I.
La renommée de Sully a eu en France des destinées successives et bien diverses. Au moment où ce grand ministre et serviteur de Henri IV fut forcé de se retirer des affaires après la mort de son maître, il était généralement haï ou du moins très peu populaire. Ses solides qualités armées de sévérité et de rudesse l’avaient rendu odieux aux grands, et le peuple même ou la bourgeoisie n’appréciait pas en lui un défenseur des intérêts publics. Les Mémoires de L’Estoile, ce bourgeois de Paris et cet écho des autres bourgeois ses compères, nous informent des vers satiriques, pasquinades ou caricatures qui se faisaient contre Sully dans les dernières années de sa puissance. Sa fortune croissante, l’appareil dont elle s’environnait, soulevaient l’envie, et l’humeur du personnage ne la désarmait pas. L’Estoile, dans un sentiment de malignité bien naturel, se plaît à relever et à dénombrer les titres et qualités de Sully à la date de juillet 1609, c’est-à-dire au faîte de sa grandeur : par un autre sentiment non moins naturel à l’homme, Sully se plaisait aussi à les étaler :
Maximilien de Béthune, chevalier, duc de Sully, pair de France, prince souverain de Henrichemont et de Boisbelle, marquis de Rosny, comte de Dourdan, sire d’Orval, Montrond et Saint-Amand ; baron d’Épineuil, Bruyères, Le Châtelet, Villebon, La Chapelle, Novion, Baugy et Bontin ; conseiller du roi en tous ses conseils ; capitaine lieutenant de deux cents hommes d’armes d’ordonnances du roi sous le titre de la reine ; grand maître et capitaine général de l’artillerie ; grand voyer de France ; surintendant des finances, fortifications et bâtiments du roi ; gouverneur et lieutenant général pour Sa Majesté en Poitou, Châtelleraudois et Loudunois ; gouverneur de Mantes et Jargeau, et capitaine du château de la Bastille à Paris.
Voilà, ajoute L’Estoile dans un langage plein de satiété et de pléonasme, et qui semble regorger de son objet, voilà les augustes et magnifiques titres de grandeur du grand duc de notre siècle. Pour mon regard, j’honorerai toujours la grandeur en lui et en autrui, mais je ferai plus de cas d’un grain de bonté que d’un monde entier de grandeur.
Et au moment de la chute ou de la retraite contrainte, il dit
encore : « La disgrâce de cet homme était plainte de peu de personnes
à cause de sa gloire (de son orgueil). »
Chose
singulière, l’homme le plus éloigné à tous égards de L’Estoile, le cardinal
de Richelieu, en ses Mémoires, parlant de Sully et de sa
chute qui fut toute personnelle, dit à peu près la même chose :
On a vu peu de grands hommes déchoir du haut degré de la fortune sans tirer après eux beaucoup de gens ; mais, la chute de ce colosse n’ayant été suivie d’aucune autre, je ne puis que je ne remarque la différence qu’il y a entre ceux qui possèdent les cœurs des hommes par un procédé obligeant et leur mérite, et ceux qui les contraignent par leur autorité.
J’aime à croire que si Richelieu avait poursuivi ses Mémoires jusqu’à l’année de la mort de Sully, laquelle ne précéda que de peu la sienne, il aurait trouvé d’autres paroles pour rendre justice à un si méritant prédécesseur, et que la pensée morale et humaine exprimée par lui, et qui redouble de valeur sous sa plume, n’aurait pas étouffé les autres considérations d’équitable et haute louange que le nom de Sully rappelle.
Quoi qu’il en soit, Sully, en se retirant, était
peu populaire, et on ne voit pas que son souvenir le soit redevenu dans les
années qui suivirent, ni durant tout le xviie
siècle. Tallemant des Réaux, cet autre bourgeois de Paris,
s’amuse à recueillir, cinquante ans après L’Estoile, toutes sortes
d’historiettes satiriques et dénigrantes sur l’illustre ministre de
Henri IV. Le bon Hardouin de Péréfixe, qui écrit l’Histoire de
Henri le Grand pour l’instruction de Louis XIV, n’accorde à Sully
qu’une place médiocre dans son ouvrage, et, préoccupé encore de l’idée
d’impopularité qui s’attachait au nom de Rosny, il s’applique à justifier
Henri de la faveur qu’il lui avait accordée, et à montrer qu’elle n’était
pas ce que supposait l’envie. Mézeray, très bon historien pour ces derniers
siècles, portait de Sully le jugement juste et vrai qu’il faut qu’on en
porte encore, mais sans embellissement et sans enthousiasme : « Outre
qu’il était infatigable, ménager et homme d’ordre, dit-il, il avait la
négative fort rude, et était impénétrable aux prières et aux
importunités, et attirait à toutes mains de l’argent dans les coffres du
roi. »
Tant que Louis XIV régna, il fut assez peu question des
grandeurs et des gloires des règnes précédents. C’est au xviiie
siècle qu’il faut venir pour trouver le
Sully populaire, celui non pas de la tradition, mais de la création et de la
légende philosophique. Voltaire, le premier, était en train d’y aider par
La Henriade, lorsqu’ayant eu à se plaindre du
descendant de Sully, il effaça dans son poème le nom de l’ancêtre et y
