M. NISARD.
La critique est de plus en plus difficile et presque nulle : c’est ce que disent bien des personnes, et celle particulièrement dont nous avons à nous occuper. La principale cause de cette décadence me paraît être que la critique ne s’adresse pas à un public qui ait déjà plus ou moins son avis, qui fasse réellement attention et accorde intérêt au détail du jugement, et qui le contrôle : rien de cela. Le nombre des hommes qui se croient centre, et qui se portent pour chefs d’un mouvement, augmente chaque jour. Autour de chacun se meut une petite sphère, un tourbillon. Ceux qui nous servent dans nos prétentions et qui rentrent dans nos systèmes sont tout ; ceux qui les contrarient ne sont que peu ou rien, ou moins que rien, selon le plus ou moins de superbe du prétendant. Quant aux indifférents, aux neutres, peu importe ! Qu’on les loue, qu’on les préconise, pourvu qu’on n’empiète pas trop sur notre empire et qu’on ne fasse pas trop écho dans notre bruit. Voilà la république des lettres telle qu’elle est. Ce public, à la fois désintéressé et portant intérêt, ce public d’audience qui écoutait, discutait et contrôlait, qui savait d’avance toutes les pièces du moindre procès, où est-il ? Il est comme les justes dans Israël, çà et là. De la sorte, la critique, se sentant comme en pure perte, sans appui au dehors et sans limite, s’est évanouie. On sert ses amis, ses admirations littéraires, à l’occasion, par une pointe, comme en tactique bien entendue. Mais les tempéraments, les nuances, la discrétion et la restriction dans les louanges ont disparu. Tout ou rien. Et devant un homme qu’on estime, à qui on trouve du mérite, un fonds solide et spirituel, de l’avenir, mais des défauts, mais des idées qui font lieu-commun parfois, mais un ton qui vous a choqué souvent, s’il le faut juger, on ne sait d’abord comment dire, comment lui concéder sa part sans adhérer, fixer ses propres restrictions sans lui faire injure.
C’est un peu notre position à l’égard de M. Nisard, l’un de nos amis, et, s’il nous permet de le dire, notre rival en plus d’une rencontre, qui nous a témoigné souvent dans ses écrits une faveur de louange (ou de clémence après l’attaque) que nous ne lui avons pas assez rendue, que nous craignons de ne pas assez lui rendre aujourd’hui encore. Mais lui, critique de conscience, voudra bien prendre comme un hommage même plusieurs de nos réserves indispensables et de nos explications adverses. Que s’il nous trouve un peu osé de venir rattacher si familièrement ses vues à sa personne et à ses motifs, il se rappellera que nous sommes plutôt pour la littérature réelle et particulière que pour la littérature monumentale. Nous ne pouvons nous séparer de notre manière, de nos armes, pour ainsi dire. La critique d’un écrivain sous notre plume court toujours risque de devenir une légère dissection anatomique, et, à l’égard des vivants de notre connaissance, quand ce n’est pas avec un extrême plaisir que nous abordons le portrait, c’est certainement à regret que nous nous y mettons.
M. Nisard a inséré dans le Dictionnaire de la Conversation, et a fait tirer à part un Précis sur l’Histoire de la Littérature française, qui forme un petit ouvrage. Notre littérature des trois derniers siècles y est tout entière traitée, plusieurs même des grands noms assez en détail. Le point de vue essentiel se rattache à la position que l’auteur a prise depuis plusieurs années, et à un rôle littéraire qui doit avoir de l’avenir en lui, nous le croyons.
