CASIMIR DELAVIGNE, page 192.
Cherchant à me rendre compte de son talent lyrique et poétique, et des limites naturelles de cette vocation, j’écrivais dans le Globe (20 mars 1827), lorsque parurent les Sept Messéniennes nouvelles, le jugement que voici :
— Quand un beau talent a remporté, du premier coup, un succès d’enthousiasme, et qu’une prédilection presque unanime s’est plu à le parer, jeune encore, et des louanges qu’il méritait déjà et de celles qu’on rêvait pour lui dans l’avenir, il arrive difficilement qu’une gloire où l’espérance a tant de part soutienne toutes ses promesses, et que l’augure si brillant de son début ne finisse point par tourner contre elle. De l’excès de la bienveillance et de l’admiration, on passe alors à la sévérité, et l’on va jusqu’à l’injustice. Parce qu’on a vu dans les premiers ouvrages plus qu’il n’y avait réellement, on cesse de voir dans les suivants ce qu’il y a toujours. Ajoutez le plaisir malin de dire à un homme supérieur en quelque genre : Monseigneur, vous baissez. Ceci s’applique un peu à M. Delavigne. Quoique son talent soit toujours le même au fond, sa faveur est déjà sur le retour. Une première acclamation l’avait désigné le poëte de la jeunesse, et, comme avec des qualités éminentes il n’a pas toutes celles que ce type impose, sa rapide popularité a dû par degrés faiblir. Il faut avouer que la pâleur de ses dernières productions n’en justifie que trop le peu de succès. Nous n’y trouvons rien pourtant qu’un œil impartial et exercé n’ait déjà pu entrevoir même sous l’éclat des premiers triomphes. M. Delavigne, qui a supporté avec tant de modestie sa gloire précoce, nous pardonnera aujourd’hui quelques reproches et quelques conseils. S’ils peuvent lui paraître rigoureux, ils ne devront pas du moins lui paraître injustes. Nous les lui adressons sincèrement dans l’intérêt de l’art, dans le sien propre, et par conséquent dans le nôtre aussi, à nous tous jeunes gens qui nous sommes associés plus d’une fois à ses succès avec orgueil et avec amour.
Doué d’une imagination riche et facile, d’une âme tendre et pure, de bonne heure nourri d’études classiques, M. Delavigne déposa d’abord ses sentiments dans quelques pièces légères, les seules de ses poésies peut-être où, tout à fait libre, encore inconnu, il se soit abandonné sans effort à ses goûts intimes et au simple penchant de sa muse. Il y a dans ces premiers choix du talent un instinct qui rarement égare ; le vrai poëte a bientôt démêlé ce qu’il aime, comme Achille saisissait un glaive parmi les parures de femme. Les Troyennes, Danaé, l’ode à Naïs, et d’autres pièces de l’époque dont nous parlons, nous semblent d’aussi précieuses révélations en ce sens qu’elles sont des compositions charmantes en elles-mêmes. Le génie grec y domine : c’est tour à tour une scène à la façon d’Euripide, un petit tableau à la manière de Simonide, ou bien la mélancolie voluptueuse d’Anacréon, de Tibulle et d’Horace. L’auteur, on le sent, est fait pour devenir le descendant par adoption de cette antique famille littéraire que Racine, le premier, a introduite et naturalisée parmi nous. Mais, au milieu de ces études paisibles, de ces méditations solitaires, de ces reproductions naïves des anciens chefs-d’œuvre, survint l’invasion de 1815, qui brisa le cœur du jeune poëte comme celui de tous les amis de la France. Arraché par le bruit des armes étrangères au silence des bois, aux ombrages profonds du Taygète et de l’Hémus, sous lesquels s’égarait son imagination riante et sensible, il eut un cri sublime de douleur auquel la France entière répondit comme un seul écho. Toutefois encore, on put remarquer dans le langage éloquent de cette muse éplorée les habitudes de sa vie première et la force de ses inclinations chéries. Ce nom seul de Messénienne qu’elle portait le disait assez, et peut-être les fréquentes invocations à l’Olympe mythologique le rappelaient trop. A cela près pourtant, tout était bien et aurait continué de l’être, si, le moment de ferveur passé, le poëte, revenant à ses goûts secrets, avait quitté une arène où il ne s’était jeté que par élan ; si, rentrant en quelque sorte dans la vie privée, il avait osé redevenir lyrique, comme il l’avait été d’abord, avec ses impressions personnelles, affections douces, mystérieuses, pudiques, écloses et nourries sous un ciel idéal, dans le calme des bocages sacrés, ou parmi les danses des guerriers et des vierges. Malheureusement il n’en fut pas ainsi. Pareil à cette Jeanne