PENSÉES
Voici un volume encore de ceux que j’avais à recueillir. Je pourrais bien le clore, comme j’ai fait pour d’autres, par une sorte de préface en Post-scriptum ; je devrais peut-être répondre à quelques critiques, à des attaques même (car j’en ai essuyé de violentes et vraiment d’injustes) ; mais j’aime mieux tirer de mon tiroir quelques-unes de ces pensées familières que je n’écris guère que pour moi. En les livrant au lecteur qui m’aura suivi jusqu’à la fin de ce huitième volume de Portraits, je me persuade avoir affaire à-un ami.
I.
Un auteur consciencieux est tenu de soigner les éditions de ses œuvres, quelque ennuyeux que ce soit : « Tant qu’on vit, me disait à ce propos M. Ballanche, il ne faut pas abandonner ses enfants à la charité publique : c’est bien assez qu’après nous il en doive être forcément ainsi. »
II.
J’aime qu’il en soit de la langue, du style de tout grand écrivain, comme du cheval de tout grand capitaine : que nul ne le monte après lui.
III.
Critiques curieux, imprévus, infatigables, prompts à tous sujets, soyons à notre manière comme ce tyran qui, dans son palais, avait trente chambres ; et on ne savait jamais dans laquelle il couchait.
IV.
Le critique ne devrait pas être envieux. Plus il y a de talents et plus j’en comprends, et plus j’ai raison de dire : Mon affaire est bonne.
V.
Il est des organisations délicates et nerveuses qui sentent vingt-quatre heures à l’avance les changements de temps, qui les devinent en quelque sorte. Tel doit être l’esprit du critique par rapport au jugement du public. Il faut que sa montre avance de cinq minutes au moins sur le cadran de l’Hôtel-de-Ville.
Tout va si vite de nos jours, tout se vulgarise si rapidement ! cinq minutes d’avance sur le public, c’est déjà beaucoup.
VI.
L’homme de talent l’est par nature, a dit Pindare. Cette vérité est bonne à rappeler dans un temps où les vocations littéraires ont été considérées comme superflues, et où tout le monde au besoin se croit appelé au métier. Pindare ajoute, il est vrai, que ceux qui apprennent et ne savent pas d’emblée sont comme des corbeaux qui répètent de vains chants et s’égosillent en face de l’oiseau de Jupiter. Mais de tels contrastes n’ont leur plein effet que dans la haute poésie. Dans le champ de la critique il n’y a guère lieu à l’aigle de Jupiter, et des perroquets bien appris finissent par répéter d’assez bonnes choses. Il faut bien de l’habileté et de l’attention pour discerner l’original.
VII.
L’époque devient grossière, elle n’estime que le gros qu’elle prend pour le grand ; elle se prend à l’étiquette, à la montre, à ce qui peut faire du bruit ou être utile positivement : l’esprit littéraire véritable est tout le contraire de cela.
VIII.
Pas de liberté de presse de nos jours, cela est surtout vrai de toute rigueur pour la littérature ; il y a coalition entre les journalistes. Ils se battent ou font semblant, comme ces condottieri du moyen âge, sans se faire de mal. Ou encore ils sont comme ces seigneurs voleurs, les burgraves du Rhin, qui barraient le fleuve : aucune vérité ne passe.
IX.
Le principal défaut des artistes d’aujourd’hui, peintres ou poëtes, c’est de prendre l’intention pour le fait, de croire qu’il leur suffit d’avoir pensé une belle chose pour que cette chose paraisse belle ; au lieu de se donner la peine de réaliser l’idéal de leur conception, ils nous en jettent le fantôme.
X.
Un homme de lettres (j’ai honte à le dire) n’est plus franchement un homme. Là où il devrait être navré de douleurs, abîmé de chagrin, dans les situations les plus faites pour l’affliger (perte d’ami, de maîtresse, etc., etc.), il y a toujours en lui un certain endroit chatouilleux d’amour-propre où vous n’avez qu’à le gratter pour le faire sourire.
XI.
