HISTOIRE de SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE par m. de montalembert
Je ne sais si notre temps sera aussi fondateur et créateur qu’on a pu, à certains moments, l’espérer sans trop d’invraisemblance ; mais, à coup sûr (ce qui d’ailleurs n’est pas une incompatibilité avec la force de création), il est un temps de renaissance par l’étude et par l’entente intelligente de ce qui a précédé. M. Ampère, dans son cours d’ouverture du dernier mois127, reprenant l’histoire des lettres en France à l’époque de Charlemagne, distinguait, avec cette vue lumineuse et ingénieuse qu’on lui connaît, trois renaissances, en quelque sorte graduelles : celle de Charlemagne, celle du xiie siècle, et celle enfin des xve et xvie , qu’on est habitué à désigner particulièrement sous ce nom. On peut dire qu’après le règne plus régulier et composé des xviie et xviiie siècles, nous sommes revenus, retombés, à quelques égards, dans un état analogue à celui du xvie , pour la confusion, la multiplicité. Nous sommes une sorte d’époque de renaissance aussi, avec tout ce que cette situation entraîne, à ses retours, de mêlé, de diffus, de riche peut-être. Cette renaissance, qui n’a plus à s’appliquer à la lettre de l’antiquité, va au fond, à l’esprit des temps, remonte plus haut que la Grèce, ne s’arrête plus à la décadence de Rome : en particulier, elle a pour objet le moyen âge, toute cette époque dont l’oubli et le rejet avaient été une condition de la renaissance aux xve et xvie siècles. Nous voilà donc, embrassant par l’esprit et par l’étude, toute la série des âges qui ont précédé, nous faisant miroir le plus étendu et le plus varié qu’il est possible, reproduisant chaque chose à sa manière et à la nôtre ; une époque alexandrine et trajane au complet ; une espèce de musée de Versailles où tout a place, depuis les groupes mythologiques d’Apollon et de Latone jusqu’au bon maréchal de Champagne et à Boucicault ; une renaissance, encore un coup, par tous les points et sur tous les bords.
Et ceci ne laisse pas d’être une originalité qui aurait bien son prix, et qu’il ne faudrait pas trop mépriser, à défaut d’autres. Je me figure quelquefois le jeune Siècle comme un aventureux jeune homme qui s’est mis en route de bonne heure pour faire son tour du monde, pour y bâtir un temple de Delphes ou une cathédrale de Reims incomparables. Seulement il veut choisir l’emplacement le plus beau ; il veut tout voir auparavant, afin, plus tard, de tout surpasser. Il va donc, regarde, apprend, étudie, fait des plans de temple et les défait, et marque, le long du chemin, tous les marbres les plus précieux qui lui doivent servir. Hélas ! le temps se passe, des difficultés surviennent, des troubles à l’intérieur du pays ; et puis, la diffusion de l’esprit nuit à l’œuvre, la science opprime un peu le nerf de l’art. Bref, le jeune Siècle, déjà un peu vieilli, s’en revient, rapportant… quoi ? des échantillons de tous ces beaux marbres qu’il a vus, des plans, des fac-simile de toutes ces belles cathédrales qu’il voulait surpasser, et il forme un cabinet de dessins parfaits, de reliefs d’ivoire, ou encore un cabinet de minéralogie, d’où il résulte aussi toutes sortes de lumières. Eh bien ! n’y a-t-il pas là un trésor, ce trésor même de la fable de La Fontaine, que recommandait le père mourant à ses fils ? Le trésor, c’est que le champ ait été en tout sens labouré. Mais il y a plus. M. Cousin a très-bien remarqué, dans sa préface du Sic et non, que le propre de la renaissance du xiie siècle avait été, pour la philosophie, d’être excitée déjà suffisamment, et non opprimée encore, comme le xvie , par l’antiquité. Cela eut lieu aussi pour l’art chez Dante. Laissant aux futurs génies de nos temps le souci de se tirer à leur tour, par un coup d’aile sublime, de tant d’études croissantes et de tout ce fardeau du passé, et en prenant les choses comme elles se présentent aujourd’hui, notons déjà le bienfait. Ce n’est pas une étude morte et purement savante, que celle à laquelle notre époque s’est vouée. Elle a de toutes choses l’étude colorée et vivifiée, l’intelligence et l’amour. Elle l’a d’elle-même d’abord ; car, comme elle n’omet rien dans son regard, elle ne saurait s’omettre, elle aussi, la première, dans cette analyse et cet amour. Elle est donc lyrique, non plus primitivement lyrique comme Alcman et Alcée, mais avec réflexion, comme René, Byron, Lamartine. Et puis elle est essentiellement historique, soit comme Walter Scott dans l’art encore, soit comme tant d’historiens que chacun nomme, dans l’histoire pure et sévère. Ainsi, poésie lyrique personnelle et esprit des temps ! A travers toute la bagarre de fabrique littéraire qui, par moments, rompt la vue ; au milieu de toute cette boue fréquente, hideuse, qui nous éclabousse les pieds, et que l’avenir, j’espère, ne verra pas, voilà des signes originaux qui distingueront peut-être assez noblement ce siècle, si préoccupé entre tous de son ambitieuse destinée.
