II. (Suite.)
Et pourtant, malgré mon désir de
sortir le plus tôt possible de ces temps de trouble et de révolution
« où, comme l’a dit M. de Bonald, il est plus difficile de
connaître son devoir que de le suivre36 »
,
j’ai encore à exposer mieux que je ne l’ai fait jusqu’ici la conduite et le
caractère du président Jeannin dans cette période orageuse, en le comparant
surtout avec le personnage de Villeroi, auquel on l’associe volontiers, mais
avec qui il ne doit point se confondre.
Parlant des honnêtes gens, des gens bien intentionnés et sincères qui se trouvèrent d’abord jetés de part et d’autre dans les deux camps :
Et c’est ainsi que Dieu travaille, a dit lui-même le président Jeannin, quand il veut nous châtier sans nous perdre, quand il ne veut pas que la guerre finisse par le feu, le sang, la désolation générale, la ruine entière et le changement d’un État. Il sépare les gens de bien ; il fait que les uns se mettent avec choix au parti qu’ils estiment le plus juste, et que les autres se trouvent comme ravis et emportés par certains respects et mouvements secrets, qui sont au-dessus d’eux, dans le parti qu’ils approuvent quelquefois le moins.
Et le rôle de ces derniers est alors de tempérer autant qu’ils peuvent, de détourner et de rompre les mauvais desseins de ceux qui attisent toujours le feu avec l’épée et qui jettent le vinaigre sur les plaies. Ce rôle de modérateur et de médiateur à côté des violents fut le sien.
Bien que le détail de cette action, qui de sa nature est secrète, échappe nécessairement, il est possible encore aujourd’hui de suivre dans la conduite du président une certaine ligne générale, et d’expliquer les circonstances même où il sembla s’en écarter. J’ai dit qu’envoyé en Espagne par le duc de Mayenne pour sonder les véritables intentions de Philippe II et faisant ce voyage dans une médiocre espérance, il arriva à reconnaître dès les premières audiences que Philippe II, en s’intéressant aux affaires de la Ligue, ne voulait autre chose que la part du lion, la couronne de France pour l’infante sa fille. Mais l’art d’un négociateur est de ne pas rompre, même quand il échoue dans son but principal : il dissimule son échec et fait retraite en bon ordre. Tandis que le propre de l’homme poétique et du poursuivant de l’idéal est à tout moment de mettre le marché à la main aux choses, et de dire : Tout ou rien ! le propre de l’homme politique est de ne point casser même aux plus rudes rencontres, de ne jamais jeter, comme on dit, le manche après la cognée. Le président Jeannin, repoussé sur le point essentiel de la négociation, qui était d’assurer la couronne à un prince français, ne se refusa point à entrer dans ce qui lui fut proposé au nom du roi d’Espagne ; il y opposa seulement les difficultés puisées dans la loi salique, les peines qu’on aurait à en triompher, sembla promettre qu’on s’y emploierait, et, sans trop presser l’avenir en cet endroit, il s’attacha en attendant à obtenir les secours d’argent et de troupes, indispensables à l’entretien de la Ligue et de son chef. On voit dans les Mémoires de Sully comment ce traité de la Ligue avec l’Espagne, écrit de la main du président et contenant les conditions arrêtées, fut un jour pris sur des coureurs du côté du village de Marolles et tomba aux mains de Sully, qui en fit fête à Henri IV.
Mais quelques mois après le retour d’Espagne, aux conférences qui se tinrent à La Fère entre le duc de Mayenne et le duc de Parme venant au secours de Rouen (janvier 1592), le président Jeannin, représentant M. de Mayenne, eut à traiter avec le président Richardot et don Diego d’Ibarra, qui représentaient le capitaine de Philippe II. La déclaration de l’infante comme reine propriétaire du royaume de France fut encore mise en avant par ces derniers, et le président Jeannin, sans refus formel, sans élever d’objections sur le fond, y opposa le même genre de difficultés et de délais, insistant toujours sur le subside avant tout, et s’en remettant pour la suite à la future assemblée des États, qui voteraient ce qu’on aurait résolu. Les ministres d’Espagne ne s’y trompèrent point, et ils écrivirent à leur cour des lettres où ils taxaient de tiédeur manifeste le duc de Mayenne et le président. Le duc de Parme, dans une lettre qui fut interceptée comme les précédentes, rend à Mayenne et à son conseiller ce témoignage involontaire, qu’ils veulent avant tout conserver l’intégrité de l’État. Ces pièces des étrangers, surprises et lues, donnèrent dès lors à Henri IV une idée juste de la conduite du président Jeannin, et il le lui dira plus tard.
