(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410
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(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE KRÜDNER » pp. 382-410

MADAME DE KRÜDNER197

Dans les personnes contemporaines dont les productions nous ont amené à étudier la physionomie et le caractère, nous aimons quelquefois à chercher quels traits des âges précédents dominent, et à quel moment social il serait naturel de les rapporter comme à leur vrai jour. Ce genre de supposition, en ne le forçant pas, a son avantage : c’est comme pour un tableau que l’on comprend mieux quand on s’en éloigne à différents points de vue, ou quand on le fait déplacer, monter, baisser peu à peu, jusqu’à ce qu’on ait atteint la vraie, la profonde perspective. Si nous avons trouvé, par exemple, que Mme de Souza était simplement du dix-huitième siècle qu’elle continuait dans le nôtre, il nous a semblé que, tout en représentant de près la Restauration dans sa meilleure nuance, Mme de Duras ne représentait pas moins, dans un lointain poétique, par sa vie, par ses pages élégantes, par ses sentiments passionnés suivis de retours chrétiens, et par sa mort, quelque chose des plus touchantes destinées du dix-septième siècle. Aujourd’hui, en abordant Mme de Krüdner sous son auréole mystique, dans sa blancheur nuageuse, dans la vague et blonde lumière d’où elle nous sourit, notre vue et notre conjecture se reportent d’abord bien au delà de notre siècle et des deux précédents : nous n’hésitons pas à la replacer plus haut. C’est comme une sainte du moyen-âge qui nous apparaît, une sainte du Nord, du treizième siècle, une sainte Élisabeth de Hongrie, ou encore quelque sœur du Grand-Maître des Chevaliers porteglaive, qui, du fond de sa Livonie, attirée sur le Rhin, et longtemps mêlée aux délices des cours, ayant aimé et inspiré les illustres minnesinger du temps, ayant fait elle-même quelque roman en vers comme un poëte de la Wartbourg, ou plutôt ayant voulu imiter notre Chrestien de Troyes ou quelque autre fameux trouvère en rime française, en cette langue la plus délitable d’alors, serait enfin revenue à Dieu, à la pénitence, aurait désavoué toutes les illusions et les flatteries qui l’entouraient, aurait prêché Thibaut, aurait consolé des calomnies et sanctifié Blanche, serait entrée dans un Ordre qu’elle aurait subi, qu’elle aurait réformé, et, autre sainte Claire, à la suite d’un saint François d’Assises, aurait remué comme lui des foules, et parlé dans le désert aux petits oiseaux.

Voilà, en effet, Mme de Krüdner, telle qu’elle aurait dû venir pour remplir toute sa destinée, pour ne pas être seulement un romancier charmant et bientôt une illuminée qui fit sourire, pour ne pas manquer, comme il lui est arrivé, cette seconde partie de son rôle et d’une vie qu’elle avait voulu rendre sans réserve à Dieu, à la charité, à l’œuvre de la sainte parole, au salut et au renouvellement du monde. Mais qu’y faire ? elle était née au plein milieu du dix-huitième siècle ; les descendants de l’Ordre Teutonique étaient devenus luthériens ; luthérienne donc, et puis femme d’ambassadeur, elle eut à essuyer d’abord toute cette vie de monde, de scepticisme et de plaisirs ; et lorsqu’elle y échappa, lorsque la flamme des événements publics vint éprendre cette âme si fervente sous une enveloppe si frêle, et lui fit croire à l’heure de prédire, de frapper tour à tour et de consoler, il se trouve que bien peu l’entendirent ; qu’elle fut comme la prophétesse stérile d’Ilion en cendres ; que ceux même que sa rapide éloquence de cœur avait un moment saisis, comme la poussière éparse que la nue électrique enlève, elle passée, retombèrent ; et qu’elle-même, sans ordre fixe, sans discipline, sans tradition, soulevée par le souffle ardent des catastrophes et n’ayant entrevu que des lueurs, perdit aussitôt la trace de l’avenir, et mourut dans une Crimée, sans rien laisser, sans rien servir, flocon de neige apporté et remporté par l’aquilon, un simple éclair et un cri de plus dans le vaste orage !

La dernière limite où l’on conçoit Mme de Krüdner possible avec ses facultés complètes et toute la convenance de son développement, c’est la fin du seizième ou le commencement du dix-septième siècle. Elle aurait pu alors, comme sainte Thérèse, et un peu plus tard comme Mme de Chantal, trouver encore appui à l’une des colonnes subsistantes du grand édifice catholique ébranlé ; elle aurait rouvert une route monastique nouvelle dans la ligne encore indiquée des saintes carrières. Elle aurait eu, à ses moments de vertige et d’obscurcissement, ces savants et sûrs docteurs des âmes, un saint François de Borgia, un vénérable Pierre d’Alcantara, un saint François de Sales. Je ne lui aurais pas conseillé de venir plus tard, même au temps de l’adorable Fénelon, qui eût déjà un peu trop abondé en son sens et peut-être bercé sa chimère198. Mais de nos jours, qu’est-ce ? où furent ses guides ? Faible femme en ses plus beaux élans, vase débordé d’amour, où puisa-t-elle sa doctrine ? Roseau parlant, mais agité par tous les vents qui se combattent, à qui demandait-elle le souffle pur de la parole ? Je cherche et ne vois pas à ses côtés l’ombre même d’un Fénelon ; ce ne sont qu’apôtres à l’aventure. Qu’on la presse de questions, qu’on la pousse sur les moyens, sur le but, sur la tradition légitime et le symbole, la voilà qui s’arrête ; son abondance de cœur lui fait défaut, et elle se retourne, en l’interrogeant, vers M. Empeytas.

Pour nous, au reste, qui avons à l’envisager surtout comme auteur d’un délicieux ouvrage, elle est assez complète, et l’inachèvement même de sa destinée devient un tour romanesque de plus. Puisqu’elle n’a pas été une sainte, Valérie demeure son titre principal, celui autour duquel, bon gré mal gré, se rattache sa vie. Sans plus donc chercher à la déplacer en idée et à la transporter par delà les lointains de l’horizon, nous allons l’envisager et la suivre dans ce qu’il lui a été permis d’être au jour qu’elle a vécu.