L’Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, par M. de Montalembert, provoque bien naturellement ces considérations : c’est une légende exacte de sainteté, une pièce d’onction et d’art du moyen âge, écrite en toute science et bonne foi par un homme de nos jours. Au commencement du siècle, l’art allemand du moyen âge fut en quelque sorte découvert, éclairé, restitué, grâce à de beaux travaux d’archéologie auxquels les frères Boisserée de Cologne attachèrent leur nom. L’école catholique allemande se fonda successivement dans la philosophie, la poésie, la peinture. Stolberg, Frédéric Schlegel, Novalis, Gœrrès, Brentano, Overbeck, etc., forment déjà une chaîne assez complète et brillante. Munich est devenu le principal centre de cette influence. M. de Montalembert s’y rapporte par cette œuvre. Très-jeune, plein de foi, d’abord un des collaborateurs de l’Avenir, et disciple de M. de La Mennais, après s’être dévoué avec noblesse, puis s’être séparé avec simplicité, il alla passer deux ans de réflexion, de douleur et d’étude en Allemagne. Il faut, dans son introduction, l’entendre raconter lui-même comment, en arrivant à Marbourg, il vit l’église gothique dédiée à sainte Élisabeth, l’admira, s’enquit de la sainte, s’éprit envers elle de tendresse pieuse, et résolut d’écrire sa vie. Ainsi Guido Gœrrès a écrit la vie de Jeanne d’Arc. Le souvenir d’une sœur de ce nom d’Élisabeth, morte à quinze ans, s’y mêla par une religion touchante. Dès ce moment, études, voyages sur les traces de la sainte, manuscrits à consulter, renseignements et traditions populaires à recueillir, l’auteur fervent ne négligea rien ; il embrassa cette chère mémoire : il se fit le desservant, après des âges, de cette gloire séraphique oubliée. Il voulut en elle relever aux regards l’exemple adorable de ces figures accomplies du xiiie siècle, grandes et humbles, et la placer dans une perspective heureuse entre saint François d’Assise et saint Louis. Il suffit de jeter les yeux sur le magnifique volume, sur le luxe typographique et l’étendue des pages, sur les dessins qu’il renferme, pour voir que l’intention de l’auteur a été complète, qu’il n’a rien ménagé à son offrande, et qu’il a voulu que le beau, en cette image, ne fût pas séparable du saint.
L’ouvrage s’ouvre par une introduction majestueuse sur le xiiie siècle, apogée du développement catholique : avant d’en venir à étudier et à démontrer la chapelle et la châsse de la sainte, le pèlerin croyant s’arrête devant l’Église tout entière pour la contempler. Ce tableau a de la grandeur et de la solennité en ce qui regarde les figures d’Innocent III, de Grégoire IX et de l’empereur Frédéric II ; il a de la beauté et de la grâce en ce qui touche saint Louis, saint François d’Assise, le culte de la Vierge alors dans toute sa fleur, les épopées chevaleresques et religieuses dans leur premier et chaste épanouissement. Pourtant, je ne me permettrai ni de l’accepter ni de le contredire sous le point de vue de la vérité historique. Pour le contredire, il faudrait avoir soi-même étudié de très-près et aux sources, seule manière en pareil cas d’avoir conviction et de se sentir autorité. Bien des opinions considérables et plausibles sont différentes de celles de l’auteur sur l’aspect de ces guerres entre le sacerdoce et l’empire, entre Simon de Montfort et les Albigeois. Son opinion, à lui, est dominée, et, en quelque sorte, donnée par sa croyance. L’étude, qui vient à l’appui, a pu vérifier pour lui cette opinion, mais elle n’a pas contribué seule à la faire naître. C’est un inconvénient dans la science de l’histoire. J’aimerais assez, si c’était possible, qu’on fît pour l’étude de l’histoire ce que Descartes a tenté de faire pour l’étude de soi-même, table rase de ses opinions antérieures. L’effort seul, fût-il incomplet, deviendrait une garantie de prudence. Mais l’esprit, je le sais, qu’une foi absolue possède, mourrait plutôt que de s’en laisser un instant séparer. Au reste, dans une introduction comme celle-ci, l’inconvénient n’existe qu’assez secondaire : ces tableaux généraux ont besoin d’une perspective ; celle que l’auteur trouvait tout naturellement tracée et éclairée par sa foi était la plus magnifique qu’il pût offrir.
