embrasser, le comprendre et le régenter. Si Corneille était venu plus tôt, avant l’Académie et Richelieu, à la place d’Alexandre Hardy par exemple, sans doute il n’eût été exempt ni de chutes, ni d’écarts, ni de méprises ; peut-être même trouverait-on chez lui bien d’autres énormités que celles dont notre goût se révolte en quelques-uns de ses plus mauvais passages ; mais du moins ses chutes alors eussent été uniquement selon la nature et la pente de son génie ; et quand il se serait relevé, quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s’y serait précipité comme en sa région propre, il n’y eût pas traîné après lui le bagage des règles, mille scrupules lourds et puérils, mille petits empêchements à un plus large et vaste essor. La querelle du Cid, en l’arrêtant dès son premier pas, en le forçant de revenir sur lui-même et de confronter son œuvre avec les règles, lui dérangea pour l’avenir cette croissance prolongée et pleine de hasards, cette sorte de végétation sourde et puissante à laquelle la nature semblait l’avoir destiné. Il s’effaroucha, il s’indigna d’abord des chicanes de la critique ; mais il réfléchit beaucoup intérieurement aux règles et préceptes qu’on lui imposait, et il finit par s’y accommoder et par y croire. Les dégoûts qui suivirent pour lui le triomphe du Cid le ramenèrent à Rouen dans sa famille, d’où il ne sortit de nouveau qu’en 1639, Horace et Cinna en main. Quitter l’Espagne dès l’instant qu’il y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du Cid, et renoncer de gaieté de cœur à tant de héros magnanimes qui lui tendaient les bras, mais tourner à côté et s’attaquer à une Rome castillane, sur la foi de Lucain et de Sénèque, ces Espagnols, bourgeois sous Néron, c’était pour Corneille ne pas profiter de tous ses avantages et mal interpréter la voix de son génie au moment où elle venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins les esprits vers Rome antique que vers l’Espagne. Outre les galanteries amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu’on prêtait à ces vieux républicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scène, d’appliquer les maximes d’état et tout ce jargon politique et diplomatique qu’on retrouve dans Balzac ; Gabriel Naudé, et auquel Richelieu avait donné cours. Corneille se laissa probablement séduire à ces raisons du moment ; l’essentiel, c’est que de son erreur même il sortit des chefs-d’œuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers succès qui marquèrent sa carrière durant ses quinze plus belles années. Polyeucte, Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, Don Sanche et Nicomède en sont les signes durables. Il rentra dans l’imitation espagnole par le Menteur, comédie dont il faut admirer bien moins le comique (Corneille n’y entendait rien) que l’imbroglio, le mouvement et la fantaisie ; il rentra encore dans le génie castillan par Héraclius, surtout par Nicomède et Don Sanche, ces deux admirables créations, uniques sur notre théâtre, et qui, venues en pleine Fronde, et par leur singulier mélange d’héroïsme romanesque et d’ironie familière, soulevaient mille allusions malignes ou généreuses, et arrachaient d’universels applaudissements. Ce fut pourtant peu après ces triomphes, qu’en 1653, affligé du mauvais succès de Pertharite, et touché peut-être de sentiments et de remords chrétiens, Corneille résolut de renoncer au théâtre. Il avait quarante-sept ans ; il venait de traduire en vers les premiers chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ, et voulait consacrer désormais son reste de verve à des sujets pieux.