M. Nisard, ancien élève et très-fort élève de la Sainte-Barbe-Nicole, et rédacteur encore secondaire aux Débats, se montrait fort attentif, vers 1829, au mouvement littéraire et poétique qui s’émancipait de plus belle alors. Beaucoup de ses opinions d’aujourd’hui ont leur origine et leur racine en ce temps : seulement il s’est attaché à contredire depuis et à combattre sous toutes les formes ce qu’il avait à son début trop entendu affirmer. Il n’était pas de ces talents qui doivent réussir, dans leur première poussée, par des essais de création et d’art : il n’a rien fait en art (que je connaisse), hormis plus tard une toute petite nouvelle (la Laitière d’Auteuil), qu’il a donnée comme échantillon d’histoire simple, et qui est la faiblesse même157. Mais il arriva assez vite par la réflexion à la seconde phase de l’esprit, à la critique, son vrai talent. Quelle place était alors à prendre dans la critique ? La révolution de Juillet, en rompant brusquement le concert poétique, montrait bien ce qu’il ne fallait plus faire, mais non pas ce qu’il fallait. Evidemment, il n’y avait pas à songer, après 1830, à devenir ou à continuer d’être le critique du romantisme poétique. M. Nisard tâtonna quelque temps. Il s’approcha des hommes politiques, de M. Bignon, je crois, dont la phrase d’ailleurs, pleine et nombreuse et vraiment académique, semblait de si bon style à feu Louis XVIII. L’esprit de M. Saint-Marc Girardin et son style beaucoup plus leste préoccupaient aussi vivement M. Nisard158 ; il s’en sentait tour à tour attiré ou repoussé, selon qu’il voyait son collaborateur des Débats, tantôt comme maître en talent, tantôt comme rival. Mais bientôt l’esprit de Carrel le tenta. Et ce n’était pas l’esprit politique, la passion agressive de Carrel qui l’attirait, c’était l’excellence de l’écrivain, le bon sens qui persistait si juste et si sain au fond de l’humeur belliqueuse et à travers cette noble bile (splendida, mascula bilis) : en fait de bon sens, celui de M. Nisard prenait vite parti et s’enflait toujours. M. Nisard d’ailleurs n’avait pas de tradition politique directe et fixe, point de passion léguée. Élève de la Sainte-Barbe-Nicole, il n’avait pas été nourri à haïr la Restauration. Après Juillet, il n’avait pas aussitôt haï l’usage qu’on avait fait de cette victoire. Il mêlait dans une admiration, dans une apothéose qui peut paraître même aujourd’hui singulière par l’assemblage, M. Saint-Marc et M. Bertin, et celui-là que, pour ne point irriter ses mânes (qui sait ? peut-être encore irritables), je ne nommerai pas tout après eux159. Mais M. Nisard, dans ces milieux divers, se disait honnête et il l’était ; mais il avait un sens qui le détournait des fausses espérances et des excessifs désespoirs ; mais, par ses goûts classiques mêmes, par son habitude raisonnée de prosateur, par un certain ballottage équitable qui neutralise les écarts, il se tenait, dans ses variations, à des idées moyennes d’expérience et de portée actuelle, que l’expression seule grossissait un peu ; il n’était du reste nullement fermé à plusieurs des discussions nouvelles qui s’agitaient, et il en retirait, après coup, matière à digression littéraire, sans s’éprendre du fond : autant de garanties contre l’erreur et pour la marche de ce genre de talent. Il a été, en effet, en progrès constant et rapide depuis ce temps-là.
Politiquement, il n’avait pas à se faire jour ; c’était par la littérature, objet de sa vocation très-prononcée, qu’il devait se poser avec importance. En même temps qu’il écrivait des articles au National, M. Nisard se préparait au rôle qu’il occupe, en terminant son ouvrage sur les poëtes latins, dont autrefois les premiers portraits avaient paru dans la Revue de Paris. Mais, à mesure qu’il avançait, l’esprit qui domine dans ce livre augmentait aussi d’influence, et y donnait une couleur qui n’a pas été assez remarquée des critiques : n’y voyant que la lettre, ou faisant semblant, ils l’ont traité comme un pur ouvrage de littérature ancienne. Or, ce livre sur les poëtes latins de la décadence n’est en effet, dans son but principal, j’ose le dire, qu’un manifeste raisonné, assez érudit d’apparence, mais plein d’allusions, qui vont, je le crois bien, jusqu’à compromettre en plus d’un endroit la réalité historique et l’exactitude biographique, un manifeste contre la poésie moderne dite de 1828, et ses prétentions, et même ses principaux personnages.
M. Nisard, que l’absence de passion enthousiaste et d’initiative, soit en politique, soit en art, avait tenu un peu en dehors et au second rang, dans ce premier âge où il est si difficile de ne pas faire de fausse pointe, en avait pourtant fait une petite fausse, à ce qu’il lui semblait, en louant d’abord, plus que sa raison modifiée ne l’admettait, certaines œuvres ou de M. Hugo ou de cette école. C’était donc une revanche qu’il prenait dans cette position nouvelle. Le rôle de critique officiel de l’école romantique n’était plus à tenir, nous l’avons dit, l’école, à proprement parler, se trouvant dissoute ; et M. Nisard, d’ailleurs, ne se sentait pas homme à accepter et à subir ainsi une influence prolongée. Le rôle de feuilletoniste spirituel, facile, capricieux, malicieux, folâtre, était pris, et M. Nisard n’y aurait pas aspiré, par ambition grave, quand la nature de son esprit lui eût permis le badinage. Restaient des rôles de critiques consciencieux, sérieux, mais un peu singuliers, exceptionnels, comme de loin il les appelle, ou plus adonnés à l’étude des influences étrangères, des origines, ou recherchant les cas rares plutôt que la route générale et frayée. L’ambition toujours, et à la fois le sens plus direct et plus commun d’application de M. Nisard, ne s’y portait guère. Il n’avait donc plus, hors cela, qu’à tâcher d’être le critique sensé, général, de cette tradition qu’on avait tant attaquée, et à laquelle on n’avait rien substitué ; il avait à faire réaction, enfin, pour la littérature française contre les littératures étrangères, pour les grands siècles et les gloires établies contre les usurpations récentes, pour la prose non poétique contre les vers et la forme vivement exaltés. Nous ne prêtons pas ici à M. Nisard une pensée gratuite ; ç’a été son dessein délibéré, nous le croyons ; il l’a embrassé dans son étendue, il le poursuit, non pas seulement par accès d’humeur judicieuse, comme le très-bon écrivain M. Peisse, comme Carrel l’a tenté lui-même dans de trop rares morceaux de littérature au National ; mais il le poursuit avec instance, sur les divers points, y revenant sans cesse à propos de tout : en un mot, c’est son rôle.
