I.
Il y a des hommes à qui la sagesse du conseil a été donnée : ils sont rares, et pourtant il y en a eu dans tous les temps. C’est surtout pendant les époques de révolution qu’ils sont mis à l’épreuve et que les occasions les déclarent aux autres et à eux-mêmes. Aux époques régulières, une certaine sagesse élevée peut consister à suivre et à maintenir le train des choses établies, à embrasser tout un ordre prévu et à n’en point sortir : droiture, prudence et modération y suffisent. Mais quand tout s’écroule et se renouvelle, quand les institutions antiques tombent en ruines et que l’état futur n’est pas né, que toutes les règles de conduite et d’obéissance sont confondues, que la justice et le droit hésitent entre les cupidités, les intérêts révoltés qui courent aux armes, c’est alors que le don de sagesse est bien précieux en quelques-uns, et que les hommes qui le possèdent sont bientôt appréciés des chefs dignes de ce nom, qu’ils sont appelés, écoutés longtemps en vain et en secret, qu’ils ne se lassent jamais (ce trait est constant dans leur caractère), qu’ils attendent que l’heure du torrent et de la colère soit passée pour les événements et pour les hommes, et qu’habiles à saisir les instants, à profiter du moindre retour, ils tendent sans cesse à réparer le vaisseau de l’État, à le remettre à flot avec honneur, à le ramener au port, non sans en faire eux-mêmes une notable partie et sans y tenir une place méritée.
Dans les temps qui ont précédé et suivi la Terreur, sous la Constituante, sous le Directoire, sous le Consulat, il y a eu de tels hommes ; il serait curieux d’en pouvoir étudier de près quelques-uns, et dans leurs mémoires, dans leur correspondance, de pouvoir montrer ces preuves de bon conseil et de rare jugement qui les recommandaient de près, même aux adversaires, et qui les ont ensuite naturellement portés aux premiers rangs civils dans la société rétablie. Du temps des troubles de la Ligue et dans les premières années de Henri IV, il en fut de même : on comptait de ces hommes de sagesse et de conseil, et auprès de Henri IV et dans les rangs opposés, car, en temps de révolution, les hommes ne choisissent guère les partis où ils entrent, ils y sont jetés. Mais dans tous les partis, il y a place à la longue pour les bons avis, pour les folies moindres, pour les solutions qui réconcilient et qui guérissent. Villeroi et le président Jeannin, engagés dans la Ligue, s’y distinguèrent par ce caractère de grand jugement et de droiture d’esprit : le président Jeannin particulièrement, figure antique, qui l’emporte sur le sage et prudent Villeroi par plus d’élévation, d’originalité, de vigueur, de doctrine, et par une véritable prud’homie. C’est un grand personnage, et de ceux qu’il y a le plus de profit à connaître et à approfondir dans le passé.
Pierre Jeannin, l’une des gloires de la Bourgogne, né à Autun, en 1540, d’un père tanneur qualifié citoyen et échevin de la ville, et qui, bien que sans lettres, était réputé homme de très grande vertu et de très grand sens, offre par son exemple une preuve de plus qu’avec du mérite, et tout en étant du tiers état, on s’élevait et on parvenait très haut dans l’ancienne monarchie ; même avant la Ligue, il était dans une belle voie d’honneur et de considération dans sa province. Sa mère, dit-on, avait souvent rêvé pendant sa grossesse qu’elle mettait au monde un enfant revêtu d’une robe rouge et entouré d’une foule de gens qui le lui enlevaient. Ce conte ou cette légende transmise par les matrones du temps a paru depuis aux panégyristes du président un présage de sa grandeur. Il existe un éloge de lui par Pierre Saumaise, conseiller au parlement de Bourgogne et cousin de l’érudit : cet éloge, où il y a bien du mauvais goût, offre aussi des parties de talent et des traits d’éclat qui méritent d’en être détachés. Saumaise avait accompagné le président déjà vieux dans son ambassade de Hollande ; il en parle en homme qui l’a connu, admiré de près, et avec un vif sentiment de sa personne. Avant de nous peindre, de nous raconter le jeune homme, il nous exprime le vieillard tel qu’il se montre encore aujourd’hui à la postérité dans les austères et magnifiques portraits qui le font reconnaissable entre tous :
Qui que tu sois qui regardes l’image de ce grand homme, s’écrie Saumaise, ne te semble-t-il pas, à la voir seulement, que la vertu vient au-devant de toi, et qu’elle descend des rides de ce front comme des degrés d’un théâtre ou d’un magnifique palais ?
