(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « HOMÈRE. (L’Iliade, traduite par M. Eugène Bareste, et illustrée par M.e Lemud.) —  second article  » pp. 342-358
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(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « HOMÈRE. (L’Iliade, traduite par M. Eugène Bareste, et illustrée par M.e Lemud.) —  second article  » pp. 342-358

second article

Nous avons donc, nous croyons toujours avoir un Homère, non pas un fantôme né de l’illusion et du mirage des temps, mais une personne véritable, un grand poëte qui a vécu quelques générations après la guerre de Troie, et qui en a rassemblé tous les échos. Il a laissé des chants immenses et magnifiques, marqués d’un incomparable cachet de génie et de sublimité, lesquels recueillis, transmis, altérés aussi de bouche en bouche, ont été restitués, rassemblés et fixés à un certain moment. La tradition n’a jamais dit autre chose ; les détails et le comment échappent à cette distance. Ce qu’on sait mieux, c’est qu’à partir de cette rédaction sous Pisistrate, de nombreux travaux sont venus ordonner de plus en plus, resserrer, éclaircir et aussi polir dans le détail l’œuvre du poëte, en simplifier peut-être les contours, en faire mieux saillir le dessin, en rendre surtout plus nettes les épreuves et le texte même, jusqu’à ce qu’enfin l’œuvre soit sortie telle que nous la possédons, aussi parfaite et divine qu’on la pouvait désirer, des mains du plus grand des critiques, de celui dont le nom est devenu comme celui d’Homère un immortel symbole de perfection et de louange, — des mains d’Aristarque.

Notons bien la marche et l’enchaînement des destinées dans cet exemple majestueux. Les héros de la guerre de Troie, Agamemnon, Hector, Achille, auraient eu beau combattre, s’illustrer et mourir, s’ils n’avaient pas eu d’Homère : et, comme l’a dit Horace, beaucoup d’autres non moins dignes de renom sont à jamais ensevelis dans l’ombre ; ils ne feront jamais verser de nobles larmes, parce qu’ils n’ont pas eu leur chantre sacré : Carent quia vate sacro. Mais le poëte, à son tour, pour vivre, pour arriver jusqu’à nous et continuer de régner dans toute sa splendeur, a besoin du critique, c’est-à-dire du serviteur fidèle et zélé qui le recueille même après des siècles, qui rassemble son héritage épars, qui recouse avec une piété diligente et discrète les plis de sa robe dispersée. Homère n’est aujourd’hui tout Homère que parce qu’il n’a pas manqué de son Aristarque. Solidarité instructive et touchante ! Ce n’est que justice que cette gloire plus humble, mais non moins durable, du second. On l’a dit, après créer et enfanter des œuvres de génie, il reste encore quelque chose de digne et de beau, c’est de les sentir et de les faire admirer. L’enthousiasme, la muse du critique doit être là.

D’ingénieux érudits semblent avoir eu regret à ce travail d’Aristarque qui résumait si heureusement et accomplissait tous ceux des grammairiens ses prédécesseurs. On dirait en vérité qu’en rendant le vieux poëte plus accessible, plus correct, mieux enchaîné, en faisant de son texte le plus sûr et le mieux établi des textes poétiques anciens, on ait commis quelque grave infidélité envers lui et envers nous. Un savant anglais a même essayé de retrouver par conjecture la vieille orthographe, les vieilles formes de l’Homère d’avant Aristarque, de l’Homère contemporain de Pisistrate100. C’est curieux, c’est docte ; mais on peut affirmer aussi que c’est bien se consumer en pure perte. L’esprit humain se comporte-t-il donc comme ces enfants qui, dès qu’ils ont un beau jouet, n’ont de cesse qu’ils ne l’aient démonté et mis en pièces ? Et sont-ce des jouets que de telles œuvres ? On sait qu’Aristarque a quelquefois changé, qu’il a sans doute plutôt adouci ; qu’en cet endroit, par exemple, où Phœnix s’adressant à Achille dans l’espoir de le fléchir se reporte vers sa propre jeunesse et raconte comment lui-même il a failli un jour devenir parricide, le critique avait cru devoir retrancher cette parole terrible, pour ne pas faire tache à ce caractère vénérable qu’il craignait de voir profaner. Plutarque, de qui l’on tient la particularité, juge que cette crainte était excessive et que la parole de Phœnix n’est nullement déplacée en cette occasion. Lucien le moqueur a badiné sur ces retranchements. Pour moi, de tels scrupules en général, quand ils naissent en de bons esprits, et que la main qui tient le crayon est sûre et capable, ne m’effrayent pas plus qu’il ne convient. Il est piquant d’en découvrir après coup quelque trace ; mais l’œuvre, telle que nous l’avons, a gagné sans doute en somme à ces soins vigilants et presque maternels. Elle s’est revêtue, sans qu’au fond la sincérité en souffre, de toute sa moralité brillante et d’une teinte de clarté plus continue ; le service envers le genre humain, ce bienfait perpétuel qui émane d’une noble lecture, a été plus complet.

