(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — I. » pp. 166-193
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(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME ROLAND — I. » pp. 166-193

I.

La Révolution française a changé plus d’une fois d’aspect pour ceux qui se disent ses fils et qui sont sortis d’elle. A mesure qu’on s’éloigne, les dissidences dans la manière de l’envisager augmentent parmi les générations, d’abord unanimes à la reconnaître. Les uns, les plus ardents, les plus avancés, à ce qu’ils affirment, la systématisent de plus en plus dans leurs appréciations ; ils vont à tout coordonner, hommes et choses, en d’orgueilleuses formules prétendues philosophiques et sociales, qui torturent, selon nous, la diversité des faits et qui leur imposent à toute force un sens sophistique, indépendant des misérables passions le plus souvent dominantes. Sous le couvert des doctrines générales dont ils sont épris, outrageusement pour la réalité des détails et les humbles notions de l’évidence, ils vont fabriquant un masque grandiose à des figures avant tout hideuses, à des monstruosités individuelles. Les autres, qui n’adoptent pas ces formules et qui, dans la voie démocratique ouverte en 89, avaient conçu des espérances plus modérées, plus réalisables, ce semble, voyant les difficultés, les échecs, les désappointements à chaque pas après quarante-six ans comme au premier jour, sont tentés enfin de regarder le programme d’alors comme étant, pour une bonne moitié du moins, une grande et généreuse illusion de nos pères, comme un héritage promis, mais embrouillé, qui, reculant sans cesse, s’est déjà aux trois quarts dispersé dans l’intervalle. Entre cette démission décourageante et l’exagération des autres, il y a à se tenir. Sans doute, si la plupart des auteurs, des héros de la Révolution revenaient un moment parmi nous, s’ils considéraient ce qu’ils ont payé de leur sang, ils souriraient un peu de pitié, à moins que l’âge, comme nous l’avons vu de quelques-uns, n’eût refroidi leurs antiques exigences et tranquillisé leurs veines. On a pourtant acquis des résultats incontestables de bien-être sinon de gloire, l’égalité dans les mœurs sinon la grandeur dans les actions, les jouissances civiles sinon le caractère politique, la facilité à l’emploi des industries et des talents, sinon la consécration de ces talents à l’intérêt général d’une patrie. Pour nous, qui adoptons ces résultats et qui les goûtons, tout en sentant leur misère au prix de ce que nous avions rêvé, qui croyons à un perfectionnement social, bien lent toutefois et de plus en plus difficile grâce aux fautes de tous, nous continuons de nous tourner par instants vers ces horizons dont le vaste éclat enflammait notre aurore, vers ces noms que nous avons si souvent invoqués, espérant avoir à en reproduire les exemples et les vertus. Mais les temps sont autres, les devoirs ont changé, les applications directes qu’on prétendrait tirer seraient trompeuses. Du moins, dans cette fournaise ardente de notre première Révolution, à côté des ébauches informes ou abjectes, d’admirables statues sont sorties et brillent debout. Maintenons commerce avec ces personnages, demandons-leur des pensées qui élèvent, admirons-les pour ce qu’ils ont été d’héroïque et de désintéressé, comme ces grands caractères de Plutarque, qu’on étudie et qu’on admire encore en eux mêmes, indépendamment du succès des causes auxquelles ils ont pris part, et du sort des cités dont ils ont été l’honneur.

Plus que jamais, en ce sens, l’immortelle Gironde est la limite à laquelle notre pensée se plaît et s’obstine à s’arrêter. Il faut sans doute comprendre et s’expliquer ce qui est venu après, ce qui en partie a défendu le pays en le souillant, en le mutilant ; il faut comprendre cela : mais notre admiration, notre estime, sauf de rares exceptions, est ailleurs. A voir la fatale et croissante préoccupation qu’inspirent aux survenants ces figures gigantesques, trop souvent salies de boue ou livides de sang en même temps qu’éclairées du tonnerre, à voir la logique intrépide des doctrines qui s’y rattachent et qui servent tout aussitôt d’occasion ou de prétexte à des craintes et à des répressions contraires, on peut juger que le mal, les moyens violents, iniques, inhumains, même en supposant qu’ils aient durant le moment de crise une apparence d’utilité immédiate, laissent ensuite, ne fût-ce que sur les imaginations frappées des neveux, de longues traces funestes, contagieuses, soit en des imitations théoriques exagérées, soit en des craintes étroites et pusillanimes. A mesure donc que le tumulte des souvenirs, qui redouble pour d’autres, s’éclaircit pour moi et s’apaise, je me replie de plus en plus vers ces figures nobles, humaines, d’une belle proportion morale, qui s’arrêtèrent toutes ensemble, dans un instinct sublime et avec un cri miséricordieux, au bord du fleuve de sang, et qui, par leurs erreurs, par leurs illusions sincères, par ces tendresses mêmes de la jeunesse que leurs farouches ennemis leur imputaient à corruption et qui ne sont que des faiblesses d’honnêtes gens, enfin aussi par le petit nombre de vérités immortelles qu’ils confessèrent, intéressent tout ce qui porte un cœur et attachent naturellement la pensée qui s’élève sans sophisme à la recherche du bonheur des hommes. Mme Roland est la première et la plus belle de ce groupe ; elle en est le génie dans sa force, dans sa pureté et sa grâce, la muse brillante et sévère dans toute la sainteté du martyre. Mais les expressions, qui d’elles-mêmes vont s’idéalisant à son sujet, doivent se tempérer plutôt : car, en abordant cette femme illustre, c’est d’un personnage grave, simple et historique, que nous parlons.

Elle s’est peinte de sa propre main de façon à ne pas donner envie de recommencer après elle. A moins d’avoir quelques traits originaux à ajouter aux siens, comme ont fait Lemontey et divers autres contemporains qui l’avaient vue, on n’a qu’à renvoyer, pour l’essentiel de sa personne, à ses délicieux et indispensables Mémoires. Comment raconter la vie de Jean-Jacques, son enfance, ses durs commencements, ses belles années, comment retracer de nouveau les particularités de sa physionomie de jeune homme, après les Confessions ? Ainsi de Mme Roland. Il ne faut pas repasser le crayon sur le pur dessin de cette figure fine et hardie, grandiose et gracieuse, intelligente et souriante ; vouloir ressaisir ce profil simple et net, modeste et fier ; oser retoucher ces jours d’enfance dont elle fixait, à travers les grilles de l’Abbaye ou de Sainte-Pélagie, en couleurs si distinctes, la fraîcheur et les enchantements, depuis l’atelier de son père au quai des Lunettes et cet enfoncement favori du petit salon où elle avait élu domicile, depuis les catéchismes de l’église Saint-Barthélemy, la retraite au couvent de la rue Neuve-Saint-Étienne pour sa première communion, et les promenades au Jardin des Plantes, jusqu’à son séjour heureux et recueilli chez sa grand’maman Phlipon dans l’île Saint-Louis, son retour au quai paternel proche le Pont-Neuf et ses excursions du dimanche au bois de Meudon. Tout cela est fait, tout cela est à relire. Ces détails si vrais, si faciles, si heureux de présence d’esprit et de liberté d’expression, ces innocents et profonds souvenirs se jouant d’eux-mêmes dans le cadre sanglant, funèbre, qui les entoure, qui les resserre à chaque instant et qui bientôt va les supprimer avant la fin et les écraser, forment une des lectures éternellement charmantes et salutaires, les plus propres à tremper l’âme, à l’exhorter et à l’affermir en l’émouvant.