Née à Riga, aux bords de la Baltique, vers l’année où Mme de Staël naissait eu France, Mme Juliana de Krüdner, fille du baron de Wietinghoff, un des grands seigneurs du pays, et d’une famille qu’avait récemment encore illustrée le maréchal de Münnich, eut une première enfance telle qu’elle s’est plu à la peindre dans les souvenirs de sa Valérie. Elle fut élevée d’abord au sein d’une campagne pittoresque et sauvage : ce charmant petit lac où le vent jetait quelquefois les pommes de pins de la forêt, et où elle conduisait, en se jouant, une barque légère, ces sorbiers, amis des oiseaux, ces pyramides de sapins tout peuplés d’écureuils qui se miraient dans les ondes, ces plaintes des joncs, ces rayons de lune sur les bouleaux pâlissants, tel fut le fond de tableau à jamais cher, où se déclara son innocente et déjà passionnée rêverie. Les élégances du monde et de la société s’y joignirent bientôt. La haute noblesse du Nord était alors attirée par un attrait invincible vers Paris, vers cette Athènes des arts et des plaisirs. Les princes et les rois s’honoraient d’y venir passer quelques instants, et d’y prendre, pour ainsi dire, leurs grades de beaux-esprits ou d’esprits-forts. Leurs ambassadeurs étaient eux-mêmes un des ornements essentiels de la philosophie et de la conversation française : on se rappelle sur quel pied distingué y vivaient le baron de Gleichen, ambassadeur de Danemark, et celui de Suède, le baron de Creutz. La jeune Livonienne, lorsqu’elle vint de bonne heure à Paris, y vit la continuation de ce monde. Mariée à dix-huit ans au baron de Krüdner, son parent, qui, bien que jeune encore, avait un bon nombre d’années plus qu’elle, elle ne paraît jamais s’être plus occupée de lui que lorsqu’elle l’a peint, en l’idéalisant un peu, dans le personnage du Comte, époux de Valérie. C’était l’habitude alors dans ces mœurs de grande compagnie : un mari vous donnait un nom définitif, une situation et une contenance convenable et commode ; il ne prétendait guère à rien de plus, et de lui, passé ce point, dans la vie de la femme célèbre, il n’était jamais fait mention. On le découvrait tout au plus de profil, ou le dos tourné, dans le coin du prochain roman. M. de Krüdner, ambassadeur pour la Russie en diverses cours de l’Europe, y introduisit successivement la personne qui nous occupe, et qui partout ravissait, enchaînait les cœurs sur ses pas.

Les particularités de sa première vie sont déjà bien loin : elle avait atteint vingt ans avant que la Révolution française eût commencé ; n’ayant encore aucune célébrité ni prétention littéraire, elle était simplement une femme à la mode : tout ce que sa grâce, son esprit et son âme ne manquèrent pas alors d’inspirer ou de ressentir, n’a laissé que des traces légères comme elle. Il serait vain et fastidieux de les rechercher autre part que dans Valérie qui en réunit, comme en un miroir, tous les rayons les plus purs.

Il ne paraît pas que la Révolution française, en éclatant, ait dérangé la vie et la tournure, encore toute mondaine, de celle que plus tard les événements de la fin devaient tant exalter. Ses passions, ses tendresses et ses gaietés lui faisaient encore trop de bruit dans cet âge heureux pour qu’elle entendît autre chose. La partie profonde de son âme était (pour me servir d’une expression de Valérie) comme ces sources dont le bruit se perd dans l’activité et dans les autres bruits du jour, et qui ne reprennent le dessus qu’aux approches du soir. Malgré 89, malgré 93, quand déjà des voix prophétiques et bibliques devenaient distinctes, quand Saint-Martin, moins inconnu qu’auparavant, écrivait son Éclair, quand de Maistre lançait ses premières et hautes menaces, quand Mme de Staël arrivait, en parlant de sentiment, à de puissants éclats d’éloquence politique, Mme de Krüdner ne paraît pas avoir cessé de voir dans Paris, dans ce qu’elle traitera finalement comme Ninive, une continuelle Athènes.

Une lettre de février 93, écrite par elle de Leipsick à Bernardin de Saint-Pierre199, prouve seulement que de grandes douleurs personnelles, la mort d’un père, quelque secret déchirement d’une autre nature peut-être, le climat aussi de Livonie, avaient, durant les quatorze derniers mois, porté dans cette organisation nerveuse un ébranlement dont elle commençait enfin à revenir : « La fièvre qui brûlait mon sang, dit-elle, a disparu ; mon cerveau n’est plus affecté comme il l’était autrefois, et l’espérance et la nature descendent derechef sur mon âme soulevée par d’amers chagrins et de terribles orages. Oui, la nature m’offre encore ses douces et consolantes distractions ! elle n’est plus recouverte à mes yeux d’un voile funèbre… En reprenant mes facultés, en recouvrant mes souvenirs, ma pensée a volé vers vous200… Quelle est votre existence dans un moment de troubles si universels ? » Ce mot est le seul de la lettre qui fasse allusion à l’état des événements publics. M. de Krüdner occupait alors, en Danemark, son poste d’ambassadeur. Quant à elle, d’accord avec lui, elle devait habiter Leipsick pour l’éducation de son fils. Mais son premier regard, aussitôt sa vie morale renaissante, se reportait vers l’auteur de Paul et Virginie (de Virginie qui sera un jour pour Valérie une sœur), et vers Paris.

Elle y revint après plusieurs voyages à travers l’Europe, en 1801, à ce moment de paix et de renaissance brillante de la société et des lettres. Elle était assez jeune et belle toujours, délicieuse de grâce ; petite, blanche, blonde, de ces cheveux d’un blond cendré qui ne sont qu’à Valérie, avec des yeux d’un bleu sombre ; une voix tendre, un parler plein de douceur et de chant, comme c’est le charme des femmes livoniennes ; une walse enivrante, une danse admirée. Ses toilettes n’allaient qu’à elle ; son imagination les composait sans cesse, et il lui en est échappé quelques secrets. Qu’on se rappelle la danse du schall, et cette toilette de bal dans laquelle on pose sur les cheveux blonds de Valérie une douce guirlande bleue de mauves. Telle je me l’imagine toujours, entrant vivement en quelque soirée splendide, au milieu d’un chant de Garat : chacun se retourne au bruit aérien de ses pas ; on crut voir la Musique elle-même.

C’est à Paris où venait de paraître René, c’est à Berlin où elle retourna bientôt, et où elle recevait à chaque courrier des caisses de parures nouvelles, c’est là, et pendant que Mme de Staël de son côté publiait en France Delphine, que Mme de Krüdner, rassemblant des souvenirs déjà anciens, et peut-être aussi des pages écrites précédemment, se mit à composer Valérie.