Corneille s’était marié dès 1640 ; et, malgré ses fréquents voyages à Paris, il vivait habituellement à Rouen en famille. Son frère Thomas et lui avaient épousé les deux sœurs, et logeaient dans deux maisons contiguës. Tous deux soignaient leur mère veuve. Pierre avait six enfants ; et comme alors les pièces de théâtre rapportaient plus aux comédiens qu’aux auteurs, et que d’ailleurs il n’était pas sur les lieux pour surveiller ses intérêts, il gagnait à peine de quoi soutenir sa nombreuse famille. Sa nomination à l’Académie française n’est que de 1647. Il avait promis, avant d’être nommé, de s’arranger de manière à passer à Paris la plus grande partie de l’année ; mais il ne paraît pas qu’il l’ait fait. Il ne vint s’établir dans la capitale qu’en 1662, et jusque-là il ne retira guère les avantages que procure aux académiciens l’assiduité aux séances. Les mœurs littéraires du temps ne ressemblaient pas aux nôtres : les auteurs ne se faisaient aucun scrupule d’implorer et de recevoir les libéralités des princes et seigneurs. Corneille, en tête d’Horace, dit qu’il a l’honneur d’être à Son Éminence ; c’est ainsi que M. de Ballesdens de l’Académie avait l’honneur d’être à M. le Chancelier ; c’est ainsi qu’Attale dit à la reine Laodice, en parlant de Nicomède qu’il ne connaît pas : Cet homme est-il à vous ? Les gentilshommes alors se vantaient d’être les domestiques d’un prince ou d’un seigneur. Tout ceci nous mène à expliquer et à excuser dans notre illustre poëte ces singulières dédicaces à Richelieu, à Montauron, à Mazarin, à Fouquet, qui ont si mal à propos scandalisé Voltaire, et que M. Taschereau a réduites fort judicieusement à leur véritable valeur. Vers la même époque, en Angleterre, les auteurs n’étaient pas en condition meilleure et on trouve là-dessus de curieux détails dans les Vies des poëtes par Johnson et les Mémoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de Malherbe avec Peiresc, il n’est presque pas une seule lettre où le célèbre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de compliments que d’écus. Ces mœurs subsistaient encore du temps de Corneille ; et quand même elles auraient commencé à passer d’usage, sa pauvreté et ses charges de famille l’eussent empêché de s’en affranchir. Sans doute il en souffrait par moments, et il déplore lui-même quelque part ce je ne sais quoi d’abaissement secret, auquel un noble cœur a peine à descendre ; mais, chez lui, la nécessité était plus forte que les délicatesses. Disons-le encore : Corneille, hors de son sublime et de son pathétique, avait peu d’adresse et de tact. Il portait dans les relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial ; son discours de réception à l’Académie, par exemple, est un chef-d’œuvre de mauvais goût, de plate louange et d’emphase commune. Eh bien ! il faut juger de la sorte sa dédicace à Montauron, la plus attaquée de toutes, et ridicule même lorsqu’elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure et de convenance ; il insista lourdement là où il devait glisser ; lui, pareil au fond à ses héros, entier par l’âme, mais brisé par le sort, il se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble front. Qu’y faire ? Il y avait en lui, mêlée à l’inflexible nature du vieil Horace, quelque partie de la nature débonnaire de Pertharite et de Prusias ; lui aussi, il se fût écrié en certains moments, et sans songer à la plaisanterie :

Ah ! ne me brouillez pas avec le Cardinal !

On peut en sourire, on doit l’en plaindre ; ce serait injure que de l’en blâmer.

Corneille s’était imaginé, en 1653, qu’il renonçait à la scène. Pure illusion ! Cette retraite, si elle avait été possible, aurait sans doute mieux valu pour son repos, et peut-être aussi pour sa gloire ; mais il n’avait pas un de ces tempéraments poétiques qui s’imposent à volonté une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc d’un encouragement et d’une libéralité de Fouquet, pour le rentraîner sur la scène où il demeura vingt années encore, jusqu’en 1674, déclinant de jour en jour au milieu de mécomptes sans nombre et de cruelles amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous arrêterons pour résumer les principaux traits de son génie et de son œuvre.