Qu’il y ait lieu maintenant et en tout temps à un tel rôle, nul doute. La tradition et l’innovation sont les deux pieds de l’humanité. L’humanité peut s’appeler, en quelque sorte, une boiteuse intrépide. Le pied boiteux est le plus sûr, c’est la tradition. Avant que l’innovation, cet autre pied aventureux, réussisse à enlever de terre le pied lent et solide, il lui faut piaffer longtemps en vain. On ferait, des prétentions et querelles de ces deux pieds inégaux, un apologue qui vaudrait celui des Membres et de l’Estomac. La conclusion serait qu’il ne faut rien se retrancher, surtout quand ou est déjà boiteux. La tradition en littérature mérite donc grandement qu’on la défende ; mais, dans les termes où M. Nisard la maintient, dans l’extension impérieuse qu’il lui donne au préjudice de toute audace, je crois son idée en partie fausse, et, par conséquent, je n’en suis pas du tout. Ceci soit dit pour les personnes qui, parce qu’on modifie son opinion sincèrement sur quelques points, sont si prêtes, dans leur jeune ardeur, à faire de vous des gens qui abjurent et des réactionnaires. Tandis que ces personnes de talent brillant et d’imagination vive nous développent des vues générales et des synthèses sur le passé, comment veulent-elles qu’on ne doute pas un peu de la réalité de l’idée, quand on les sait se tromper si à bout portant dans les coalitions qu’elles s’imaginent voir éclore sous leurs propres yeux ?
Quoi qu’il en soit, il y a tout un côté vrai et fondé dans le rôle de M. Nisard, et il était homme à en faire valoir les avantages. Les qualités qu’il possède en effet, instruction, dignité, conscience, honnêteté, il sait les mettre en dehors dans ses écrits, et ne les laisse pas à deviner. A l’appui de son livre sur les poëtes latins, qui n’a pas été assez lu dans le sens juste où il l’avait écrit, et comme démonstration accessoire, il a exprimé directement sa pensée sur toute une classe d’écrivains modernes par son manifeste contre ce qu’il a appelé la littérature facile. Dans sa polémique avec M. Janin, chacun d’eux a triomphé à sa manière ; mais la position de M. Nisard en a été désormais bien dessinée ; tous ses travaux, depuis, n’ont fait qu’y ajouter et la rendre plus respectable ; il y est assis, il s’y appuie en toutes choses, il s’en prévaut ; il le sait, et il le donne à connaître ; et lui-même, en tête de je ne sais plus quel article écrit vers le temps de sa polémique, il a naïvement exprimé cette satisfaction intime qu’on éprouve, lorsque, après des tâtonnements, ayant enfin trouvé sa voie, on s’assied sur une borne un moment, et qu’on parcourt du regard, derrière et en avant, sa belle carrière, prêt à repartir.
Le livre sur la littérature latine est un bon livre. On y apprend beaucoup de détails piquants de mœurs, et à connaître en somme (pourvu qu’on le lise avec contradiction) toute cette poésie du second âge. Mais j’eusse mieux aimé un livre plus historique, plus suivi, plus astreint à son sujet, moins conjectural en inductions sur le caractère des poëtes, moins plein de préoccupations très-modernes. Le livre en eût été plus grave, plus véritablement classique, plus vrai. Il a été au long apprécié par M. Daunou au Journal des Savants, et par M. Villemain dans la Revue de Paris. Au milieu des éloges fort précieux et fort mérités que ces deux critiques si compétents ont donnés à l’ouvrage de M. Nisard, ils n’ont pu s’empêcher de relever la sévérité extrême de l’auteur à l’égard des poëtes qu’il examine. C’est que M. Nisard, après être entré dans son sujet sans trop de parti-pris peut-être, et avec l’idée de peindre surtout les mœurs romaines par les poëtes, est vite arrivé à concevoir que ce cadre était tout naturellement ouvert à une protestation motivée contre le goût et les prétentions d’une école qu’il craignait d’avoir d’abord servie, et qu’il jugeait sage de répudier. On s’attache d’ordinaire à son sujet, on y prend goût, on y porte amour et indulgence : ici c’est le contraire. L’auteur devient plus sévère à mesure qu’il avance, et plus dégoûté dans son blâme. Je n’en fais pas un reproche à M. Nisard ; mais je remarque ce genre d’inspiration, et j’en eusse mieux aimé une autre : la sienne annonce sans doute un esprit qui a plus de tenue, et qui est plus en garde contre l’engouement et la faiblesse. Les rapports qu’en son second volume, et à propos de Lucain, il établit entre les diverses poésies du second et du troisième âge des littératures, me semblent justes et constants. Oui, après la génération grandiose et un peu rude des Lucrèce, des Corneille, arrive d’ordinaire la génération épurée, accomplie, solide et fine, et suave, des