En commençant l’histoire de sa chère sainte, comme il dit, M. de Montalembert s’est fait écrivain légendaire, et, durant tout le cours du récit, il est resté fidèle à ce rôle qu’il n’interrompt que rarement par des retours sur nos temps mauvais, retours inspirés toujours de l’onction et des larmes du passé, ou ranimés d’une espérance immortelle. Dans l’histoire de cette sainte, morte à vingt-quatre ans, fille de rois, mariée enfant au jeune landgrave de Thuringe et de Hesse qu’elle appelle jusqu’au bout du nom de frère, et qui la nomme sœur, bientôt veuve par la mort de l’époux parti à la croisade, persécutée, chassée par ses beaux-frères, puis retirée à Marbourg au sein de l’oraison, de l’aumône, et mourant sous l’habit de saint François ; dans cette histoire si fidèlement rassemblée et réédifiée, ce qui brille, comme l’a remarqué l’auteur, c’est surtout la pureté matinale, la virginité de sentiment, la pudeur dans le mariage, toutes les puissances de la foi et de la charité dans la frêle jeunesse. Comme les anges toujours jeunes de visage, cette sainte nous apparaît toujours adolescente. Ces qualités, que l’auteur croit retrouver exprimées jusque dans les formes de l’église dédiée à sainte Élisabeth, il les a lui-même portées dans son récit. Malgré la difficulté d’être vraiment naïf, en sachant si bien ce qu’on veut et ce qu’on fait, il a laissé échapper sur presque toutes les pages la candeur, que sa piété n’a pas perdue, la facilité à l’enthousiasme, le bonheur d’admirer, d’adorer, la docilité, l’élancement, la simplicité de cœur, toutes ces belles qualités du disciple et du jeune homme, si rares de nos jours à rencontrer, si perverties le plus souvent et si exploitées là où elles essayent de naître. Aussi, dès qu’on y entre soi-même avec quelque simplicité, ce long et lent récit prend un grand charme. On assiste à tous les détails de l’enfance et des fiançailles de la jeune Élisabeth, à ses ruses innocentes parmi ses compagnes pour se mortifier à leur insu et prier, à ses premières joies si courtes et qu’on sent qui vont s’évanouir : « Ainsi Dieu, dit l’auteur, donne à sa créature cette rosée matinale, pour qu’elle sache résister ensuite au poids et à la chaleur du jour. » — « Élisabeth, » raconte-t-il plus tard en un endroit, « aimait à porter elle-même aux pauvres, à la dérobée, non-seulement l’argent, mais encore les vivres et les autres objets qu’elle leur destinait. Elle cheminait, ainsi chargée, par les sentiers escarpés et détournés qui conduisaient de son château à la ville et aux chaumières des vallées voisines. Un jour qu’elle descendait, accompagnée d’une de ses suivantes favorites, par un petit sentier très-rude que l’on montre encore, portant dans les pans de son manteau du pain, de la viande, des œufs, et d’autres mets pour les distribuer aux pauvres, elle se trouva tout à coup en face de son mari qui revenait de la chasse. Étonné de la voir ainsi ployant sous le poids de son fardeau, il lui dit : « Voyons ce que vous portez ; » et, en même temps, ouvrit, malgré elle, le manteau qu’elle serrait, tout effrayée, contre sa poitrine ; mais il n’y avait plus que des roses blanches et rouges, les plus belles qu’il eût vues de sa vie ; cela le surprit d’autant plus que ce n’était plus la saison des fleurs. Voyant le trouble d’Élisabeth, il voulut la rassurer par ses caresses, mais s’arrêta tout à coup en voyant apparaître sur sa tête une image lumineuse en forme de crucifix : il lui dit alors de continuer son chemin sans s’inquiéter de lui, et remonta lui-même à la Wartbourg, en méditant avec recueillement sur ce que Dieu faisait d’elle, et emportant avec lui une de ces roses merveilleuses qu’il garda toute sa vie. » Ce miracle des roses rend avec suavité le parfum que l’ensemble du livre exhale.