Dans l’intervalle du retour d’Espagne et des conférences de La Fère, il
s’était passé de graves événements à Paris. Les Seize et la faction des
zélés, déjoués d’abord
et matés par le duc de
Mayenne, avaient repris pendant ses absences et ses campagnes toute leur
audace et beaucoup de leur influence ; depuis surtout que le jeune duc de
Guise, neveu de Mayenne, s’était échappé de prison et qu’ils croyaient avoir
un autre chef lorrain à lui opposer, ils redoublaient d’insolence et
affectaient, comme auparavant, la tyrannie dans la cité. Le docteur Boucher,
curé de Saint-Benoît, et deux autres députés de sa couleur arrivèrent auprès
du duc de Mayenne à Rethel, porteurs de cahiers et de demandes au nom de la
faction ; ils accusaient sous main le duc de Mayenne de leur avoir retiré
leurs moyens d’action et de pouvoir, « et publiquement ils blâmaient
ceux qui l’assistaient, au nombre desquels je n’étais épargné, dit
Villeroi, ni ledit sieur président Jeannin, qui eut de
grandes paroles avec eux »
En s’en prenant à Villeroi
et à Jeannin, ils s’attaquaient, en effet, aux deux meilleures têtes du
conseil de Mayenne, et, dans la personne de Jeannin, à la plus brave et à la
plus courageuse. M. de Mayenne, piqué de ces insolences, et bientôt après
indigné des crimes dont elles avaient été le prélude, de l’assassinat du
président Brisson et des conseillers Larcher et Tardif, courut à Paris, se
saisit des coupables, en fit pendre quatre des plus scélérats dans une salle
basse du Louvre. Le président Jeannin dut être pour beaucoup dans cette
détermination énergique et prompte. Cette exécution du 4 décembre 1591 eut
un plein effet : les Seize y perdirent désormais leur autorité et leur
force, le parti des honnêtes gens reprit décidément courage ; les colonels
de la garde bourgeoise de Paris, dont la grande majorité était modérée,
s’entendirent pour désarmer la portion de population qui était au service
des Seize. On vit là ce qu’on a revu eu d’autres temps, un peu de sagesse
sortir de la confusion, et une société en détresse se réorganiser petit à
petit au sein du désordre. Le point de départ
et
d’appui fut ce grand exemple du 4 décembre 1591. On peut sans témérité en
faire remonter l’honneur jusqu’au président Jeannin, qui était près de
Mayenne le génie du bon conseil.
Un autre moment décisif, une détermination dans laquelle le président eut
positivement la plus directe influence, ce fut le choix qu’on fit de Paris
plutôt que de toute autre ville, pour la tenue des États généraux de 1593.