Considère donc attentivement cet antique et sévère maintien, et confesse que cette figure seule t’oblige encore à demeurer en respect, tant elle semble toujours impatiente de quelque mauvaise action. Aussi n’est-ce point une vaine pensée de croire que les corps des hommes illustres ne sont pas tout à fait mortels, et qu’il y a quelque esprit au-dehors qui ne se détache jamais des linéaments admirables dont la nature marque les gens de cette condition, en sorte que dans leurs portraits on connaît leurs génies, et qu’on y voit toujours je ne sais quoi de vif : ainsi qu’aux médailles antiques on dirait que ces têtes romaines respirent encore dans le métal quelque chose de leur vieille vertu.
Donc, il est aisé de juger quel était ce seigneur à voir seulement cet héroïque front, cet air libre, ce rencontre hardi et ce visage dans lequel on ne voit que lignes d’honneur et signes de bonne fortune.
Faisons chez le panégyriste la part des ressouvenirs de Tacite et de Cicéron : on ne saurait rendre plus dignement toutefois l’impression que produit encore sur nous le portrait du président Jeannin, recueilli parmi ceux des grands hommes de Perrault.
Jeannin, dès sa jeunesse, s’annonça par ses talents et par son mérite ; il alla étudier aux universités, notamment à Bourges sous Cujas. Il ne faudrait pourtant point se le figurer à cet âge un sujet trop régulier, toujours esclave de son travail et le front courbé sur le Digeste : tel n’était point le président Jeannin en sa jeunesse :
Car nous avons appris de tous ceux de son temps, dit Saumaise, qu’il avait exercé toutes les libertés que la chaleur du sang et celle de l’âge peuvent imaginer en cette heureuse saison. Au demeurant, il était ami des exercices, adroit aux armes, savant aux jeux, accort aux assemblées, et partout ingénieux, admiré pour son esprit, et redouté pour son courage.
On lit même dans l’historien littéraire de la Bourgogne, Papillon, une anecdote presque gaillarde que je donne pour ce qu’elle vaut, mais qui concorde pour le fond avec le témoignage de Saumaise :
Jeannin (selon un recueil manuscrit cité par Papillon) étant revenu à Bourges pour la seconde fois et étant allé avec ses anciens camarades voir le sieur Cujas incognito, Cujas ne laissa pas de le reconnaître, quelque soin qu’il prît de se déguiser, et, s’étant jeté à son cou, il commença à lui dire : « Est-ce toi, Romorantin ? » (C’était un sobriquet qu’on avait donné à Jeannin pour quelque jeunesse qu’il avait faite à Romorantin.) À quoi Jeannin répondit en riant : « Oui, mon père, c’est moi, et j’en ai bien fait d’autres depuis que je ne vous ai vu : mais il faut commencer à devenir sage et à étudier. »
Ce qui paraît certain,
c’est que de
bonne heure, et dès ses premiers exercices aux écoles publiques, il se fit
remarquer, au milieu de ses vivacités, pour être d’un parfait et merveilleux
jugement, « et capable de terminer un jour les différends des
hommes »
.
Et à cette rectitude d’esprit et de raison il joignait ce que les judicieux n’ont pas toujours (car trop souvent ils sont timorés), un courage, une décision, une hardiesse d’initiative qui en fit plus tard un véritable homme d’État, un conseiller dans la tempête.