Lorsque Ulysse, après avoir tiré vengeance des prétendants et avoir reconquis son palais, veut se faire reconnaître de Pénélope, l’intendante Eurynome le met au bain et le parfume ; puis, au sortir de là, Minerve le revêt de toute sa beauté première et même d’un éclat tout nouveau ; elle le fait paraître plus grand de taille, plus puissant encore d’attitude ; elle répand autour de sa tête, par boucles épaisses, sa chevelure semblable à une fleur d’hyacinthe : « Et comme lorsqu’un artiste habile, que Vulcain et Minerve ont instruit dans la variété de leurs arts, verse l’or autour de l’argent et accomplit ses œuvres gracieuses, ainsi elle verse la grâce autour de la tête et des épaules du héros, et il sort du bain tout pareil de corps aux Immortels… » Certes l’habile critique Aristarque, si bien enseigné qu’il fût par Minerve, n’en a pas tant fait pour son poëte ; il n’a pas ajouté la couche d’or, il n’a pas rehaussé l’Homère qui lui était transmis ; mais il l’a lavé de ses taches, il lui a enlevé la rouille injurieuse des âges et a dissimulé sans doute quelque cicatrice ; il l’a fait, en un mot, sortir du bain avec toute sa chevelure auguste et odorante, ambrosiæque comæ : c’est tel à jamais que nous le reconnaissons.

Lorsqu’on demandait à Praxitèle lesquels de ses ouvrages en marbre lui plaisaient le plus : « Ce sont, disait-il, ceux auxquels Nicias a mis la main. » Tant, ajoute Pline, il mettait de prix à la préparation de cet artiste. On a fort discuté sur ce que pouvait être cette préparation appliquée à une statue ; sans prétendre l’assimiler exactement à l’office et aux soins d’éditeur, j’aime à croire, sur la foi de toute l’antiquité, qu’Homère également, si on pouvait l’interroger, répondrait : « De toutes mes Iliades, il en est une que je préfère, c’est celle à laquelle Aristarque a mis la main. » A moins de redevenir grammairien, c’est bien à elle, en effet, que l’homme de goût peut se confier et se tenir.

Ceux qui ont pris à tâche de décomposer l’œuvre reconstruite se sont fait trop beau jeu vraiment en combattant l’admiration un peu superstitieuse de madame Dacier ou du Père Le Bossu sur le plan exact et le but de l’Iliade, sur la perfection rigoureuse de la marche et sur l’observation inviolable des prétendues règles épiques qu’on en avait déduites après coup :