Valérie parut en l’an XII (1804), sans nom d’auteur, à Paris201. Quand Mme de Staël en pleine célébrité, et hautement accueillie par l’école française du dix-huitième siècle, commençait à tourner à l’Allemagne, Mme de Krüdner, du sein de la patrie allemande, et malgré la littérature alors si glorieuse de ce pays, n’avait d’yeux que vers le nôtre. Dans cette langue préférée, elle nous envoyait un petit chef-d’œuvre, où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichir, étendre le genre des La Fayette et des Souza. Après Saint-Preux, après Werther, après René, elle sut être elle-même, à la fois de son pays et du nôtre, et introduire son mélancolique Scandinave dans le vrai style de la France. Gustave, au plus fort de son délire amoureux, écrit sur son journal : « J’ai avec moi quelques auteurs favoris ; j’ai les odes de Klopstock, Gray, Racine ; je lis peu, mais ils me font rêver au delà de la vie… » Remarquez Gray, et surtout Racine, après Klopstock ; cela se tempère. Dans Valérie, en effet, plus que chez Mme de Staël, l’inspiration germanique, si sentimentale qu’elle soit, se corrige en s’exprimant, et, pour ainsi dire, se termine avec un certain goût toujours, et par une certaine forme discrète et française. Ce qui, à l’origine, serait aisément devenu une ode de Klopstock, nous arrive dans quelques sons du langage de Bérénice.

Delphine est certainement un livre plein de puissance, de passion, de détails éloquents ; mais l’ensemble laisse beaucoup à désirer, et, chemin faisant, l’impression du lecteur est souvent déconcertée et confuse : les livres, au contraire, qui sont exécutés fidèlement selon leur propre pensée, et dont la lecture compose dans l’esprit comme un tableau continu qui s’achève jusqu’au dernier trait, sans que le crayon se brise ou que les couleurs se brouillent, ces livres, quelle que soit leur dimension, ont une valeur d’art supérieur, car ils sont en eux-mêmes complets. Je lisais l’autre jour, dans un recueil inédit de pensées : « La faculté poétique n’est autre chose que le don et l’art de produire chaque sentiment vrai, en fleur, selon sa mesure, depuis le lys royal et le dahlia jusqu’à la pâquerette. » Ce qui est dit là de la poésie, à proprement parler, peut s’appliquer à toute œuvre créée et composée, où l’idée du beau se réfléchit. Eugène de Rothelin est certes un tableau de moindre dimension et, si l’on veut, de moindre portée que Delphine ; mais c’est un chef-d’œuvre en son genre et dans sa mesure. Une petite rivière brillante, aux ondes perlées, encaissée à merveille, et courant sur un lit de sable fin sous une atmosphère transparente, a son prix, et comme beauté, à l’œil du peintre, elle est supérieure au fleuve plus large, mais inégal, brisé, et tout d’un coup vaseux ou brumeux. Si nous nous reportons aux maîtres, Jean-Jacques, voulant recommander pour les finesses de cœur la quatrième partie de sa Nouvelle Héloïse, n’a pas dédaigné de la rapprocher de la Princesse de Clèves 202, et il paraît envisager celle-ci comme modèle. Il avait raison de le croire, et aujourd’hui même, comme charme, sinon comme puissance, plus peut-être que la Nouvelle Héloïse, la Princesse de Clèves demeure. C’est ainsi qu’Eugène de Rothelin, Valérie et Adolphe sont des pièces d’une qualité et d’un prix fort au-dessus de leur volume. Valérie, au reste, par l’ordre des pensées et des sentiments, n’est inférieure à aucun roman de plus grande composition ; mais surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, l’unité véritable ; elle a, comme avait la personne de son auteur, le charme infini de l’ensemble.

Valérie a des côtés durables en même temps que des endroits de mode et déjà passés. Il y a eu dans le roman des talents très-remarquables, qui n’ont eu que des succès viagers, et dont les productions exaltées d’abord se sont évanouies à quelques années de là. Mlle de Scudéry et Mme Cottin, malgré le grand esprit de l’une et le pathétique d’action de l’autre, sont tout à fait passées. Pas une œuvre d’elles qu’on puisse lire autrement que par curiosité, pour savoir les modes de la sensibilité de nos mères. Mme de Montolieu est encore ainsi : Caroline de Lichtfield, qui a tant charmé une première fois à quinze ans, ne peut se relire, pas plus que Claire d’ Albe ; Valérie, au contraire, a un coin durable et à jamais touchant ; c’est une de ces lectures qu’on peut se donner jusqu’à trois fois dans sa vie, aux différents âges.

La situation de ce roman est simple, la même que dans Werther : un jeune homme qui devient amoureux de la femme de son ami. Mais on sent ici, à travers le déguisement et l’idéal, une réalité particulière qui donne au récit une vie non empruntée. Werther se tuerait quand même il n’aimerait pas Charlotte ; il se tuerait pour l’infini, pour l’absolu, pour la nature ; Gustave ne meurt en effet que d’aimer Valérie. La naissance de cet amour, ses progrès, ce souffle de tous les sentiments purs qui y conspirent, remplissent à souhait toute la première moitié : des scènes variées, des images gracieuses, expriment et figurent avec bonheur cette situation d’un amour orageux et dévorant à côté d’une amitié innocente et qui ignore. Ainsi quand à Venise, au bal de la Villa-Pisani, Gustave, qui n’y est pas allé, passant auprès d’un pavillon, entend la musique, et, monté sur un grand vase de fleurs, atteint la fenêtre pour regarder ; quand il assiste du dehors à la merveilleuse danse du schall dansée par Valérie, et qu’à la fin, enivré et hors de lui, à l’aspect de Valérie qui s’approche de la fenêtre, il colle sa lèvre sur le carreau que touche en dedans le bras de celle qu’il aime, il lui semble respirer des torrents de feu ; mais, elle, n’a rien senti, rien aperçu. Quel symbole plus parfait de leurs destinées et de tant de destinées plus ou moins pareilles ! Une simple glace entre eux deux : d’un côté le feu brûlant, de l’autre l’affectueuse indifférence ! — Ainsi encore, quand, le jour de la fête de Valérie, le Comte étant près de la gronder, Gustave envoie un jeune enfant lui souhaiter la fête et rappelle ainsi au Comte de ne pas l’affliger ce jour-là, Valérie est touchée, elle embrasse l’enfant et le renvoie à Gustave, qui l’embrasse sur la joue au même endroit, et qui y trouve une larme : « Oui, Valérie, s’écrie-t-il en lui-même, tu ne peux m’envoyer, me donner que des larmes203. » Cette même idée de séparation et de deuil, cet anneau nuptial qu’il sent au doigt de Valérie dès qu’il lui tient la main, reparaît sous une nouvelle forme à chaque scène touchante.

Le portrait de Valérie elle-même revient, repasse sans cesse à travers cela, dans toutes les situations, dans toutes les poses, souriant, attristé, mobile, et comme amoureusement répété par mille glaces fidèles.