La Correspondance avec Bancal, et quelques autres lettres inédites encore que nous avons eues sous les yeux, nous présentent Mme Roland durant une partie de sa vie qu’elle a moins retracée en ses Mémoires, après les années purement intérieures et domestiques, et avant l’entrée de son mari au ministère. Parmi les lettres adressées à Bosc et publiées dans la dernière édition des Mémoires, il n’y en a que très-peu qui se rapportent à cette époque, c’est-à-dire à l’intervalle de 80 à 92, aux derniers temps de son séjour à Lyon, aux premiers mois de son arrivée à Paris. La Correspondance avec Bancal embrasse précisément cette intéressante période. Les impressions journalières des mémorables événements d’alors, fidèlement transmises coup sur coup par cette grande âme émue, et exhalées au sein de l’amitié, sont précieuses à recueillir. Les secousses souvent contradictoires, les espérances précipitées suivies de découragement, puis de nouveau reprises avec ferveur, les jugements excessifs, passionnés, lancés dans la colère, et que plus tard elle mitigera, le bon sens fréquent qui s’y mêle, la sincérité invariable, tout contribue à faire de ces pages sans art un témoignage bien honorable à celle qui les écrivit, en même temps qu’une utile leçon, suivant nous, pour ceux qui cherchent dans la réflexion du passé quelque sagesse à leur usage, quelque règle à leurs jugements en matière politique, quelque frein à leurs premiers et généreux entraînements. On y sent mieux que nulle part ailleurs combien l’importance d’un point d’arrêt précis, d’une marche mesurée à l’avance, a échappé à l’imprévoyante ardeur de ces âmes girondines jetées éperdument entre M. Necker et Robespierre, et ne faisant volte-face à celui-ci que trop tard pour n’en pas être surmontées et dévorées.

Mme Roland et son mari avaient accueilli la Révolution de 89 avec transport. Depuis 1784, ils étaient établis dans la généralité de Lyon, passant quelques mois d’hiver dans cette ville, et la plus grande partie de l’année tantôt à Villefranche et tantôt à deux lieues de là, au clos de La Plâtière, petit domaine champêtre, en vue des bois d’Alix et proche du village de Thézée. M. Roland, inspecteur des manufactures, se livrait à des études industrielles, économiques, que sa femme partageait en les variant par la lecture des philosophes et des poëtes. La Révolution et le mouvement expansif qu’elle communiquait à toutes les âmes patriotiques les mirent naturellement en correspondance avec diverses personnes actives de Paris, en particulier avec Brissot, dont M. Roland estimait les écrits sur les Noirs, les Lettres au marquis de Chastellux, et qui fondait alors le Patriote, et aussi avec Bancal, qui venait de quitter le notariat, pour s’adonner aux lettres, à la politique, et que Lanthenas, ami intime et domestique des Roland, avait rencontré durant un voyage dans la capitale. Les Lettres à Brissot, inédites pour la plupart, sont aux mains de M. de Montrol, que nous ne pouvons trop engager à les publier, et à l’amitié de qui nous devons de les avoir parcourues. Le début de cette Correspondance avec Brissot ressemble fort à celui de la Correspondance avec Bancal : « Si mon excellent ami, écrit Mme Roland à Brissot dans les premiers mois de 90, eût eu quelques années de moins, l’Amérique nous aurait déjà reçus dans son sein : nous regrettons moins cette terre promise depuis que nous espérons une patrie. La Révolution, tout imparfaite qu’elle soit, a changé la face de la France, elle y développe un caractère, et nous n’en avions pas ; elle y laisse à la vérité un libre cours dont ses adorateurs peuvent profiter. » Les rapides conquêtes de 89, on le voit, étaient loin de lui suffire ; sa méfiance, son aversion contre les personnages dirigeants de cette première époque, ne tardent pas à éclater. Ainsi, à propos de la séance royale du 4 février 90, de la prestation du serment civique et du discours de Louis XVI qui excita un si général enthousiasme, elle écrivait à Brissot le 11 du même mois : « Les esprits sont ici très-partagés… On prête son discours à M. Necker ; quoiqu’il y ait au commencement des tournures ministérielles et un peu de ce pathos qui lui sont assez ordinaires, cependant on y trouve généralement un ton qui ne nous semble pas le sien, et quelquefois une touche de sentiment qu’il n’a jamais su mêler avec son apprêt et ses tortillages. » Cette prévention radicale contre M. Necker, qui remontait au delà de 88, comme l’atteste un mot d’une lettre à M. Bosc, et dont on retrouve l’expression assez peu convenable dans la Correspondance avec Bancal (page 12), n’est autre chose au fond, dans sa crudité, que ce jugement instinctif et presque invincible des esprits de race girondine sur ceux de famille doctrinaire, jugement au reste si amèrement rétorqué par ceux-ci. Entre Mme Roland et M. Necker, nous saisissons la dissidence à l’origine, le divorce à sa naissance ; mais les partis, ou du moins les familles politiques auxquelles ils se rattachent l’un et l’autre, se sont assez perpétuées ensuite, pour qu’on puisse en généraliser les caractères hors de leurs personnes. Le type girondin, qui se reproduit dans la jeunesse à chaque génération survenante, est ardent, aventureux, ouvert à la sympathie populaire, confiant sans mesure aux réformes rapides, à la puissance de la seule liberté et à la simplicité des moyens, ombrageux pour ses adversaires, jamais pour ses alliés, prompt et franc à s’irriter contre ce qui sent la marche couverte et le tortillage, déniant vite aux habiles qui entravent sa route le sentiment et le cœur. Ceux-ci à leur tour, aisément restrictifs et négatifs dans leur prudence, n’hésitant pas au besoin, dans leur système complexe, à limiter, à entamer le droit par la raison d’État, le rendent bien en inimitié aux esprits de nature girondine, que tantôt ils ont l’air de mépriser comme de pauvres politiques, et que tantôt ils confondent en une commune injure avec la secte jacobine pour les montrer dangereux. Mme Roland, en imputant le machiavélisme à M. Necker, aux comités de l’Assemblée constituante et aux notabilités nationales de 90, donnait dans un autre excès. Absente du foyer principal, éloignée du détail des événements dont le spectacle réel, depuis le 5 octobre, aurait peut-être contribué à user son surcroît de zèle et à dégoûter sa confiance, elle était surtout sensible aux lenteurs, aux incertitudes de l’Assemblée et à ses efforts pour arrêter. Elle se traduisait trop littéralement les luttes générales de Paris par celles de Lyon, dans lesquelles les intérêts de l’ancien régime et du nouveau se trouvaient plus directement aux prises sans modérateur intermédiaire. Dégoûtée vite de Lyon, et désespérant de rien voir sortir d’intérêts contraires aussi aveugles à se combattre et aussi passionnés, elle n’apporta que plus d’irritation dans la querelle générale qu’elle n’avait pas suivie de près et dont la complication, même de près et durant la première phase d’enthousiasme, lui eût peut-être également échappé. Méconnaissant donc tout à fait le rôle de plus en plus difficile des hommes sincères de 89, ne voyant dès lors dans l’opposition patriotique et les Constituants qu’amis et ennemis du peuple en présence, et persuadée que là aussi on n’avait rien à emporter que de haute lutte, son point de départ, pour sa conduite politique active, fut une grave erreur de fait, une fausse vue de la situation. C’est dans ce train de pensée qu’elle arriva à Paris en février 91, déjà très-engagée, ayant son parti pris, et avec tous ses ressentiments lyonnais, comme avec des troupes fraîches, au secours de Brissot et des autres.