La forme dramatique de Corneille n’a point la liberté de fantaisie que se sont donnée Lope de Vega et Shakspeare, ni la sévérité exactement régulière à laquelle Racine s’est assujetti. S’il avait osé, s’il était venu avant d’Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort peu soucié de graduer et d’étager ses actes, de lier ses scènes, de concentrer ses effets sur un même point de l’espace et de la durée ; il aurait procédé au hasard, brouillant et débrouillant les fils de son intrigue, changeant de lieu selon sa commodité, s’attardant en chemin, et poussant devant lui ses personnages pêle-mêle jusqu’au mariage ou à la mort. Au milieu de cette confusion se seraient détachées çà et là de belles scènes, d’admirables groupes ; car Corneille entend fort bien le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses personnages. Il les balance l’un par l’autre, les dessine vigoureusement par une parole mâle et brève, les contraste par des reparties tranchées, et présente à l’œil du spectateur des masses d’une savante structure. Mais il n’avait pas le génie assez artiste pour étendre au drame entier cette configuration concentrique qu’il a réalisée par places ; et, d’autre part, sa fantaisie n’était pas assez libre et alerte pour se créer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins réelle, non moins belle que l’autre, et comme nous l’admirons dans quelques pièces de Shakspeare, comme les Schlegel l’admirent dans Calderon. Ajoutez à ces imperfections naturelles l’influence d’une poétique superficielle et méticuleuse, dont Corneille s’inquiétait outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu’il y a de louche, d’indécis et d’incomplètement calculé dans l’ordonnance de ses tragédies. Ses Discours et ses Examens nous donnent sur ce sujet mille détails, où se révèlent les coins les plus cachés de l’esprit du grand Corneille. On y voit combien l’impitoyable unité de lieu le tracasse, combien il lui dirait de grand cœur : Oh ! que vous me gênez ! et avec quel soin il cherche à la réconcilier avec la bienséance. Il n’y parvient pas toujours. Pauline vient jusque dans une antichambre pour trouver Sévère dont elle devrait attendre la visite dans son cabinet. Pompée semble s’écarter un peu de la prudence d’un général d’armée, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conférer avec lui jusqu’au sein d’une ville où celui-ci est le maître ; mais il était impossible de garder l’unité de lieu sans lui faire faire cette échappée. Quand il y avait pourtant nécessité absolue que l’action se passât en deux lieux différents, voici l’expédient qu’imaginait Corneille pour éluder la règle : « C’étoit que ces deux lieux n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome ; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l’auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s’en apercevroit pas, à moins d’une réflexion malicieuse et critique, dont il y a peu qui soient capables, la plupart s’attachant avec chaleur à l’action qu’ils voient représenter. » Il se félicite presque comme un enfant de la complexité d’Héraclius, et que ce poëme soit si embarrassé qu’il demande une merveilleuse attention. Ce qu’il nous fait surtout remarquer dans Othon, c’est qu’on n’a point encore vu de pièce où il se propose tant de mariages pour n’en conclure aucun.

Les personnages de Corneille sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie ; et comme ils ne s’en écartent jamais, on n’a pas de peine à les saisir ; un coup d’œil suffit : ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache : comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore ; aux endroits pathétiques, ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer ; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule : ainsi don Sanche dans le Cid, ainsi Prusias et Pertharite. Ses tyrans et ses marâtres sont tout d’une pièce comme ses héros, méchants d’un bout à l’autre ; et encore, à l’aspect d’une belle action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu : tels Grimoald et Arsinoé. Les hommes de Corneille ont l’esprit formaliste et pointilleux : ils se querellent sur l’étiquette ; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompée et autres ont dû étudier la dialectique à Salamanque, et lire Aristote d’après les Arabes. Ses héroïnes, ses adorables furies, se ressemblent presque toutes : leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur. On sent que Corneille connaissait peu les femmes. Il a pourtant réussi à exprimer dans Chimène et dans Pauline cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-même avait pratiquée en sa jeunesse. Chose singulière ! depuis sa rentrée au théâtre en 1659, et dans les pièces nombreuses de sa décadence, Attila, Bérénice, Pulchérie, Suréna, Corneille eut la manie de mêler l’amour à tout, comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succès de Quinault et de Racine l’entraînassent sur ce terrain, et qu’il voulût en remontrer à ces doucereux, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer qu’il avait été en son temps bien autrement galant et amoureux que ces jeunes perruques blondes, et il ne parlait d’autrefois qu’en hochant la tête comme un vieux berger.