Toujours le style te démange,
a dit spirituellement Du Bellay, traduisant l’Adieu aux Muses de Buchanan : il s’agit du poëte, de l’écrivain qui se plaint de sa maladie. Rien de plus juste : ce malheureux goût de style et d’art est comme une gale qui s’attache à vous et gâte toute votre vie. Elle vous empêche d’être politique, homme d’État, homme du monde, homme de famille, joyeux compagnon. Au moment où vous commencez à l’être, voilà le style qui vous démange ; plus de laisser-aller, plus de joie. Il vous faut rentrer dans votre bouge, polir votre mot, trouver votre rime, vous taper le front et vous ronger les ongles.
XII.
L’esprit (je l’entends au sens le plus fin) est une des choses dont on se passe le plus aisément entre soi dans la jeunesse : on a l’imagination, la sensibilité, le mouvement. Plus tard on sent de reste quand il fait défaut, et l’on s’étonne d’avoir pu mettre son admiration là où il n’était pas.
Ou encore, comme un poëte devenu critique le disait : Jeune, on se passe très-aisément d’esprit dans la beauté qu’on aime et dé bon sens dans les talents qu’on admire.
XIII.
Quand nous intervenons, nous d’une génération déjà autre, au milieu des jeunes gens avec nos souvenirs, nous faisons plus ou moins l’effet de Nestor revenant avec ses éternels combats des Épéens et des Pyliens, au moment le plus intéressant de l’action entre les Troyens et les Grecs, et coupant l’intérêt qui ne demande qu’Achille et qu’Hector. Pour les jeunes gens tout ce qu’ils font le matin même, c’est Achille et Hector.
XIV.
La vie actuelle nous fait tant de bruit, que nous nous imaginons volontiers qu’il n’y en a jamais eu de pareille.
XV.
Dans la jeunesse on a tout, et on est prêt à chaque instant à le donner, parce qu’on voit au delà plus que tout. Plus tard on n’a que peu et on y tient, parce qu’on sent que ce peu est tout.
XVI.
Quand je vois les chutes, les déviations, les démences ou les abjections qui ont lieu chez tant d’hommes distingués après l’âge de quarante ans, je me dis : C’est la jeunesse encore qui, malgré ses fougues et ses promptitudes, est sérieuse et sensée ; c’est la seconde partie de la vie qui se fait égarée ou légère.
XVII.
Mûrir ! mûrir ! — on durcit à de certaines places, on pourrit à d’autres ; on ne mûrit pas.
XVIII.
L’innocence ignore le mal, elle ne le voit pas. Pour voir tout le mal existant, il faut déjà presque l’avoir fait.
La tache de notre propre cœur est comme le miroir du mal en nous : plus elle s’étend, et plus le miroir devient complet.
XIX.
La Nature se présente deux fois à nous pour le mariage ; la première fois à la première jeunesse : on peut lui dire alors : Repassez ! elle n’insiste pas trop. Mais la seconde fois, à cette limite extrême, lorsqu’elle reparaît, lorsqu’elle insiste avec un dernier sourire, prenez garde ! si vous la repoussez encore, elle se le tiendra pour dit, elle ne reviendra plus et se vengera en vous jetant au cœur l’ironie et les sécheresses.
XX.
A un certain âge de la vie, si votre maison ne se peuple point d’enfants, elle se remplit de manies ou de vices.
XXI.
La vie de famille est pleine d’épines et de soucis mais ce sont des soucis fructueux ; les autres sont des épines sèches.
XXII.
Ceux à qui il arrive d’exprimer quelques vérités qui peuvent sembler profondes et hardies, ne doivent pas trop s’enorgueillir ; car, il faut bien se l’avouer, arrivés à un certain âge, la plupart des hommes, je veux dire des hommes qui pensent, pensent au fond de même ; mais peu sont dans le cas de produire ouvertement et de pousser à bout leur pensée.