Chaque vers, chaque mot court à l’événement,

avait dit Boileau. Ce genre d’éloge pourra sembler un peu exagéré sans doute ; on n’en est plus tout à fait là aujourd’hui, non plus qu’à rechercher la règle fondamentale des cinq actes et des trois unités dans Sophocle et dans Eschyle. Mais que l’on ne vienne pas non plus demander d’un air de doute quel est donc le sujet de l’Iliade, et si elle a vraiment un sujet ? car il en est du sujet d’Homère dans son ensemble comme de ces comparaisons même, si libres et si vastes, qu’il affectionne ; il suffit qu’elles marchent et qu’elles se dessinent par une partie essentielle ; le reste suit avec un certain désordre qui est le cortége de la grandeur ou de la grâce. Ce qui me paraît demeurer bien évident et sauter aux yeux quand ils lisent au naturel et sans les lunettes des systèmes, c’est que le sujet et le héros de l’Iliade, c’est Achille. Il paraît peu, il se retire tout d’abord, on ne l’a envisagé dans cette première scène de colère que pour le perdre de vue aussitôt ; mais sa grande ombre est partout, son absence tient tout en échec. C’est pour le venger que Jupiter châtie les Grecs et porte son tonnerre du côté des Troyens. Si Hector se hasarde hors des murs, c’est qu’Achille se tient sur ses vaisseaux ; s’il hésite, s’il doit hésiter en face du présage avant de franchir le fossé et la muraille du camp, c’est qu’Achille à tout moment peut reparaître. La grande et solennelle députation de Phœnix, d’Ajax et d’Ulysse compose, en quelque sorte, le milieu moral du poëme et nous transporte au centre même de l’absence d’Achille. Cela donne patience au lecteur et lui rafraîchit, s’il en avait besoin, la mémoire, l’image toute-puissante du héros. Ce vaisseau noir à l’extrémité de l’aile droite du camp domine tout ; les regards à chaque instant s’y retournent comme vers une divinité muette ; il recèle la foudre presque à l’égal de l’Ida. Si Ajax, le grand Ajax, occupe le premier plan de la défense et résiste comme une tour, il est toujours dit qu’il n’est que le second des Grecs, de même que l’autre Ajax, aux instants de poursuite, s’appelle le plus léger, mais toujours après Achille. Ces deux Ajax, l’un en légèreté, l’autre en force, ce n’est donc encore que la monnaie d’Achille. Et qu’est-ce que Patrocle, dès qu’il apparaît, sinon son ami, son suppléant, un autre lui-même ? il en a les armes, et lui seul tient la clef de cette indomptable colère. Achille n’a pas cessé d’être présent à la pensée jusqu’au moment où il se retrouve en personne, gémissant et terrible, remplissant d’un bond l’arène pour ne plus la quitter. Qu’il y ait eu des épisodes intercalés, des scènes d’Olympe à tiroir, ménagées çà et là pour faire transition et relier entre elles quelques-unes des rhapsodies, c’est possible, et la sagacité conjecturale peut s’y exercer à plaisir et s’y confondre ; mais, sans prévention, on ne peut méconnaître non plus un grand ensemble et ne pas voir planer dans toute cette durée de l’action la haute figure du premier des héros, de celui qui agitait en songe et suscitait Alexandre.

Ces combats sans cesse décrits, et qui occupent tant de chants, ont d’un bout à l’autre (remarquons-le) une vivacité précise, une gradation, et surtout une réalité que jamais description poétique de combats n’a offerte à ce degré. Les lieux, les accidents de terrain, les particularités de défense et de retranchement sont d’un bout à l’autre (je répète le mot à dessein) présentés avec une exactitude sensible et dans un détail conforme et continu qui permettrait d’en dresser le plan. Oui, on lèverait la carte stratégique de la campagne de Troie entre les portes Scées et les lignes des vaisseaux et du rivage, de même que dans l’Odyssée on pourrait et l’on devrait faire un plan architectural du palais d’Ulysse avec ses fenêtres et ses issues ; cela aiderait à tout comprendre, et on n’aurait pour ce double travail qu’à relever les éléments précis que fournissent les deux poëmes. M. e Choiseul-Gouffier, dans son Voyage en Troade, a tenté quelque chose de tel pour l’Iliade. Cette précision singulière qui règne dans Homère a frappé Napoléon ; il ne la retrouvait pas à beaucoup près dans Virgile, ce qui lui a fait dire : « Si Homère eût traité la prise de Troie, il ne l’eût pas traitée comme la prise d’un fort, mais il y eût employé le temps nécessaire ; au moins huit jours et huit nuits. Lorsqu’on lit l’Iliade, on sent à chaque instant qu’Homère a fait la guerre, et n’a pas, comme le disent les commentateurs, passé sa vie dans les écoles de Chio ; quand on lit l’Énéide, on sent que…, etc., etc. » Je supprime le reste comme par trop irrévérencieux. Jules-César Scaliger, en son temps, ne se doutait pas, quand il sacrifiait si intrépidement Homère à Virgile, qu’il lui serait donné un jour un si franc démenti, et de la part d’un tel contradicteur. Au reste, sans être Napoléon ni Jomini, on reconnaît à simple vue ce mérite saisissant de vérité en des matières si aisément confuses ; ce que dit madame Dacier de cette qualité suprême de son auteur n’a rien d’exagéré. Ainsi, chose assez piquante ! des deux grands poëtes épiques, Virgile et Homère, voilà celui dont on a voulu faire un fantôme qui se trouve le plus précis et doué d’une netteté de coup d’œil unique.