substitua celui de Du Plessis-Mornay. Pourtant la popularité de Henri IV
prenait dans les imaginations et s’étendait de jour en jour, comme en
représailles de la gloire de Louis XIV, et il lui fallait un second, un
conseiller, un fidèle : ce ne pouvait être que Sully. La Rochefoucauld a
dit : « Nos actions sont comme les bouts-rimés,
que chacun fait rapporter à ce qui lui
plaît. »
Ce ne sont pas seulement les actions de chaque jour et
les démarches des personnes de la société que chacun interprète à son gré ;
ce sont les actions du passé et les noms qui les représentent. Ces grands
noms que vont répétant les échos futurs, une fois livrés au tourbillon des
âges, ne sont bientôt plus, si l’on n’y prend garde et si l’histoire
authentique ne s’y oppose pas, que des espèces de bouts-rimés que chacun
tire à soi, remplit à son gré, et sous lesquels on met un sens, des idées,
des intentions que le plus souvent le personnage n’a jamais eus. Ainsi en
advint-il pour Sully : on avait fait de Colbert le représentant d’un
système, on fit de Sully le représentant du système contraire. Au lieu de
voir en lui ce qu’il était avant tout, un caractère et une capacité rare,
diverse et complexe, formée avec travail et appliquée au fur et à mesure aux
diverses circonstances et difficultés de son temps, on lui prêta une
doctrine générale, philosophique, d’après le Télémaque ou
d’après les économistes. Les Mémoires de Sully existaient,
d’un volume considérable, mais d’une lecture lente et pénible : l’abbé de
L’Écluse, en 1745, se chargea de les alléger, de les rendre faciles et
agréables ; il en dénatura la forme, le langage, et parfois le fond ; il
donna à son auteur un certain air plus dégagé, et qui fait contresens.
L’Académie française, habile à profiter des vogues nouvelles et à les
favoriser, mit au concours l’Éloge de Sully pour lequel
Thomas fut couronné (1763) : ce discours de Thomas, « plein de
vérités utiles et hardies »
, comme on les aimait alors, eut un
grand succès. Sully y était loué, même de ce qu’il n’avait pas fait, et, par
exemple, de s’être dépouillé de ses charges avec un entier désintéressement,
d’avoir refusé, lors de sa retraite, le prix de sa démission de gouverneur
de la Bastille et de surintendant des finances : « Il semblait, dit
Thomas, que ce fût le prix dont on
voulait payer sa retraite. Il eût été honteux à Sully de l’accepter,
aussi le refusa-t-il. »
Sur quoi un écrivain de notre temps,
bien fait pour juger de Sully avec toute sorte de compétence, M. Daru a
dit : « Je ne sais si cette manière de présenter les faits est
prescrite par les convenances d’un éloge académique, mais il n’en est
pas-moins certain que Sully chercha à tirer de ses charges le plus
d’argent qu’il put ; ce sont ses expressions. »
Et j’ajouterai :
C’étaient les mœurs du temps, desquelles le personnage et le caractère de
Sully ne sauraient se séparer. Je laisse donc tous ces usages et ces abus
qu’on a faits du nom de Sully au xviiie
siècle, tous ces Sully accommodés à la Turgot, à la Necker, à
la Bernardin de Saint-Pierre, pour revenir à l’homme tel qu’il se montre à
nous dans l’histoire et dans ses Mémoires. Je ne saurais
certainement prétendre embrasser l’homme d’État ni l’administrateur des
finances dans ce qu’il a de positif et de spécial ; ce sera assez si je
parviens à saisir et à faire ressortir la forme générale de l’esprit et du
mérite de Sully d’après l’ensemble des faits. Il n’y a pour cela qu’à le
bien écouter, lui et ses secrétaires.
Une tentation dont on a d’abord à se garder quand on se débarrasse ainsi du Sully de convention pour vouloir retrouver le réel, c’est d’aller à l’extrémité contraire, c’est de lui chercher un défaut précisément à la place de la qualité dont on l’avait loué, c’est de diminuer sa grandeur, parce qu’elle n’est pas tout à fait celle qu’on avait, dans les derniers temps, préconisée. Henri IV et Sully ne sont pas ce que les avait faits, après deux siècles, une tradition complaisante et légèrement mensongère : donc ils sont l’opposé et le contrepied de cette tradition. Évitons cette autre forme de l’erreur et de l’esprit de système qui se déguise sous la prétention à la finesse. Parmi les remarques un peu longuement déduites, mais justes, au nombre de treize, qui précèdent les Mémoires de Sully, et dans lesquelles il est donné quelques conseils aux historiens futurs, il est une prescription qui est particulièrement vraie, et qu’il convient de nous appliquer à nous tous en l’étudiant, à savoir :
Que les historiens ne témoignent point de vouloir faire des recherches trop exactes des défauts et des erreurs d’autrui, tellement secrets et cachés qu’ils ne sont connus d’aucune personne qui en ait reçu dommage ou offense, et desquels nulles voix publiques ne se sont jamais plaintes, ni que l’on ait su que les peuples en général ni en particulier en aient non plus reçu dommage visible et notoire.