L’auteur d’ordinaire termine ses chapitres par quelque vocation élevée, quelque réflexion affectuese, ni sur le don des larmes qu’on avait en ces temps, et qui semble de jour en jour tarir ; sur les mariages chrétiens à la fois si passionnés et si chastes, et dont celui d’Élisabeth et du landgrave est comme un type accompli ; sur ce que le souvenir de Luther, au château même de la Wartbourg a détrôné celui de l’humble Élisabeth, dont le nom toutefois est resté à une fleur des champs. Ces fins de chapitres sont charmantes d’accent et comme harmonieuses, relevées d’une poésie toujours née du cœur.
Pourtant, en avançant dans la vie, même dans une vie qui doit se clore à vingt-quatre ans, la lutte devient plus sombre, les grâces du début se décolorent, le mal qu’il faut combattre apparaît et fait tache sur les devants du tableau. Élisabeth, après la mort de son époux, est chassée, persécutée, honnie. Il faut bien se figurer ceci pour être dans le vrai de la réalité historique : de tout temps, les facultés diverses de l’esprit humain ont été représentées au complet, bien qu’en des proportions variables, et, de même que, dans les plus saintes âmes, il y a des moments d’éclipse, de doute, d’angoisse, enfin des combats, de même, dans les siècles réputés les plus orthodoxes, le gros bon sens ou la moquerie ont eu leur voix, leurs échos, pour protester contre ce qui semblait une folie sainte. Élisabeth l’éprouva au xiiie siècle, tout comme au xviie la mère Angélique, quand elle révolta le monde et sa famille par la réforme de son abbaye. Ce que les lecteurs mondains diraient de nos jours en lisant le détail des mortifications et de certains excès, un grand nombre parmi les contemporains des personnages le disaient également et presque par les mêmes termes. La meilleure réponse à faire à ces objections dont quelques-unes, il faut l’avouer, n’évitent pas de s’offrir trop naturellement à l’esprit non encore régénéré, c’est qu’avec ces bonnes raisons on n’arriverait jamais à la charité dont les miracles s’enfantent, au contraire, dans cette route escarpée qui, pour ainsi dire, offense. Il y a d’affreux détails dans ce que l’auteur raconte de la charité d’Élisabeth, notamment lorsqu’elle boit cette eau (p. 213), pour se punir d’un dégoût. On rencontre de pareils détails dans la vie de presque tous les saints. Moi-même, dans un exemple assez rapproché, je trouve que, quand la jeune Angélique entreprit sa réforme à Port-Royal, elle commença par rejeter le linge conformément à la règle, et par garder jour et nuit des vêtements de laine qui eurent bientôt mille inconvénients. Mais souvenons-nous que Volney, qui place si haut la propreté dans l’échelle des vertus, était aisément le plus sec et le plus égoïste des hommes. Si pourtant je n’avais affaire chez M. de Montalembert qu’à l’artiste, j’eusse désiré dans son tableau quelque omission sur ces points, ou du moins quelque ombre. Un poëte a dit :
La Charité fervente est une mère pure(Raphaël quelque part sous ses traits la figure) ;Son œil regarde au loin, et les enfants venusContre elle de tous points se serrent froids et nus.Un de ses bras les tient, l’autre bras en implore ;Elle en presse à son sein, et son œil cherche encore.Quelques-uns, par derrière, atteignant à ses plis,Et sentis seulement, sont déjà recueillis.Jamais, jamais assez, ô sainte Hospitalière !Mais ce que Raphaël en sa noble manièreNe dit pas, c’est qu’au cœur elle a souvent son malElle aussi, — quelque plaie à l’aiguillon fatal ;Pourtant, comme à l’insu de la douleur qui creuse,Chaque orphelin qui vient enlève l’âme heureuse !