Reçu avocat en 1569, il s’établit à Dijon où il eut des débuts brillants. Il plaida sa première cause le 30 janvier 1570 ; cette cause est restée fameuse dans les fastes de la province. Il y soutenait les droits et privilèges de la ville d’Autun, à laquelle les habitants de Beaune (d’autres disent de Châlons) disputaient la préséance qu’elle prétendait sur toutes les autres villes lorsque les états étaient assemblés. Autun, par un arrêt solennel, fut maintenu dans ses droits. Jeannin n’exerça la profession d’avocat que deux ans, et il laissa de vifs souvenirs. Févret, dans son dialogue latin sur les orateurs illustres du barreau bourguignon, en regrettant que Jeannin en eût été sitôt enlevé, a caractérisé son genre d’éloquence en des termes magnifiques, trop magnifiques sans doute dans leur ampleur cicéronienne, mais où il n’est pas impossible de noter quelques-uns des mérites particuliers à l’homme : il le loue de son abondance, de sa gravité, de sa véhémence, de son tour pénétrant, mais aussi de sa douceur ; il insiste sur ce dernier trait :
Ce qui plaisait dans cet homme d’un souffle élevé, dit-il, c’était une majesté tempérée de physionomie et de visage. Sa doctrine, sa science, n’était pas des plus approfondies, des plus creusées, mais suffisante et agréable (Doctrina ei non recondita, sed sufficiens et amœna fuit).
On devine en un mot
dans ce portrait
du jeune avocat un homme qui est né pour persuader par la parole, pour
insinuer les raisons, les déduire, les étendre, les faire prévaloir avec un
mélange de force, d’adresse et de politesse, encore plus que pour pérorer et
plaider. Dès son entrée au barreau, il fut reconnu de tous, dit Saumaise,
« facile aux affaires, subtil aux conseils, fertile aux raisons,
haut à parler et profond à écrire »
.
On raconte qu’après avoir entendu son premier plaidoyer, un riche bourgeois
vint lui offrir sa fille en mariage. On raconte encore que, sans fortune
comme il était d’abord, il avait demandé vingt femmes en mariage,
« dont dix-neuf se sont repenties de l’avoir refusé »
.
C’est toujours la légende locale qui se forme à plaisir et s’arrange autour
d’un nom. Le fait est que, six semaines après sa première et célèbre
plaidoirie. Jeannin épousa Anne Gueniot, fille d’un médecin de
Semur-en-Auxois, qui lui survécut et de laquelle il eut du bien. Leur
mariage est du 18 mars 1570. La statue du président Jeannin et celle de sa
femme subsistent sur leur tombeau dans la cathédrale d’Aulun ; l’épitaphe
d’Anne Gueniot la loue, en des termes expressifs et qui doivent être vrais,
des vertus domestiques, simples et fortes, par lesquelles elle fut une digne
compagne de son époux32.
Il faut certes que dans ses débuts de palais la supériorité de Jeannin, la sûreté de son jugement surtout, aient éclaté d’une façon bien notable, pour qu’après deux ans à peine il ait été choisi par les élus des états de Bourgogne pour être le conseil de la province. Les élus étaient une commission de cinq membres, qui représentaient les états dans l’intervalle des sessions, et qui dirigeaient l’assiette des impôts, les travaux publics, et presque toute l’administration du pays. Jeannin se trouvait donc, à trente et un ans, le jurisconsulte officiel de la Bourgogne.