Virgile, des Horace et des Racine. De là jusqu’à Ausone ou Delille, il y a bien des degrés que l’ensemble d’une poésie parcourt comme fatalement. Mais sous cette fatalité générale (et toute réserve faite des causes qui peuvent introduire plus d’une différence essentielle dans le parallèle entre les anciens et nous), il y a encore place pour les exceptions, pour les individus qui luttent, pour les hommes de talent qui cherchent à sauver l’œuvre de la dureté des temps et de la difficulté croissante. Venir reprocher outre mesure aux poëtes de la décadence ce qui tient à la date de leur venue, s’en prévaloir exorbitamment contre eux pour les déclarer chétifs et médiocres, non-seulement d’œuvres, mais aussi d’esprit et de talent (et M. Nisard l’a fait pour quelques-uns, pour Perse par exemple), c’est être inexorable comme le hasard et le succès, c’est vouloir même être plus sévère que la plus ingrate fortune, bien loin de profiter de tous les droits bienveillants d’une critique attentive et pénétrante. Il y a dans Stace, que M. Nisard traite fort mal, sans aucun adoucissement, et à propos de qui il fait une description spirituelle et chargée de la Pléiade romaine, satire directe de feu ce pauvre Cénacle d’ici, il y a, à la fin de la Thébaïde, un cri, un vœu à la fois modeste et touchant du poëte sur son livre, au moment où il l’achève :
Vive, precor : nec tu divinam Eneïda tenta ;Sed longe sequere, et vestigia semper adora !
Ce Vive, precor ! adressé à son livre, ou plutôt au critique des âges futurs, m’aurait été au cœur (à la place de M. Nisard) en faveur d’un poëte que Dante n’a pas dédaigné d’admettre dans le groupe sacré. Dante, en lui conférant cet honneur, pensait assurément à ce vers si tendre, si pieux pour leur guide commun, Virgile. Sans me porter ici pour un défenseur de Stace comme l’était Malherbe, sans me donner du tout les airs d’avoir lu jusqu’au bout sa Thébaïde, il me semble que, dans les Sylves, plus d’une de ces pièces improvisées, non pas à la manière de Sgricci, mais comme le sont beaucoup de pièces de Hugo et de Lamartine, c’est-à-dire en deux matinées, méritait quelque distinction pour de charmants vers qui s’y trouvent. Qu’ai-je dit ? nous autres auteurs de Sylves, nous sommes trop de ce bois-là pour en parler160.
M. Nisard, qui se pique en général de suivre les lois de Malherbe et de Boileau, s’est mis, après force précautions ingénieuses, en contradiction avec ce dernier à propos de Perse ; et j’avoue que, de tous les jugements de son livre instructif, celui qu’il porte sur ce satirique latin m’a le plus étonné, et, pour parler franc, m’a tout à fait révolté par l’injustice criante et la latitude de la conjecture. En lisant et relisant cet article, je le conçois si peu en lui-même, que je cherche de tous côtés autour de nous quel pauvre diable de poëte de vingt-huit ans est mort et a mérité, par sa précocité de production et à la fois par sa maigreur d’esprit, toutes les sentences écrasantes qu’endosse, en son lieu et place, le malheureux Perse. S’emparant d’une imitation que Boileau a faite d’un passage de Perse : Mane piger stertis…. Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher, M. Nisard donne tout l’avantage à Boileau, et parce que Perse oppose à l’Avarice qui pousse le marchand en Asie, Luxuria, la Volupté, ou plutôt ici l’amour du luxe et des aises et du bien-être, le critique chicane Perse sur cette Volupté qui empêche le marchand de partir : « Est-ce bien le plaisir, dit-il, qui fait hésiter le marchand anglais qui va s’embarquer pour Canton ?… La Volupté de Perse est vulgaire ; elle débite deux ou trois maximes épicuriennes qui traînent dans les rues, depuis à peu près mille ans avant Perse. » Or ces banalités de Perse, ce sont ces beaux vers :
Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum estQuod vivis : cinis, et manes, et fabula fies.Vive memor lethi ; fugit hora ; hoc quod loquor inde est !…………..Le moment où je parle est déjà loin de moi !
ce que lui-même, en d’autres occasions, appellerait des vérités éternelles que l’expression rajeunit.
A tout moment, à propos de Perse et des autres, M. Nisard use de cette méthode d’un avocat qui amoindrit et altère insensiblement les raisons de l’adversaire pour enfler les siennes. Un de mes amis, fort bon latiniste, a marqué, sur un exemplaire que j’ai sous les yeux, quelques contre-sens réels que M. Nisard s’est efforcé de faire, en traduisant Perse, afin d’aggraver les torts de goût du poëte. Il le compare à Horace sur quelques passages, et est décidé d’avance à le mettre au-dessous ; résultat, certes, assez juste ; mais encore faudrait-il bien prendre ses points.