Le second volume offre quelques défauts qui tiennent au romanesque : je crois sentir que l’invention y commence. La fin, en effet, de ces romans intimes, puisés dans le souvenir, n’est guère jamais conforme à la réalité. Ils sont vrais à moitié, aux trois quarts ; mais il faut les continuer, les achever par l’idéal, ce qui exige une attention extrême, pour ne pas cesser de paraître naturel. Il faut faire mourir en toute vraisemblance son héros, tandis qu’il vit demi-guéri quelque part, à Bade ou à Genève. Il y a dans la seconde moitié un endroit où Gustave, près de quitter Valérie, et l’entretenant avec trouble, se blesse tout d’un coup au front en s’appuyant contre une fenêtre ; c’est là une blessure un peu illusoire et de convention ; le plus délicat des amants ne saurait se blesser ainsi. Un peu après, quand Gustave, passant durant la nuit près de la chambre de Valérie, chastement sommeillante, ne peut résister au désir de la regarder encore une fois, et qu’il l’entend murmurer en songe les mots de Gustave et de mort, c’est là un songe officiel de roman, c’est de la fable sentimentale toute pure, couleur de 1803. Heureusement, le vrai de la situation de Gustave se retrouve bientôt. Un des endroits le mieux touchés est celui où Valérie en gondole, légèrement effrayée, et qui vient de mettre familièrement sur son cœur la main de Gustave, au moindre effroi sérieux, se précipite sur le sein du Comte : « Oh ! que je sentis bien alors tout mon néant, et tout ce qui nous séparait ! » Lorsque Gustave s’en est allé seul avec sa blessure dans les montagnes, quand, durant les mois d’automne qui précèdent sa mort, il s’enivre éperdument de sa rêverie et des brises sauvages, quand il devient presque René, comme il s’en distingue aussitôt et reste lui-même encore, par cette image gracieuse de l’amandier auquel il se compare, de l’amandier exilé au milieu d’une nature trop forte, et qui pourtant a donné des fleurs que le vent disperse au précipice ! Comme on retrouve là cette frêle et tendre adolescence jetée au bord de l’abîme, cette nature d’âme aimable, mystique, ossianesque, parente de Swedenbourg, amante du sacrifice, ce jeune homme qui, comme René, a dépassé son âge, qui n’en a su avoir ni l’esprit, ni le bonheur, ni les défauts, mais que le Comte, d’une voix moins austère que le Père Aubry pour Chactas, conviait seulement à ces douces affections qui sont les grâces de la vie, et qui fondent ensemble notre sensibilité et nos vertus !… Gustave qui, à certains moments de sa solitude enthousiaste, se rapproche aussi de Werther ; qui égale même cette voix éloquente et poétique, en cette espèce d’hymne où il s’écrie : « Je me promène dans ces montagnes parfumées par la lavande…, » Gustave s’en distingue encore à temps et demeure lui-même, rejetant l’idée de se frapper, pieux, innocent et pur jusque dans son égarement, rendant grâce jusque dans son désespoir. En un mot, Gustave réussit véritablement à laisser dans l’âme du lecteur, comme dans celle de Valérie, ce qu’il ambitionne le plus, quelques larmes seulement, un de ces souvenirs qui durent toute la vie, et qui honorent ceux qui sont capables de les avoir.

M. Marmier, qui a écrit sur Mme de Krüdner un morceau senti204, a très-bien remarqué dans Valérie nombre de pensées déjà profondes et religieuses, qui font entrevoir la femme d’avenir sous le voile des premières élégances ; j’en veux citer aussi quelques traits qui sont des présages :

« Son corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait incliner, et son âme forte et courageuse braverait la mort pour la vertu et pour l’amour. »

« …. Non, poursuivis-je, la beauté n’est vraiment irrésistible qu’en nous expliquant quelque chose de moins passager qu’elle, qu’en nous faisant rêver à ce qui fait le charme de la vie, au delà du moment fugitif où nous sommes séduits par elle ; il faut que l’âme la retrouve quand les sens l’ont assez aperçue. »

« Tu le sais, mon ami, écrit Gustave, j’ai besoin d’aimer les hommes ; je les crois en général estimables ; et si cela n’était pas, la société depuis longtemps ne serait-elle pas détruite ? L’ordre subsiste dans l’univers, la vertu est donc la plus forte. Mais le grand monde, cette classe que l’ambition, les grandeurs et la richesse, séparent tant du reste de l’humanité, le grand monde me paraît une arène hérissée de lances, où, à chaque pas, on craint d’être blessé ; la défiance, l’égoïsme et l’amour-propre, ces ennemis-nés de tout ce qui est grand et beau, veillent sans cesse à l’entrée de cette arène et y donnent des lois qui étouffent ces mouvements généreux et aimables par lesquels l’âme s’élève, devient meilleure, et par conséquent plus heureuse. J’ai souvent réfléchi aux causes qui font que tous ceux qui vivent dans le grand monde finissent par se détester les uns les autres, et meurent presque tous en calomniant la vie. Il existe peu de méchants ; ceux qui ne sont pas retenus par la conscience le sont par la société ; l’honneur, cette fière et délicate production de la vertu, l’honneur garde les avenues du cœur et repousse les actions viles et basses, comme l’instinct naturel repousse les actions atroces. Chacun de ces hommes séparément n’a-t-il pas presque toujours quelques qualités, quelques vertus ? Qu’est-ce qui produit donc cette foule de vices qui nous blessent sans cesse ? C’est que l’indifférence pour le bien est la plus dangereuse des immoralités !… »

On le voit, Mme de Krüdner, en substituant ici son expérience à celle de Gustave, s’exprime déjà dans cette page avec le sérieux de ses prédications futures. Elle y dénonce la plaie qui n’est pas seulement celle du grand monde, mais du monde entier, celte vieille plaie de Pilate, que Dante punissait par l’enfer des tièdes, et que, de nos jours, tant de novateurs généreux, à commencer par elle, se sont fatigués à insulter.

Le style de Valérie a, comme les scènes mêmes qu’il retrace, quelques fausses couleurs de la mode sentimentale du temps : je ne saurais aimer que le Comte envoie, pour le tombeau de son fils, une belle table de marbre de Carrare, rose (dit-il) comme la jeunesse, et veinée de noir comme la vie. Mais ces défauts de goût y sont rares, aussi bien que quelques locutions vicieuses (en imposer pour imposer), qu’un trait de plume corrigerait. Le style de ce charmant livre est au total excellent, eu égard au genre peu sévère ; il a le nombre, le rhythme, la vivacité du tour, un perpétuel et parfait sentiment de la phrase française.