C’est à ce titre qu’il fut appelé par le comte de Charny, grand écuyer de France et lieutenant général pour le roi au pays de Bourgogne, à un conseil secret tenu par ce seigneur, le surlendemain de la Saint-Barthélemy (26 août 1572). Deux gentilshommes les plus qualifiés de la province, le sieur de Comarin et le sieur de Saint-Riran, étaient arrivés de Paris coup sur coup, à quatre ou cinq heures de distance l’un de l’autre, porteurs de deux lettres autographes de Charles IX, qui ordonnait au gouverneur d’avoir créance à ce qu’ils diraient de sa part. Tous deux affirmaient qu’ils avaient charge de faire faire à Dijon, et dans toute la Bourgogne, ce qui venait d’être fait à Paris :
Je fus appelé, dit le président Jeannin, à la délibération du conseil qui fut pris là-dessus, avec le sieur de Ruffé, frère dudit sieur de Comarin, les sieurs de Vintimille et deux autres, entre lesquels opinant le premier comme le plus jeune et le moins qualifié (car je n’étais lors qu’avocat au Parlement), mon avis fut qu’il fallait mander ces deux seigneurs qui avaient apporté cette créance, et savoir d’eux séparément, et l’un après l’autre, s’ils la voudraient donner par écrit et signer. À quoi ils firent réponse que le roi ne leur ayant rien donné par écrit, ils ne le pouvaient faire ; aussi qu’on se devait contenter qu’étant connus pour gentilshommes de qualité du pays, ils ne voudraient en chose de telle importance avancer un mensonge, dont le blâme et le péril tomberaient sur eux-mêmes. Sur ce refus, j’alléguai la loi de l’empereur Théodose, qui, après avoir commandé par colère et trop précipitamment la mort d’un grand nombre de chrétiens, fut rejeté de la communion par saint Ambroise, qui le contraignit de venir à pénitence, et, pour une entière satisfaction, faire une loi par laquelle défense était faite aux gouverneurs en l’administration de la justice qui présidaient dans les provinces, de ne faire à l’avenir exécuter tels mandements extraordinaires qui étaient contre l’ordre et la forme de la justice, sans attendre trente jours, pendant lesquels ils enverraient à l’empereur pour avoir nouveau commandement en bonne et due forme ; ainsi qu’il fallait envoyer promptement au roi…
Grâce à cet avis d’une ferme et respectueuse résistance qui prévalut et fut adopté, avant même qu’on eût envoyé vers le roi, le contrordre eut le temps d’arriver de Paris : la Bourgogne fut garantie du crime et du malheur commun, et le nom du comte de Charny est inscrit dans l’histoire à côté de ceux du comte de Tendes, de MM. de Saint-Hérem, d’Orthez et d’un petit nombre d’autres, comme étant resté pur de sang dans l’immense massacre.
Toute cette première partie de la carrière parlementaire et politique de Jeannin est pour nous d’un intérêt secondaire, et a été éclipsée par la seconde moitié, dans laquelle il appartient non plus à sa province, mais aux affaires de la France et de l’Europe : il n’y arriva cependant que formé par ce long apprentissage. Il fut pourvu le 19 juillet 1575 de la charge de gouverneur de la chancellerie de Bourgogne, nom plus pompeux et plus grand que n’était la chose. Député du Tiers aux États de Blois de 1576, il a raconté comment MM. de Guise essayaient dès lors, par toutes sortes de brigues et de pratiques, d’obtenir des membres de l’assemblée une demande de guerre et d’emploi de force ouverte contre les huguenots : le roi n’était pas de cet avis, ni la majorité des provinces dans le tiers état. Jeannin, comme député de la Bourgogne qui avait titre de premier duché-pairie de France, dut opiner le premier33 ; il appuya le parti de la modération et de la paix, de toutes les raisons qui lui semblaient considérables, et il décida la pluralité des voix (sept contre cinq) dans le même sens. Mais le collègue en députation de Jeannin, chargé de porter la parole au nom de tout le tiers état du royaume, faussa le vœu de la majorité et parla traîtreusement en sens contraire :
Prévarication infâme et indigne d’un homme de sa qualité ! s’écrie Jeannin. Lui et moi avions été nommés pour porter cette parole ; mais il me surmonta en voix, en ayant obtenu sept, et moi cinq seulement : si le sort fût tombé sur moi, je me fusse bien gardé d’user de cette perfidie, et je m’en fusse acquitté en homme de bien34.
À la requête des états de Bourgogne, Jeannin fut pourvu d’un
office de conseiller au parlement de Dijon, office créé tout exprès en juin
1579, « et il y fut reçu à condition de ne pouvoir résigner son
office qu’après cinq aimées d’exercice, tant la Cour de parlement
appréhendait de perdre un si rare esprit »
. Henri III, qui avait
appris à l’estimer, créa bientôt pour Jeannin une charge de président au
même parlement, et il y fut reçu sans aucune finance le
14 mars 158135. Jeannin fut longtemps le second
président du Parlement, et il ne résigna cette charge qu’en 1602, époque à
laquelle Henri IV le fit intendant des finances ; il n’a jamais été premier
président.