Cette remarque est fondamentale pour qui aborde l’histoire et
les grandes figures qui y sont en scène. Quand Tallemant des Réaux, par
exemple, s’appuyant du manuscrit d’un ancien secrétaire de
Du Plessis-Mornay, c’est-à-dire d’un témoignage ennemi, s’amuse à nous
conter que tous les soirs, à l’Arsenal, jusqu’à la mort de Henri IV, Sully,
déjà arrivé à la cinquantaine, continuait d’aimer si fort la danse
« qu’il dansait tout seul avec je ne sais quel bonnet extravagant
en tête, qu’il avait d’ordinaire quand il était dans son
cabinet »
, une telle anecdote, qui n’a aucun rapport prochain ni
éloigné avec les actes publics de Sully et qui ne saurait être contrôlée,
est indigne d’être recueillie par un historien et n’est propre (fût-elle
exacte à quelque degré) qu’à déjouer et à dérouter le jugement général, bien
loin d’y rien apporter de nouveau. Encore une fois, Sully, comme s’il avait
prévu à l’avance ces dénigrements de détail et ces dégradations de
l’histoire, a dit ou fait dire par la plume de ses secrétaires :
« Que si quelques grands rois, capitaines, magistrats ou chefs
d’armées, de républiques et de peuples, qui ont acquis une générale
réputation d’avoir été excellents ès faits d’armes, de justice et de
police, ont eu
quelques vices et passions
particulières secrètes et cachées, qui n’aient point porté
de préjudice au public, et dont la publication ne peut apporter
aucun avantage »
, il est bienséant à un historien de les taire
et de ne point passer sous silence « les vertus, belles œuvres et
actions manifestes »
pour s’en aller scruter et découvrir
« les défauts et manquements secrets »
. Le vrai caractère
de Sully se déclare déjà mieux dans cette attention publique et constante à
la gravité que dans quelque infraction particulière, s’il y est tombé.
Mais avant d’user des Mémoires de Sully, il importe de bien établir ce qu’ils sont et de se rendre un compte exact de cette composition d’une forme assez étrange. Les préambules avec Sully sont de quelque longueur, et on ne les abrège pas comme on le voudrait. Sully, retiré des affaires dans la force de l’âge, vécut encore trente ans dans ses châteaux, occupé à se nourrir de ses souvenirs et à en rassembler les pièces, les témoignages authentiques et mémorables. Mais, au lieu de se mettre à l’ouvrage comme un simple historien, comme Richelieu dès ce temps-là ne dédaignait pas de le faire, en employant des secrétaires sans doute pour les parties matérielles, mais en les subordonnant et les laissant à l’état d’auxiliaires obscurs, il se fit assister et servir par eux dans cet office de narrateur avec cérémonie et en toute solennité. Il avait de tout temps écrit ou fait rédiger les journaux et mémoires des actions principales et des événements importants de sa vie ; il chargea en définitive quatre secrétaires d’en faire un extrait considérable et un recueil à l’usage du public :
Monseigneur, est-il dit dans la dédicace, Votre Grandeur ayant commandé à nous quatre, que vous connaissez assez, de revoir et considérer bien exactement certains mémoires que deux de vos anciens serviteurs et moi avons autrefois ramassés et depuis fort amplifiés, etc., etc., de toutes lesquelles choses nous nous sommes acquittés le mieux qu’il nous a été possible, etc.
Les phrases de ces secrétaires sont difficiles à citer, tant elles sont longues, chargées de parenthèses et d’incidences : les phrases d’Homère ou celles d’Hérodote ne sont pas plus difficiles à ponctuer que les leurs. Sully, dans son château, se fait donc raconter et ramentevoir par ses quatre secrétaires les choses qu’il sait mieux qu’eux et qu’il leur a racontées ou laissé lire ; fidèle, même dans la familiarité, à son goût de hauteur et d’appareil, il se fait renvoyer ses souvenirs sous forme cérémonieuse, obséquieuse, et, pour ainsi dire, à quatre encensoirs ; il assiste sous le dais et prête l’oreille avec complaisance à ses propres échos. Le lecteur est là derrière, qui écoute comme il peut. On peut regretter en ce style incommode, dans lequel on s’adresse continuellement à lui à la seconde personne, de ne pas trouver l’agrément ni la rapidité des mémoires ordinaires, et de n’y reconnaître qu’à peine le trait d’expression et la marque originale du narrateur ou de l’inspirateur même : mais n’est-ce pas aussi un premier caractère d’originalité, et plus significatif que tous les autres, qu’une telle forme ainsi adoptée et imposée durant une narration si longue ; et n’y voit-on pas déjà le ton et l’étiquette rigoureuse qui régnait dans ce château de Sully quand on s’adressait au maître ? Il met son amour-propre à laisser paraître en nombre autour de lui ses secrétaires comme d’autres le mettraient à les dissimuler et à les effacer. Richelieu, plume en main, est un historien, un écrivain, et y vise : Sully tient avant tout à ce que l’on ne cesse de voir son grand état de maison, même dans l’office et les charges de l’histoire. Il y fait son entrée et sa marche avec cortège, dans une ovation continue.