Les lettres de Mme Roland à Bancal et à Brissot offrent quantité de faits intéressants pour l’histoire de Lyon à cette époque. En les rapprochant des événements récents (et on ne peut s’empêcher de le faire en voyant les mêmes intérêts aux mains, les mêmes guerres recrudescentes, et jusqu’aux mêmes devises sur les drapeaux), on apprend combien la vieille plaie a duré et s’est aigrie, combien, à plus de quarante ans de distance, on a peu gagné de remèdes par cette science sociale tant vantée : on rentre dans l’humilité alors, de se voir si médiocrement avancé, bien que sous l’invocation perpétuelle de ce dieu Progrès que de toutes parts on inaugure77.

Mme Roland nous apparaît dès l’abord comme un des représentants les plus parfaits à étudier, les plus éloquents et les plus intègres, de cette génération politique qui avait voulu 89 et que 89 n’avait ni lassée ni satisfaite. Elle se porte du premier pas à l’avant-garde, elle le sait et le dit : « En nous faisant naître à l’époque de la liberté naissante, le sort nous a placés comme les enfants perdus de l’armée qui doit combattre pour elle et triompher ; c’est à nous de bien faire notre tâche et de préparer ainsi le bonheur des générations suivantes. » Tant qu’elle demeure dans cette vue philosophique générale de la situation, son attitude magnanime répond au vrai ; le temps n’a fait que consacrer ses paroles. Le désintéressement que réclame la chose publique trouve sous sa plume une vertueuse énergie d’expression : « Quand on ne s’est pas habitué, dit-elle, à identifier son intérêt et sa gloire avec le bien et la splendeur du général, on va toujours petitement, se recherchant soi-même et perdant de vue le but auquel on devrait tendre. » Mais au même moment son noble cœur, si désintéressé des ambitions vulgaires, se laisse aller volontiers à l’idée des orages, et les appelle presque pour avoir occasion de s’y déployer. Bancal, lui racontant une ascension qu’il avait faite au Puy-de-Dôme, avait comparé les orages et les tonnerres qu’on rencontre à une certaine hauteur, avec ceux qui attendaient sur leur route péniblement ascendante les amis de la liberté : « L’élévation de votre superbe montagne, lui répond Mme Roland, est l’image de celle où se portent enfin les grandes âmes au milieu des agitations politiques et du bouleversement des passions. » Elle pressentait que c’était là son niveau, et, dans le secret de son cœur, elle ne haïssait pas l’idée d’y être poussée un jour. Mais quand elle se borne à des jugements plus pratiques, à des vues de détail sur le gouvernement, l’insuffisance et le vague de son système deviennent sensibles. Elle professe, dit-elle en un endroit deux maximes principales, à savoir que la sécurité est le tombeau de la liberté, que l’indulgence envers les hommes en autorité est le moyen de les pousser au despotisme. Ailleurs, elle demande avant tout à l’Assemblée de consacrer la liberté indéfinie de la presse, dont on jouissait pourtant sans trop de restriction en 90. Dans une lettre de décembre même année à Brissot, résumant ses conseils : « Des comptes et de la raison ! conclut-elle, il n’y a que cela pour ordonner les affaire et pour rendre les peuples heureux. » A travers cette faiblesse et ce manque de science politique positive, percent à tout moment des vues fort justes et fort prévoyantes qui montrent qu’elle ne se faisait pourtant pas illusion sur l’état réel de la société. A propos d’un pamphlet de Lally-Tollendal, elle disait des hommes de sa couleur : « Ils flattent les passions des mécontents, ils séduisent les hommes légers, ils ébranlent les esprits faibles : ôtez tous ces êtres de la société, comptez la classe ignorante qu’ils influencent à leur manière, et voyez le peu qui reste de bons esprits, de personnes éclairées, pour résister au torrent et prêcher la vérité ! » Mais l’entrain de l’attaque et une sorte d’allégresse martiale l’emportaient bientôt sur les prévisions moins flatteuses. L’expression s’anime au péril et étincelle sous sa plume. Elle écrit à Bosc : « On n’ose plus parler, dites-vous, soit ; c’est tonner qu’il faut faire. » Une lettre à Lanthenas, du 6 mars 90, commence par ce cri trois fois répété : « Guerre, guerre, guerre ! » Ce sont à chaque fois des refrains de réveil : Salut et joie ! ou bien : Vigilance et fraternité ! on dirait le cri de la sentinelle sur le rempart, qui appelle le combat avec l’aurore. Le morbleu ! s’y trouve et n’y messied pas. Une lettre à Brissot, du 7 janvier 91, finit par ces mots précipités : « Adieu tout court ; la femme de Caton ne s’amuse point à faire des compliments à Brutus. »