Le duc de Mayenne, devenu gouverneur de la province de Bourgogne au nom du
roi, distingua de jour en jour davantage le conseiller, puis président
Jeannin ; il se l’attacha comme conseil intime et lui accorda
toute sa confiance. Jeannin, dès l’origine de
l’entreprise factieuse et de la prise d’armes des Guises contre le roi,
voyant que le duc de Mayenne s’y engageait plutôt sous l’impulsion de son
frère que par lui-même, lui fit toutes les objections contre une telle
guerre, aussi fatale, selon lui, à la religion qu’à l’État, et devant être
funeste à la maison de Lorraine. Il commençait ce rôle de conseiller écouté,
et non suivi, qu’il tiendra durant bien des années auprès de ce prince. Il
raconte qu’un jour où le duc de Mayenne lui prêta l’oreille, il lui déduisit
durant quatre heures entières ses raisons, lui répondant sur tous les points
et multipliant les considérations de tout genre, si bien qu’il le fit
changer d’avis. Le duc l’engagea à coucher le tout par écrit et envoya le
mémoire à son frère M. de Guise, qui le reçut ayant le pied déjà à l’étrier,
et qui n’eut que le temps d’écrire au bas, après l’avoir lu : « Ces
raisons sont bonnes, mais elles sont venues à tard ;
il est plus périlleux de se retirer qu’il n’est de passer
outre. »
Le président Jeannin sent toutefois à un certain moment qu’il s’engage, lui aussi, dans une voie périlleuse ; obligé par devoir et par reconnaissance envers Henri III, il est amené par les circonstances à demeurer auprès du duc de Mayenne, même quand celui-ci est devenu le chef de la Ligue et le maître de Paris, sous le titre ambitieux et ambigu de lieutenant général de l’État royal et Couronne de France. Voici comment il explique ce premier pas et toute cette démarche.
Aussitôt après le massacre des deux frères, le duc et le cardinal de Guise, à
Blois, Henri III expédia au duc de Mayenne, à Lyon où il était encore, un
gentilhomme avec une lettre d’excuses par laquelle il disait avoir été
contraint à l’acte auquel il s’était porté, ajoutant qu’il savait bien son
innocence, à lui Mayenne, qu’il désirait sa conservation et lui donner des
marques particulières
et publiques de sa
bienveillance. En même temps Henri III écrivait de sa main une lettre au
président Jeannin à Dijon, par laquelle il lui faisait la même déclaration à
l’endroit du duc de Mayenne, et lui recommandait de ne point l’abandonner en
cette crise, mais de lui donner le conseil de se contenir dans le devoir et
d’agréer la satisfaction offerte. Dans le premier moment de douleur et de
surprise, Mayenne en effet, se croyant sans ressources, fut près d’en passer
par cette offre accablante et de se soumettre à la nécessité. Il pria le
président Jeannin, comme sien ami et comme agréé de plus par le roi, de
l’accompagner dans le voyage qu’il avait à faire à Paris où l’appelaient
tous les siens : « Il s’y achemina dès lors, raconte le président,
avec environ deux cents chevaux et mille ou douze cents hommes de pied,
toujours en intention de se mettre en sûreté et à couvert par un
traité ; mais ses troupes, qui étaient petites d’entrée, grossirent par les chemins. »
Il apprenait
en même temps que de tous côtés dans le royaume, au bruit de l’attentat de
Blois, des levées et des mouvements se faisaient en sa faveur ; la pensée de
soumission s’affaiblit alors et fit place, dès qu’il y eut jour, au désir
naturel de la vengeance. Tous les conseils qui lui arrivaient étaient dans
ce sens de représailles qui pouvaient sembler légitimes ; le torrent
s’enflait à chaque pas, et, au moment où le prince entra dans Paris salué
des acclamations d’une multitude ivre de joie et fanatique de colère, il n’y
avait plus à songer à le ramener et à le modérer. C’est ainsi que, parti de
Dijon en conseiller royaliste d’un vaincu en voie de soumission, Jeannin se
trouva dans la capitale le conseiller d’un chef de parti en révolte contre
son roi.