d’Arc dont il avait si bien déploré l’infortune, M. Delavigne ne sut point se retirer à temps et s’obstina à poursuivre au delà du terme une mission déjà achevée. Ici, bien des gens furent complices avec lui. La génération à laquelle il appartient avait besoin, elle a besoin encore d’un interprète qui exprime en traits de feu cette âme poétique qu’elle sent s’agiter confusément en elle, d’un prophète qui lui dévoile cet avenir de science et de liberté auquel elle aspire. Un moment elle espéra avoir trouvé ce chantre divin dans M. Delavigne ; elle le dit, et il se laissa aller à le croire. Nous pensons, sans lui faire injure, qu’une tâche si immense ne lui convint jamais. Au moins, puisqu’il ne la refusait pas, il ne devait rien négliger pour la remplir. Il fallait alors, renonçant à des habitudes recueillies et solitaires, dépouillant, pour ainsi dire, les bandelettes et les voiles antiques, se mêler aux flots de cette génération active, mouvante, orageuse, s’y plonger hardiment, et n’en sortir aux instants de méditation que pour bientôt s’y replonger encore. Surtout il ne fallait pas se confiner étroitement entre des conseillers vénérables, mais circonspects, et de médiocres admirateurs. Aussi qu’est-il résulté pour le poëte de cette position équivoque et de cette audace mêlée de timidité ? quelques concessions incomplètes, par lesquelles il n’a satisfait ni lui-même ni tout le monde. Solennisant les événements contemporains avec les réminiscences de son ancienne manière, étouffant la pensée principale sous des hors-d’œuvre classiques, il semble n’avoir plus considéré ses sujets que comme des canevas donnés, des thèmes à la mode, dans lesquels il a inséré de beaux, de très-beaux vers assurément, mais des vers sans à-propos, sans liaison, sans conception profonde. A Naples révoltée, à Parthénope, il n’a su guère parler que du laurier de Virgile. Aux Hellénes d’aujourd’hui il est allé raconter la Grèce de Tyrtée et de Démosthène, ce qui est bien sans doute, mais ce qui ne l’est qu’à demi. Une fois pourtant, seulement une fois, il a retrouvé et même surpassé le naturel et l’éclat de ses premières poésies. C’est lorsqu’aux rives du Gange, dans cette patrie des roses et du soleil, il a prêté sa voix harmonieuse aux prêtres, aux jeunes guerriers, aux jeunes filles, et qu’entièrement soustrait au monde moderne qu’il ignore, il a réalisé une Grèce selon son cœur ; car c’est toujours une Grèce, quoique plus resplendissante et plus orientale que l’ancienne.
Si les chœurs du Paria me semblent le chef-d’œuvre lyrique de M. Delavigne, les Sept nouvelles Messéniennes sont à coup sûr ce qu’il a publié de plus faible en ce genre. Et d’abord, pourquoi ce nom éternel de Messéniennes là où il ne s’agit plus de déplorer une invasion étrangère ? Je n’aime point cette manière de recopier un mot heureux et de vivre à satiété sur le passé. Mais, sans chicaner pour un titre, et en allant au fond des choses, je demanderai au poëte laquelle des sept pièces lui a été inspirée par une idée haute et grande ? Le Départ, il est vrai, me paraît dicté par un sentiment naturel et gracieux. Mais comme M. Delavigne, en quittant la France, n’est pas une Marie Stuart qui laisse un trône pour aller chercher un autre trône, une prison et un échafaud ; comme il n’est pas même un mélancolique Byron qui fuit, en haine de la société, pour aller errer par le monde et s’immoler finalement à une cause sainte ; comme il est tout simplement un amateur, un artiste, faisant, par un beau temps, une courte traversée, je ne m’intéresse à ses adieux élégants et un peu fastueux qu’autant qu’ils me rappellent des adieux de famille, et en vérité je n’y peux rien voir de plus grave. Quant au Voyage de Colomb, c’est autre chose. Comment nous montre-t-il ce navigateur héroïque, dévoué aux pures convictions de la science, ce rival, non pas des Pizarre et des Cortez, mais des Copernic et des Galilée, qui, sur la foi d’une conclusion logique, aventure sa vie au milieu de l’Océan ? Comment le peint-il dans les trois derniers jours de crise et d’angoisses, entouré d’un équipage révolté qui va lui ravir ce monde auquel il touche et dont la brise lui apporte déjà les parfums ? Le premier jour se lève, et l’on n’aperçoit rien encore ; Colomb a le cœur qui bat, et ici le poëte décrit en vers élégants ce cœur
Qui s’élève, et retombe, et languit dans l’attente,Ce cœur qui, tour à tour brûlant ou sans chaleur,Se gonfle de plaisir, se brise de douleur, etc.