De même dans la jeunesse. En vain les Adolphe et les René se croient le privilége de leurs orages ; tous les jeunes cœurs sensibles passent à peu près par les mêmes phases d’émotion, comme plus tard les judicieux arrivent aux mêmes résultats d’expérience. Mais là aussi peu savent peindre, comme plus tard peu osent dire.
XXIII.
Les hommes dans la jeunesse se croient dans un espace infini ; quand elle est passée, et que l’âge de l’expérience est venu pour eux, ils se trouvent beaucoup plus rapprochés qu’ils ne croyaient l’être, et ils ont abouti presque tous à des résultats d’idées assez peu différents.
Ce qui me fait dire que la vie en commençant ressemble à un labyrinthe, à un dédale de verdure où ceux qui marchent, perdus dans une foule de petits sentiers, se croient à cent lieues les uns des autres, tandis qu’ils ne sont séparés en effet que par une charmille ; au bout du labyrinthe, et quand les erreurs en sont épuisées, les promeneurs surpris se trouvent tous s’être comme donné rendez-vous sur un espace de terrain assez borné, aride et nu.
XXIV.
Les hommes se mettent beaucoup trop en frais, ce me semble, pour admirer le génie de l’homme, c’est-à-dire pour s’admirer eux-mêmes. La masse (y compris les gens appelés spirituels et distingués) vit dans un certain milieu d’idées résultant de l’organisation et de l’éducation. Quelques individus tout à fait supérieurs s’élèvent au-dessus, mais de combien peu ils s’élèvent, si l’on considère l’ordre général et infini ! Il me semble voir, parmi la race nageante des poissons, cette espèce particulière qu’on appelle poissons volants, et qui ne sortent un moment du milieu commun que pour aussitôt y retomber.
XXV.
En général, nous autres hommes, nous nous plaignons trop ; nous accusons le sort et la nature, ou la société, comme si toute notre vie se passait à subir le malheur. Et pourtant que de moments faciles et gais, insensiblement heureux, dus au printemps, au soleil de chaque matin ! que de bons quarts d’heure, et même de journées dont on fait son profit et dont on ne parle pas ! On souffre bruyamment, on jouit en silence.
XXVI.
Mot charmant de madame Valmore, avec cet air humble et ce geste de femme :
« Il faut faire de la vie, comme on coud : point à point. »
XXVII.
Belle parole de M. Vinet ! et bienheureux qui en ferait sa règle !
« Être content, c’est être contenu, le mot le dit ; c’est-à-dire contenir ses vœux dans les limites que Dieu a tracées, et parce que c’est lui qui les a tracées. Nous sommes tous, comme madame de La Vallière, dans ce monde pour être contents, et non pour être bien aises, au large et sans limites : et le contentement, terme relatif, est le vrai nom du bonheur. »
XXVIII.
… Il ressentait cet incurable dégoût de toutes choses qui est particulier à ceux qui ont abusé des sources de la vie…
XXIX.
« … Vous êtes bien heureuse de sentir comme vous faites ; cette fraîcheur d’impression vous va, Madame. Les âmes délicates, et qui n’ont pas mésusé, ont de ces joies. Voilà le prix : un matin qui bien souvent recommence.
« Oh ! que je suis loin des matins, et que je voudrais seulement un quart d’heure d’une belle après-dînée ! «
XXX.
Il vient un moment triste dans la vie, c’est lorsqu’on sent qu’on est arrivé à tout ce qu’on pouvait espérer, qu’on a acquis tout ce qu’on pouvait raisonnablement prétendre. J’en suis là : j’ai obtenu beaucoup plus que ma destinée ne m’offrait d’abord, et je sens en même temps que ce beaucoup est très-peu. L’avenir ne me promet plus rien ; je n’attends rien ni de l’ambition ni du bonheur. Je ne me crois appelé à aucune grande vocation d’utilité, et la chimère du bien public ne me soutient pas. J’ai l’esprit assez bien fait pour comprendre que je n’ai pas le droit d’être mécontent, et je me sens le cœur trop large pour le croire rempli. Cet état de tristesse, qui a bien sa douceur, serait celui du sage, s’il ne s’y glissait encore, il faut le dire, bien des amertumes de regrets, bien des aiguillons de désirs, bien des irritations sourdes, et si la misère de notre nature ne remuait au fond.