Henri III ne laissa pas cependant de continuer sous main les mêmes offres à Mayenne.
Je le pressais aussi au même temps avec les plus fortes raisons que je pouvais pour le disposer à cette réconciliation, nous dit le président Jeannin, mais tout en vain pour lors, me restant toutefois quelque espérance de gagner avec le temps sur lui ce que je n’avais pu emporter tout d’un coup. Cela fut cause que je demeurai, à sa très instante prière, près de lui ; car, encore qu’il sût bien mon inclination à la paix et que j’étais obligé à servir le roi, il ne laissa pourtant de prendre cette assurance de ma franchise que je ne servirais pas d’un espion près de lui pour le tromper.
Ainsi, à cette date des premiers jours de 1589, on a la situation vraie du président Jeannin. Du reste, il ne croit avoir à se justifier qu’en ce qui touche à Henri III, car envers le roi de Navarre il n’avait aucun engagement particulier ; Henri III assassiné (août 1589), il se pouvait considérer comme libre jusqu’à un certain point de suivre le parti de Mayenne, tant que Henri IV ne se faisait point catholique, et moyennant que lui-même il avait conscience de ne donner que les meilleurs avis possibles, les plus favorables à l’État, et de rester un bon conseiller jusque dans un méchant parti.
Dans tous les actes de modération ou de sage vigueur du duc de Mayenne aux
instants critiques de la Ligue, il est facile de sentir l’influence du
président. Ainsi, dès le début (février 1589), quand le duc fait échec dans
Paris à l’influence des Seize et institue le Conseil général de l’Union qui
remet un peu d’ordre et de décence dans l’administration de cette grande
cité, on sent que le président Jeannin doit être là derrière. Ainsi, peu
avant la bataille d’Ivry (mars 1590), le président, qui est à l’affût d’un
changement dans les dispositions du duc, s’empresse d’écrire à Villeroi,
également jaloux d’attacher une négociation pour la paix
publique, qu’il croit le moment propice, et le duc plus enclin à y prêter
l’oreille que jamais : « Cette lettre me réjouit, dit Villeroi, étant
dudit président qui était à la suite dudit duc, auquel il se confiait
grandement, et qui était homme
de bien et
clairvoyant. »
Mais la défaite d’Ivry, survenue dans
l’intervalle, produit sur Mayenne un effet tout opposé à celui qu’on aurait
pu croire : elle fait évanouir ses dispositions pacifiques ; il n’est plus
question que de prendre une revanche. Jeannin se hâte d’en informer
Villeroi ; et les voilà encore à attendre une heure plus favorable,
« se disant, selon l’expression de l’un d’eux, qu’il y avait
plusieurs heures au jour, et que les cœurs et les volontés des princes
étaient aussi sujets au changement comme les occasions s’en
présentaient »
.
Mayenne n’est pas un homme commode à gouverner, bien qu’il écoute volontiers les conseils ; mais il les suit très peu. C’est un chef de parti qui n’était pas né pour l’être : il en avait les velléités sans en avoir toute l’étoffe, vices ou vertus, il se croyait tenu de venger ses frères, et poursuivait leur œuvre un peu par devoir, par ambition, par situation, quelquefois malgré lui, le plus souvent en se laissant volontiers aller aux circonstances qui le flattaient et l’entraînaient. Il était assez faible pour que le moindre succès l’enflât, pour qu’un secours promis par l’Espagne le rendît moins traitable ; il avait assez d’honneur pour qu’une défaite éprouvée le piquât au jeu et lui parut un motif de plus de persévérer : il avait assez de bon sens d’ailleurs et d’honnêteté pour sentir les misères et les assujettissements de sa position, et peut-être aussi les misères des peuples et de l’État. C’est sur un esprit d’une trempe si inégale que le président Jeannin avait à agir, à opérer avec lenteur, à revenir vingt fois à la charge pour saisir les bons instants.