A partir du mois de février, époque où Mme Roland vient à Paris, jusqu’au mois de septembre, époque de son retour à Lyon, durant ces six mois si pleins, si effervescents, qui comprennent la fuite du roi et les événements du Champ-de-Mars, nous voyons ses dispositions agressives se déployer de plus en plus et s’exalter au plus haut degré dans l’atmosphère tourbillonnante où elle vit. La Correspondance avec Bancal est surtout précieuse en ce qu’elle nous offre toute l’histoire de ses impressions tumultueuses durant ce séjour. Dans les pages de ses Mémoires qu’elle y consacre, les émotions, vives encore, sont adoucies par la distance et fondues avec les jugements de date subséquente qui y interviennent : ici elle agit et pense jour par jour. Nous la voyons, dédaignant les jeux du théâtre et les distractions du goût, courir droit à l’Assemblée, la trouver faible, puis corrompue, l’envisager avec sévérité d’abord, bientôt avec indignation et colère : 89 et les impartiaux, elle le déclare net, sont devenus les plus dangereux ennemis de la Révolution. Sieyès, Barnave, Thouret, Rabaut, la plupart de ceux avec qui tout à l’heure elle mourra, n’échappent pas aux qualifications de lâche et de perfide ; Pétion, Buzot, Robespierre, seuls, la satisfont. Mais rien n’est plus expressif et caractéristique qu’un article adressé à Brissot, et tracé par elle à une séance même de l’Assemblée78, le 20 ou 28 avril. A propos de l’organisation des gardes nationales, on était revenu sur la distinction des citoyens en actifs et passifs : de là sa colère et ses larmes de sang. L’article, qui commence en ces mots : « Jette ta plume au feu, généreux Brutus, et va cultiver des laitues ! » finit par cette métaphore militaire : « Adieu, battons aux champs ou en retraite, il n’y a pas de milieu ! » Et pourtant, malgré ces entraînements passionnés, téméraires, elle gardait une netteté de vue plus digne de son intelligence supérieure. Le jugement sur Mirabeau est d’une belle et calme lucidité. Et quant aux choses, elle a l’air, mainte fois, de les pressentir admirablement, de ne pas se dissimuler où l’on va, mais elle ne veut ni se ralentir ni se détourner. Ainsi elle écrit à Bancal : « Il n’est pas encore question de mourir pour la liberté ; il y a plus à faire, il faut vivre pour l’établir, la mériter, la défendre. » Et ailleurs : « Je sais que de bons citoyens, comme j’en vois tous les jours, considèrent l’avenir avec un œil tranquille, et, malgré tout ce que je leur entends dire, je me convaincs plus que jamais qu’ils s’abusent. » Et encore : « Je crois que les plus sages sont ceux qui avouent que le calcul des événements futurs est devenu presque impossible. » Elle s’étend en un endroit (p. 233) avec un sens parfait sur cette patience, vertu trop négligée et toutefois si nécessaire aux gens de bien pour arriver à des résultats utiles ; mais, par une singulière contradiction, elle manque, tout aussitôt après, de patience. Regrettant qu’on ait arrêté Louis XVI fugitif à Varennes, elle donne pour raison que, sans cette fâcheuse capture, la guerre civile devenant immanquable, la Nation allait forcément à cette grande école des vertus publiques. Exaspérée par les événements du Champ-de-Mars, elle en vient, dit-elle, à applaudir aux derniers excès de l’Assemblée et à en désirer de plus grands comme le seul moyen d’éveiller l’opinion publique. Je l’aime bien mieux âme vierge, si longtemps contenue et tout d’un coup trop dévorée, quand elle se livre à des perspectives infinies d’espérance pour ces neveux qu’elle ne verra pas, quand elle proclame avec larmes et ravissement sa foi sans réserve en celte religion de l’avenir si respectable à ceux même qui n’en distinguent pas bien le fondement. Témoin ému d’un triomphe éloquent de Brissot aux Jacobins, elle s’écrie : « Enfin j’ai vu le feu de la liberté s’allumer dans mon pays, il ne saurait s’éteindre. Les derniers événements l’ont alimenté ; les lumières de la raison se sont unies à l’instinct du sentiment pour l’entretenir et l’augmenter… Je finirai de mourir quand il plaira à la nature, mon dernier souffle sera encore le souffle de la joie et de l’espérance pour les générations qui vont nous succéder. »

Les jugements de Mme Roland sur La Fayette en particulier ont lieu de nous frapper par le contraste qu’ils offrent avec l’unanime respect dont nous avons entouré cette patriotique vieillesse. Dans sa Correspondance avec Bancal, Mme Roland se montre mainte fois injuste. Dans une lettre inédite à Brissot (31 juillet 92), très-importante historiquement, elle devient, il faut le dire, injurieuse, insultante, et s’échappe à qualifier le vertueux général du même terme dont Voltaire irrité n’a pas craint de qualifier Rousseau. Rougissons pour les passions politiques de ces torts presque inséparables qu’elles entraînent à leur suite et que pleurent plus tard les belles âmes. Mme Roland, quinze jours avant sa mort, rétractait sans aucun doute ses anciennes âcretés contre La Fayette, en justifiant dans les termes suivants, Brissot, accusé par Amar de complicité avec le général : « Il avait partagé l’erreur de beaucoup de gens sur le compte de La Fayette ; ou plutôt il paraît que La Fayette, d’abord entraîné par des principes que son esprit adoptait, n’eut pas la force de caractère nécessaire pour les soutenir quand la lutte devint difficile, ou que peut-être, effrayé des suites d’un trop grand ascendant du peuple, il jugea prudent d’établir une sorte de balance. » Ces diverses suppositions sont évidemment des degrés par lesquels Mme Roland revient, redescend le plus doucement qu’elle peut de son injustice première. Mais on remarquera, aux précautions qu’elle prend, combien, l’injustice une fois construite et si promptement d’ordinaire, il est pénible ensuite, par un reste de fausse honte, d’en redescendre79.