Ce vague et indéfinissable état d’ennui dévorant, d’extases, de fureurs solitaires, dure deux jours entiers ; enfin
Le second jour a fui. Que fait Colomb ? Il dort.
Il dort, et voit en songe les destinées futures de l’Amérique jusqu’à La Fayette et Bolivar ; puis, vers le matin du troisième jour, il se réveille aux cris de : Terre ! terre ! et l’Amérique est trouvée. Ce long sommeil de Colomb, bien moins vraisemblable que celui d’Alexandre ou de Condé, la veille d’une bataille dont les dispositions sont assurées d’avance, m’a tout l’air du voile mesquinement ingénieux qu’un peintre grec, dans un tableau d’Iphigénie, jeta sur le visage d’Agamemnon. C’eût été une tentative moins facile et plus belle d’aborder l’âme du grand homme, de la retracer, non point par des expressions générales qui conviendraient aussi bien au métromane durant la représentation de sa tragédie, mais par une analyse rapide et forte qui ne convînt qu’au seul Colomb entre tous ; de nous le reproduire tel qu’il dut être, doutant par moments de lui-même, de ses inductions, de ses calculs, et se laissant aller à de mortelles défaillances, puis recommençant avec anxiété et les calculs et les inductions, s’enhardissant à mesure qu’il les recommence, et, certain encore une fois de sa conclusion, se relevant avec un geste sublime, comme plus tard Galilée quand il s’écriait : Et pourtant elle tourne ! Schiller n’a fait sur Colomb qu’une douzaine de vers, et il y a mis une grande idée : « Courage, hardi navigateur !… plein de confiance dans le Dieu qui te guide, sillonne cette mer silencieuse… N’eût-il pas été créé, ce nouveau monde que tu cherches, il va sortir des flots. Il est une secrète alliance entre la nature et le génie. » M. Delavigne n’a jamais de ces traits-là. La troisième pièce s’adresse au vaisseau qui devait porter à Constantinople M. Stratford-Canning, ambassadeur d’Angleterre, et le bruit courait alors que la mission de ce diplomate avait pour but l’affranchissement de la Grèce. Une Messénienne sur un bruit diplomatique ! Quoi qu’il en soit, il y avait à tirer parti du sujet. Cet affranchissement, négocié par des cabinets avides et ambitieux, prêtait aux craintes et aux conseils de la poésie. Mais l’auteur n’a pas pris ce point de vue, ou plutôt il n’en a pris aucun : toute la pièce reste aussi indécise que la nouvelle même qui en a été l’occasion. Vient ensuite le pèlerinage virgilien à l’antre de la Sibylle, cadre un peu vulgaire depuis Énée et Panurge, mais qui permet de brillants détails. Seulement je ne comprends pas encore pourquoi le poëte a fait précéder sa consultation par cet incroyable discours dans lequel un ami, en sa qualité de peintre apparemment, se met à décrire tous les sites des environs. Les Funérailles du général Foy présentent dans le début une grande confusion de sentiments et de couleurs. Tout absorbé dans le magnifique coucher du soleil d’Italie, M. Delavigne a peine à s’en détacher et à redevenir Gaulois. Il n’a point suivi, on le voit bien, les restes de l’orateur illustre, dans cette soirée tristement solennelle, sous des torrents de pluie, à la lueur des flambeaux. Les noms seuls de Camille, de Tullius et des vieux Romains lui viennent à la bouche, et il est loin en idée de la patrie des Mirabeau, des Barnave et des Camille Jordan. Toutefois la belle âme de M. Delavigne n’a pu rester froide jusqu’au bout, et il a terminé admirablement une pièce commencée presque au hasard. Nous reviendrons sur cette fin. Rien de plus incohérent et de plus artificiel que les Adieux à Rome, sujet de la sixième Messénienne. Le voyageur se promène, à la clarté de la lune, près de Saint-Jean-de-Latran, et se met à improviser un chant romain, où s’entremêlent les noms de Brutus, de Cicéron, de Numa, de Michel-Ange, du Tasse et de Byron. Puis tout à coup lui apparaît l’ombre du vieux Corneille, et il se console de quitter la Ville éternelle, en pensant qu’il la retrouvera tout entière dans les œuvres de notre grand tragique. La Promenade au Lido ne se compose que d’une série d’apostrophes à Venise.