L’esprit de Paris, et les variations qu’il subit durant les quatre ou cinq
années de la Ligue, offriraient matière à bien des réflexions et des
rapprochements. Il est certain que cette grande ville soutint le siège de
1590 contre Henri IV, et l’extrême famine à laquelle elle fut réduite, avec
une constance qu’on n’aurait jamais pu attendre d’une population qui faisait
une émeute du temps des rois « quand seulement les marchés se
trouvaient deux fois sans blé »
. Était-ce héroïsme, dévouement
religieux, fanatisme exalté chez la plupart ? Villeroi, en ses sages Mémoires, paraît en douter ; il n’attribue ce sentiment
qu’à un petit nombre, et se montre disposé à croire que Paris, en cette
circonstance, soutint et supporta ce siège désespéré comme on l’a vu depuis
supporter bien des choses extrêmes, par timidité, sous l’influence et la
domination d’un petit nombre, comme on l’a vu, par exemple, en 1793,
supporter la Terreur. Quoi qu’il en soit de cette explication, l’esprit de
Paris s’était fort modifié depuis lors ; les Seize et les zélés purent
jusqu’à la fin y faire leurs jeux, parades et démonstrations publiques, sous
la protection des étrangers, « le reste de la ville était las d’eux
et de la guerre »
. Choisir Paris pour le lieu de la tenue des
États était donc un coup de maître ; c’était choisir un milieu relativement
modéré, empêcher l’assemblée de se trop émanciper si elle en avait envie, et
si elle était tentée de faire une royauté irréconciliable et non nationale ;
c’était
empêcher une armée étrangère de s’emparer
du lieu où les États siégeaient et de les tenir en sujétion ; c’était à la
fois brider Paris, en y étant présent, et pouvoir aviser à tout. L’auteur
reconnu de ce conseil, qui causa grand déplaisir à la faction espagnole, fut
le président Jeannin : « Et vous assure, nous dit Villeroi, que ce
coup fut donné très à propos pour le salut du royaume. »
Villeroi, qui était sobre de paroles, même au Conseil et autour d’un tapis
vert, dédaigna de parler et d’assister à ces États généraux. Dès les
premières séances, il fut dégoûté des brigues et des partialités dont
l’assemblée, dit-il, était déjà remplie, « lesquelles étaient
ordinairement accompagnées de reproches, aigreurs et violences
insupportables à un esprit nourri au Conseil de nos rois, comme j’ai eu
l’honneur d’être »
. Le président Jeannin était moins dégoûté et
se mettait plus en avant dans la mêlée pour le bien général ; il écrivit et
parla beaucoup dans cette assemblée. Mais l’important était plutôt dans ce
qui se faisait au-dehors, dans ce qu’on appelait la conférence de Suresnes,
où des envoyés des deux partis se réunissaient pour convenir d’une trêve et
des préliminaires de la paix. L’intention de Mayenne n’était pas très
nette ; il ne savait pas poursuivre une solution ; il voulait seulement avoir plusieurs cordes à son arc, balancer l’assemblée des
États généraux et la conférence de Suresnes l’une par l’autre, de manière à
n’être dépendant d’aucune : faux calcul qu’il prolongea trop et qui le
trompa ! Henri IV, au contraire, en accordant franchement et trêve et
prolongation de trêve, tandis que Mayenne refusait d’en profiter pour
traiter de la paix, se gagna les cœurs et les villes de son royaume ; il y
eut en trois mois plus de conversions à sa cause qu’on n’en eût pu espérer
autrement en des années. La France était lasse décidément et voulait en
finir ; on s’aperçut comme soudainement alors que la
raison était de son côté, « tant la justice et le
droit ont de puissance sur les hommes, selon la remarque judicieuse de
Villeroi, spécialement après que les maux les ont faits
sages »
.
Villeroi et Jeannin traitaient avec franchise, et dans les portraits qu’on a
tracés du caractère de ce dernier, au milieu des éloges dus à son habileté,
on n’a pas oublié de parler de sa candeur, une candeur compatible avec la
tactique des négociations. Sully, qui aime assez peu ces deux personnages
(car il aime peu de gens), et qui leur garde un fonds de rancune de
royaliste contre ligueur, les soupçonne à tort et injustement en une
circonstance particulière. Tandis que Villeroi agissait avec le plus de zèle
et allait de Mayenne à Henri IV pour la prolongation de la trêve en vue de
la paix, un jour, à Fontainebleau, Henri IV le surprit fort en lui donnant à
lire la formule d’un serment que le duc de Mayenne et ses adhérents venaient
de prêter derechef à Paris sur les saints Évangiles, le 23 juillet 1593,
devant le légat, l’ambassadeur et les ministres d’Espagne, et par lequel on
renouvelait toutes les promesses de Ligue inviolable et de guerre à mort au
roi de Navarre. On venait d’en avoir copie dans une dépêche interceptée du
légat. Villeroi ni Jeannin (est-il besoin de le dire ?) n’avaient assisté ni
pris part à cette secrète prestation de serment : « Mais il était
bien difficile, prétend Sully, qu’ils en fussent entièrement ignorants
comme ils le voulurent feindre. »
Malgré ce soupçon de Sully, il
paraît bien que la surprise de Villeroi à Fontainebleau ne fut pas jouée. Le
duc de Mayenne, lorsque Villeroi lui en parla bientôt dans un sentiment de
reproche, répondit par toutes sortes d’excuses, et conclut en ces termes qui
peignent au vrai sa situation comme chef de parti, « qu’il priait ses
amis de plaindre plutôt sa condition et lui aider à conduire ses
affaires à bon port,
que de s’offenser de ses
actions, étant toutes forcées comme elles étaient »
. S’il
n’avait rien communiqué du serment ni à lui ni au président Jeannin, c’est
qu’il savait bien, confessa-l-il, que ni l’un ni l’autre ne l’eussent
approuvé, même à titre de remède dilatoire et de palliatif contre le zèle
des Espagnols qui avaient hâte de faire un roi.