Revenue à Paris à la fin de l’année 91, Mme Roland entra, on peut le dire, au ministère avec son mari, en mars 92. La correspondance avec Bancal, qui arrive lui-même à Paris, devient très-rare. Au sortir de ce premier ministère, Roland et sa femme habitèrent tantôt une campagne à Champigny-sur-Marne, tantôt un logement rue de la Harpe, n° 8180. Durant les mois qui précédèrent le 10 août, l’activité politique de notre héroïne n’avait pas cessé, mais l’expérience avait porté fruit ; elle commençait à moins pousser au mouvement tel quel, et à enrayer un peu. En pratiquant les hommes influents et les meneurs, elle les avait bien vite pénétrés avec la finesse d’une femme et mis à leur place avec la fermeté d’une mâle intelligence. De petits désaccords entre son mari et Brissot ou Clavières lui avaient démontré la difficulté d’une marche unie et combinée de la part même des plus gens de bien. Aux approches de la crise imminente du 10 août, elle ne réclamait déjà plus, comme après Varennes, des mesures brusques, absolues ; elle désirait que les sections réunies demandassent, non la déchéance, difficile à prononcer sans déchirer l’acte constitutionnel, mais la suspension provisoire, qu’il serait possible, quoique avec peine, écrivait-elle dix jours avant le 10 août à Brissot, d’accrocher, pour ainsi dire, à l’un des articles de la Constitution. Une lettre de Louvet à Brissot, de sept jours seulement avant le 10 août, est dans le même sens et dénote les mêmes craintes entre la faiblesse d’une part et l’exagération de l’autre. Mme Roland, comme Louvet, se plaignait du silence à l’Assemblée et de l’attitude incertaine de leur ami en des circonstances si menaçantes. Le jugement que porte Mme Roland des hommes politiques de la seconde époque révolutionnaire, de ceux qu’elle a connus et éprouvés, est aussi distinct et décisif que son mépris des hommes de 89 a pu paraître confus et aveugle : c’est qu’à partir de 91 elle vit de près la scène et posséda tous les éléments de situation et de conduite. Ses Mémoires contiennent de brillants et véridiques portraits de ses amis, un peu à la Plutarque ; mais il est plus curieux de les retrouver saisis par elle dans l’action même et sous le feu de la mêlée, confidentiellement et non plus officiellement, dans le privé et non pour la postérité. La lettre à Brissot, déjà citée (du 31 juillet 92), ayant pour objet de le prémunir contre les facilités de caractère et de jugement auxquelles il était enclin, présente des indications très-particulières sur les principaux de ce groupe illustre et fraternel que de loin une seule auréole environne. Chacun y est touché et marqué en quelques lignes ; ils passent tous l’un après l’autre devant nous dans leurs physionomies différentes, et le digne Sers (depuis sénateur), aimable philosophe, habitué aux jouissances honnêtes, mais lent, timide et par là même incapable en révolution ; et Gensonné si faible à l’égard de Dumouriez dans l’affaire de Bonne-Carrère, qui ne sait pas saisir le moment de perdre un homme quand il le faut ; avec trop de formes dans l’esprit et pas assez de résolution dans le caractère ; et l’estimable Guadet, au contraire trop prompt, trop vite prévenu ou dédaigneux, s’étant trompé d’ailleurs sur la capacité de Duranthon qu’il a poussé aux affaires, et ayant à tout jamais compromis son jugement par cette bévue sans excuse ; et Vergniaud qu’elle n’aime décidément pas ; trop épicurien, on le sent, trop voluptueux et paresseux pour cette âme de Cornélie : elle ne se permettrait pas de le juger, dit-elle, mais les temporisations subites de l’insouciant et sublime orateur ne s’expliquent pas pour elle, aussi naturellement que pour nous, en simples caprices et négligences de génie ; mais elle le trouve par trop vain de sa toilette, et se méfie, on ne sait pourquoi, de son regard voilé, qui pourtant s’éclairait si bien dans la magie de la parole. Le portrait final qu’elle a donné de lui, en réparant ce que l’impression passagère avait d’injuste, témoigne assez de ce peu de sympathie réciproque. L’ami Clavière, en revanche, lui paraît fort solide, et même aimable quand il n’est pas quinteux. Mme de Staël répondait à quelqu’un qui lui reprochait de juger trop à fond ses amis : « Qu’y faire ? j’irais à l’échafaud, que je ne pourrais m’empêcher de juger encore les amis qui m’accompagneraient. » C’est ce qu’a fait Mme Roland. Entre tous ces hommes de bien et de mérite elle cherche vainement un grand caractère propre à rassurer dans cette crise et à rallier le bon parti par ses conseils. Oh ! qu’elle dut alors regretter un Mirabeau honnête homme et désintéressé t Tout en excitant Brissot à être ce grand caractère, on voit assez qu’elle y compte peu, et qu’elle le connaît excessivement confiant, naturellement serein, même ingénu. Elle-même, si elle avait été homme, eût-elle pu devenir ce bon génie patriotique, sauveur de l’empire ? on aime à le croire, et rien dans sa conduite d’alors ne dément l’idée d’une audace clairvoyante, d’une capacité supérieure et applicable.

Mais, pour nous en tenir au jugement qu’elle a fait des autres, acteur incomplet et gêné qu’elle était à cause de son sexe, je suis frappé de cette fermeté et de cette pénétration de coup d’œil qu’elle y porte, même quand la passion l’offusque encore. Ses invectives sur Garat, par exemple, sont d’une grande dureté, et ne laissent pas jour aux qualités secondaires de cet homme de talent, de sensibilité même, aimable, disert, aussi bon et aussi sincère qu’on peut l’être n’étant que sophiste brillant et sans la trempe de la vertu : pourtant, après avoir relu l’apologie de Garat lui-même en ses Mémoires, je trouve que, malgré les dénégations de l’écrivain et ses explications ingénieuses, analytiques, élégantes, les jugements de Mme Roland subsistent au fond et restent debout contre lui. Comme on conçoit, en lisant les descriptions subtiles et les périodes cicéroniennes de celui qui n’osait flétrir ni Clodius ni Catilina, comme on conçoit l’indignation de Mme Roland pour ces palliatifs, pour cette douceur de langage en présence de ce qu’elle appelait crime, pour les prétentions conciliatrices de cette souple intelligence toute au service d’une imagination vibratile ! Mme Roland pressentait et ruinait d’avance ces justifications futures, quand elle lui écrivait de sa prison : « Fais maintenant de beaux écrits, explique en philosophe les causes des événements, les passions, les erreurs qui les ont accompagnés ; la postérité dira toujours : Il fortifia le parti qui avilit la représentation nationale, etc. » Quant à Brissot, nous adoptons tout à fait le jugement de Mme Roland sur lui, sur son honnêteté profonde et son désintéressement ; nous le disons, parce qu’il nous a été douloureux et amer de voir les auteurs d’une Histoire de la Révolution qui mérite de s’accréditer, auteurs consciencieux et savants, mais systématiques, reproduire comme incontestables des imputations odieuses contre la probité du chef de la Gironde. Il est difficile, à cinquante ans de distance, de laver Brissot des calomnies de Morande ; mais toute la partie publique de sa vie repousse et anéantit les récriminations adressées à la partie antérieure et obscure. Né dans un pays où Brissot séjourna d’abord, à Boulogne-sur-mer où il travailla avec Swinton, où il se maria, parent des personnes qui l’accueillirent alors et de cette famille Cavilliers qui l’a précisément connu en ces années calomniées, je n’ai jamais ouï un mot de doute sur son intégrité constante et sa pauvreté en tout temps vertueuse. La biographie de Brissot, présentée comme on vient de le tenter, serait-elle un acheminement à l’immolation théorique qu’on veut faire de la Gironde protestante et corrompue à Robespierre catholique et pur ? à la bonne heure ! Ce qu’on peut affirmer, c’est que ce dernier sourirait de son plus mauvais sourire en lisant la biographie de sa victime, ainsi chargée à l’avance de bandelettes un peu souillées.

On voit dans la Correspondance avec Bancal figurer fréquemment Blot et Lanthenas, que des dissidences d’opinion éloignèrent bientôt de leurs illustres amis. Lanthenas, dont Mme Roland parle en ses Mémoires comme d’un amoureux peu exigeant, et qu’elle appelle en ses lettres le bon apôtre, l’était en effet, dans toute l’acception, même vulgaire, du mot. Excellent homme, empressé, exalté, un de ceux que la Révolution saisit du premier coup et enleva dans les airs comme des cerfs-volants, jusque-là d’une grande utilité domestique, l’idéal du famulus, il voulut plus tard agir et penser par lui-même et perdit la tête dans la mêlée, — c’est l’esprit que je veux dire ; car Marat, pour comble d’injure, Marat, son ex-confrère en médecine et qui l’avait apprécié sans haine, le fit rayer de la liste fatale, comme simple d’esprit81. On conçoit, on pressent cette fâcheuse destinée de Lanthenas, dès qu’on le voit adresser à Brissot des articles aussi niaisement intitulés que celui-ci : Quand le peuple est mûr pour la liberté, une nation est toujours cligne d’être libre, ou bien lorsqu’il propose à Bancal de faire quelque grande confédération pour travailler dans quelques années, en même temps en Angleterre et en France, à nous débarrasser absolument des prêtres. Quoi qu’il en soit, par les qualités de son cœur et son amour de vieille date pour Mme Roland, le bon Lanthenas méritait de mieux finir.