Horace dit :
…… Si vis me flere, dolendum estPrimum ipsi tibi……..
Perse dit :
Plorabit qui me volet incurvasse querela.
« Il faut, traduit M. Nisard, que celui-là pleure, qui veut me courber sous le poids de la tristesse, » et il ajoute : Quel fatras ! » Mais il paraît bien, d’après mon ami, que le sens véritable est : « Il faut que celui-là pleure, qui veut me fléchir par sa plainte ; » ce qui est beaucoup moins ridicule.
Horace a dit :
…… Totus teres atque rotundusExterni ne quid valent per læve morari.
Perse dit :
…….. Ut per læve severosEtfundat junetura ungues……
M. Nisard traduit : « (Vos vers sont si coulants et si harmonieux) que sur leur surface polie les soudures rejettent le doigt le plus sévère, » et il ajoute : « Effundat ungues….. Quelle expression lourde et fatiguée ! » et il redouble et triomphe dans sa supposition : « Que dirait-on de plus pour un abîme qui revomit sa proie ? pour un volcan qui rejette la lave de ses entrailles, etc., etc. ? » Or, si effandere ne veut pas dire ici rejeter, revomir, mais seulement laisser courir, que signifie toute cette indignation ? Il y a un vers charmant du vieux dramaturge Hardy, le seul bon, je crois, qu’il ait fait ; je demande pardon (en matière aussi classique) de ce qu’il y a d’un peu léger dans la citation :
Couler une main libre autour d’un sein neigeux…
Voilà le vers. Retournez la phrase : au lieu de la main qui coule, vous avez le sein neigeux et poli qui la laisse couler ; et c’est juste effandere. Il n’y a pas là de vomissement.
Mon ami, qui est sagace et quinteux, et plus porté à saisir le mal que le bien, a couvert les marges de son exemplaire de petites notes pareilles sur les faux sens, les traductions infidèles et onéreuses au pauvre auteur traduit : Un silence âcre (silentium acre), un royaume bien portant (regnum salubre), etc., etc. ; méthode d’avocat pour faire rire aux dépens de la partie adverse. Au nombre des torts de langue imputés à Lucain, M. Nisard l’accuse de donner des sens indéterminés et divers à certains mots qui, dans la latinité classique, sont, au contraire, dit-il, parfaitement déterminés et précis ; et il allègue le mot fides qui, bien loin de là, comme me l’assure mon ami, et comme mon propre instinct de simple amateur me le confirme, a naturellement tous ces sens divers, et est un de ces mots de magnifique latitude chez les meilleurs écrivains, comme laus, comme honos. La philologie de M. Nisard, juste en résultat général, a ainsi beaucoup d’arbitraire et de parole vaine dans le détail. J’y trouve, sous le rajeunissement d’une forme plus piquante, trop de cette tradition factice de M. Nicolas-Éloy Lemaire, tant vanté, s’il m’en souvient, par M. Nisard. Il blâme à tout moment dans Lucain ce qu’il trouverait moyen d’admirer comme des audaces dans Virgile. Pour revenir à Perse, le critique, après l’avoir accusé d’avoir trop tôt produit, et avoir pris de là occasion de s’emporter contre les gens sans génie qui écrivent trop jeunes ; après l’avoir de plus accusé (par une singulière contradiction) d’avoir peu produit et de manquer de qualité abondante et fécondante, déclare qu’il ne se serait jamais élevé bien haut, et qu’il était né sans génie. Il voit en lui le type de ce qu’on appelle l’homme de talent, ce qui veut dire l’homme de peu de talent, qui a la prétention d’en avoir ; et là-dessus il fait sur ce caractère de l’homme de talent quatre à cinq longues pages spirituelles, mais d’une déclamation comme j’en chercherais vainement dans Sénèque le père ; un morceau à effet, à allusions, tout en hors-d’œuvre, un développement, comme on dit dans l’école. Oh ! si Perse avait vécu, s’il avait songé à critiquer les auteurs plutôt qu’à être stoïcien, comme il aurait noté, dans sa vengeance, d’un vers un peu obscur mais pressant, le critique de sa connaissance, Papirius Enisus, qui, après avoir quelque temps écouté, chez Labéon ou autre, les lectures de vers d’après Accius et Pacuvius, et s’être efforcé tant bien que mal de les célébrer, s’aperçoit un matin que toutes les places sont prises, qu’il n’aura jamais de ce côté celle qui lui est due, que cette Rome turbulente et volage veut tout à l’heure autre chose, que surtout les rhéteurs de cour, les arbitres du goût officiel, ne favorisent pas ce genre-là, et qui… ? mais j’oublie que Perse n’a pas écrit sa satire ou qu’elle s’est perdue.