Sully toujours, qui juge sévèrement et en serviteur de la veille les hommes ralliés du lendemain, affecte de présenter Villeroi comme le type de ceux qui, en des temps de révolution et de discorde civile, s’efforcent de nager tant qu’ils peuvent entre deux eaux (ce que les Anglais appellent un trimmer), qui se ménagent comme neutres entre les deux partis, temporisent, négocient, se rendent utiles des deux côtés, le tout afin de se faire, en fin de compte, acheter plus chèrement. Ce jugement sur Villeroi est injuste et, je dirai, vulgaire : Richelieu, en ses Mémoires, a porté sur Villeroi un jugement tout autrement équitable, et qui, sans grandir le personnage, sans lui rien accorder de ce qu’il n’a pas, et en reconnaissant qu’il manquait d’une certaine générosité dans les conseils, le classe à son rang comme homme habile et des plus entendus aux choses de gouvernement. Villeroi comme les Brienne, les Pontchartrain, les Le Tellier, est d’une de ces races ou l’on était secrétaire d’État de père en fils ; il fut ministre, en vérité, près de cinquante ans durant : ministre dès l’âge de vingt-cinq ans sous Charles IX, ministre sous Henri III, ministre ou l’équivalent sous Mayenne, ministre dès la première année de restauration monarchique sous Henri IV, ministre sous la régence et sous Louis XIII. Les Anglais ont le duc de Newcastle qui eut aussi sa longévité ministérielle mémorable. Mais Villeroi eut à traverser des époques périlleuses, où il lui fallut faire preuve de bien autre chose que de tactique parlementaire et d’une grande exactitude et régularité administrative ; il lui fallut la connaissance directe des partis révolutionnaires et des hommes. Éclairés comme nous le sommes aujourd’hui par les divers accidents et régimes que nous avons traversés, j’avoue que je goûte ses Mémoires d’État, si peu agréables qu’ils soient au point de vue littéraire ; je me contente d’y trouver des maximes de grand sens. Villeroi, comme médecin social, a le sentiment juste des crises, des situations et des bons instants qu’il importe de saisir :
Monsieur, dit-il en s’adressant à M. de Bellièvre dans son Apologie, c’est grande imprudence de perdre l’occasion de servir et secourir le public, principalement quand elle dépend de plusieurs ; car il advient rarement qu’elle se recouvre, parce qu’il faut peu de chose à faire changer d’avis à une multitude.
Et il distingue à merveille les moments principaux, que le duc
de Mayenne a manqués et perdus, de faire avantageusement sa paix avec
Henri IV. La méthode de Villeroi, d’ailleurs, est plutôt expectante.