La Correspondance avec Bancal s’arrête au second ministère de Roland, et est comme interrompue par un double cri d’alarme héroïque à l’approche des Prussiens, et d’horreur, d’exécration, aux massacres de septembre. Mme Roland et ses amis, à partir de ces jours funèbres, se rangent ouvertement, et tête levée, du côté de la résistance. Quel changement théorique se fit-il alors dans la pensée des Girondins ? Ils n’eurent pas le temps d’y réfléchir, de reprendre et de remanier leurs idées de gouvernement et de constitution. Divisés entre eux sur les mesures les plus immédiates, palpitants et au dépourvu devant ces autres théories inflexibles qui s’avançaient droit contre leur regard comme un étroit et rigide acier, leur résistance fut toute d’instinct, d’humanité, de cœur. Que seraient devenues leurs idées politiques plus mûres, s’ils n’avaient pas péri ? A en juger par les survivants, par Louvet, Lanjuinais et ceux des 71 qui se rattachèrent à leur mémoire, ils seraient restés dans la ligne d’une liberté franche, entière, républicaine, dans la liberté de l’an III, dût-elle se trouver insuffisante encore contre les passions et les intrigues. Ils se seraient radoucis pour le fond des principes de 89 ; leur antipathie contre les hommes de cette période aurait cessé, ou du moins l’estime aurait fait taire à jamais une guerre injurieuse. Le noble André Chénier n’aurait plus insulté à la pure intention de Brissot ; Mme Roland, à coup sûr, eût tendu la main à La Fayette. Tous ces esprits en somme, depuis M. Necker jusqu’à Louvet, quel que semblât leur degré de hardiesse et de vitesse, étaient du même principe de sociabilité, du même côté du rivage. Il y avait lieu entre eux à des discussions sur l’étendue du droit, à des dissidences sur la mesure de la liberté ; mais l’incompatibilité radicale de principes, comme de mœurs, comme de tempérament, un abîme enfin, qui se déchira au 2 septembre sous les pas de la Gironde, les séparait eux tous d’avec les hommes une fois engagés dans les partis extrêmes et sanglants, dans les systèmes farouches. Du moment que tuer est devenu l’un des moyens devant lesquels le fanatisme ne recule pas, toute sociabilité périt ; ce qui faisait la limite de la morale humaine, de la nature en civilisation, est violé, et la première garantie qu’on est, qu’on cause et qu’on discute avec quelqu’un de ses semblables, n’existe plus.

Je demande pardon de tant insister sur cet abîme, sur ce Rubicon étroit, mais sans fond, qui sert de limite entre les plus avancés Girondins et les Jacobins adversaires. La démarcation est essentielle historiquement. S’il y avait encore de nos jours quelque similitude éloignée de situation où (ce qu’à Dieu ne plaise !) des partis analogues pussent se reformer, il faudrait surtout le dire et mettre en garde contre la confusion. Autant il y avait de candeur aux âmes girondines d’alors à ne pas s’apercevoir sitôt du point radical qui les séparait de leurs futurs adversaires, autant il y en aurait peu aux âmes girondines actuelles, éclairées par l’expérience, à le dissimuler.

Des détails intimes sur les sentiments de Mme Roland nous sont révélés dans la Correspondance avec Bancal, et ajoutent à tout ce qu’on connaissait en elle de profond et de simple. Attentive aux affections individuelles, elle leur fait la part belle et grande, elle les cultive pieusement, loin de les immoler en femme trop spartiate sur l’autel de la patrie. Elle aime à associer les noms de l’amitié aux émotions publiques qui envahissent son âme et la transportent : « C’est ajouter, » dit-elle en un style plein de nombre et dont le tour accompli rappelle le parler de Mme de Wolmar, « c’est ajouter au grand intérêt d’une superbe histoire l’intérêt touchant d’un sentiment particulier ; c’est réunir au patriotisme qui généralise, élève les affections, le charme de l’amitié qui les embellit toutes et les perfectionne encore. » Les lettres du 24 et du 26 janvier 91 à Bancal, alors à Londres, par lesquelles elle essaie de le consoler de la mort d’un père, méritent une place à côté des plus élevées et des plus éloquentes effusions d’une philosophie forte, mais sensible. Cicéron et Sénèque consolaient davantage par des lieux communs, par des considérations lointaines et médiocrement touchantes ; Marc-Aurèle eût été plus stoïque et serait moins entré dans une douleur : mais je me figure que le gendre d’Agricola, s’il avait eu à entretenir un ami sur la mort d’un père, l’aurait abordé ainsi dans des termes a la fois mâles et compatissants, sobrement appropriés à une réalité grave,

Pour qui lirait superficiellement toute cette Correspondance, il pourrait se faire qu’un des traits les plus intéressants à y saisir échappât. Il se passe en effet, il se noue et se dénoue entre Mme Roland et Bancal, durant ces deux années, une espèce de roman ; oui, un roman de cœur, dont, à travers les distractions des grands événements et la discrétion du langage, on poursuit çà et là les traces à demi couvertes. Bancal, dès les commencements de la liaison, paraît en avoir été vivement attiré. On voit, par une raillerie aimable que lui adresse Mme Roland, qu’il soutenait que leur rapprochement n’était pas dû à la Révolution, qu’il aurait eu lieu également sans les circonstances patriotiques, et qu’ils étaient comme fatalement prédestinés à une amitié mutuelle : « Il est des nœuds secrets, il est des sympathies. » Dans un séjour qu’il fit au clos La Plâtière vers septembre 90, cet attrait avait redoublé pour lui, et quelque conversation confidentielle s’était un jour engagée, dans laquelle il n’avait pu taire à son amie les sentiments de trouble qu’elle lui inspirait. Étant reparti bientôt, il écrivit une lettre commune à M. et à Mme Roland ; mais celle-ci, à qui son mari absent (il était à Lyon ou à Villefranche) l’envoya, y saisit quelques expressions qu’elle interpréta d’une manière plus particulière, et elle se hasarda à écrire de la campagne, dans l’absence et à l’insu de M. Roland, une lettre du 8 octobre, que nous livrons, ainsi expliquée, à la sensibilité des lecteurs. L’émotion, au reste, que trahit cette lettre, n’était l’indice que d’un sentiment et non d’une passion. Mme Roland, dans une autre lettre à part (28 octobre), y revient en tâchant de calmer et de ramener au vrai l’imagination de son ami. Ailleurs, 30 novembre, elle se plaint assez agréablement et avec une sorte de coquetterie voilée, dans la fable du Rossignol et de la Fauvette, de l’immanquable oubli du voyageur qui semblait en effet les négliger. On retrouve aussi, dans les lettres de consolation, quelques promesses de fidélité à des souvenirs assez intimes ; puis, au retour de Londres, l’expression d’une tendre inquiétude sur la mélancolie prolongée dont elle est témoin : mais tout se termine alors par l’aveu d’une nouvelle passion de Bancal, pour laquelle Mme Roland, en amie généreuse et dévouée, lui prodigue, avec ses conseils, des offres délicates d’intervenir. Ce ne devait pas être là encore la passion sérieuse, véritable, longtemps retardée, qui saisit enfin l’âme puissante de Mme Roland, et à laquelle elle fait allusion en deux endroits de ses Mémoires, lorsqu’elle parle des bonnes raisons qui, vers le 31 mai, la poussaient au départ pour la campagne, et lorsque, saluant l’empire de la philosophie qui succédait chez elle au sentiment religieux, elle ajoute que ces sauvegardes ininterrompues semblaient devoir la préserver à jamais de l’orage des passions, dont pourtant, avec la vigueur d’un athlète, elle sauve à peine l’âge mûr ! Quel fut l’objet pour elle de cette seule, de cette tardive et déchirante passion de cœur ? Un préjugé public a nommé Barbaroux, parce qu’elle l’a loué dans un admirable portrait pour sa tête d’Antinoüs ; mais rien ne prouve que ce fût lui. Un voile sacré continuera donc de couvrir cet orage de plus, qui roulait et grossissait silencieusement aux approches de la mort, dans une si grande âme82 !