Le succès de Valérie fut prodigieux, en France et en Allemagne, dans la haute société. On trouve, dans l’interminable fatras intitulé Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du prince de Ligne, une suite de Valérie qui n’est qu’une plaisanterie de cet homme d’esprit, par trop écrivain de qualité. La charmante princesse Serge Galitzin, dit-il, n’ayant pu souper chez lui, tant la lecture de Valérie l’avait mise en larmes, il voulut lever cet obstacle pour le lendemain, en lui envoyant une fin rassurante, où Gustave ressuscite. C’est une parodie, dont le sel fort léger s’est dès longtemps évaporé. On sut d’ailleurs un gré médiocre à Mme de Krüdner, dans le monde allemand poétique, d’avoir déserté sa langue pour la nôtre, et Goëthe a lui-même exprimé quelque part le regret qu’une femme de ce talent eût passé à la France.

Pourtant le mouvement teutonique de réaction contre la France, ou du moins contre l’homme qui la tenait en sa main, allait bientôt gagner Mme de Krüdner et la pousser, par degrés, jusqu’au rôle où on l’a vue finalement. Déjà dans Valérie il y a trace de quelque opposition au Consul, à l’endroit des réflexions du Comte sur les tableaux et les statues des grands maîtres qu’il faut voir en Italie même, sous leur ciel, et qu’il serait déraisonnable de déplacer. Le meurtre du duc d’Enghien ajouta l’indignation à ce premier sentiment indisposé. Le séjour à Berlin, l’intimité avec la reine de Prusse, et les événements de 1806, y mirent le comble ; c’est vers ce temps, en Suède, je crois, au milieu d’une vie encore toute brillante, mais à l’âge où l’irréparable jeunesse s’enfuit, qu’une révolution s’opéra dans l’esprit de Mme de Krüdner ; qu’un rayon de la Grâce, disait-elle, la toucha, et qu’elle se tourna vers la religion, bien que pourtant d’abord avec des nuances légèrement humaines, et sans le caractère absolu et prophétique qui ne se décida que plus tard. On peut voir au tome second des Mémoires de Mlle Cochelet205, et se détachant dans des pages fort plates, une admirable lettre d’elle, datée de Riga, décembre 1809, qui marque parfaitement le point où se trouvait portée alors cette âme merveilleuse. Si elle ne prophétisait pas encore, elle prêchait déjà ses amis avec tout le zèle et l’obsession d’une sainte tendresse. Son influence chrétienne sur la reine de Prusse, son dévouement sans bornes à cette héroïque et touchante infortune, et les bienfaits de consolation, d’espoir céleste, dont elle l’environna, sont suffisamment attestés. Il paraît qu’à cette époque elle avait composé d’autres ouvrages qui n’ont jamais été publiés ; elle cite dans sa lettre à Mlle Cochelet une Othilde, par laquelle elle aurait voulu retracer le dévouement chevaleresque du moyen-âge : « Oh ! que vous aimeriez cet ouvrage ! écrit-elle naïvement ; il a été fait avec le Ciel ; voilà pourquoi j’ose dire qu’il y a des beautés. » En se replaçant ainsi au moyen-âge, aux horizons de la croisade teutonique et chrétienne, il semblait que Mme de Krüdner revenait par instinct à ses origines naturelles.

Un grand poëte, le Tasse, sujet à l’illusion comme Mme de Krüdner et idéalement touchant comme elle, dut, ce me semble, offrir à sa pensée, dans le tableau qu’elle essaya, quelques tons de la même harmonie, et je me figure que cette Othilde pouvait être écrite et conçue dans la couleur de Clorinde baptisée.

Mme de Krüdner passa ces années de transition à parcourir l’Allemagne, tantôt à Bade, avec des retours de monde, tantôt visitant des Frères moraves, tantôt écoutant, à Carlsruhe, l’illuminé Jung Stilling et prêchant avec lui les pauvres206. Elle travaillait à s’élever, à se détacher de plus en plus, suivant son nouveau langage, des pensées des hommes du torrent ; mais elle changea moins qu’elle ne le crut. Si l’on a pu dire de la conversion de quelques âmes tendres à Dieu : C’est de l’amour encore, il semble que le mot aurait dû être trouvé tout exprès pour elle. Elle portait dans ses nouvelles voies et dans cette royale route de l’âme, comme elle disait d’après Platon, toute la sensibilité et l’imagination affectueuse de sa première habitude, et comme la séduction de sa première manière. L’inépuisable besoin de plaire s’était changé en un immense besoin d’aimer, ou même s’y continuait toujours207.

Les événements de 1813 achevèrent d’éclairer, de dessiner la mission que Mme de Krüdner se figurait avoir reçue, et ce mouvement de l’Allemagne régénérée qui produisait tant de guerriers enthousiastes, de poëtes nationaux, de pamphlétaires éloquents, l’amena aussi à son rang, elle, la Velléda évangélique, la prophétesse du Nord. Outre le caractère religieux qu’elle revêt et qui la distingue, ce qu’a de particulier le rôle de Mme de Krüdner entre tous les enthousiasmes teutoniques d’alors, c’est qu’elle s’appuie plutôt sur l’extrême Nord, sur la Russie, et, comme elle le dit, sur les peuples de l’Aquilon ; elle les concilie dans son cœur avec un ardent amour de la France. Son imagination frappée va chercher la ressource et la renaissance de la civilisation par delà l’antique Germanie même, dans ce qui était la barbarie glacée et qui est devenu, selon elle, le réservoir de la pureté perdue. Ce qu’elle appelle de ses vœux, ce qu’elle se peint en vision avec contraste, c’est la revanche et le contre-pied de l’invasion d’Attila, cette fois pour le bien du monde.

Elle passa 1814 à Paris, surtout en Suisse, à Bade, dans la vallée de Lichtenthal où affluaient sur ses traces les pauvres nourris et consolés ; en Alsace, à Strasbourg où elle vit mourir d’une mort tragique et chrétienne le préfet M. de Lézai-Marnésia, dans les Vosges au village du Banc-de-la-Roche, fécondé et édifié par Oberlin. Tout ce qu’elle voyait rentrait dans son inspiration et y poussait. Elle ne connaissait encore l’empereur Alexandre qu’indirectement, bien qu’elle l’appelât déjà le Sauveur universel, l’Ange blanc, et qu’elle l’opposât sans cesse à l’Ange noir, Napoléon. La seule pensée de celui-ci, son ombre, lui donnait, dès l’instant qu’elle en parlait, le vertige sacré des prêtresses ; elle prédisait à tous venants sa sortie de l’île d’Elbe et les maux qui se déchaîneraient avec lui. Son idée fixe était l’année 15, et elle assignait à cette date prochaine la catastrophe et le renouvellement de la terre.