Henri IV remarquait de lui que ses raisons et moyens se réduisaient
d’ordinaire « aux temporisements, à la patience et à l’attente des
erreurs d’autrui »
. Il y avait d’autres circonstances (on vient
de le voir) où Villeroi, en temporisant, attendait de la part d’autrui des
retours de raison et de sagesse. Ses maximes habituelles sont, en effet, que
« c’est grande prudence aussi de céder quelquefois au temps et
aux occasions qui se présentent, car par ce moyen l’on évite souvent de
grands périls, lesquels passés, l’on recouvre après facilement, voire au
double, ce que l’on y a mis »
. Il a remarqué, dit-il, toute sa
vie, « que ceux qui ont voulu précipiter leur fortune l’ont plutôt
reculée qu’avancée, chaque fruit voulant être cueilli en sa saison pour
être de bonne garde »
. Dans les négociations qu’il entreprenait,
et qui souvent eussent semblé inutiles à
d’autres
et désespérées dès le début, il ne craignait pas de se mettre en campagne et
d’essayer d’attacher sa trame, malgré la distance et les inégalités des
prétentions, « considérant qu’un bon marché ne se conclut du premier
coup ; que les hommes ne demeurent ordinairement à un mot ; que, pour en
achever un, il le faut commencer… »
. Je recommanderai aux amis
d’une certaine beauté judicieuse et politique une page entre autres de son
Apologie, dont voici les premiers mots :
« Monsieur, jamais négociation ne fut plus difficile à enfoncer
que celle-ci (de la paix) ; car chacun disait la vouloir, mais personne
ne voulait faire ce qui était nécessaire pour y parvenir… »
Nulle part le complexe d’une situation n’a été mieux analysé que dans cette
page ; on n’a jamais mieux résumé les difficultés, les fautes et les
faux-fuyants des divers partis en présence.
C’en est assez sur le mérite de Villeroi, mais il était peut-être nécessaire
de l’approfondir ainsi pour mieux faire ressortir celui du président
Jeannin. Tous deux ont été les hommes d’État de la Ligue, bonnes têtes avec
des caractères tout différents. Je reprends le président par ce qui le
distingue : ce n’est pas lui qu’on pourrait accuser de louvoyer et de nager
entre deux eaux. Il y a dans le président pendant la Ligue deux hommes en
quelque sorte : d’une part, le conseiller politique, l’homme sage et
patriote qui cherche le salut général et la pacification de l’État ; et de
l’autre il y a l’ami, l’intime du duc de Mayenne, « celui qui connaît
le mieux l’intérieur de son cœur »
. Il faut faire cette double
part dans ce qu’on sait et ce qu’on devine de la conduite du président
Jeannin durant la Ligue, et par exemple quand on lit ses lettres à Villeroi
du 14 et du 22 avril 1592, et celle du 8 mai suivant, où il semble faire la
paix plus difficile et la mettre à de plus chères
conditions qu’on ne voudrait. Chez le président Jeannin, quand le
conseiller politique avait épuisé ses raisons auprès du duc, l’ami intime,
le serviteur fidèle conservait la place et continuait de le servir quand même. L’ambassadeur d’Espagne (le duc de Feria),
dans une dépêche à Philippe II qui fut interceptée, donnant la liste des
députés qui assistaient à la conférence de Suresnes, et ajoutant au nom de
chacun une note et un signalement distinct, disait de tel et tel :
« Celui-ci est neutre. — Celui-là agira dans son intérêt. »
Et du président Jeannin il
disait : « Il fera tout ce qui lui paraîtra avantageux au duc de
Mayenne. »
Les auteurs d’éloges et de discours académiques, Saumaise, plus tard Guyton
de Morveau, ont couru un peu rapidement sur ce point, et se sont trop
attachés à montrer dans le président Jeannin un ligueur qui avait hâte de
sortir de la faction où il avait été jeté, et qui, « sans trahir son
parti, en défaisait la cause »
. Le président était sincèrement
affectionné au duc de Mayenne, à qui cette amitié fait honneur, et il fut du
petit nombre de ceux qui lui dirent : « Vous avez tort, mais je vous suivrai
jusqu’au bout. » Jeannin servit donc Mayenne jusqu’à la dernière extrémité
et osa être un vaincu. Chacun faisait sa paix ; le roi était converti ;
Paris était rendu.