Mais cet ulcère que la Charité a quelquefois au sein et que Raphaël n’indique pas il suffit d’avertir qu’il existe sans qu’il faille pourtant le faire toucher. J’en dirai autant du chapitre de maître Conrad et du détail de ses duretés révoltantes. Cela gâte. Ce vilain côté me rappelle le bourreau qui, durant le noble combat des poëtes à la Wartbourg, se tenait, corde en main, pour pendre, séance tenante, le chantre vaincu. L’auteur, s’il n’était qu’artiste, s’il n’avait traité que poétiquement son sujet, et même, dans tous les cas, sans fausser le vrai, aurait pu indiquer plus brièvement ce rôle de maître Conrad, et l’effet céleste du visage et de l’attitude de la sainte, devant nos yeux mortels, y aurait gagné. Mais l’âme, à la fin du chapitre, est du moins abondamment rafraîchie et satisfaite par ce baiser d’union que la reine Blanche, la mère de saint Louis, donne à sainte Élisabeth sur le front du jeune fils de celle-ci, qui lui était présenté. La mort de la sainte et ces anges sous forme d’oiseaux qui lui chantent sa délivrance, la canonisation et ses splendeurs, et ses sereins et magnifiques tonnerres, achèvent divinement et glorifient le récit de tant de souffrances, de tant d’humbles vertus. Les reliques de sainte Élisabeth sont dispersées à l’époque de la Réforme, et sa chapelle reste sans honneur ; mais son cœur, déposé à Cambrai, va y attendre celui de Fénelon.
Le style de ce livre est grave, nombreux, élevé, élégant ; il prend, par moments, avec bonheur, les accents de l’hymne. J’y relève à peine quelques incorrections, quelques locutions impropres qui font tache légère. Ainsi, dans ce style de couleur exacte et simple, le château de la Wartbourg ne devrait jamais être désigné, ce me semble, comme le centre du mouvement politique et administratif du pays : je n’aime pas non plus voir sainte Élisabeth jeter les bases de la vénération dont ces beaux lieux sont entourés. Je remarque, page 172, deux elle qui, ne se rapportant pas à la même personne, font amphibologie ; page 190, dans une note deux son rapprochés qui ne se rapportent pas au même objet, et dont l’un est improprement employé. C’est ainsi encore qu’à la page 256 une faute de ce genre se reproduit : « Cette mère dénaturée, au lieu d’être touchée de tant de générosité, ne songea qu’à spéculer sur sa prolongation… » Le soin que je mets à signaler en détail ces points inexacts montre combien ils sont peu nombreux ; mais il importe qu’il n’y en ait pas trace dans un si beau et si pur talent d’écrivain.
Un sentiment supérieur à l’idée de louange, et qui se formait en moi à cette lecture, est le respect qu’inspirent de semblables travaux pour la jeune vie, d’ailleurs si ornée, qui s’y consacre avec ardeur. De tels écrits, qui ne sont pas seulement des œuvres d’étude et d’érudition poétique, mais des prières et des actes de piété, portent avec eux leur récompense. L’auteur, nous dit-on, a déjà trouvé la sienne. Pour couronne de ce livre qu’il dédiait à la mémoire de sa sœur, il a rencontré dans un mariage chrétien, par une découverte aussi imprévue que touchante, une noble fleur issue de la tige même d’Élisabeth.
Ce n’est presque pas sortir de ce sujet que d’y joindre quelques mots sur un livre extraordinaire, publié en Allemagne par un poëte catholique, M. Clément Brentano, et traduit chez nous par un homme de la même foi et d’un talent bien connu, M. de Cazalès. Les visions de la sœur Emmerich sur la passion de Jésus-Christ semblent, à la lettre, un fragment détaché d’une légende du moyen âge. Il arrivait fréquemment, en ce temps, que des personnes pieuses exaltées par l’oraison, par le jeûne, eussent des visions, des communications suivies avec la Vierge ou les saints. Ainsi sainte Élisabeth, dont nous venons de parler, avait, au dire de son biographe, des conversations régulières avec saint Jean l’évangéliste et avec la Vierge, et elle en rendait au réveil un compte exact, qu’on a pu noter. Mais c’était le drame de la Passion, dans toutes ses circonstances, qui devenait particulièrement l’objet de ces préoccupations mentales, de ces représentations intérieures. Indépendamment de toute explication surnaturelle, il y a ici un grand fait psychologique à remarquer : la singulière et puissante faculté dramatique que nous possédons tous en dormant, même quand, durant la veille, nous en serions fort dénués. Combien de fois, en rêve, une personne se présente, cause avec nous, trouve ses expressions à merveille comme une âme distincte de nous, nous étonne par ce qu’elle dit, nous apprend souvent un secret graduellement, et nous qui écoutons, nous passons par toutes les alternatives d’attente et de surprise, comme si cela ne s’agitait pas en notre esprit et par notre esprit, auteur du drame !
C’est cette faculté, chez nous en jeu dans le moindre rêve, qui, chez les saintes du moyen âge (Brigitte, Élisabeth, etc.), se dirigeant tout à fait sur la Passion de Jésus-Christ, et comme éclairée alors de faveurs singulières, amenait tant de tableaux exacts, vivants, qui la reproduisaient dans des détails infinis.