Jusqu’ici M. Delavigne avait coutume de réparer, ou du moins de deguiser habilement, par l’exécution de détail, ce qui lui manquait dans l’ensemble des plans. L’on pouvait comparer sa poésie à un salon toujours magnifiquement décoré, même lorsque la maîtresse était absente. Sans prétendre que sa pureté et son élégance l’aient partout abandonné, ce que démentiraient d’heureuses exceptions, nous lui reprocherons de les avoir mises en oubli plus souvent qu’à l’ordinaire. L’effort, l’emphase, c’est-à-dire le mauvais goût, puisqu’il faut l’appeler par son nom, y ternissent l’aimable simplicité de diction qui distingue le poëte entre les autres contemporains. Comment, par exemple, sa raison si fine et si juste ne s’est-elle pas révoltée contre la bizarrerie de l’image suivante :
Vainqueurs, sauvez les Grecs ! Vous manquez de vaisseaux !Venise traîne encor son linceul en lambeaux :Comme une voile immense, eh bien, qu’il se déploieAu faîte de ses tours qui nagent sur les eaux,A ses flèches de marbre, aux pointes des créneauxOù volent ces oiseaux de proie !Venise avec ses tours et ses palais mouvants,Ses temples que la mer balance,Va flotter, va voguer, conduite par les vents,Aux bords où pour les Grecs le passé recommence, etc.
Ce sont des exclamations, des interrogations sans motifs et sans fin, de brusques dialogues en un ou deux vers : on dirait un qui-vive perpétuel :
Enfin l’aube attendue et trop lente à paraîtreBlanchit le pavillon de sa douce clarté.« Colomb, voici le jour ! le jour vient de renaître !— Le jour ! et que vois-tu ? — Je vois l’immensité. ».Qu’importe ! il est tranquille… Ah ! l’avez-vous pensé ? etc.
Et plus loin dans la même pièce :
Le second jour a fui. Que fait Colomb ? Il dort,La fatigue l’accable, et dans l’ombre on conspire.« Périra-t-il ? aux voix ! — la mort ! — la mort ! — la mort« Qu’il triomphe demain, ou, parjure, il expire. »
M. Bignan, dans ses poésies, d’ailleurs estimables, ne pousse pas l’abus de l’apostrophe plus loin que M. Delavigne ne l’a fait ici. Dans cette sorte de tumulte factice, la pureté même du vers pris isolément n’est pas toujours respectée :
Et d’un de ses deux bras qui nous donna des fersAppuyé sur la France, il enchaînait de l’autreCe qui restait de l’univers.
Mais c’est assez et trop insister sur les défauts auxquels nous espérons que M. Delavigne ne s’habituera jamais. Il s’en débarrasse naturellement, dès qu’un sentiment vrai et propice à son talent revient le saisir : témoin la fin de la Messénienne sur le général Foy. Hâtons-nous d’effacer et de couvrir, par cette éclatante citation, les taches nombreuses qu’il nous a coûté de relever si sévèrement :
Et toi qu’on veut flétrir, Jeunesse ardente et pureDe guerriers, d’orateurs, toi, généreux Essaim,Qui sens fermenter dans ton seinLes germes dévorants de ta gloire future,Penché sur le cercueil que tes bras ont porté,De ta reconnaissance offre l’exemple au monde :Honorer la vertu, c’est la rendre féconde,Et la vertu produit la liberté.Prépare son triomphe en lui restant fidèle.Des préjugés vieillis les autels sont usés ;Il faut un nouveau culte à cette ardeur nouvelleDont les esprits sont embrasés.Vainement contre lui l’ignorance conspire.Que cette liberté qui règne par les loisSoit la religion des peuples et des rois.Pour la mieux conserver on devait la proscrire !Sa palme, qui renaît, croît sous les coups mortels ;Elle eut son fanatisme, elle touche au martyre,Un jour elle aura ses autels.Le verrai-je ce jour où sans intoléranceSon culte relevé protégera la France ?O champs de Pressagni, fleuve heureux, doux coteaux,Alors, peut-être, alors mon humble sépultureSe cachera sous les rameauxOù souvent, quand mes pas erraient à l’aventure,Mes vers inachevés ont mêlé leur murmureAu bruit de la rame et des eaux.Mais si le temps m’épargne et si la mort m’oublie,Mes mains, mes froides mains, par de nouveaux concerts,Sauront la rajeunir, cette lyre vieillie ;Dans mon cœur épuisé je trouverai des vers,Des sons dans ma voix affaiblie ;Et cette liberté, que je chantai toujours,Redemandant un hymne à ma veine glacée,Aura ma dernière pensée,Comme elle eut mes premiers amours.