Mme Roland a nommé une foi Mme de Staël dans une lettre qui s’est trouvée mêlée aux papiers de Brissot, mais qui ne s’adresse pas à lui, car la date (22 novembre 89) ne permettrait pas entre eux la familiarité de liaison qui s’y voit : « On nous fait ici (à Lyon), dit Mme Roland, des contes sur Mme de Staal (sic) qu’on dit être fort exacte à l’Assemblée, qu’on prétend y avoir des chevaliers auxquels de la tribune elle envoie des billets pour les encourager à soutenir les motions patriotiques ; on ajoute que l’ambassadeur d’Espagne lui en a fait de graves reproches à la table de son père. Vous ne pouvez vous représenter l’importance que nos aristocrates mettent à ces bêtises nées peut-être dans leur cerveau ; mais ils voudraient montrer l’Assemblée comme conduite par quelques étourdis excités, échauffés par une dizaine de femmes. » Mme de Staël, en revanche, n’a nulle part (que je me le rappelle) nommé Mme Roland. Était-ce instinct de vengeance filiale à cause de son père méconnu et maltraité ? était-ce faiblesse de femme qui se détourne d’une rivale ? Mme Roland, dans ce qui est dit au chapitre des Considérations sur le groupe des Girondins, brille par son absence. Quoi qu’il en soit, on ne peut éviter de rapprocher en idée ces deux femmes illustres et de les comparer. Mme Roland, de onze ans plus âgée, dut à l’avantage de son éducation bourgeoise d’échapper tout d’abord à bien des faux-brillants, au factice de la vanité et de la société. Ce petit enfoncement dans le salon, proche de l’atelier de son père, valait mieux comme asile d’enfance, comme berceau d’étude ou de réflexion sévère, que le fauteuil, au salon de Mme Necker, dans le cercle des beaux-esprits, ou même que les bosquets romanesques de Saint-Ouen. Mlle Phlipon se fit donc un caractère plus mâle et plus simple ; elle eut de bonne heure l’habitude de réprimer sa sensibilité, son imagination, de s’arrêter à des principes raisonnés, et d’y ranger sa conduite. On ne la voit pas prendre feu par la tête, à quinze ans, pour un M. de Guibert, et M. de Boismorel, dont le rôle près d’elle semble analogue, ne fut qu’une figure très-régulière et très-calme à ses yeux. La teinte philosophique et raisonnable qu’elle revêt, qu’elle affecte un peu, la rend même plutôt antipathique et injuste pour les beaux esprits et les littérateurs en vogue, si chers à Mlle Necker : c’est le contraire de l’engouement ; elle ne perd aucun de leurs ridicules, elle trouve la mine de d’Alembert chétive, le débit de l’abbé Delille maussade ; Ducis et Thomas lui paraissent se prôner l’un l’autre, comme les deux ânes de la fable, et elle verrait volontiers un homme de lettres médiocre en celui dont Mme de Staël a dit si parfaitement : « Garat, alors ministre de la justice, et, dans des temps plus heureux pour lui, l’un des meilleurs écrivains de la France. » Qu’on n’aille pas faire de Mme Roland toutefois un pur philosophe stoïque, un citoyen rigide comme son mari, en un mot autre chose qu’une femme. Elle l’est ; on la retrouve telle, sous sa philosophie et sa sagesse, par le besoin d’agir sinon de paraître, de faire jouer les ressorts sinon de s’en vanter. Avec quelle satisfaction souriante elle se peint à sa petite table, dans ce cabinet que Marat appelait un boudoir, écrivant, sous le couvert du ministre, la fameuse lettre au Pape ! Plus d’une fois durant le second ministère de Roland, elle fut inopinément mandée à la barre de la Convention ; elle y venait et répondait à tout avec modestie, mais avec développement, et une netteté, une propriété unique d’expression. Sous son air modeste, on apercevait son rayonnement et sa joie d’être ainsi active aux choses publiques. Après ses six mois de Paris en 91, à son retour à Villefranche, bien loin alors de prévoir le ministère pour son mari et à la veille de rentrer dans la vie privée, dans l’obscurité étouffante et la nullité de la province (lettre à Bancal, 11 septembre), comme elle souffre ! comme son cœur se serre ! Elle aussi se sentait faite pour un rôle actif, influent, multiplié, pour cette scène principale où l’on rencontre à chaque pas l’aliment de l’intelligence et l’émotion de la gloire ; elle aussi, loin de Paris, exilée à son tour de l’existence agrandie et supérieure qu’elle avait goûtée, elle aurait redemandé, mais tout bas, le ruisseau de sa rue de la Harpe. Certes, si quelque prophétique vision, quelque miroir enchanté lui avait déroulé à l’avance sa carrière publique si courte et si remplie, ses dépêches au Pape et au roi du fond du boudoir austère, son apparition toujours applaudie à la barre des assemblées, et, pour clore le drame, elle-même en robe blanche, la chevelure dénouée, montant triomphalement à l’échafaud, si elle eût pu choisir, certes elle n’aurait pas hésité ; comme l’antique Achille, elle eût préféré la destinée militante, tranchée à temps et immortelle, à quelque obscure félicité du coin du feu. Et, avec cela, elle ressentait la vie domestique, la vocation maternelle, pratiquait le ménage dans sa simplicité et savait écouter la nature dans ses secrètes solitudes. Le détail des champs, la couleur des vignes et des noyers, les sueurs des vignerons, la récolte, la basse-cour, les réserves de fruits secs, les poires tapées, l’occupent et la passionnent : « J’asine à force, » écrit-elle à Bosc dans une petite lettre richement et admirablement rustique, foisonnante pour ainsi dire83, qui aurait assez mal sonné, je crois, sous les ombrages majestueux de Coppet84, mais telle que notre pseudonyme George Sand en écrirait du fond de son Berry en ses meilleurs jours. Pour couronner le tableau des qualités domestiques chez Mme Roland, il ne faut plus que rappeler le début de cette autre lettre écrite à Bosc, de Villefranche : « Assise au coin du feu, mais à onze heures du matin, après une nuit paisible et les soins divers de la matinée, mon ami à son bureau, ma petite à tricoter, et moi causant avec l’un, veillant l’ouvrage de l’autre, savourant le bonheur d’être bien chaudement au sein de ma petite et chère famille, écrivant à un ami tandis que la neige tombe, etc. » A côté de ces façons d’antique aloi, de ces qualités saines et bonnement bourgeoises, osons noter l’inconvénient ; à défaut du chatouillement aristocratique, la jactance plébéienne et philosophique ne perce-t-elle pas quelquefois ? Mme Roland me choque, avec son accent d’esprit fort, lorsqu’elle fronde d’un sourire de supériorité les disciples de Jésus. En écrivant, à l’imitation de Jean-Jacques, sur certaines particularités qu’il sied à toute femme d’ensevelir, elle se complaît, avec une sorte de belle humeur stoïcienne et de dédain des sexes, en des allusions moins chastes qu’elle qui était la chasteté même. Sa vertueuse légèreté en pareille matière lui permet de trouver tout simplement jolis et de bon goût les romans de Louvet. Ces petits travers philosophiques n’allaient pas à gâter un ton accompli de femme et une grâce perfectionnée que le frottement révolutionnaire ne put jamais flétrir, bien qu’en ait dit l’équivoque Mme de Créqui85, qui d’ailleurs a tracé d’elle un jeune portrait charmant.