Villeroi était à la veille de redevenir ministre : Jeannin ne songeait pas à sa soumission, et il rendait à son duc, qui guerroyait encore et qui n’avait pas su faire sa paix à temps, tous les bons offices d’un serviteur loyal et d’un ami. Mayenne, voyant que la ville de Laon allait être investie, se hâta d’en sortir et y laissa son second fils, M. de Sommarive, avec Jeannin pour conseiller et Du Bourg pour gouverneur militaire. Mansfeld, en force, s’avança au secours de la place ; il pouvait en faire lever le siège, pour peu qu’il reçût des Pays-Bas de nouveaux renforts. Henri IV dans cette crainte était disposé à négocier, mais ce n’était plus le moment pour Mayenne, qui était tout à la merci des Espagnols et qui dépendait uniquement des secours qu’il en attendait ; un soupçon qu’ils eussent pris de lui l’eût perdu :
Voilà pourquoi, dit Mézeray, le président Jeannin, sachant les intentions du duc, ne put être ébranlé par les persuasions du roi en personne ; lequel le menaçant que son opiniâtreté lui pourrait bien causer du repentir, il lui repartit hardiment qu’il entendait bien ce que Sa Majesté voulait dire, mais qu’il ne lui donnerait pas le moyen d’en venir là, car il mourrait sur la brèche en homme de bien.
Cependant les secours manquant et Mansfeld ayant été obligé à
la retraite, force fut à la ville, après trois assauts, de capituler. Cette
capitulation, signée le 22 juillet 1594, reçut son exécution le 2 août
suivant. Biron conduisit à Soissons les capitulés. C’est de là que le
président Jeannin faisait parvenir au duc de Mayenne, à Bruxelles, un
dernier avis utile, qui était de se rendre au plus tôt en Bourgogne,
« autrement qu’il était en danger d’y perdre tout ce qui tenait
encore pour lui »
. Sully, dans ses Mémoires,
ou plutôt ses secrétaires ont travesti ce conseil sensé du président, et ils
ont supposé de sa part je ne sais quel plan exagéré proposé à M. de Mayenne
de faire ériger la Bourgogne en royaume, par l’aide du pape et de
l’empereur, et autres chimères. Une pareille supposition calomnie le
président, attaché de tout temps à l’intégrité de la France.
Cependant sa fidélité envers Mayenne, si honorable et si prolongée, dont les
motifs désintéressés n’étaient pas suspects, et qui s’ajoutait à des
antécédents si connus de modération et de clairvoyance, ne put que
recommander le président Jeannin auprès de Henri IV, bon juge des hommes.
Aussi, lorsqu’après la victoire de Fontaine-Française (juin 1595), passant
en Bourgogne,
il vit le président et que celui-ci
parut s’étonner de l’accueil qu’un vieux ligueur comme lui recevait du roi :
« Monsieur le président, lui dit Henri IV, j’ai toujours couru
après les honnêtes gens, et je m’en suis bien trouvé. »
C’est
ainsi que ce noble roi entendait et appliquait l’espèce de menace qu’il
avait faite au siège de Laon.
Ici une nouvelle carrière commence pour le président Jeannin, carrière
ouverte et toute royale, où il trouvera son illustration définitive.
Henri IV, dès l’abord, déclara à Villeroi qu’il voulait se servir du
président et lui faire du bien, et il le lui témoigna par des preuves
effectives. Comme la capacité principale et la qualité maîtresse du
président était pour les négociations, on le voit employé en 1600-1601 dans
les conférences diplomatiques pour traiter avec le duc de Savoie, dans les
démarches qui furent faites pour amener à résipiscence le maréchal de Biron.
Dans une lettre de Henri IV à Sully, datée de Calais, 2 septembre 1602, on
lit : « J’écris au président Jeannin qu’il vienne avec vous, car je
suis de votre avis qu’il pourra se présenter occasion de
l’employer. »
Il était conseiller au Conseil d’État ; intendant
des finances ; employé et consulté dans toutes les affaires importantes et
secrètes. Sully lui attribue ainsi qu’à Villeroi une part directe dans le
rétablissement des Jésuites en France (1604) ; il suppose que ces deux
conseillers, Jeannin et Villeroi, malgré leur entière conversion
monarchique, avaient encore dans l’esprit quelque reste du vieux levain,
« quelque diminutif de semence espagnolique et
ligueuse dans la fantaisie »,
et qu’ils étaient portés
à favoriser ce qui tenait à leur ancien parti. Pourquoi ne pas supposer que
ces hommes sages et, ce me semblea, exempts de passion, avaient à cœur
en effet de maintenir en France la religion de nos pères, et qu’ils
estimaient le rétablissement en question un contrepoids
utile à cette confédération formée et à cette petite
république protestante qui subsistait au sein de l’État ? Nous verrons le
président dans son ambassade de Hollande se prononcer bien noblement au nom
de son maître pour la cause de la tolérance et d’une juste liberté
religieuse, et le continuateur de De Thou l’a grandement loué à ce sujet,
comme l’eût fait de Thou lui-même s’il eût poussé jusque-là son Histoire.