Le style de Corneille est le mérite par où il excelle à mon gré. Voltaire, dans son commentaire, a montré sur ce point comme sur d’autres une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies origines de notre langue. Il reproche à tout moment à son auteur de n’avoir ni grâce, ni élégance, ni clarté : il mesure, plume en main, la hauteur des métaphores, et quand elles dépassent, il les trouve gigantesques. Il retourne et déguise en prose ces phrases altières et sonores qui vont si bien à l’allure des héros, et il se demande si c’est là écrire et parler français. Il appelle grossièrement solécisme ce qu’il devrait qualifier d’idiotisme, et qui manque si complètement à la langue étroite, symétrique, écourtée, et à la française, du xviiie  siècle. On se souvient des magnifiques vers de l’Épître à Ariste, dans lesquels Corneille se glorifie lui-même après le triomphe du Cid :

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.

Voltaire a osé dire de cette belle épître : « Elle paraît écrite entièrement dans le style de Régnier, sans grâce, sans finesse, sans élégance, sans imagination ; mais on y voit de la facilité et de la naïveté. » Prusias, en parlant de son fils Nicomède que les victoires ont exalté, s’écrie :

Il ne veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes.

Voltaire met en note : « Des têtes au-dessus des bras, il n’était plus permis d’écrire ainsi en 1657. » Il serait certes piquant de lire quelques pages de Saint-Simon qu’aurait commentées Voltaire. Pour nous, le style de Corneille nous semble avec ses négligences une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse. Je le comparerais volontiers à un statuaire qui, travaillant sur l’argile pour y exprimer d’héroïques portraits, n’emploie d’autre instrument que le pouce, et qui, pétrissant ainsi son œuvre, lui donne un suprême caractère de vie avec mille accidents heurtés qui l’accompagnent et l’achèvent ; mais cela est incorrect, cela n’est pas lisse ni propre, comme on dit. Il y a peu de peinture et de couleur dans le style de Corneille ; il est chaud plutôt qu’éclatant ; il tourne volontiers à l’abstrait, et l’imagination y cède à la pensée et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes d’état, aux géomètres, aux militaires, à ceux qui goûtent les styles de Démosthène, de Pascal et de César.

En somme, Corneille, génie pur, incomplet, avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l’effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus ; une sève abondante y monte : mais n’en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se dépouillent tôt, et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d’automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements à ce tronc chargé d’armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée.

Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses ruineuses, sillonnées et chenues, qui tombent pièce à pièce et dont le cœur est long à mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son âme au théâtre. Hors de là il valait peu : brusque, lourd, taciturne et mélancolique, son grand front ridé ne s’illuminait, son œil terne et voilé n’étincelait, sa voix sèche et sans grâce ne prenait de l’accent, que lorsqu’il parlait du théâtre, et surtout du sien. Il ne savait pas causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guère MM. de La Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sévigné que pour leur lire ses pièces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les succès de ses jeunes rivaux l’importunaient ; il s’en montrait affligé et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlète. Quand Racine eut parodié par la bouche de l’Intimé ce vers du Cid :

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,

Corneille, qui n’entendait pas raillerie, s’écria naïvement : « Ne tient-il donc qu’à un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les vers des gens ? » Une fois il s’adresse à Louis XIV qui a fait représenter à Versailles Sertorius, Œdipe et Rodogune ; il implore la même faveur pour Othon, Pulchérie, Suréna, et croit qu’un seul regard du maître les tirerait du tombeau ; il se compare au vieux Sophocle accusé de démence et lisant œdipe pour réponse ; puis il ajoute :

Je n’irai pas si loin, et si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner,
Je n’aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre :
C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ;
Sur le point d’expirer, il tâche d’éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.

Une autre fois, il disait à Chevreau : « J’ai pris congé du théâtre, et ma poésie s’en est allée avec mes dents. » Corneille avait perdu deux de ses enfants, deux fils, et sa pauvreté avait peine à produire les autres. Un retard dans le payement de sa pension le laissa presque en détresse à son lit de mort : on sait la noble conduite de Boileau. Le grand vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue d’Argenteuil, où il logeait. Charlotte Corday était arrière-petite-fille d’une des filles de Pierre Corneille18.