Ces Mémoires en grande partie terminés et en vue du public, Sully songea à les faire imprimer, et, pour plus de sûreté, il voulut que ce fût sous ses yeux, dans une de ses maisons seigneuriales. Les deux premiers volumes de cette édition princeps in-folio furent donc imprimés en 1638 dans le château même de Sully, par les soins, dit-on, d’un imprimeur d’Angers qu’on avait mandé à cet effet. On se passa d’approbation et de privilège ; Sully faisait acte de souveraineté. Le titre des Mémoires était singulièrement emphatique, allégorique et symbolique ; le voici en son entier :
Mémoires des sages et royales économies d’État, domestiques, politiques et militaires de Henri le Grand, l’exemplaire des rois, le prince des vertus, des armes et des lois, et le père en effet de ses peuples françois ;
Et des servitudes utiles, obéissances convenables et administrations loyales de Maximilian de Béthune, l’un des plus confidents familiers et utiles soldats et serviteurs du grand Mars des François ;
Dédiés à la France, à tous les bons soldats et tous peuples françois.
Je ne parle pas de la vignette peinte en vert, de la branche
d’amarante, symbole de la vertu qui ne se flétrit jamais, des trois V, qui
sont le chiffre de la maison de Sully. L’ouvrage était censé se vendre à Amstelredam (Amsterdam), à l’enseigne des
trois Vertus couronnées d’amaranthe (Foi, Espérance,
Charité), chez deux imprimeurs désignés sous des noms grecs tels
qu’aurait pu les forger Du Bartas ; voici ces noms bizarres : Aleithinosgraphe de Cléarétimélée, et Graphexechon de
Pistariste ; comme qui dirait : Écrivain-véridique de la ville de Gloire-et-Vertu-Soin, et Secrétaire-émérite de
la ville de Haute-Probité. Ces deux imprimeurs, dans un
avertissement, s’adressaient « Aux lecteurs vertueux et
judicieux »
. Le pédantisme déjà suranné de ces recherches et de
ces gentillesses d’impression fait bien pendant à ce qu’on raconte du
costume de Sully lorsqu’il reparut un
jour, avec
ses habits à la vieille mode, en pleine cour de Louis XIII.
Cela dit, allons au fond, et de cet amas de narrations trop souvent déduites en style de greffier ou de notaire, tirons ce qu’il y a de solide et d’excellent. — Sully, qui, dans toute la première partie de sa carrière, s’appelle Rosny, né en 1559 au château de ce nom, était le second de quatre fils, mais de fait il fut considéré comme l’aîné par son père, qui de bonne heure plaça sur lui l’espoir de relever sa maison. Le père du jeune Rosny l’appela un jour qu’il avait onze ans dans la chambre de la haute tour, et là, en présence du seul La Durandière, son précepteur, il lui dit :
Maximilian, puisque la coutume ne me permet pas de vous faire le principal héritier de mes biens, je veux en récompense essayer de vous enrichir de vertus, et par le moyen d’icelles, comme l’on m’a prédit, j’espère que vous serez un jour quelque chose. Préparez-vous donc à supporter avec courage toutes les traverses et difficultés que vous rencontrerez dans le monde, et, en les surmontant généreusement, acquérez-vous l’estime des gens d’honneur et particulièrement celle du maître à qui je veux vous donner, au service duquel je vous commande de vivre et mourir.
Ce maître était le prince, bientôt roi de Navarre, le futur
Henri IV, dont le mariage était alors décidé avec Marguerite, sœur de
Henri III. Le père de Sully était de la religion réformée : homme de sens et
de prudence, il prévit que, « si ces noces se faisaient à Paris, les
livrées en seraient bien vermeilles »
. Rosny, conduit à Vendôme
par son père et présenté par lui à Henri, devant la reine Jeanne d’Albret sa
mère, lui débita très bien sa petite harangue avec des protestations de lui
être à jamais très fidèle et très obéissant serviteur :
Ce que vous lui jurâtes en si beaux termes, lui rappellent ses secrétaires, avec tant de grâce et d’assurance, et un ton de voix si agréable qu’il conçut dès lors de bonnes espérances de vous ; et vous ayant relevé, car vous étiez à genoux, il vous embrassa deux fois et vous dit qu’il admirait votre gentillesse, vu votre âge qui n’était que d’onze années, et que vous lui aviez présenté votre service avec une si grande facilité et étiez de si bonne race qu’il ne doutait point qu’un jour vous n’en fissiez paraître les effets en vrai gentilhomme.