En ce livre des Poëtes latins comme en ses autres écrits, M. Nisard n’évite donc pas plus d’un défaut de l’école, tout en s’élevant contre les écoles. Il parle au nom du sens et du goût avec instruction, esprit et talent, mais avec une certaine emphase ; avec conviction, mais avec la conviction d’un avocat qui plaide sans doute sa cause parce qu’il la croit juste, mais qui la plaide sur un plus haut ton parce qu’elle est sa cause. Tous les défauts de goût ne consistent pas (tant s’en faut !) dans telle ou telle expression plus ou moins métaphysique ou métaphorique : ce qui me choque presque toujours en le lisant, c’est un ton de supériorité dans l’allure, qui perce au moment même des plus extrêmes modesties ; c’est cette outrecuidance de plume, comme me le disait un de mes amis et même des admirateurs de M. Nisard, à laquelle n’échappent guère ceux qui ont fait quelque temps le premier Paris 161 dans les Débats. Il s’est si bien créé l’avocat des grands siècles et si fermement posé sur le terrain de la tradition, qu’il vous convie à lui et à ses clients illustres d’un seul et même appel. Si vos opinions lui semblent se rapprocher des siennes, il vous en félicite ; si vous avez parlé avec chaleur du bon goût, il vous en remercie. De grandes et réelles qualités sont compatibles avec ce défaut qui n’est pas si nuisible au succès, quand il est surtout appuyé du fond. On a dit de quelqu’un : Il a toutes les vertus qu’il affecte. M. Nisard, après tout, ne met en dehors et sur sa devanture que beaucoup des qualités qu’il a. Une des choses qu’on apprend le mieux en profitant de l’expérience, c’est le mélange en tout, le faux et le vrai, le bon et le mauvais, se rencontrant, se contredisant, et pourtant… étant, comme dirait La Fontaine : dans un individu, un défaut radical n’empêchant pas de grandes qualités et de vrais talents en lui à côté, au sein de ce défaut, et ces grands talents ou ce génie n’empêchant pas le défaut de revenir les gâter et y faire tache : c’est là l’homme et la vie. Pour nous en tenir à M. Nisard, il a de plus en plus, en effet, accru ses qualités sérieuses, ses connaissances diverses ; il prend intérêt à toutes sortes de choses, peinture, machines, histoire, etc., et y porte une expression abondante, redondante quelquefois, mais facile, claire, sensée, une foule d’observations morales qui plaisent à beaucoup d’esprits modérés et distingués, qui enchantent beaucoup d’esprits solides, qui ne satisfont peut-être pas toujours au même degré quelques délicats, subtils et dédaigneux. Mais il passe outre et s’en inquiète peu, à bon droit. Un académicien lui a trouvé du nerf ; les savants lui trouvent de la grâce. Grâce à part, au milieu de toute son apparence et de sa réalité de sens et de raison, il a bien, il est vrai, du convenu, des opinions qui ne sont pas nées en lui dans leur originalité ; il a, dans ses développements, des habitudes littéraires qui font que la phrase domine un peu et amplifie et achève parfois l’idée. Lui qui s’élève contre le vernis poétique, il en a plus d’une fausse veine colorée dans ses descriptions. Chez lui, non plus, tout n’est pas fleur de froment dans sa mouture. Dans le milieu de son style, il y a de ces phrases, de ces paragraphes entiers qui me font l’effet des compagnies du centre au complet, défilant dans une revue, bonnes troupes, si l’on veut, mais peu distinctes, un peu lourdes, et qui passent assez longtemps devant vous sans qu’il y manque et sans qu’on y remarque un seul homme. Mais tout cela, plus loin, se rachète par des traits d’esprit vifs, des souvenirs bien placés, quelque prise à partie intéressante, beaucoup d’acquis bien mis en œuvre. Les ennemis de M. Nisard lui refusent la facilité de travail ; il en a au contraire une extrême, j’imagine ; et, si quelque reproche était à lui faire sur son plus ou moins de facilité, ce serait plutôt de jouir d’une plume trop abondante. Comme critique praticien, il vaut moins que quand il raisonne sur le passé, et il est loin d’avoir le premier diagnostic sûr. S’il lui est arrivé plus d’une fois de déprécier des livres d’un mérite fin, il en a souvent préconisé d’insignifiants. On ferait une vraie académie de province des auteurs médiocres qu’il a loués en faveur de leurs qualités négatives et de leur abstinence de métaphores. Même quand il loue en lieu excellent et de bon cœur, il ne sait pas toujours les mesures : en dissertant tout au long de la santé chétive, des afflictions corporelles ou de la pauvreté des auteurs qu’il admire, il a, en trois ou quatre rencontres, manqué notablement de tact, ce qui est une manière encore de n’avoir pas assez de goût. Tel qu’il est, avec la position importante qu’il occupe et la noble ambition dont il s’y pousse, il est en voie de se faire une grande existence de critique, que subiront sans doute et appuieront, comme il arrive d’ordinaire, beaucoup de ceux qui auraient été d’abord tentés de la dédaigner.
En expliquant comment, selon nous, M. Nisard est venu aux idées et au système qu’il professe, nous croyons avoir mieux fait que de discuter ce système. Ce qu’il y a de personnel à la position du critique, dans ses doctrines, nous en indique les côtés plus infirmes. Il n’y a pas d’originalité réelle, selon nous, dans son système ; mais il y a le contre-pied des positions prises par d’autres, contre-pied soutenu avec fermeté, suite et habileté.
