LES FLEURS, APOLOGUE
Un soir d’automne, dans un château où pourtant Voltaire avait autrefois passé251, deux ou trois jeunes femmes très-spirituelles et très-aimables s’étaient mises à causer métaphysique, spiritualisme, platonisme pur ; il avait été à peu près décidé par elles que l’âme, non-seulement était chose à part, mais qu’elle était tout. Le lendemain, quelqu’un qui les avait beaucoup écoutées écrivit :
Il y avait une fois une belle exposition de fleurs à l’Orangerie du Luxembourg ; c’était la plus belle qu’on eût vue depuis bien des saisons. Je voudrais pouvoir vous dire les noms et surtout les nuances de ces admirables produits où l’art du jardinier s’était surpassé, car c’étaient des fleurs composées et non pas toutes simples, et il avait fallu bien des combinaisons savantes et bien des caprices heureux pour croiser à ce point les variétés les plus choisies. N’étant pas Mme Sand, je ne décrirai rien, et je ne les nommerai même pas, de peur de faire quelque grossière confusion : ce que je sais bien, c’est que c’étaient des fleurs rares, de qualité ; nobles de port, vives ou tendres de couleur, exquises de parfum. Un soir que le public s’était retiré, que les derniers rayons mourants éclairaient encore la serre, que les calices qui s’ouvrent de jour n’étaient pas encore fermés, et que ceux qui attendent la nuit pour éclore commençaient déjà à s’entr’ouvrir, à cette heure charmante, les plus nobles des fleurs rapprochées et faisant cercle vers le haut de la serre se mirent à rêver, à s’enivrer de leurs propres parfums, et à causer entre elles dans la langue des fleurs. Quoique je ne sois pas rossignol, je l’ai entendu, mais je ne saurai bien traduire. Essayons pourtant et balbutions.
Elles se disaient que leur destin était beau, que leur rôle était unique entre toutes les créatures, qu’il n’y avait rien de pareil à être fleur, surtout fleur à parfum. Ce parfum surtout les touchait beaucoup, et bientôt, comme s’il leur eût monté légèrement à la tête, elles ne firent plus que s’en entretenir et s’en raconter les finesses les plus subtiles et les délicatesses. — Pour moi, dit l’une, je suis persuadée que ce parfum nous est venu exprès d’en haut pour embellir et pour animer la fleur. Sans parfum une fleur ne vit pas, ce n’est qu’une herbe plus ou moins brillante et colorée ; le parfum seul lui donne l’âme et fait qu’elle respire de la même vie que les essences célestes.
— Et comment ne serait-ce pas, dit une autre qui exhalait une délicieuse odeur de vanille (la première avait, je crois, cette odeur fine qui rappelle plutôt celle de la fleur du thé), comment n’en serait-il pas ainsi ? Je ne vois rien dans ce qui forme l’écorce ou la tige ou les racines, — les viles racines, s’il est permis de les nommer, — je ne vois rien dans cette enveloppe de nous-mêmes qui soit en rapport avec le parfum : c’est chose à part, légère, sacrée, et quels effets ne produit-il pas ? Hier, j’étais encore chez Olivia, j’ornais son boudoir ; j’étais seule, et pas une autre fleur que moi ne partageait cette faveur si enviée. Elle entra rêveuse, elle s’assit et, se retournant lentement, elle me respira. Ses yeux s’animèrent peu à peu, un nuage comme voluptueux chargea sa paupière, un trouble né d’un souvenir agita son beau sein, des larmes suivirent, et une longue rêverie qui dura toute une heure. Non, le parfum, s’il n’était chose céleste, ne produirait pas de ces effets-là.
— Et moi, dit une autre (une petite fleur coquette qui sentait le musc), que n’aurais-je pas à vous dire ? et n’ai-je pas eu mes miracles aussi ? J’étais chez Cordélia, mais j’y étais sans qu’elle le sût ; une de ses femmes m’avait placée derrière un rideau et l’on ne me voyait pas, quoique je sois belle. Cordélia vint à entrer, elle s’assit ; presque aussitôt une langueur comme enivrante la saisit et enchaîna ses sens ; elle poussait de légers soupirs, mais bientôt ce furent des cris étouffés, des mouvements convulsifs et rapides. On entra : « Qu’est-ce ? dit-elle, dès qu’elle put parler. Il y a ici quelque chose, une fleur ; cherchez ! » — C’était moi invisible et cachée, dont le parfum, dont l’âme produisait à distance de ces merveilles. Si nous n’étions qu’une racine, une tige, ou même une corolle brillante aux yeux, aurions-nous à nous vanter de tels mystères ?
— Mais, mes sœurs, se hasarda à dire une autre qui n’était pourtant pas sans parfum, ne serait-ce point parce que nous sommes ici oisives et en serre, que nous nous avisons de tant raisonner sur la fine essence ? Pour moi, j’ai longtemps, s’il m’en souvient bien, et durant bien des printemps antérieurs, — j’ai été tout simplement fleur des champs. Il y avait là bien des fleurs, moins belles que vous, ô mes sœurs ! des fleurs pourtant qui jetaient leurs senteurs aux vents, aux brises du désert, ou quelquefois aux groupes joyeux qui passaient. J’ai vu même des animaux sauvages (ne vous scandalisez pas) tressaillir autant que votre belle Cordélia pour un parfum et se rouler avec délices sur ces fleurs naïves qui les enivraient. Pour elles, elles ne raisonnaient pas, elles vivaient, elles ne se croyaient pas d’une autre nature que les autres herbes voisines, moins favorisées ; et ces herbes-là, quand on les pressait bien, avaient, je vous assure, leur parfum aussi, pas toujours agréable, il est vrai ; mais enfin c’était le leur. Mes sœurs, tout cela dans l’immensité des prairies et des bois naissait, vivait, mourait, se renouvelait sans cesse, tout cela se touchait et s’enchaînait sans se le dire, et par une sorte d’harmonie qui se suffisait à elle-même.
— Or il y avait près de là, non pas dans la serre ni à titre de fleur rare (il n’en était pas digne), mais sur une fenêtre, un petit brin de réséda, poussé par hasard dans une fente de muraille ; il écoutait ces charmants discours des nobles fleurs, et quand la dernière eut parlé, il murmura de manière à être entendu :
« Oui, mes sœurs (car vous l’êtes en parfum), oui le parfum est la gloire et l’orgueil des fleurs. Que cet orgueil pourtant n’aille pas jusqu’à le vouloir séparer du reste ! Jouissons-en, donnons-le surtout avec délices, et, quand nous l’aurons exhalé, sachons bien qu’il renaîtra pour d’autres encore ; car la nature est grande, et son parfum, né dans chaque repli, est universel. »