Et ici, comme nous sommes au xvie siècle, il est nécessaire de remarquer qu’un des précepteurs de Sully, nommé La Brosse, qui se mêlait de tirer des horoscopes et de prédire des nativités, voyant que son élève, de six ans plus jeune que Henri de Navarre, était né, comme ce prince, le 12 ou 13 décembre, jour de Sainte-Luce, l’avait plus d’une fois assuré, avec de grands serments, que le prince, après maint labeur, serait un jour roi de France, et que lui Rosny serait des plus avant dans sa faveur et des mieux participants de sa prospérité. Cet horoscope eut une grande influence sur l’esprit de Sully. Il y revient en mainte occasion ; aux heures de mauvaise humeur et de dépit, et dans toute circonstance critique, il s’en autorise pour persévérer auprès du roi de Navarre et pour s’encourager dans la cause qu’il a embrassée. Dans les conversations qu’il a avec Henri, il cite également son prophète et son auteur :
Sire, dit-il au roi de Navarre à Meudon, au moment où l’on apprend que Henri III vient d’être assassiné à Saint-Cloud, j’espère que Votre Majesté sera un jour paisible et bien heureuse, mais ce ne sera pas sans beaucoup travailler et sans courir de grands hasards. J’ai eu un diable de précepteur lequel, comme je le vous ai déjà conté autrefois, m’a dit que cela était infaillible : il faut aller voir ce qui en est.
Sully n’est donc pas un philosophe ; bien qu’il paraisse, en maints cas, beaucoup plus politique que religieux, il est superstitieux comme on l’était volontiers en son temps. Il croit aux horoscopes, aux maléfices, aux signes vus dans l’air la veille d’une grande bataille. Les caractères forts ne sont pas des esprits forts pour cela.
Lors du massacre de la Saint-Barthélemy, le jeune Rosny se trouvait à Paris en plein danger. Il avait dessein d’aller faire sa cour au roi de Navarre ce jour-là, et il s’était couché la veille de bonne heure. Il fut réveillé sur les trois heures du matin par les cris du peuple et par le tocsin : son gouverneur, le sieur de Saint-Julien, et son valet de chambre, qui s’étaient aussi réveillés au bruit, étant sortis du logis pour apprendre ce que c’était, n’y rentrèrent point, et il n’a jamais su depuis ce qu’ils étaient devenus. L’hôte chez lequel il était logé et qui était huguenot, voulait, pour sauver sa vie, aller à la messe et y emmener le jeune Rosny. Celui-ci refusa ; mais, se revêtant de sa robe d’écolier et prenant un livre d’heures sous le bras, il se rendit à travers les périls au collège de Bourgogne dont le principal le recueillit et le tînt trois jours caché. Son père lui écrivit alors qu’il eût à obéir en tout à son maître le roi de Navarre, et à conformer sa conduite à la sienne, à aller à la messe, s’il le fallait, à son exemple, et à courir enfin toutes ses fortunes jusqu’à la mort. Ce que fit soigneusement Rosny : dans les diverses alternatives et boutades de cour qui suivirent cette sanglante catastrophe, lorsque Henri était traité avec plus d’égards et que ses domestiques avaient liberté de le venir servir, Rosny ne manquait pas à son devoir ; lorsque le prince était retenu en prison et séparé de ses serviteurs, le jeune homme se tenait à l’écart et dans l’attente :
Mais, en quelque condition que vous fussiez, lui disent ses secrétaires ; vous preniez toujours le temps de continuer vos études, surtout de l’histoire (de laquelle vous faisiez déjà des extraits tant pour les mœurs que les choses naturelles), et des mathématiques, lesquelles occupations faisaient paraître votre inclination à la vertu.
La première partie de la carrière de Rosny se passera à n’être en apparence qu’un homme de guerre et un soldat ; mais ce fonds d’études, cet amour d’une instruction solide et sérieuse, vertueuse en un mot, il le gardera et le cultivera en toutes les circonstances, dans les intervalles de loisir et jusqu’au milieu des camps.
Le chapitre vie des Mémoires a cela de remarquable qu’il est copié sur un ancien recueil écrit tout entier, disent les secrétaires, de la main de Sully et qui doit être de sa composition même. Ici le style s’abrège, s’affermit, et ce chapitre peut donner une juste idée de la manière du maître s’il avait pris plus souvent la plume. C’est un tableau raccourci des remords et angoisses de Charles IX après la Saint-Barthélemy, de la résistance que rencontrent les ordres sanguinaires du roi chez quelques gouverneurs généreux de places et de provinces, et du ressort que reprend, le parti après le premier effroi, au lieu d’être écrasé et atterré comme on l’avait cru. On sent, au ton ferme qui règne dans ce tableau, un homme qui peut-être n’est pas très attaché à sa secte en tant que religion, mais qui est très attaché à sa cause, qui en ressent les parties morales, et qui, ainsi ancré par des raisons de justice et d’honneur, n’en démordra plus. La mort de Charles IX, assiégé de terreurs lorsqu’il se voit tout baigné de son sang dans son lit, et qu’il se rappelle celui des innocents qu’il a fait répandre, est peinte en quelques mots énergiques. Le retour du roi de Pologne Henri III et son arrivée en France, le démenti donné du premier coup aux espérances qu’on avait de lui, ne sont pas moins bien notés ; ce dernier des Valois arrive avec le dessein, qui lui a été suggéré par de sages princes et conseillers qu’il a vus au passage (en Autriche, à Venise et en Savoie), d’octroyer la paix à tous ses sujets et de rétablir l’ordre et la concorde avec traitement égal pour tous ; mais, à peine arrivé, il fait défaut, se laisse retourner par la reine sa mère, s’engage dans je ne sais quelle petite guerre et quel petit siège qu’il est obligé de lever avec mille sortes de reproches et d’injures que lui lancent du haut des murailles les femmes et les enfants :
Ce honteux décampement, dit Sully, l’aversion que le roi témoigna dès lors de toutes choses généreuses et de la vraie gloire, qui ne s’acquiert que par les armes, et une inclination et disposition portée toute au repos, aux délices et plaisirs, le firent tomber en mépris qui engendra la haine, et la haine l’audace d’entreprendre contre lui, de laquelle procéda sa perdition avec infamie.