Les comparaisons, si l’on pouvait s’y étendre et citer, seraient un autre champ bien vaste, et où l’on ferait ressortir dans toute sa variété le caractère de génie du poëte. D’ordinaire, je l’ai dit, elles sont merveilleuses d’abondance et d’ampleur, mais parfois aussi rigoureuses et brèves. On en noterait, quoique ce soit l’exception, par lesquelles Homère a marqué son objet d’un seul trait, presque comme Dante : tantôt c’est un guerrier blessé qui tombe, précipité du haut d’une tour, la tête en avant, pareil à un plongeur ; tantôt c’est un autre qui, frappé au bas-ventre, tombe assis et reste gisant à terre comme un ver. Plus ordinairement le récit va déroulant à chaque pas les similitudes étendues et fertiles qui associent dans un rapport frappant des images bien contraires, des reflets le plus souvent de la vie civile ou champêtre au milieu des horreurs du carnage. Les Grecs et les Troyens acharnés qui se disputent la muraille du retranchement, les uns sans réussir à la forcer tout entière, les autres sans pouvoir décidément la ressaisir, ce sont « deux hommes qui disputent entre eux sur les confins d’une pièce de terre, tenant chacun la toise à la main, et ne pouvant, dans un petit espace, tomber d’accord sur l’égale mesure. » Les deux Ajax qui, ramassés l’un contre l’autre, soutiennent tout le poids de la défense, ce sont « deux bœufs noirâtres qui, dans une jachère, tirent d’un courage égal l’épaisse charrue : la sueur à flots leur ruisselle du front à la base des cornes, et le même joug poli les rassemble, creusant à fond et poussant à bout leur sillon. » Ailleurs, à un moment où les Troyens qui fuyaient s’arrêtent, se retournent soudainement à la voix d’Hector, et où les deux armées s’entre-choquent dans la poussière : « Comme quand les vents emportent çà et là les pailles à travers les aires sacrées où vannent les vanneurs, tandis que la blonde Cérès sépare, à leur souffle empressé, le grain d’avec sa dépouille légère, on voit tout alentour les paillers blanchir : de même en ce moment les Grecs deviennent tout blancs de la poussière que soulèvent du sol les pieds des chevaux et qui monte au dôme d’airain du ciel immense. » Voilà bien le contraste plein de fraîcheur au sein de la ressemblance la plus fidèle. Le bouclier d’Achille ne fait que résumer en lui et enserrer plus symétriquement cette opposition d’images. Déjà l’Odyssée se présage ainsi et, en quelque sorte, se mire d’avance par reflets dans l’Iliade. D’autres images, celles de lions, de flammes, de tempêtes, reviennent fréquemment, trop fréquemment, on peut le trouver, bien qu’avec des diversités et comme des surcroîts d’énergie et de propriété qui les relèvent. Mais il y aurait surtout à insister sur ce premier ordre de comparaisons si spéciales et si neuves, tout à fait imprévues, de celles qu’on ne copie guère et qui qualifient, à proprement parler, l’originalité d’un style et d’un talent. On y suit par toute l’Iliade Homère à la trace et comme par des sillons de lumière.