La sœur Emmerich, née dans l’évêché de Munster en 1774, morte au couvent d’Agnetenberg, à Dulmen, en 1824, est la dernière des saintes âmes mystiques qui jouirent de tels spectacles. Fille de paysans, sans éducation, elle ne pouvait composer ses tableaux de mémoire ; sa bonne foi d’ailleurs, sa simplicité parfaite, sa piété ardente, sont attestées par les hommes les plus éclairés qui la visitèrent. Un poëte connu, M. Clément Brentano, venu là comme curieux, y est resté comme croyant, et a passé des années à recueillir, presque sous la dictée de l’humble fille, les paroles et descriptions en bas allemand, qui ne tarissaient pas sur ses lèvres. Un tel livre ne s’analyse point. Depuis la dernière cène de Jésus-Christ avec ses disciples jusqu’après la résurrection, toute la série des événements de l’Évangile s’y trouve développée, variée, illustrée, comme par un témoin oculaire, dans un minutieux et touchant détail de conversation, de localité, de costume. En un mot, c’est à la fois, pour les chrétiens, un admirable exemple de la persistance d’une faculté sainte et d’un don qui semblait retiré au monde ; pour les philosophes, un objet d’étonnement sérieux et d’étude sur l’abîme sans cesse rouvert de l’esprit humain ; pour les érudits, la matière la plus riche et la plus complète d’un mystère, comme on les jouait au moyen âge ; pour les poëtes et artistes enfin, une suite de cartons retrouvés d’une Passion, selon quelque bon frère antérieur à Raphaël.
— Par cet article sur l’Histoire de sainte Élisabeth, on voit (ce qui surprendra peut-être bien des gens) que j’ai été l’un des parrains littéraires de M. de Montalembert. Je suis loin de m’en prévaloir ou de m’en vanter. Quoique j’aie beaucoup vécu au temps de ma jeunesse à côté de M. de Montalembert et dans quelques-unes des mêmes sociétés, je n’ai jamais contracté avec lui de liaison particulière et encore moins d’amitié véritable : c’était assez de le côtoyer sans le coudoyer. J’ai marqué la sorte d’estime respectueuse que m’inspirait cette jeune existence si sérieuse et si dévouée à quelques idées générales ; mais je ne me suis jamais dissimulé un défaut, selon moi capital, qui a présidé à toute la formation intellectuelle de ce beau talent, et que les années survenantes et la renommée établie ont plutôt masqué aux yeux qu’effacé en réalité : M. de Montalembert, comme esprit, n’a pas d’originalité ; il est disciple ; il l’a été de M. de Maistre en religion, et de M. de La Monnais plus particulièrement, de Victor Hugo en architecture et en admiration du gothique ; et quand il était disciple en un sens, il allait tout droit devant lui, il ne regardait ni à droite ni à gauche, il renversait tout. Je retrouve dans des notes, écrites pour moi seul, le portrait suivant qui, si je ne me trompe, doit être le sien quand il avait vingt-cinq ans :
« Phanor est honnête, élevé de cœur, il a du talent, mais point d’originalité vraie ; et quelle suffisance ! Dès le premier jour où il arrive dans une maison, il se lance dans un sujet, il parle — fort bien, — pendant une heure, sur l’Italie, sur Rome, sur les cathédrales : imprimé, ce serait mieux encore. Des hommes distingués, considérables, sont là qui l’écoutent bouche close, sans qu’il leur soit possible de glisser un mot. Pendant qu’il parle ainsi sans discontinuer, d’une voix claire, les yeux baissés, une espèce de sourire vague à sa bouche (assez gracieux dans son dédain) annonce cette profonde et douce satisfaction, cette intime et parfaite certitude qu’il a de lui-même. Par bonheur, Phanor est religieux, catholique, il croit : sa foi est un beau voile à sa suffisance. Phanor a toujours été disciple de quelqu’un ; il l’a été de La Mennais pour son catholicisme politique, de Hugo pour ses cathédrales. De qui l’est-il aujourd’hui ? Il vient d’Allemagne. Qui a-t-il vu ? Je ne sais. Mais qu’importe le nom de son maître ? soyez sûr qu’il en a un. Phanor est né disciple. » (1836.)