Toutes les fois qu’il a à parler de Henri III, il le dessinera ainsi en quelques traits où le signe d’effémination et d’infamie reparaîtra toujours. Quelques années après, ayant eu à traiter avec lui de la part du roi de Navarre, et lui ayant été présenté par M. de Villeroi à Saint-Maur (1586) :
Nous vous avons ouï dire, écrivent ses secrétaires, que vous le trouvâtes dans son cabinet, l’épée au côté, une cape sur les épaules, son petit toquet en tête et un panier pendu en écharpe au cou, comme ces vendeurs de fromages, dans lequel il y avait deux ou trois petits chiens pas plus gros que le poing.
Rosny, jeune, mâle et fier, présenté par le prudent et fin
M. de Villeroi à Henri III ainsi accoutré et travesti, n’est-ce pas tout un
tableau à la fois de genre et d’histoire ? Je ne sais pourquoi l’on a dit
que ces Mémoires de Sully en eux-mêmes « n’avaient
aucune valeur littéraire »
; il ne s’agit, pour en saisir les
parties vives et qui peignent, que d’en écarter un peu l’attirail, le
manteau des scribes et leurs génuflexions.
Cependant le roi de Navarre se sauve des gardes et espions qui l’observent,
et se dérobe, à Senlis, pendant
une partie de
chasse (1576) : Rosny l’accompagne dans sa fuite, et bientôt se met à
apprendre sous lui la guerre. Il commence à servir, comme le plus simple
soldat, parmi l’infanterie, ce qui n’était pas ordinaire
alors aux gentilshommes : à ceux qui l’en voulaient divertir, il répondait
qu’il avait à cœur d’apprendre le métier des armes dès ses premiers
commencements. Quatre ans après, à Nérac, pendant que la Cour huguenote est
là comme dans son petit Paris et dans son lieu de délices, la guerre
continuant aux alentours, Rosny qui veut s’y mêler, et qui voit que le roi
de Navarre a défendu de sortir de la ville à cheval, se remettra à ce
premier métier de fantassin et ira, parmi les vignes et les haies, faire le
coup d’arquebuse avec les plus simples soldats. C’est donc un valeureux
soldat que Rosny, et Henri en mainte occasion est obligé de le faire
rappeler quand il s’aventure, de lui commander de se retirer, et il le tance
au retour de la bonne sorte : « Monsieur de Béthune, disait un jour
Henri dans une escarmouche, allez à votre cousin, le baron de Rosny ;
il est étourdi comme un hanneton ; retirez-le de
là et les autres aussi. »
Ces mots de gronderie militaire si
flatteurs à qui les reçoit sont perpétuels de la part de Henri IV au sujet
de Rosny. Celui-ci, après être resté quelque temps dans la simple
infanterie, passe dans la compagnie colonelle de M. de Lavardin et y sert en
qualité d’enseigne ; mais bientôt il cède cette enseigne à un de ses
cousins, et, ayant fait des épargnes de son revenu durant deux ou trois ans
(car il est bon ménager de bonne heure), s’étant retranché durant ce temps à
vivre de ses soldes, de ses profits et butins faits à la guerre, il
s’arrange si bien qu’il peut figurer désormais comme gentilhomme, ayant ses
gens et son équipage à lui, à la suite du roi de Navarre. Il n’avait alors
que dix-sept ou dix-huit ans. On n’oublie pas de nous informer que, tout en
se livrant
à l’exercice de son métier, il
continuait ses études, c’est-à-dire à faire des lectures, levées de plans,
cartes du pays, etc. Dans ces premières guerres toutes d’escarmouches et de
coups de main, on voit le roi de Navarre guerroyant sans grandes vues
encore, jouant à chaque instant le tout pour le tout devant la moindre
bicoque de Poitou ou de Gascogne ; ce ne fut guère qu’à dater de la bataille
de Coutras (1587) qu’il étendit ses visées et ses plans, et déploya des
desseins de capitaine. Les Mémoires de Sully nous le
montrent au naturel dans cette première suite d’aventures, de rencontres et
de petits sièges. De très bonne heure, Henri s’aperçoit du parti qu’il peut
tirer de Sully pour les sièges, pour l’industrie des mines, pétards, pour le
logement et service des pièces d’artillerie (quand il en a). Dès que Rosny
est dans le quartier qui lui est assigné, il s’y fortifie, fait pratiquer
des terrassements et retranchements, mettant lui-même la main à la pioche,
et appliquant avec art toutes sortes de ressources et d’inventions, sans
compter sa valeur ardente et impétueuse les jours de combat. Ce qu’il fera
en 1589, dans un des quartiers de Tours qui lui est confié, pour le mettre
en défense, il le fit plus ou moins de tout temps. En une nuit, il y ordonna
un tel travail qu’il le rendit imprenable aux troupes de la Ligue ; et
Henri III, qui alors était uni avec le parti de Navarre, l’étant venu
visiter le matin, en fut émerveillé et lui dit : « Hé quoi, monsieur
de Rosny ! travaillez-vous toujours ainsi ? C’est pour n’être jamais
surpris. »
En résumé, dès sa première jeunesse, Rosny nous est présenté comme bon ménager, ayant toujours de l’argent de reste, et, en cas de besoin, portant de l’or en poche, même dans les batailles, quand les autres n’y songent pas ; sachant s’arranger en campagne, s’ingénier dans les sièges pour attaquer et faire brèche, adroit et actif à pourvoir à la défense de ses quartiers ; un militaire en un mot, non seulement très brave, mais distingué, instruit et précautionné, avec des talents particuliers d’artilleur, et, si je puis dire, des instincts d’arme savante.