Ici, tous les mérites du poëte sont retrouvés : style pur, nobles images, douce chaleur, mélodie parfaite. L’onction antique respire surtout dans ce vœu d’une âme tendre :
O champs de Pressagni, fleuve heureux, etc.
Il y a beaucoup à dire sur l’harmonie de ces Messéniennes. Le vers libre qu’affecte en général M. Delavigne dans les compositions lyriques n’est peut-être pas le plus avantageux ; certainement il n’est pas le plus facile. Permettant à la période une grande extension, il exige du poëte une sévérité extrême pour réprimer les longueurs auxquelles l’entraînerait la négligence. Incessamment variable, il n’exige pas moins de surveillance pour le choix d’un rhythme toujours adapté au sentiment ou à la pensée qu’on exprime. D’un autre côté, trop de soin a son danger et peut introduire dans le rhythme une sorte de mobilité, de turbulence fatigante, ou même des combinaisons fausses, de véritables contre-sens. La strophe, au contraire, enferme plus exactement la pensée, et la soutient plus encore qu’elle ne la gêne. M. Delavigne n’a pas toujours évité les inconvénients du vers libre, les longues périodes qui se traînent en phrases incidentes sur des rimes redoublées, ni les combinaisons à effet, dans lesquelles l’intention manque son but. Je ne citerai qu’un exemple de ce dernier cas :
Ces murs dont Michel-Ange a jeté dans les cieuxLe dôme audacieux.
Le vers de six syllabes a quelque chose de leste qui sied mal, et le dôme devrait monter au ciel avec plus de lenteur et de majesté. Une fois ou deux, M. Delavigne s’est permis de ne point clore la pensée avec les rimes correspondantes, et d’enjamber par le sens sur de nouvelles rimes, au grand désappointement de l’oreille. Enfin les strophes de la seconde Messénienne commencent et finissent toutes par un vers masculin ; cette licence ne me paraît point suffisamment consacrée par l’exemple de Racine et de J.-B. Rousseau, quoi qu’en dise M. Ladvocat.
M. Ladvocat, en effet, a enrichi les Messéniennes de notes qui grossissent de moitié le volume, etc., etc.
Ne nous plaignons point, toutefois, qu’on nous ait conservé dans les notes la charmante ballade du Jeune Matelot. De toutes les poésies du recueil, elle est celle qui a le moins coûté et qu’on goûte le plus. Mise en musique, chantée dans les salons, on ne se lasse point de l’entendre, ce qui prouve à l’auteur que la naïveté a bien aussi son prix. C’est à cette naïveté qu’il devrait s’en tenir, même dans les compositions plus hautes, et il la rencontrera dès qu’il ne forcera plus à des sujets mal assortis la vocation de son talent. Ce talent a donc une vocation ? Oui, sans doute. Longtemps méconnue et contrariée, mais facile à saisir dans les diverses œuvres du poëte, elle s’est prononcée, dès l’abord, par des choix d’instinct, et elle ne se prononce pas moins nettement aujourd’hui par ses répugnances. Peu faite pour les créations toutes modernes, elle semble réclamer de préférence les inspirations antiques, grecques, classiques si l’on veut. Pourquoi ne pas conseiller à M. Delavigne d’y revenir à son gré ? Là où d’autres ne sont que plats copistes, il saura être original, comme il l’a déjà été ; peut-être même il le deviendrait difficilement dans tout autre genre que celui-là.