Ce défaut n’avait nullement échappé à ses meilleurs amis. Je ne sais s’il est vrai qu’au sortir d’une conférence de Lacordaire M. de Montalembert se soit laissé aller à dire : « Quand on vient d’entendre de ces choses, on sent le besoin de réciter son Credo ; » mais il est bien certain qu’après avoir entendu un discours ou lu quelque écrit de M. de Montalembert, l’abbé Lacordaire disait : « Cet homme sera donc toujours le disciple de quelqu’un ! » Un grand talent, comme une riche draperie, dissimule et cache bien des lacunes ou des défauts, et M. de Montalembert orateur avait de plus en plus fait preuve d’un de ces talents magnifiques qui éblouissent même par instants les opposants et les adversaires. J’avais eu, lors de mon séjour en Belgique en 1848, et à mon arrivée à l’Université de Liége, à demander à M. de Montalembert un bon office que je ne crains pas de rappeler et qu’il me rendit avec bonne grâce. A mon retour en France, et lorsque j’entamai ma série des Lundis, l’un des premiers articles (5 novembre 1849) fut consacré à M. de Montalembert, orateur. J’essayai, sans le flatter, de le dépeindre par les meilleurs côtés, et les plus acceptables, de sa brillante et militante éloquence : si l’on veut lion se reporter au moment et songer que c’était dans le Constitutionnel que paraissait cet article à son sujet, on y verra doublement le désir de lui ètre agréable. J’eus soin d’ailleurs de m’y maintenir dans cette ligne de neutralité littéraire que j’aime à observer, surtout en face de doctrines tranchées et absolues. L’article lui agréa en effet, et il voulut bien me le témoigner de la manière la plus délicate en associant à son remerciement la personne qui avait le droit d’être la plus difficile et la plus exigeante à son sujet. Je reçus à cette occasion les deux lettres suivantes :
« Je trouve, monsieur, que vous m’avez pris trop au mot. Je vous avais supplié de ne pas me peindre uniquement d’après nature : mais voici un portrait où Je puis à peine me reconnaître, tant il est flatté ! Il ne me déplaît pas d’ailleurs de passer à la postérité sous l’habit que vous m’avez fait, et dont je vous remercie cordialement. Mais je fais des vœux très-sincères pour que l’avenir, en me rendant à l’étude et au silence, me permette de ne pas démentir le pronostic trop favorable que vous tirez sur moi. J’ai envoyé le Constitutionnel d’hier à Mme de Montalembert, qui vous en saura encore plus de gré que moi, et dont je vous offre d’avance les remerciements, en y joignant l’expression de mes sentiments dévoués et distingués,
A peu de jours de là, je recevais cette lettre de Mme de Montalembert :
« Me permettrez-vous de ne point résister au désir que j’éprouve de vous dire ma très-vive jouissance et ma sincère reconnaissance du charmant article que je viens de lire avec tant de bonheur dans le Constitutionnel ? Je n’y ai rien trouvé que de vrai je dois et je puis, il me semble, oser en toute simplicité vous le dire, monsieur ; mais cette impression ne diminue en rien celle que j’ai reçue de la bienveillance si bien sentie et si visible qui accompagne tout un portrait qui m’a été si doux à lire. Si je pouvais espérer vous rencontrer à l’un de mes premiers voyages en Belgique (Mme de Montalembert me croyait encore en Belgique, ou je n’étais plus de puis quelques mois), j’aimerais à vous réitérer moi-même cette expression de la grande jouissance que vous m’avez fait éprouver.