1815, en justifiant une partie de ses prédictions, exalta sa foi et réalisa son influence politique. Elle avait vu l’empereur Alexandre en Suisse, peu avant les Cent-Jours, et avait trouvé en lui une nature toute disposée. On avait déjà comparé ce prince à l’autre Alexandre ou à Cyrus ; elle rajeunit tout, en le comparant à Jésus-Christ. Elle le croyait sincèrement sans doute ; mais un reste d’adresse, d’insinuation flatteuse du monde, s’y mêlait et n’y nuisait pas. Son ascendant, tout d’abord, fut immense. A Paris, aussitôt l’arrivée d’Alexandre, elle devint son conseil habituel208. Il sortait de l’Élysée-Bourbon par une porte de jardin pour aller, tout auprès, chez elle, plusieurs fois le jour, et là ils priaient ensemble, invoquant les lumières de l’Esprit. Elle a confessé alors à un ami qu’elle avait peine parfois à réprimer ses accès de vanité, quand elle songeait qu’elle était ainsi toute-puissante sur le souverain le plus puissant. Dans les premiers jours de septembre de cette année, une grande revue des troupes russes eut lieu, sous les yeux d’Alexandre, dans les plaines de Vertus en Champagne. Mme de Krüdner, avec son monde, sa fille, son gendre, et le jeune ministre Empeytas qui la dirigeait, était allée loger au château du Mesnil, près de là. Dès le matin, les voitures de l’empereur la vinrent prendre, et les honneurs que Louis XIV rendit à Mme de Maintenon, au camp de Compiègne, ne surpassent point la vénération avec laquelle le conquérant la traita. Ce n’était pas la petite-fille du maréchal de Münnich, sa sujette favorite, c’était une Envoyée du Ciel qu’il recevait et conduisait dans ses armées. Tête nue, ou tout au plus couverte d’un chapeau de paille qu’elle jetait volontiers, cheveux toujours blonds, séparés et pendant sur les épaules, avec une boucle quelquefois qu’elle ramenait et rattachait au milieu du front, en robe sombre, à taille longue, élégante encore par la manière dont elle la portait, et nouée d’un simple cordon, telle à cette époque on la voyait, telle, dans cette plaine, elle arriva dès l’aurore, telle debout, au moment de la prière, elle parut comme un Pierre l’Ermite au front des troupes prosternées. Elle a écrit et publié dans le temps, au sujet de cette solennité, une petite brochure sous le titre du Camp de Vertus ; ses sentiments et ses magnificences de désirs s’y expliquent mieux que nous ne pourrions les interpréter :

« …Qui ne s’est dit, en assistant 209 dans les plaines de Champagne qui ont vu la défaite d’Attila : « Une autre verge a été brisée ?… » C’est qu’il n’a jamais existé qu’un seul crime, celui de vouloir se passer du Dieu vivant… Qu’ils ont dû être remplis, les immenses vœux de votre cœur, heureux Alexandre, quand, dans cette journée du Ciel, vous avez vu dans ces plaines où, il y a six cents ans, cent mille Français, en présence d’un roi de Navarre210, virent le supplice de cent quatre-vingts hérétiques à la clarté des torches funèbres ; vous avez vu, dis-je, cent cinquante mille Russes faire amende honorable à la religion de l’amour !… Ah ! qui n’a pas, en voyant cette journée du Ciel, vécu avec nous de toutes les espérances ? Qui n’a pas pensé, en voyant Alexandre sous ces grands étendards, à toutes les victoires de la foi, à toutes les leçons de la charité ? Qui a osé douter qu’il n’y ait là de hautes inspirations, et qui n’a dit avec l’Apôtre : « Les choses vieilles sont passées, voici que toutes choses sont faites nouvelles ? »

« Eh ! qui n’a pas eu besoin de quelque chose de nouveau au milieu de tant de ruines ? Les hommes, placés sur le haut de l’échelle par les grandes lumières, ont vu cette époque à la clarté que jetait sur elle la majesté des Écritures… La nature l’a confiée à ses observateurs ; les sciences s’en sont doutées ; la politique, couverte de honte, l’a pressentie dans ses chutes…

« Oui, tous, soit en jouissant de ce grand secret encore voilé comme Isis, soit en tremblant de crainte que le voile des temps ne se déchirât, tous ont eu l’espoir ou la terreur de cette époque…

« Quel cœur, en voyant tout cela, n’a pas aussi battu pour vous, ô France jadis si grande, et qui ressortirez plus grande encore de vos désastres ! France qui avez voulu exiler de vos conseils le Tout-Puissant, et avez vu des bras de chair, quoique appuyés sur des empires, tomber d’épouvante et redevenir impuissants !

« Dites aux peuples étonnés que les Français ont été châtiés par leur gloire même ; dites aux hommes sans avenir que la poussière qui s’élève retombe pour être rendue à la terre des sépulcres !

« Et vous, France première, antique héritage des Gaules, fille de saint Louis et de tant de saints qui attirèrent sur elle des bénédictions éternelles, et pensée (patrie ?) de la Chevalerie, dont les rêves ont charmé l’univers, revenez tout entière, car vous êtes vivante d’immortalité ! Vous n’êtes point captive dans les liens de la mort, comme tout ce qui n’a eu que le domaine du mal pour régner ou pour servir. »

Et elle finit en montrant la Croix laissée dans ces lieux comme un autel magnifique qui doit tout rallier, et qui dira : « Ici fut adoré Jésus-Christ par le héros et l’armée chère à son cœur : ici les peuples de l’Aquilon demandèrent le bonheur de la France. »

Ces pages expriment clairement en quel sens Mme de Krüdner concevait et conseillait la sainte-alliance ; mais ce qui était son rêve, ce qui fut un moment celui d’Alexandre, se déconcerta bientôt, et s’évanouit en présence des intérêts contraires et des ambitions positives, qui eurent bon marché de ces nobles chimères. L’espèce de triomphe de Mme de Krüdner au camp de Vertus marqua le plus haut point et, pour ainsi dire, le sommet lumineux de son influence. On s’en effraya sérieusement, on s’efforça de l’éloigner de l’empereur, et de faire en sorte qu’il la vît moins. Lorsque Alexandre eut quitté la France, Mme de Krüdner déclina rapidement dans son esprit : cette vénération pieuse qu’il ressentait pour elle finit par l’aversion, par la persécution même.