Que me feront après cela quelques contradictions signalées au passage dans le cours de ces longs récits ? Au cinquième chant, par exemple, le chef des Paphlagoniens Pylæmenès a été tué, et l’on retrouve au chant treizième un guerrier du même nom suivant tout en pleurs le corps de son fils. On a tiré grand parti de ce vers unique où il apparaît comme ressuscité. Faudra-t-il nécessairement en conclure que l’un des deux chants n’est pas d’Homère, comme si de telles inadvertances n’étaient pas possibles même à un poëte de cabinet ? Nous en pourrions citer de piquants exemples chez les Modernes, mais qui égayeraient trop. N’a-t-on pas relevé chez Virgile lui-même, le plus réfléchi des poëtes, une contradiction inconciliable dans l’âge qu’il assigne au jeune Ascagne en deux moments différents ? Pour moi donc, n’en déplaise aux mânes du guerrier Pylæmenès, si, dans l’un et l’autre chant où il apparaît, je rencontre, jaillissantes à chaque pas, de ces beautés d’expression comme je viens d’en indiquer, et particulièrement de ces comparaisons uniques et aussi surprenantes que naturelles, j’ai ma réfutation intérieure suffisante, j’ai ma démonstration toute trouvée que c’est toujours du même Homère.

Il faut se borner. Ce que j’ai le plus à cœur de signaler comme fruit à recueillir dans le commerce familier avec le plus héroïque des génies, c’est l’impression morale, à entendre ce mot largement. Les Anciens pouvaient sans doute trouver à redire en de certaines parties qui touchaient leurs croyances ; plus voisins de ces fictions, elles pouvaient avoir sur eux des effets qui nous échappent. Plutarque indique des précautions minutieuses pour faire lire les poëtes aux jeunes gens, et l’on sait les réserves de Platon. L’Olympe d’Homère et ses dieux ont pu prêter à la critique des âges devenus moqueurs. A-t-il voulu lui-même railler, comme on l’a prétendu ? je ne le crois guère. Il y a dans toute cette portion de l’œuvre beaucoup d’incohérence qui peut tenir à bien des causes, et plus que tout aux hasards des traditions premières. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est encore dans les traits généraux et dominants une grandeur terrible ; Jupiter, Neptune, Apollon, Minerve, ces dieux principaux, ne sont pas peints à faire sourire. Pour les Modernes, au reste, la question de théologie homérique devient chose très-secondaire. Cette vaste mer de poésie, encore épurée et de plus en plus assainie par le temps et la distance, ne laisse arriver à nous que son souffle fortifiant dans un murmure divin et majestueux. Les héros, sans en rien perdre, ont conservé toute leur fleur de jeunesse, de beauté à demi sauvage, et leur immortelle attitude. Rien qui les rapetisse, ni qui les souille. Athénée l’a remarqué il y a longtemps, ces chefs qui mangent chez Agamemnon, et dont les manières sont si simples et souvent si crues, ne font jamais rien d’indécent. Les amants de Pénélope eux-mêmes, dans leur ivresse, ne passent pas de certaines bornes ; mais laissons encore une fois l’Odyssée, plus diverse de ton. Une haute et sérieuse bienséance règne par toute l’Iliade ; il n’y a pas un grain de Rabelais dans Homère. Les rapports naturels des sexes, exprimés dans leur franchise, dans leur nudité même, gardent quelque chose de grave et, si l’on ose dire, de sacré. Les raffinements étranges et impurs que plus tard Théocrite et tant d’autres n’ont pas rougi de chanter, d’embellir, et qu’ils ont reportés en arrière en les imputant aux héros des vieux âges, n’ont de place ni de près ni de loin dans les mœurs homériques. Aussi, en les abordant, en écoutant cette grande voix du passé par la bouche du chantre que la Muse s’est choisi, on n’a à gagner en toute sécurité qu’un je ne sais quoi de grandeur morale, une impulsion élevée de sentiments et de langage, un accès de retour vers le culte de ces pensées trop désertées qui restaurent et honorent l’humaine nature : c’est là, après tout, et la part faite aux circonstances éphémères, ce qu’il convient d’extraire des œuvres durables, et l’âme vivante qu’il y faut respirer.