A l’occasion de la Popularité, j’écrivais dans la Revue des Deux Mondes (15 décembre 1838) l’article suivant :
— La Comédie Française est en veine heureuse : un jeune talent lui rend ses anciens chefs-d’œuvre ; et son poëte moderne, qui l’a accoutumée à des succès légitimes et sûrs, vient d’en obtenir un nouveau. La Popularité, quelles que soient les objections qu’on y puisse faire comme comédie, est de la meilleure manière de M. Delavigne, de sa plus spirituelle et de sa plus correcte exécution : elle touche à des travers tout à fait présents, à des passions hier encore flagrantes, avec une indépendance d’honnête homme, avec un honorable sentiment du bien qui est, certes, aussi quelque chose, et qui passe ici de l’intention de l’auteur dans l’effet littéraire et dramatique de la pièce : on est ému de sa conviction, on sort pénétré de cette sincérité. Si peu d’œuvres modernes laissent sur une impression semblable, que c’est un éloge tout particulier qu’on doit d’abord à M. Delavigne. L’ensemble de son talent et de ses ouvrages n’a cessé de le mériter : en ce temps d’inégalités, de revirements et de cascades sans nombre, la conscience poétique suivie, la continuité du bien et de l’effort vers le mieux marquent un trait de force et d’originalité aussi. On s’est trop habitué de nos jours à mettre l’idée de force dans le coup de collier d’un moment et dans un va-tout ruineux. Ce qui dure à une certaine hauteur, ce qui se soutient ou se perfectionne a, par cela même, son caractère ; et s’il entre dans ce ménagement du talent bon sens et prudence, c’est une part morale, après tout, dont on n’a pas à rougir, et qui, parmi tant de profusions et d’écarts, devient une distinction de plus.
Voilà tout à l’heure vingt ans que l’auteur des Messéniennes a débuté par un succès éclatant et populaire. S’il n’a pas retrouvé dans ses publications lyriques d’une date postérieure la même veine et le même jet, c’est aussi que ce moment de 1819 était unique pour célébrer cette simple douleur patriotique de la défaite, et qu’à moins d’entrer au vif dans la chanson antidynastique avec Béranger, à moins d’oser la satire personnelle avec les auteurs de la Villéliade, on n’avait à exprimer, dans le sentiment libéral, que des thèmes généraux plus spécieux que féconds. Mais, en se tournant de bonne heure vers le théâtre, l’auteur des Vêpres siciliennes et des Comédiens s’est fait une route qui est bientôt devenue pour lui la principale, une carrière où, invité plutôt qu’entraîné par beaucoup des qualités et des habitudes littéraires de son esprit, il a su constamment les combiner, les diriger à bien sans jamais faire un faux pas ; où il a suivi d’assez près, bien qu’à distance convenable, les exigences variées du public, et n’a cessé de lui plaire, sans jamais forcer la mesure de la concession. Il y eut des moments difficiles. L’École romantique, en abordant le théâtre et en y luttant comme dans un assaut, réussit du moins à y déranger les anciennes allures et à y troubler la démarche régulière de ce qui avait précédé. M. Delavigne soutint le choc : il faut avouer pourtant que sur plusieurs points il plia. On l’a remarqué avec justesse, depuis son Louis XI jusqu’à son Luther il céda plus ou moins de terrain à l’invasion, et, s’il dissimula avec habileté l’espèce de violence qu’il se faisait, il est permis de croire, du moins, que ce fut une violence. Les talents poétiques et littéraires d’aujourd’hui (sans parler des autres, politiques et philosophes) sont soumis à de redoutables épreuves qui furent épargnées aux beaux génies du siècle de Louis XIV, et il est bien juste de tenir compte, en nous jugeant, de ces difficultés singulières qu’on a à subir. Si Racine, dans les vingt-six années environ qui forment sa pleine carrière depuis les Frères ennemis jusqu’à Athalie, avait eu le temps de voir une couple de révolutions politiques et littéraires, s’il avait été traversé deux fois par un soudain changement dans les mœurs publiques et dans le goût, il aurait eu fort à faire assurément, tout Racine qu’il était, pour soutenir cette harmonie d’ensemble qui nous paraît sa principale beauté : il n’aurait pas évité çà et là dans la pureté de sa ligne quelque brisure. M. Delavigne, dans les pièces qu’il a données au théâtre pendant ces huit dernières années, tentait avec habileté et convenance une conciliation qui lui fait honneur, qu’on accepte chez lui, mais qui est demeurée insuffisante après chaque succès. Aujourd’hui que l’opinion publique, soit littéraire, soit politique, se détend un peu, il a fait trêve à cette déviation toujours savante, mais sensiblement contrainte, de son talent ; il est rentré, avec ce soin qui ne se lasse pas, dans sa manière vraie, dans celle qu’il doit aimer, j’imagine, de préférence. Il nous a donné une comédie qui est une sœur tout à fait digne des Comédiens, une comédie un peu née de l’épître, et qui continue avec honneur, en le rajeunissant par les sujets, ce genre de la Métromanie et du Méchant, toujours cher dans sa modération et son élégance à la scène française.