Henri comprit aussi, presque dès les premiers temps, l’usage qu’il pouvait
tirer de lui comme négociateur. Rosny fut toujours d’humeur assez difficile
et assez ombrageuse ; mais sa prudence précoce eut pourtant de la jeunesse ;
il eut ses heures de bonne grâce, ses conversations avec les dames, son art
de les entretenir et de les faire parler. Dans les trêves de ces guerres
fatigantes, à Pau, à Auch, à Nérac, il avait appris le métier de courtisan
avec application, absolument comme on apprend un autre métier : en 1576, à
Pau, on le voit étudier son premier ballet dont Madame Catherine, sœur du
roi de Navarre, prend elle-même la peine de lui enseigner les pas :
« Et de fait vous le dansâtes huit jours après devant le
roi »
, disent ses authentiques secrétaires. À Auch, en 1578,
pendant le séjour qu’y font la reine mère, la reine de Navarre et Henri, on
voit Rosny qui, « n’oyant plus parler d’armes, mais seulement de
dames et d’amour, devient tout à fait courtisan et fait l’amoureux comme
les autres »
, chacun ne s’amusant alors à autre chose qu’à rire,
danser et courir la bague. L’année suivante, à Nérac, il continue dans le
même train : « La Cour y fut un temps fort douce et plaisante ; car
on n’y parlait que d’amour et des plaisirs et passe-temps qui en
dépendent, auxquels vous participiez autant que vous pouviez, ayant une
maîtresse comme les autres. »
Une maîtresse avouée, c’est-à-dire
une dame de ses pensées.
Il y a des moments, dès les premières années, où il est en altercation assez
vive avec Henri, et où la colère du prince qui est prompte rencontre
l’humeur de Rosny qui n’est pas endurante. Rosny s’attache dans un temps
et pendant une trêve à Monsieur, duc d’Alençon ou
d’Anjou, et l’accompagne en Flandre où lui-même il retrouve des alliances,
des branches parentes de la famille de Béthune restées catholiques : il
semble alors que si ce prince, duc d’Alençon, avait valu un peu mieux, il
aurait pu s’affectionner Rosny et le débaucher peut-être du roi de Navarre.
Mais ce dernier le rappelle par lettres ; il lui remet en mémoire les vrais
principes d’un homme de cœur ; il lui dit en le revoyant et en
l’embrassant : « Mon ami, souvenez-vous de la principale partie d’un
grand courage et d’un homme de bien, c’est de se rendre inviolable en sa
foi et en sa parole, et que je ne manquerai jamais à la
mienne. »
Et il l’engage à aller à la cour de France pour y
observer prudemment toutes choses et y découvrir le dessein des adversaires,
sous air de se rallier à eux et de s’en rapprocher ; car Rosny a des frères
ou des neveux qui sont alors des plus avant dans la faveur de Henri III.
Rosny remplit les ordres et les vues de son maître. Cependant ce négociateur
de vingt-trois ans, dans cette atmosphère d’oisiveté à laquelle il n’était
pas accoutumé, se laisse prendre et amorcer à l’amour. Il devient épris de
la fille du président de Saint-Mesmin, qui était une personne à la mode en
ce temps-là, et, ce semble, un peu coquette. Il songe à l’épouser ; mais il
s’arrête à temps. Il a entendu parler d’une autre personne plus convenable
tant pour sa beauté modeste que pour sa vertu et haute extraction ; c’est
Anne de Courtenay, fille de M. de Bontin : c’est cette dernière que la
raison désigne à Rosny, et, même en telle matière qui a pour fin le mariage,
il se rappelle cette maxime : « que celui qui veut acquérir de la
gloire et de l’honneur, doit tâcher à dominer ses plaisirs et ne
souffrir jamais qu’ils le dominent »
. Un jour, il se trouve dans
une situation très critique : voyageant dans le pays et passant à
Nogent-sur-Seine,
il rencontre les deux jeunes
filles rivales, ses deux maîtresses, comme on disait honnêtement alors,
logées dans la même hôtellerie que lui : à laquelle ira-t-il la première ?