L’antiquité proprement dite remplit pour nous cet office excellent, et elle nous est comme le réservoir inaltérable des sources les plus hautes. Chez les Modernes, la grandeur et la vertu se trouvent trop habituellement séparées ; elles ne se rejoignent pour nous dans un seul rayon qu’à cette longue distance. Entre les Anciens et nous il y a un torrent, et plus que cela, un abîme ; de l’autre côté seulement commence le grand rivage. On a dit qu’il n’existait point de héros pour son valet de chambre. Les Anciens n’avaient pas de valet de chambre, ou du moins celui-ci n’avait pas la parole, et il n’est plus là d’ailleurs pour être questionné. Mais non, ce n’est nullement un pur effet de l’illusion et de la perspective : les Anciens avaient bien, je le crois, grandeur réelle et supériorité absolue, au moins quelques-uns, les bons, les meilleurs, comme ils disaient, ceux-là auxquels les autres obéissaient et servaient. Elle fut achetée bien cher cette grandeur de quelques-uns : qu’elle ne soit pas tout à fait perdue pour nous ! Ceux qui entretiennent une familiarité libre avec les éloquents écrivains qui la représentent ont chance d’en ressaisir quelque chose dans leur vie, dans leur pensée. Machiavel durant ses disgrâces n’abordait jamais cette lecture des Anciens qu’après s’être revêtu de ses plus beaux habits et s’être rendu comme plus digne de s’asseoir à la table de ces hôtes illustres de l’intelligence. On sait quelle forte éducation première reçurent de tout temps les hommes d’État de la Grande-Bretagne dans leurs colléges de Cambridge, d’Oxford ou d’Eton. En se ressouvenant de ces pages immortelles qu’ils ont toujours aimé à citer, ne leur ont-ils rien dû de cette énergie presque antique qu’ils ont portée en leurs entreprises ? Un philosophe fameux de nos jours, et qui n’oubliait pas pourtant qu’il était né gentilhomme, se faisait réveiller tous les matins par son valet de chambre qui lui disait : « Monsieur le comte, vous avez de grandes choses à faire. » Pour qui lirait tous les matins une page de Thucydide ou d’Homère, cela serait dit mieux encore que par le valet de chambre, et d’une manière, j’imagine, plus persuasive. Ai-je besoin d’ajouter que je n’entends ici parler d’aucune influence littérale et servile ? On a assez ridiculement parodié les Grecs et les Romains, et assez atrocement aussi. Les Timoléon et les Minos ont fait leur temps. Je ne parle que d’une impression intelligente et morale, de ce qui transpire et de ce qui émane. Après avoir lu, au réveil, une page de l’Iliade, on n’irait pas pour cela conquérir l’Asie ; mais il est de certaines pensées d’abord qui ne naîtraient pas, il en est d’autres qui viendraient et fructifieraient d’elles-mêmes. Les Anciens, dans toutes les carrières, croyaient à la gloire, à la belle gloire ; ils voulaient laisser d’eux mémoire louable et noble sillon sur la terre. C’est un aspect essentiel que la critique, en parlant d’eux, doit s’attacher à éclairer ; et je rappellerai, puisque je les rencontre, ces paroles magnanimes en même temps que naïves de Sarpédon à Glaucus, au moment de l’assaut du camp : « O ami, si nous devions, échappés une fois aux périls de cette guerre, vivre à toujours exempts de vieillesse et immortels, ni moi-même sans doute tu ne me verrais combattre au premier rang, ni je ne t’appellerais à prendre ta part en cette lutte pleine d’honneur ; mais maintenant, puisqu’il est mille formes imminentes de trépas, qu’il n’appartient aux mortels ni de fuir ni d’éluder, allons, et risquons ou de perdre le triomphe, ou de l’obtenir ! »