Mais le sujet est-il bien choisi ? On l’a contesté. La comédie politique est-elle possible de nos jours ? Elle ne le fut chez les Grecs eux-mêmes, et dans cette démocratie d’Athènes, que durant un temps. En France, on a eu Figaro à la veille de la Révolution, Pinto à la veille de l’Empire. Dans la première et entière liberté après juillet 1830, on aurait pu avoir quelque œuvre de verve, un éclair rapide, mais l’homme a manqué. Quand les choses ont repris leur assiette et leur organisation, quand la société rentre dans les formes parlementaires, il est, certes, un peu tard pour la comédie politique ; et si, en s’y engageant, on se fait de plus une loi sévère de ne se séparer à aucun moment de l’équité, de la décence, envers ceux mêmes qu’on attaque et qu’on raille, si on apporte, en composant, toutes sortes de généreuses considérations de bon citoyen et d’honnête homme, il est certain qu’on ajoute aux difficultés déjà grandes, qu’on multiplie autour de soi les entraves.
Cela est vrai du genre. Mais qu’importe ! L’exception pour le talent est toujours possible. L’auteur de Bertrand et Raton, lequel, il est vrai, n’y regardait pas tout à fait de si près, et qui n’a accepté, en matière de difficultés, que l’indispensable, a réussi à faire rire. M. Delavigne, en prenant son sujet plus au sérieux, a réussi également, à sa manière, dans la voie de comédie moyenne qu’il s’est choisie. Nous venons trop tard pour analyser : ce sera assez de jeter quelques observations.
L’action a paru lente : ce n’est pas évidemment de ce côté que l’auteur a voulu porter ses forces. Il a donné pour nœud à sa pièce le moment décisif où un jeune orateur politique, idolâtre de l’opinion, et arrivé au comble de la faveur populaire, se trouve tout d’un coup en demeure de choisir entre cette orageuse faveur et son devoir. Tout semble pousser Édouard vers l’écueil : l’attrait du triomphe désormais facile, les illusions d’une amitié impérieuse et généreuse, personnifiée dans Mortins ; les insinuations de la tendresse et de l’amour, qui lui parlent par la bouche adorée de lady Straffort ; enfin la menace d’un outrage assuré, non pas contre lui (il le mépriserait), mais sur la tête vénérée d’un père. Cette lutte morale, dont on n’a que les escarmouches durant les trois premiers actes, éclate au quatrième et remplit le dernier de son triomphe. J’avoue qu’elle me paraît suffisante pour défrayer l’action dans ce genre de comédie qu’a voulu M. Delavigne ; s’il y a longueur, cela tient plutôt à certaines circonstances matérielles, aux entr’actes, par exemple. Une pièce comme celle-là n’en devrait pas avoir, ou de quelques minutes à peine. Les unités, songions-nous dans l’intervalle des actes, même celles qui semblent les plus insignifiantes, l’unité de lieu, étaient donc bonnes parfois à quelque chose.
Les caractères ont du dessin ; ils se détachent bien, ils se détachent trop en ce sens qu’ils représentent trop chacun une idée, une partie du système politique, un ressort. Édouard, si généreux, si éloquent, et qu’on nous donne comme si puissant à la Chambre et sur son parti, n’a pas dès l’abord assez de clairvoyance. Son vieux et noble père, pour avoir tant vécu du temps de Robert Walpole, n’a pas assez d’expérience. Mortins, si sincère qu’on le fasse et si adonné qu’il soit à ses généreuses espérances, n’a pas assez d’arrière-pensée. Les meilleurs en ont : les Mortins qui en valent la peine ne sont pas ainsi tout entiers. Une comédie politique, pénétrante et rapide, qui percerait çà et là des jours hardis, qui irait dénoncer la nature humaine dans ses duplicités fuyantes jusqu’au sein des plus nobles cœurs, ne ferait que son métier. En un mot, un peu de Caverly répandu çà et là, à diverses doses, sur tous ces personnages, ne ferait pas mal : c’est ainsi dans la vie. A la scène, cela romprait à temps cette nuance estimable d’Odilon Barrot qui tient trop de place au fond de la pièce. Au reste, nous demandons peut-être là quelque chose de contraire à la construction habituelle de ce genre de comédie, qui, à l’aide de personnages calqués à distance sur la vie et plus ou moins artificiellement découpés, tient surtout à produire des effets de réflexion, des développements moraux, des observations spirituelles ou de nobles leçons exprimées en beaux vers.