C’est à cette ambassade qu’il nous faut venir pour apprécier au complet le
président Jeannin, dont elle est demeurée le principal titre de gloire. En
avril 1607, Henri IV apprit que les Provinces-Unies de Hollande, qu’il
soutenait depuis longtemps de ses subsides, étaient près de souscrire à une
paix ou trêve avec l’Espagne, et cela directement et sans son conseil. Il
importait que Jeannin et l’ancien ambassadeur Buzenval, qui y retournait
avec lui, arrivassent à La Haye avant un certain jour où une détermination
pouvait être prise. Embarqués à Calais le 17 mai, le président et son
collègue débarquèrent le 22 à Flessingue ; puis, ayant repris la mer, ils
atteignirent Rotterdam et furent à La Haye le 24. Les vents n’avaient cessé
d’être contraires. Les détails de cette traversée nous ont été transmis avec
beaucoup de vivacité par Saumaise, qui, jeune alors, accompagnait le
président dans ce voyage. D’après son curieux récit, il paraîtrait que le
président, en sachant gré au roi de la marque de confiance dont il était
l’objet, imputait à la jalousie de Sully, et au désir que celui-ci avait de
l’éloigner, le choix qu’on faisait de lui dans des circonstances aussi
difficiles. Jeannin avait alors soixante-sept ans au moins37 ; il était malade de la pierre. Il
fallait partir au plus tôt ; et le moindre retard pouvait
mécontenter le roi et préjudicier aux affaires. Le président se jeta
résolument au fort de ces difficultés, qui n’eurent d’autre effet sur lui
que de le rendre « plus attentif à sa fortune et plus vigoureux au
travail
:
Ce qu’il montra bien au voyage, nous dit Saumaise, et me souviens que séjournant à Calais pour attendre le vent, et craignant que cette longueur ne lui fît préjudice, il se fut embarqué contre vent et marée, si le pilote craintif l’eût osé hasarder.
Cependant il fut averti que ses ennemis avaient fait quelque profit de son séjour, et qu’ils avaient excité l’impatience du roi qui le désirait à La Haye et l’avait toujours fort pressé. Sur cet avis, à quelque prix que ce fût, il voulut faire voile, et s’en alla sur le port, où la bonne fortune lui présenta le vice-amiral de Zélande, qui avait ordre de le passer avec trois vaisseaux de guerre qu’il avait laissés à la rade…
Il partit, continue Saumaise, quelque résistance que lui fît l’amiral, et fûmes trois jours entiers les voiles abattues et pliées, à n’aller que par marée, quelquefois à la bouline et toujours avec travail ; cependant notre bon vieillard, quelque malade qu’il fût, ne se voulut coucher et dit qu’un homme de bien ne passait point la mer dans un lit.
À la fin nous vîmes Flessingue, première ville de Zélande ; et quelque devoir que fissent les matelots, il était sept heures de nuit que nous étions encore à trois milles du port, où les vaisseaux ne pouvaient entrer qu’au lendemain et au retour de la marée qui nous venait de faillir ; cela n’empêcha point que cet homme sans peur, contre le conseil du pilote, ne se mît à la nuit et par un mauvais temps dans la chaloupe du vaisseau, duquel on tira quelques coups de pièces pour avertir que l’ambassadeur arrivait.
J’ai laissé ce récit dans son admiration un peu naïve, comme étant celui d’un témoin qui s’est peut-être exagéré le péril, mais qui rend du moins une vive impression personnelle. Le président Jeannin, vieux et malade, toujours généreux et plein de cœur, courait aux négociations, à ce champ de bataille pacifique qui était le sien, comme le guerrier va au feu, comme César courait à ses légions, malgré les vents et les flots et en méprisant les tempêtes.