Ceux qui croient sérieusement à l’intervention de la Providence dans les choses de ce monde ne doivent pas juger avec trop de sourire le rôle et la tentative de Mme de Krüdner ; il est certain que 1815 fut un moment décisif, et aux esprits religieux il doit sembler que l’épreuve était de force à susciter son témoin mystique et son prophète. Mme de Krüdner s’est moins trompée sur l’importance de 1815 même que sur les conséquences qu’elle en augurait. En ces moments de craquement universel, il arrive, j’imagine, que l’idéal, qui est derrière ce monde terrestre, se révèle, apparaît rapidement à quelques yeux, et l’on croit qu’il va s’introduire : mais la fente se referme aussitôt, et l’œil qui avait vu profondément et juste un instant, en continuant de croire aux rayons disparus, s’abuse et n’est plus rempli que de sa propre lumière. Le malheur de certaines âmes, le tort de Mme de Krüdner n’est peut-être que d’avoir conçu le beau dans les choses humaines à un certain moment décisif et terrible, où il suffisait, en effet, d’un grand homme pour l’opérer. Mais l’homme a fait faute, et celui qui concevait le rôle n’est plus que visionnaire. Et nous-même, rêveur, ne disons-nous pas tous les jours : « Qu’aurait-ce été en 1830, s’il y avait eu au gouvernail un grand cœur ! » Si le noble, l’intéressant, mais trop fragile Alexandre avait été un Charlemagne véritable, un monarque en tout à la hauteur de sa fortune, Mme de Krüdner était plus que justifiée : mais alors eût-elle été nécessaire ? Sa plus grande illusion fut de croire que de telles pensées se conseillent et s’inspirent là où elles ne germeraient pas d’elles-mêmes.

Après tout, sous une forme particulière, dans son langage biblique vague, mais avec un sentiment vivant et nouveau, Mme de Krüdner n’a fait autre chose qu’entrevoir à sa manière et proclamer de bonne heure, du sein de l’orage politique, cette plaie du néant de la foi, de l’indifférence et de la misère moderne, qu’avec plus ou moins d’autorité, de génie, d’illusion et de hasard, ont sondée, adoucie, aigrie, déplorée et tourmentée tour à tour ceux qui, en des sens divers, tendent au même but de la grande régénération du monde, Saint-Martin, de Maistre, Saint-Simon, Ballanche, Fourier et La Mennais.

Hors de la politique, l’influence de Mme de Krüdner en 1815 à Paris, son action purement religieuse fut bien passagère, mais également vive et frappante sur ceux même chez qui elle ne durait pas. Tous ceux qui l’approchaient un peu souvent subissaient le charme de sa parole, et prenaient au parfum de son âme abondante et toujours répandue. On en citerait une foule d’exemples. Mme de Lézai-Marnésia, une jeune femme charmante qui avait vu périr si affreusement son mari à Strasbourg, s’était remise en sa douleur à Mme de Krüdner et partageait chaque nuit le même cilice, espérant par elle retrouver quelque communication avec celui qu’elle avait perdu, et qui déjà se révélait à la sainte amie plus détachée. Dans ce château où elle fut, près du camp de Vertus, tout l’entourage de Mme de Krüdner, plus ou moins, prêchait à son exemple ; sa fille, son gendre prêchaient la famille du vieux gentilhomme qui les logeait ; la jeune femme de chambre elle-même prêchait le vieux domestique du château. Quelques mots engagés à la rencontre, n’importe à quel sujet et en quel lieu, servaient de texte, et sur un escalier, sur un perron, au seuil d’un appartement, l’entretien tournait vite en prédication. Le respect pourtant et une sorte d’admiration s’attachaient à elle et corrigeaient l’impression de ses alentours. Bien des railleurs à Paris, qui allaient l’entendre dans son grand salon du faubourg Saint-Honoré, ouvert à tous, revenaient, sinon convaincus, du moins charmés et pénétrés de sa personne. Tel de sa connaissance familière, qui se croyait tenu de résister quand elle était là, prêchait un peu à son exemple dès qu’elle n’y était plus. Elle avait une éloquence particulièrement admirable et un redoublement de plénitude quand elle parlait des misères humaines chez les grands : « Oh ! combien j’ai habité de palais, disait-elle à une jeune fille bien digne de l’entendre ; oh ! si vous saviez combien de misères et d’angoisses s’y recèlent ! Je n’en vois jamais un sans avoir le cœur serré. » Mais c’est surtout quand elle parlait aux pauvres de ces misères qui égalent les leurs, que l’effet de sa parole était souverain. Une fois, à Paris, sollicitée par l’amitié d’un homme de bien, M. Degérando, elle pénétra, avec l’autorisation du préfet de police, dans la prison de Saint-Lazare, et là elle se trouva en présence de la portion véritablement la plus malade de la société. Elle commença au milieu de ces femmes étonnées et bientôt touchées : les plaies des puissants furent étalées ; elle frappa son cœur ; elle se confessa aussi grande pécheresse qu’elles toutes ; elle parla de ce Dieu qui, comme elle disait souvent, l’avait ramassée au milieu des délices du monde. Cela dura plusieurs heures ; l’effet fut soudain, croissant ; c’étaient des sanglots, des éclats de reconnaissance. Quand elle sortit, les portes étaient assiégées, les corridors remplis d’une double haie. On lui fit promettre de revenir, d’envoyer de bons livres. Mais d’autres émotions survinrent : elle n’y retourna pas ; et c’est dans ce peu de suite que, chez Mme de Krüdner, le manque de discipline, d’ordre fixe, et aussi de doctrine arrêtée, se fait surtout sentir.

Combien de fois, quand on la pressait sur cette doctrine, quand on lui en demandait la source et les témoignages, quand on disait à ses idées mystiques : « Qui êtes-vous ? d’où êtes-vous ? » elle se contentait, après les premiers mots, de faire un geste vers Empeytas qui répondait : « Je vous expliquerai cela ; » et le vent de l’inspiration tournait, et de l’explication il n’en était jamais question davantage.

Dans les résultats et les actions de la vie, cette vacillation se retrouvait. Elle eût peut-être sauvé Labédoyère, si elle avait obéi à une seule pensée : mais des suggestions diverses se succédaient près d’elle ; l’inspiration variait au gré de la dernière personne qu’elle voyait ; et l’une de ces personnes, hostile à Labédoyère, avait grand soin de ne la quitter que peu d’instants avant l’heure de l’empereur Alexandre, lequel trouvait la bonne inspiration clémente toute combattue et refroidie.