La parole, le style de Mme Roland est plus ferme, plus concis, plus net que le style de Mme de Staël en sa première manière ; cette différence tient au caractère, aux habitudes d’éducation des deux écrivains, et à dix années de plus chez Mme Roland. Celle-ci avait écrit beaucoup et de longue main, dans ses loisirs solitaires, sur toutes sortes de sujets ; elle arriva à la publicité, prête et mûre ; ses pages, tracées à la hâte et d’un jet, attestent une plume déjà très-exercée, un esprit qui savait embrasser et exprimer à l’aise un grand nombre de rapports. Mme de Staël, à la barre des mêmes assemblées, aurait probablement parlé avec moins de calme et de contenu, elle eût été vite à l’émotion, à l’éclat. L’une, comme une dame romaine, tempérant la modestie et l’orgueil, cachait sous les plis du vêtement son stylet et ses tablettes. Delphine, palpitante et dont le sein se gonfle, un peu femme du Nord, ne craignait pas de montrer sa harpe et de laisser flotter sa ceinture. Et cependant Mme Roland est bien sous le même souffle, sous la même inspiration sentimentale que cette autre fille de Jean-Jacques : « Quoi qu’il en soit du fruit de l’observation et des règles de la philosophie, écrit-elle à Bancal, je crois à un guide plus sûr pour les âmes saines, c’est le sentiment. » Comme Mme de Staël encore, elle lit Thompson avec larmes ; si plus tard, dans sa veine républicaine, elle s’attache à Tacite et ne veut plus que lui, l’auteur républicain du livre de la Littérature ne se nourrissait-il pas aussi de Salluste et des Lettres de Brutus ? Toutes les deux laissent échapper dans leurs récits un enjouement marqué, une verve également méprisante et moqueuse contre les persécuteurs de bas étage dont on les entoure ; elles sont maîtresses, dès qu’il le faut, en ce jeu de l’ironie, arme aisée des femmes supérieures. Avec les années, je pense, l’une écrivant, se produisant davantage, et rabattant par degrés son stoïcisme au pied de la réalité, l’autre se dégageant de son nuage et continuant de mûrir, elles auraient de moins en moins différé86.

Un éloge bien rare à donner aux grandes et glorieuses existences, tout à fait particulier à Mme Roland, c’est que plus on va au fond de sa vie, de ses lettres, plus l’ensemble paraît simple : toujours le même langage, les mêmes pensées sans réserve ; pas un repli, nulle complication ou de passions ou de vœux et de tendances diverses. Cette dernière et mystérieuse passion elle-même, dont on ignore l’objet et que deux traits seulement dénoncent, est majestueuse dans son silence. Quant au reste, vérité, évidence, limpidité parfaite ; pas une tache, pas un voile à jeter ; regardez aussi avant que vous voudrez dans sa maison de verre, transparente comme avait souhaité ce Romain : la lumière de l’innocence et de la raison éclaire un intérieur bien ordonné, purifiant. Comme cette femme soutient le regard au point de vue de la réalité ! Près de mourir, elle a pu s’écrier, sans fiction aucune, dans son hymne d’adieu : « Adieu, mon enfant, mon époux, ma bonne, mes amis ; adieu, soleil dont les rayons brillants portaient la sérénité dans mon âme comme ils la rappelaient dans les cieux ; adieu, campagnes solitaires dont le spectacle m’a si souvent émue, et vous, rustiques habitants de Thézée, qui bénissiez ma présence, dont j’essuyais les sueurs, adoucissais la misère et soignais les maladies, adieu ! — adieu, cabinets paisibles où j’ai nourri mon esprit de la vérité, captivé mon imagination par l’étude, et appris, dans le silence de la méditation, à commander à mes sens et à mépriser la vanité. »

On a voulu, dans ces derniers temps, faire de Mme Roland un type pour les femmes futures, une femme forte, républicaine, inspiratrice de l’époux, égale ou supérieure à lui, remplaçant par une noble et clairvoyante audace la timidité chrétienne, disait-on, et la soumission virginale. Ce sont là encore d’ambitieuses et abusives chimères. Les femmes comme Mme Roland sauront toujours se faire leur place, mais elles seront toujours une exception. Une éducation plus saine et plus solide, des fortunes plus modiques, des mariages plus d’accord avec les vraies convenances, devront sans doute associer de plus en plus, nous l’espérons, la femme et l’époux par l’intelligence comme par les autres parties de l’âme ; mais il n’y a pas lieu pour cela à transformer les anciennes vertus, ni même les grâces : il faut d’autant plus les préserver. A ceux qui citeraient Mme Roland pour exemple, nous rappellerons qu’elle ne négligeait pas d’ordinaire ces formes, ces grâces qui lui étaient un empire commun avec les personnes de son sexe ; et que ce génie qui perçait malgré tout et s’imposait souvent, n’appartenant qu’à elle seule, ne saurait, sans une étrange illusion, faire autorité pour d’autres.