Ici, en effet, est le mérite supérieur de la pièce de M. Delavigne, mérite grave à la fois et charmant, pour lequel, si l’on voulait être tout à fait juste en l’analysant, on aurait besoin, non plus d’une simple audition, mais d’une lecture. Les vers spirituels abondent ; le piquant personnage de Caverly est là tout à point pour en semer la pièce. Mais il y a mieux que les vers spirituels : il y a la pensée sérieuse, excellente, rendue avec suite, avec nombre, avec grâce. L’auteur atteint souvent à une élévation morale qui rentre dans l’émotion dramatique. Qu’on se rappelle, dans le quatrième acte, le moment décisif entre Mortins et Édouard : faut-il jouer le tout pour le tout, et, sur l’espérance d’un avenir peut-être chimérique, sacrifier le présent, l’ordre établi, tant de fortunes et d’existences ? enfin faut-il oser repasser par le pis en vue de revenir au mieux ? Mortins, décidé, s’écrie :
Va donc pour le chaos, et qu’il en sorte un monde !
Et l’autre lui répond :
Ce monde, il est créé ; rends-le meilleur, plus pur…
Je ne connais rien, dans l’ordre de poésie morale, dans ce genre philosophique de l’Essai sur l’Homme de Pope, de plus beau que cet endroit, et ici il est de plus en scène, il a son effet d’action.
On a demandé quelle était la conclusion rigoureuse de la pièce et ce qu’elle prouvait. Nous croyons que c’est trop demander, même à une comédie morale. Il en est de l’affabulation ici, comme de celle de tant de fables de La Fontaine. La popularité est un thème qui revient là un peu formellement, et le vieux sir Gilbert, resté seul en scène avec son fils, achève de le clore. Pour avoir connu la popularité, pour s’y être livré, et pour lui avoir ensuite résisté un seul jour, Édouard a perdu sa situation politique, sa maîtresse, son ami : il lui reste sa conscience et la bénédiction de son père. Mais, je le répète, ce n’est là que la formalité de clôture, en quelque sorte, dans un thème donné : l’essentiel et le fond, c’est cet ensemble de réflexions morales provoquées chemin faisant, c’est le sentiment judicieux, généreux, sincère, qui ressort de tout l’ouvrage, qui déclare l’honneur supérieur à toutes les opinions de parti, qui le fait voir toujours possible au sein même de ces opinions contraires, comme dans la belle scène finale entre sir Gilbert et Mortins qui mouille les yeux de larmes. Aussi, quelles que soient les convictions particulières qu’on apporte à cette pièce, il est impossible de n’en pas saluer la juste intention.
S’il était permis de donner pour l’avenir un conseil à un talent aussi habile et aussi fait que celui de M. Delavigne, nous lui dirions d’oser être, à la scène, plus d’accord avec ses goûts, avec ses sympathies littéraires, qu’il ne se l’est accordé peut-être depuis quelques années. Par la Popularité, il est rentré dans sa manière plutôt que dans ses sujets : il pourra mieux choisir. Un homme d’esprit, dont on citait dernièrement de rares pensées, a dit : « Ce ne serait peut-être pas un conseil peu important à donner aux écrivains que celui-ci : N’écrivez jamais rien qui ne vous fasse un grand plaisir. » Au théâtre, et pour des sujets de comédie, le précepte peut surtout sembler de circonstance. Un exemple éclatant140, sur la scène française, montre assez qu’en fait de goût littéraire le public n’a pas de parti pris. Le succès sans nuage de la Popularité n’indique pas moins une disposition facile à tous les genres d’impartialité. C’est donc le moment ou jamais, pour les talents purs, d’être tout entiers eux-mêmes. Et à qui mieux qu’à M. Delavigne peut-on donner sans crainte un tel conseil ?
fin du tome cinquième et dernier.