Le Précis de l’Histoire de la Littérature française, son meilleur écrit avec Érasme, est un très-bon travail et très-distingué d’exécution, plus modéré, plus conciliant, plus historique et moins contestable dans son milieu que d’autres exposés de doctrine précédents. C’est là l’effet naturel d’une situation mieux établie. La réaction s’apaise et en partie désarme. Il n’y a plus qu’un certain dédain demi-clément, à la rencontre, pour les exceptionnels et les chercheurs d’origines. Ainsi, dès l’abord, M. Nisard se sépare de ceux qui tentent, avec une érudition originale, de saisir, au début, et dans sa génération exacte et suivie, la littérature française. Il a raison dans l’objet qu’il se propose, qui est de ranimer le sentiment littéraire en ne s’occupant que des principaux monuments. Aussi ne faut-il pas lui demander du neuf ou même du juste avant les trois derniers siècles. Ce qui précède est fort léger, et son article du Roman de la Rose sera à refaire, quand ceux qui s’occupent, dit-il, des cycles carlovingiens auront passé par là. La prose lui apparaît d’abord considérable et déjà formée dans Froissart, dans Comines, et cette prédilection pour la prose, qui est chez M. Nisard une partie de son système français, et une partie très-justifiable, cette prédilection qu’il couronnera plus tard avec solennité dans la personne de Buffon, se marque nettement au premier pas. Villon trouve grâce aussi devant sa plume ; il lui fait une grande part ; il en revient aux vers de Boileau et les commente ; il compare et préfère Villon à Charles d’Orléans que M. Villemain avait relevé ; il donne là-dessus des raisons de France, pays de démocratie, de Poésie, fille du peuple, qui me semblent toujours un peu vaines et acquises, dans la bouche de M. Nisard ; il rappelle le mot de Chaulieu à Voltaire successeur de Villon, qui vaut mieux et prouve plus, dans sa légèreté. Tout ce morceau sur Villon est spirituel et juste, quoique un peu d’apparat, et sauf l’importance de novateur donnée à Villon. Si Villon est un premier aïeul connu des Marot, La Fontaine, Voltaire, Béranger, etc., il est le dernier lui-même, à d’autres égards, d’une race très-ancienne en France ; il n’a fait que ce que mille autres auteurs de fabliaux ou de ballades avaient fait avant lui. Le seizième siècle, qui ne savait pas très-bien son moyen âge, a pris en poésie la queue de l’arrière-garde et l’escarmouche finale pour le gros de la bataille : nous avons tous longtemps vécu là-dessus. M. Ampère, nous y comptons, rétablira cela un jour. Quant à l’importance donnée aux deux vers de Boileau, qui ne savait pas et avait peu de souci de savoir ces choses plus que gauloises, c’est une pure superstition que M. Nisard ne feint d’avoir sans doute que pour rajeunir un point de son sujet qui n’est plus nouveau. Les opinions de M. Nisard sur le seizième siècle, poésie et prose, ne diffèrent pas autant des nôtres qu’il paraît le croire, et que le premier aspect de ses jugements semble le signifier. M. Nisard, qui veut bien nous mentionner sur Ronsard, et qui nous prête à ce sujet plus de prétention admirative que n’en contiennent nos conclusions, déclare que les réhabilitations sont choses chimériques, et que c’est surtout dans l’histoire des littératures que les morts ne reviennent pas. Mais d’abord je lui ferai remarquer que c’est déjà une grande réhabilitation obtenue, que cette part d’importance faite par lui-même au poëte jadis étranglé dans six vers de Boileau. Quant à l’axiome sur les réhabilitations, j’avoue ne pas en saisir le sens, et n’y voir qu’une phrase. Pourquoi, dans les littératures surtout, n’y aurait-il pas des livres, des hommes, un moment glorieux et surfaits, ensuite dépréciés outre mesure et rejetés, qu’une plus juste et tardive appréciation remettrait en une place inférieure à la première, mais honorable encore ? Ce Balzac, par exemple, qui, selon l’expression de M. Nisard, a constitué la prose, a été surfait de cette sorte, puis mis presque à l’oubli ; et le premier qui ait rappelé et fait de nouveau valoir ses vrais titres à cette constitution de la prose française, c’est… qui ?… l’abbé Trublet en personne ; oui, l’abbé Trublet, que je ne veux pas réhabiliter, lui, pour cela, rassurez-vous !