Une jeune sœur de Mlle de Saint-Mesmin accourt à sa
rencontre et vient le tenter : « Comment ! monsieur, lui dit
l’espiègle enfant, l’on nous a dit qu’il y a plus de demi-heure que vous
êtes arrivé en ce logis, et vous n’êtes point encore venu voir ma sœur !
Vraiment elle parlera bien à vous, car on lui a dit que vous aviez une
autre maîtresse. »
Il allait céder et se rendre lorsqu’un ami,
représentant le conseil de la raison, lui dit à l’oreille :
« Monsieur, tournez votre cœur à droite, car là vous trouverez
des biens, une extraction royale et bien autant de beauté lorsqu’elle
sera en âge de perfection. »
Rosny se déclara donc pour la plus
douce, la plus modeste et la plus vertueuse, et qui se trouvait être la plus
riche aussi. Il l’épousa cette année même 1583 :
L’amour et gentillesse de laquelle vous retint toute l’année 1584 en votre nouveau ménage, où vous commençâtes à témoigner, comme vous aviez déjà bien fait auparavant en toute votre vie, en la conduite de votre maison, une économie, un ordre et un ménage merveilleux, prenant la peine de voir et savoir tout ce qui concernait la recette et dépense de votre bien, écrivant tout par le menu, sans vous en remettre ni fier à vos gens, chacun s’étonnant comment sans bienfaits de votre maître, ni sans vous endetter, vous pouviez avoir tant de gentilshommes à votre suite, et si honnêtes gens qu’étaient les sieurs de Choisy, Morelly, Boisbrueil, Mallosnay, Tilly, Lafond et Maignan, et faire une si honorable dépense.
Et les fidèles secrétaires entrent dans quelques détails du commerce et de l’industrie auxquels se livrait leur maître, et ils ne nous laissent pas ignorer le secret de son aisance à cette date : il faisait chercher des chevaux, de beaux courtauds en quantité aux pays environnants et dans le Nord, jusqu’en Allemagne, et, les achetant à bon marché, il les revendait bien cher en Gascogne.
Sully eut, dans sa vie, deux femmes ; on a mal parlé de la seconde ; mais cette première est toute pure, gentille d’esprit, et telle qu’on peut se la figurer à souhait auprès de ce mari sérieux et sévère. Quand on ouvre, au Cabinet des estampes, le cahier où sont les portraits de Sully et de sa femme, on y voit le Sully tel qu’il nous a été transmis par la gravure et qu’il est fixé dans la mémoire, c’est-à-dire vieux, le front haut et chauve, la figure sillonnée et rude, l’air fâché, avec barbe longue et moustache grise, le tout encadré dans cette fraise bien roide que nous savons, et son écharpe sur l’armure. Puis, à côté, on voit ressortir avec plus de fraîcheur cette figure douce, jolie, mignonne, enfantine, un peu nicette et naïve de Mlle de Bontin. Il eut la douleur de la perdre en 1589, après cinq ans de mariage. Pendant une peste ou maladie contagieuse qui avait régné dans le pays de Rosny en 1586, il était venu la visiter, la tranquilliser ; il l’avait trouvée enfuie du château, réfugiée dans celui d’une tante, avec trois ou quatre de ses gens ; et là, s’étant enfermé avec elle, et n’ayant lui-même pour tout monde avec lui qu’un de ses gentilshommes, un secrétaire, un page et un valet de chambre, il demeura tout un mois en compagnie de sa douce moitié, sans être visité de créature vivante, tant chacun fuyait la maison comme pestiférée :
Et néanmoins, écrivent les secrétaires, à ce que nous vous avons souvent ouï dire depuis, vous n’avez jamais fait une vie si douce ni moins ennuyeuse que cette solitude, où vous passiez le temps à tracer des plans des maisons et cartes du pays ; à faire des extraits de livres ; à labourer, planter et greffer en un jardin qu’il y avait léans ; à faire la pipée dans le parc, à tirer de l’arquebuse à quantité d’oiseaux, lièvres et lapins qu’il y avait en icelui, à cueillir vos salades, les herbes de vos potages, et des champignons, columelles et diablettes que vous accommodiez vous-même, mettant d’ordinaire la main à la cuisine, faute de cuisiniers ; à jouer aux cartes, aux dames, aux échecs et aux quilles…
Et n’allons pas oublier le dernier trait que notre fausse
délicatesse supprimerait et qui sent son vieux temps : « à caresser
madame votre femme, qui était très belle et avait un des plus gentils
esprits qu’il était possible de voir »
.
En cette saison gracieuse, reposée et unique peut-être dans sa vie, Rosny, âgé de près de vingt-sept ans, dans sa maturité première et, si l’on ose dire, dans sa fleur d’austérité, n’avait pas encore cette mine rébarbative qu’il eut depuis, et que nous lui verrons prendre successivement à travers les fatigues, les périls, les contentions et les applications de toutes sortes, où sa capacité opiniâtre, son ambition légitime et jalouse, son amour du bien public et de l’honneur de son maître l’engagèrent de plus en plus.