Il faut tout dire : le président Jeannin n’est pas pendant la Ligue le serviteur sous main et l’homme de Henri IV, il est l’homme du duc de Mayenne. Villeroi, ligueur malgré lui comme Jeannin, est de cœur ou du moins d’esprit avec Henri IV ; il ne se considère engagé avec le mauvais parti qu’à bonne fin et en vue de ménager une négociation entre le roi et le duc. Le président Jeannin désire cette négociation, mais il est loin d’y voir et d’y mettre autant de facilité que Villeroi. Il a souci que le duc de Mayenne et le parti catholique y trouvent nettement leurs avantages. Il y a des moments où, en transmettant à Villeroi les intentions du duc de Mayenne, il a l’air de résister aussi pour sa part à une transaction trop prompte et sans garantie : car cette conversion de Henri IV, qui est nécessaire avant toute chose, il ne la croit pas aussi prochaine ni aussi aisée que Villeroi la lui présente. Le grand service que le président rendit à Mayenne, et dont celui-ci aurait dû mieux profiter, ce fut de l’éclairer au juste sur les intentions de l’Espagne et de Philippe II : les ministres et agents espagnols en France en avaient toujours fait mystère au duc, afin de se mieux servir de lui et de l’abuser. Philippe II, en envoyant des secours et en intervenant dans la Ligue par son or et par ses capitaines, le faisait-il pour la cause commune ou pour son profit direct, et pour prendre le trône de France soit en son propre nom, soit en celui de l’infante ? Le président Jeannin, envoyé à Madrid sur la fin de l’année 1590, revint en août 1591 avec une réponse précise à cette question jusque-là douteuse. En faisant ce voyage, le président avait quelque espoir d’éclairer le roi d’Espagne sur la disposition des esprits en France, de le dissuader peut-être d’un dessein impraticable, et, s’il n’y pouvait réussir, il avait du moins de quoi fixer avec certitude le duc de Mayenne sur le danger de se livrer à un tel allié et sur la nécessité de se pourvoir ailleurs. Le président revint sans avoir rien gagné, comme on peut croire, sur l’esprit du roi d’Espagne ni de ses conseillers, et il ne réussit pas davantage à convaincre le duc de Mayenne qu’il n’y avait de salut et d’issue désormais qu’en s’entendant tôt ou tard avec Henri IV. Le duc s’obstina à conserver encore des illusions du côté des Pyrénées. Mais, à travers ces peines stériles et ces paroles perdues en tous sens, le président se donna la satisfaction de faire un acte patriotique en passant à Marseille, au moment de s’embarquer pour l’Espagne (mars 1591). Le duc de Savoie y était, qui dans cette anarchie du royaume avait espéré de s’emparer, pour son compte, de cette importante cité. Le président déjoua ses menées, rendit cœur aux notables habitants, leur expliqua nettement l’intention du duc de Mayenne, qui était que le pays s’aidât du duc de Savoie contre les ennemis communs, et non qu’on se donnât à lui. Puis, ayant fait cet acte de bon citoyen, il s’embarqua avec le duc de Savoie lui-même pour le voyage d’Espagne. Le président Jeannin fut du parti de Henri IV ce jour-là ; il s’opposa à ce que l’héritage national dépérît entre les mains qui l’avaient en tutelle : de même qu’il s’était mis autrefois en travers de la Saint-Barthélemy, il fit obstacle cette fois au démembrement de la France.
Mais que j’ai hâte, malgré les preuves d’énergie et d’habileté qu’il y donne, d’être sorti bientôt avec lui de ces époques pénibles de désordre et de confusion, où le patriotisme ne sait le plus souvent à quoi se prendre, où les routes du devoir sont douteuses et obscures, où il faut se cacher et user de ruse pour faire le moindre mal dans l’impuissance du bien, où les forces de l’État se consument dans des luttes intestines, et où les âmes généreuses seraient capables, à la longue, de s’aigrir et de s’altérer ! J’appelle le moment où, sous un roi magnanime et brave qui sait distinguer les hommes, la carrière se rouvrira pour le président Jeannin, carrière d’honneur, d’utilité manifeste, de services publics non équivoques, et qui parleront d’eux-mêmes : on y verra enfin se dessiner tout entier le vieillard illustre et consommé, qui a en lui les talents d’un Forbin-Janson, et qui tient aussi des vertus de L’Hôpital.