Sa sensibilité, son imagination, non retenues, se donnaient carrière. Ses illusions sur les choses de fait étaient extrêmes, et souvent piquantes ; elle les avait eues faciles de tout temps. Un jour, en 1815, à quelqu’un qui la venait voir dans la soirée à l’heure de sa prière elle disait : « De grandes œuvres s’accomplissent ; tout Paris jeûne… » Et cet ami, qui sortait du Palais-Royal où il avait vu tout le monde dîner, ne put la détromper comme il aurait voulu. Ce trait est bien de celle qui, femme du monde, s’était figuré volontiers que Gustave ou quelque autre était mort d’amour pour elle211.

On aime à rechercher quelles furent, à cette époque de 1815, les relations de Mme de Krüdner avec quelques personnes célèbres, dont l’âme devait, par plus d’un point, rencontrer la sienne. Mme de Staël goûtait Mme de Krüdner auteur de Valérie, mais elle était d’un esprit politique et historique trop prononcé pour entrer dans son exaltation prophétique, et elle en souriait plutôt. Benjamin Constant, lui, n’en souriait pas. Il vit beaucoup Mme de Krüdner en 1815 ; il trouvait près d’elle consolation dans ses crises, et aliment pour toute une partie de son âme. On sait quelles furent alors les vicissitudes politiques de l’illustre publiciste ; ses sentiments religieux n’étaient pas moins agités, et, à cette limite extrême de la jeunesse, revenant à la charge en lui, ils livraient comme un dernier combat. D’autres troubles secrets s’y joignaient, et formaient un autre dernier orage. C’est près de Mme de Krüdner qu’il allait, durant des heures, chercher quelque repos, partager quelque prière, Adolphe toujours le même, près de Valérie régénérée. Une bienveillance précieuse nous permet de reproduire quelques lignes qui peignent cette situation intérieure : « J’ai vu hier Mme de Krüdner, écrivait Benjamin Constant212, d’abord avec du monde, ensuite seule pendant plusieurs heures. Elle a produit sur moi un effet que je n’avais pas éprouvé encore, et ce matin une circonstance y a ajouté. Elle m’a envoyé un manuscrit, avec prière de vous le communiquer et de ne le remettre qu’à vous. Je voudrais le lire avec vous : il m’a fait du bien ; il ne contient pas des choses très-nouvelles ; ce que tous les cœurs éprouvent, ou comme bonheur ou comme besoin, ne saurait être bien neuf ; mais il a été à mon âme en plus d’un endroit…Il y a des vérités qui sont triviales, et qui tout d’un coup m’ont déchiré. Quand j’ai lu ces mots qui n’ont rien de frappant : « Que de fois j’enviais ceux qui travaillaient à la sueur de leur front, ajoutaient un labeur à l’autre et se couchaient à la fin de tous ces jours sans savoir que l’homme porte en lui une mine qu’il doit exploiter ! Mille fois je me suis dit : Sois comme les autres ; » j’ai fondu en larmes. Le souvenir « d’une vie si dévastée, si orageuse, que j’ai moi-même menée contre tous les écueils avec une sorte de rage, m’a saisi d’une manière que je ne peux peindre. »

Contradiction piquante et touchante ! en même temps qu’alors, près d’une personne admirée et aimée, il se plaignait d’une certaine rigueur habituelle, qu’il eût voulu attendrir, il se faisait l’organe d’une certaine sainteté mystique qu’il essayait de suggérer. Il écrivait : « Je me dis qu’il faut que je sois ainsi pour vous ramener à la sphère d’idées dans laquelle je n’ai pas le bonheur d’être tout à fait moi-même ; mais la lampe ne voit pas sa propre lumière et la répand pourtant autour d’elle… J’avais passé ma journée tout seul, et je n’étais sorti que pour aller voir Mme de Krüdner. L’excellente femme ! elle ne sait pas tout, mais elle voit qu’une peine affreuse me consume ; elle m’a gardé trois heures pour me consoler ; elle me disait de prier pour ceux qui me faisaient souffrir, d’offrir mes souffrances en expiation pour eux, s’ils en avaient besoin. » Et ailleurs : « … Je suis une lyre que l’orage brise, mais qui, en se brisant, retentit de l’harmonie que vous êtes destinée à écouter… Je suis destiné à vous éclairer en me consumant… Je voudrais croire, et j’essaie de prier… » Par malheur pour Benjamin Constant, ces élans qui se ranimaient près de Mme de Krüdner, et qui étaient au comble pendant la durée du Pater qu’il récitait avec elle, ne se soutinrent pas, et il retomba bientôt au morcellement, à l’ironie, au dégoût des choses, d’où ne le tiraient plus que par assauts ses nobles passions de citoyen213.

A sa sortie de France après 1815, Mme de Krüdner traversa successivement divers États de l’Allemagne, émouvant partout à sa voix les populations, et bientôt éconduite par les gouvernements. M. de Bonald l’ayant à ce propos persiflée, dans le Journal des Débats du 28 mars 1817, d’un ton tout à fait badin214, une plume amie, qui n’est peut-être autre que celle de Benjamin Constant, la défendit dans le Journal de Paris du 30, et rappela au patricien offensant les simples égards qu’au moins il devait, lui, l’homme des races, à la petite-fille du maréchal de Münnich. Bientôt, en s’éloignant des échos de la Suisse et de la vallée du Rhin, les accents de Mme de Krüdner ne nous arrivèrent plus. Nous la perdrons aussi de vue dans notre récit ; ce que nous aurions à ajouter ne serait guère qu’une variante monotone de ce qui précède. Elle publia quelques petits écrits en allemand, dont on peut voir les extraits dans la notice de M. Marmier. Des professeurs d’université imprimèrent le détail des conversations qu’ils avaient eues avec elle. Dans toute cette dernière partie de son apostolat, Mme de Krüdner ne me paraît pas différer des nombreux sectaires qui s’élèvent chaque jour en Angleterre et aux États-Unis d’Amérique : l’originalité de son rôle est finie. Ayant obtenu, à un moment, la permission de se rendre à Saint-Pétersbourg, elle en fut bannie peu après pour s’être déclarée en faveur des Grecs, et elle mourut en 1824 en Crimée, où elle essayait de fonder une espèce d’établissement pénitentiaire. Honneur et bénédiction à celle qui sut demeurer jusqu’au bout, et sous le scandale de son zèle, un infatigable martyr de la charité !

Mais c’est à la France, pour ne pas être ingrate, qu’il convient surtout le garder le souvenir d’une personne qui, de bonne heure, a tourné vers elle ses regards, qui a embelli sa société, adopté sa langue, orné sa littérature, qui l’a aimée en tout temps comme Marie Stuart l’aima, et qui, trahissant encore le fond de son âme à son heure de mystique ivresse, ne rêva d’autre rôle, en la revoyant, que celui d’une Jeanne d’Arc de la paix, de l’union et de la miséricorde215.