Il nous faut pourtant parler aussi de la traduction nouvelle que nous avons annoncée. Il en a paru plus d’une en ces dernières années. La plus accréditée à bon droit pour l’élégance du texte et pour les observations qui l’accompagnent est celle de Dugas-Montbel. M. ignan, qui a honorablement tenté l’entreprise, sans doute impossible, d’une traduction complète en vers, a joint à sa seconde édition de l’Iliade un Essai instructif dans lequel il a résumé avec agrément les travaux de la critique moderne. M. idot a publié dans sa belle Collection la version latine de M. übner. Aujourd’hui M. ugène Bareste vient de donner une traduction en prose française dans laquelle il s’est efforcé de rendre la couleur plus exactement que Dugas-Montbel et ses prédécesseurs ne l’avaient fait. Il ne nous appartient pas d’entrer dans un détail qui exigerait beaucoup trop de science et aussi trop d’appareil. Il est bien vrai qu’on a reculé jusqu’à présent devant une traduction littéraire et toute fidèle de l’Iliade ; il faudrait y appliquer avec esprit la méthode dont M. e Chateaubriand a offert l’exemple sur Milton. Pour me servir d’une comparaison appropriée, je dirai : Une bonne traduction littérale, selon cette précise et religieuse méthode, serait à une ancienne traduction réputée élégante à la Dacier ou même à la Dugas-Montbel ce qu’est la statuaire antique tout émaillée et variée de métaux, toute resplendissante d’or et d’ivoire, telle en un mot que l’a vue et retrouvée M. uatremère de Quincy dans son Jupiter olympien, — ce qu’est un tel art si divers par opposition à l’ancienne idée de la statuaire, réputée classique, toute de marbre uniforme et de froide blancheur. M. uatremère de Quincy, en réintroduisant la couleur dans la statuaire, a par là même éclairé et restitué directement l’Olympe homérique, lequel en sort comme repeint d’une nouvelle fraîcheur, avec sa variété brillante de déités aux yeux bleuâtres, aux cheveux dorés, avec son luxe de dénominations et d’épithètes nées du sanctuaire. Ce que j’indique là pour un ordre de personnages et de tableaux, il faudrait l’étendre à tous les autres. Mais indiquer une telle méthode de traduction et la concevoir, c’est chose plus commode que de l’exécuter. Dès qu’on met la main à l’œuvre, il ne s’agit pas seulement de se croire littéral, il faut être lisible et plus on s’éloigne de la phrase ordinaire et de fa locution française consacrée, plus il serait besoin d’avoir en dédommagement les mille secrets d’un grand écrivain. M. ugène Bareste, en entrant dans cette voie séduisante, mais où l’on trouve, si l’on y prend garde, un repli et une ciselure à chaque pas, n’a pu espérer atteindre le but du premier coup. Il fait souvent remarquer dans des notes placées au bas des pages, le soin qu’il prend de rendre en détail ce que ses devanciers ont simplifié ou omis. Lui-même n’est pas exempt d’omissions, et il transige plus d’une fois avec le mot antique. Sa Junon aux blanches épaules se sent un peu trop de la nudité moderne. En un endroit, lorsqu’elle apprend brusquement à Mars la mort de son fils chéri Ascalaphus, le dieu terrible dans l’accès de sa douleur se met à frapper violemment ses deux florissantes cuisses de la paume de ses mains : le traducteur met simplement qu’il se frappe le corps de ses mains divines ; il oublie que cette forme expressive de désespoir s’est conservée fidèlement jusque chez les Grecs modernes. On multiplierait aisément des observations analogues, relatives au genre de mérite et d’attrait que le traducteur a surtout cherché. Il y en aurait de plus graves. Lorsque Neptune dans le combat est tenté de résister à l’ordre de Jupiter que lui transmet la messagère Iris, celle-ci lui rappelle à propos le danger d’une révolte sacrilége, et elle ajoute que les Furies sont toujours du côté des aînés pour servir leur vengeance. Le traducteur au lieu des Furies met les Érinnyes ; ce n’est guère la peine de traduire, et, qui pis est, le reste de la phrase va contre le sens. Mais ces défauts si réels ne doivent pas faire condamner absolument un travail dans lequel l’auteur paraît d’ailleurs avoir apporté des soins, s’être entouré de beaucoup de secours, et qui, empruntant presque à chaque page l’alliance élégante du dessin et s’adressant aux gens du monde bien plutôt qu’aux savants, a chance de ne pas remplir trop incomplétement son objet. — Pour nous ç’a été du moins un prétexte que nous avons saisi, de nous arrêter une fois et de nous incliner devant cette grande figure d’Homère, et c’est tout ce que nous voulions.