XXXI.
Pourquoi je n’aime plus la nature, la campagne ?
Pourquoi je n’aime plus à me promener dans le petit sentier ?
Je sais bien qu’il est le même, mais il n’y a plus rien de l’autre côté de la haie.
Auparavant il n’y avait rien le plus souvent, mais il pouvait y avoir quelque chose.
XXXII.
Dans la jeunesse un monde habite en nous. Mais, en avançant, il arrive que nos pensées et nos sentiments ne peuvent plus remplir notre solitude ; — ou du moins ils ne peuvent plus la charmer.
XXXIII.
— Que faites-vous, mon Ami ? vous êtes mûr, vous êtes savant, vous êtes sage, et peu s’en faut que vous ne paraissiez respectable à tous. Et voilà que la beauté vous reprend et vous tente ; vous y revenez. La jeune Clady trouve grâce à vos yeux par son sourire ; vous avez pour elle de tendres complaisances, et on l’a vue, me dit-on, à votre bras un soir, et le matin dans la voiture où vous la promeniez.
— Je le sais, mon Ami : je me sens bien vieux déjà, on me dit savant plus que je ne suis, et je voudrais être sage ; mais ne le suis-je pas du moins un peu en ceci ? Clady est belle, elle est jeune, elle me sourit. Je la regarde, je ne fais guère que la regarder, mais j’y prends plaisir, je l’avoue ; j’aime à la voir près de moi, à la promener un jour de soleil, et en la voyant là riante, qu’est-ce autre chose ? il me semble qu’un moment encore je fais asseoir ma Jeunesse à mes côtés.
XXXIV.
— Passant, Passant, pourquoi ce bouquet de jasmin,Dont ton haleine se caresse ?Pourquoi marcher toujours violettes en main ?Tu n’es plus jeune, Ami : tout cesse.— C’est comme un souvenir que j’agite en chemin,C’est le parfum de ma jeunesse.
XXXV.
Quand je suis seul et que je souffre, dans ma chambre, près d’un livre que je ne lis pas, je rêve sans trop presser mes pensées, je me résigne, je jouis d’une tristesse sévère ; et à ma porte, sans avoir frappé, se présentent debout ces deux hôtesses silencieuses, la Philosophie et la Nécessité, belles encore dans leur attitude auguste, — mais combien différentes de ce que me furent autrefois ces deux jeunes déesses, la Grâce et le Désir !
XXXVI.
— Une bonne journée aujourd’hui, j’ai lu de l’Homère ce matin et j’ai vu madame d… à quatre heures.
XXXVII.
— Écrire des choses agréables, et en lire de grandes.
XXXVIII.
Esprits immortels de Rome et surtout de la Grèce, Génies heureux qui avez prélevé comme en une première moisson toute heur humaine, toute grâce simple et toute naturelle grandeur, vous en qui la pensée fatiguée par la civilisation moderne et par notre vie compliquée retrouve jeunesse et force, santé et fraîcheur, et tous les trésors non falsifiés de maturité virile et d’héroïque adolescence, Grands Hommes pareils pour nous à des Dieux et que si peu abordent de près et contemplent, ne dédaignez pas ce cabinet où je vous reçois à mes heures de fête ; d’autres sans doute vous possèdent mieux et vous interprètent plus dignement ; vous êtes ailleurs mieux connus, mais vous ne serez nulle part plus aimés.
XXXIX.
Dans cette ode si connue où Horace énumère tout ce qu’il nous faudra quitter bientôt à l’heure de la mort (Linquenda tellus et domus et placens uxor…), il oublie une des plus profondes douceurs, une des plus durables et des plus chères à la vie déclinante, celle de lire Horace et les Anciens : un jour viendra bientôt, charmant poëte, où nous ne te lirons plus !
XL.
Le soir de la vie appartient de droit à Celle à qui l’on a dû le dernier rayon.