Je ne suivrai pas M. Nisard dans ses divers jugements sur Montaigne, sur tout le dix-septième siècle, sur les prosateurs du dix-huitième siècle, Montesquieu, Buffon, qu’il traite avec une vraie supériorité. Le pinacle, en quelque sorte, de sa construction théorique, est Buffon et son Discours sur le style. Au milieu de toute l’adhésion due aux principes et à la majesté de ton de l’illustre modèle, et aussi à la noblesse de propos de son admirateur, je n’ai pu m’empêcher, je l’avoue, de sourire de cette affinité élective si déclarée, de ce choix de M. de Buffon ; et je me suis rappelé que si M. de Buffon avait demandé sa voiture au plus beau de la lecture de Paul et Virginie, M. Nisard avait (toutes proportions gardées) étouffé autant qu’il avait pu le charmant recueil de Marie, où brille en vers heureux plus d’une idylle, sœur d’enfance de Paul et Virginie. Il y a, dans le livre sur les poëtes latins, une longue page de colère ou de pitié contre les enfances décrites en vers, laquelle n’existerait-pas si M. Brizeux n’avait pas fait Marie.
On doit cette justice à M. Nisard que, dans ses jugements sur le passé, il ne s’amuse pas au menu de la littérature, qu’il vise à l’essentiel, qu’il s’attaque à l’important et au solide, qu’il a de l’étendue et prend de l’haleine. Mais il s’en autorise pour rapetisser étrangement ce qui ne va pas à sa marche et à son dessein. André Chénier, à qui il accorde le miel de l’Hymette, n’est pour lui qu’un jeune poëte, auquel on a fait le tort de le mal admirer ; répétition encore (en diminutif) du rôle de M. de Buffon, de l’homme de la prose, qui s’applaudit de pouvoir dire : Cela est beau comme de la belle prose !162
Les articles sur Bernardin de Saint-Pierre et sur M. de Chateaubriand sont développés, et celui de Bernardin me semble excellent. Quant à M. de Chateaubriand, le critique le confisque, en quelque sorte, dans son idée, dans son système de style traditionnel ; il dissimule le plus qu’il peut toute la part de l’innovation chez l’auteur d’Atala, et enveloppe deux ou trois remarques, qu’il faut bien faire, dans un triple cercle de circonvolutions oratoires. Il oublie que les Mémoires d’Outre-Tombe, ce monument d’ordre composite, où tous les styles se fondent (quand ils ne se heurtent pas), où il y a innovation et rénovation de langage en même temps sans doute que tradition, et dont le titre seul est déjà une audace, donneront un complet démenti à cette théorie qui tend à nous renfermer dans une charte de style légitime, et à échafauder, à partir de M. de Chateaubriand, une barrière infranchissable, comme, avant lui, on en posait après Jean-Jacques et Bernardin. Nous avions cru toujours que c’était rendre plus d’hommage au grand style de Chactas, que de l’admirer plus librement.
Si quelque chose pouvait nous faire apporter quelque réserve à l’admiration, à l’estime que nous inspirent certains écrivains de nos jours, énergiques et simples163, ce serait la manière, j’oserai dire fastueuse, avec laquelle M. Nisard a coutume de les louer. Toujours adjudication expresse à sa cause, et ajustement à son système !
Pour faire à la théorie de M. Nisard toute la part qui est due, je dirai : Il est hors de doute que, comme conseil littéraire général à donner à des individus quelconques bien élevés, de bon esprit, de bonnes études, il faut leur dire : Écrivez en prose plutôt qu’en vers ; écrivez, tâchez d’écrire dans la forme sévère de Buffon, de Jean-Jacques, plutôt que de vous hasarder à l’imitation de Saint-Simon, ou de madame de Sévigné même, ou de Montaigne, plutôt surtout que de vous jeter dans le style métaphorique, métaphysique, etc., etc. Au point de vue de l’enseignement, cela est vrai ; pour ceux qui n’ont pas un talent d’écrire spécial, une inspiration originale de poëte ou de prosateur, ces préceptes sont justes : c’est là un fonds solide, où le plus ou le moins de succès n’amène pas de chute. Mais ne posez pas les limites, ne criez pas contre l’exception, car de l’exception seule naîtra le talent, le génie. L’écrivain original se formera en dehors de vos préceptes, et il est probable qu’il commencera par les violer. Son début sera loin de votre centre ; ces littératures étrangères, que vous proscrivez si strictement, l’auront peut-être tout d’abord sollicité et nourri, il en reviendra avec le rameau en main, que bientôt il saura greffer. L’exception a presque toujours été, et, dans des temps mêlés comme les nôtres, elle est plus que jamais la ressource des littératures, en ce qu’elles offriront d’éminent. En prêchant votre tradition stricte, en l’appuyant surtout d’exemples et de détails plus féconds, vous empêcherez quelques défauts dans d’estimables esprits ; vous les empêcherez, s’il se peut, de porter dans des genres sérieux et sobres, philosophie, histoire, etc., la recherche de qualités étrangères au genre et à leur esprit même. C’est bien, et cela vaut la peine d’être pratiqué. Mais ce sera toujours malgré vous, indépendamment de vous, que l’homme de talent nouveau, ce rebelle longtemps hors des murs, se formera. Quand il aura triomphé, les critiques expliqueront comme quoi en effet, dans son imprévu même, il avait des points communs avec ses grands prédécesseurs ; mais les critiques réguliers et restrictifs auront surtout vu, à son début, les différences.