« Veuillez en agréer ici la bien sensible assurance, ainsi que celle de ma considération très-distinguée,
J’en étais là avec M. de Montalembert, lorsqu’à une séance particulière de l’Académie, quelques années après le 2 décembre, j’eus le regret d’avoir à le contredire directement et avec une certaine énergie. Je raconterai peut-être un jour cette séance qui n’a laissé de trace nulle part et qu’on chercherait vainement dans les procès-verbaux. J’avais cependant pu espérer, depuis, qu’il m’avait pardonné ce qui avait été de ma part un acte de conviction et, j’oserai dire, de sagesse, lorsque j’ai cru m’apercevoir que sa plume ardente avait bien envie en quelques occasions de m’atteindre, et quand je dis atteindre, il faudrait dire de me flétrir, car la plume de M. de Montalembert, en fait d’attaques, n’y va jamais à demi. Ce qu’il affectionne le plus, en effet, dans sa polémique, c’est de pouvoir dire à ses adversaires qu’ils ont renié leur passé, qu’ils sont des renégats, et que, par conséquent, ils sont méprisables et vils. Sa rhétorique dévote s’accommode de cette accusation de Judas lancée à la face de l’adversaire, en même temps que sa hauteur et son dédain de nature y trouvent leur compte. Par malheur pour l’ardent polémiste, il pourra difficilement me prendre en flagrant délit de ce côté. Dans ma vie intellectuelle, sujette à bien des variations, un heureux instinct plus encore que la prudence a su me garder à temps et m’empêcher de prendre de ces engagements absolus, qu’il est ensuite pénible de rompre : M. de Montalembert aura donc beau dire, il ne fera pas de moi un renégat (au sens où il le voudrait), — ni un renégat du catholicisme, malgré des liaisons anciennes et chères, et dont je m’honore, — ni un renégat du libéralisme, malgré la vivacité de quelques-uns de mes coups de plume, quand je servais en volontaire dans ce camp et sous ce drapeau128. Me permettra-t-il de le lui dire ? les années, les souffrances, les échecs et les humiliations de l’amour-propre, tout ce qui aurait dû rabattre de son habitude agressive n’a fait au contraire qu’irriter en lui ces besoin, cette rage d’insulte et d’invective qu’il semble avoir retenus de son premier maître La Mennais et qui fait tache dans son noble talent. Je me rappelle avoir entendu, il y a bien des années, Alexis de Saint-Priest, un jour que Montalembert développait dans un salon, de cet air d’enfant de chœur qu’il garda longtemps et de sa voix la plus coulante, une de ses théories inflexibles et absolues, lui dire avec gaieté : « Montalembert, vous me rappelez la jeunesse de Torquemada. » Passe pour la jeunesse ! mais pourquoi la vieillesse, en approchant, ne lui inspire-t-elle donc pas un peu plus d’indulgence ? Catholique de pied en cap, pourquoi ne trouve-t-il pas dans son cœur une seule petite fibre chrétienne un peu adoucie ? Hier encore (mai 1868), il m’insultait sans nécessité, sans motif suffisant129 ; il ne se disait pas que j’étais son confrère, que je l’avais toujours salué et respecté en public ; que j’avais allumé le premier un cierge à sa chapelle de sainte Élisabeth ; que je l’avais célébré orateur dans le Constitutionnel, journal habituel des voltairiens ; que, si hautain et aristocratique de nature qu’on soit, un peu de sympathie envers les bonnes gens d’une autre étoffe que nous n’est jamais un tort ; que si, depuis quelques années, il est éprouvé, je le suis aussi, et que cela peut-être devait faire un lien ; que là où la Providence a jugé à propos de le frapper douloureusement, la nature aussi m’a affligé presque de la même manière ; que nous sommes à quelque degré compagnons de maux… Mais M. de Montalembert répondra qu’il sévit au nom des principes. — Les principes, soit ; mais à la condition qu’ils ne se séparent jamais de l’humanité !
L’humanité ! j’ai touché le point faible, le défaut de la cuirasse de cet esprit tout féodal, aristocrate dès le berceau, et qui est resté tel malgré tout, sous son vernis et son glacis de libéralisme130. Il ne faut pas demander aux hommes de transformer leur nature. M. de Montalembert a eu de bonne heure tout son talent : il gardera tous ses défauts jusqu’à son dernier soupir. Les véhémences et les splendeurs de ce talent, il les a autant que jamais et au même degré ; son théâtre oratoire lui manquant, il les a retrouvés et ressaisis par sa plume ; il les applique diversement et avec une vigueur égale dans ses grands morceaux de considérations politiques et dans ses livres. Son Histoire des Moines d’occident, si éloquente qu’elle soit, montre d’ailleurs à quel point il sait se passer de critique. En le lisant, on n’entend jamais qu’une cloche et qu’un son. Il célèbre d’un bout à l’autre, ou il dénigre ; panégyrique ou philippique, il n’y a pas de milieu. Esprit de hauteur, de surface et d’éclat, il n’est jamais entré dans les replis de rien. Ses livres peuvent attirer et forcer l’admiration pendant quelques pages, mais bientôt leur monotonie fatigue ; car ils sont le contraire de ces écrits chers à Montaigne, pleins de suc et de moelle intérieure, pétris d’expérience et d’indulgence, qui gagnent à être exprimés et pressés, et qui de tout temps ont fait les délices des hommes de sens, des hommes de goût, des hommes vraiment humains…
Au résumé, c’est un militant ; il l’est en tout et partout ; comme tel, il laissera dans l’histoire des guerres politiques et religieuses de ce temps une trace lumineuse : Lacordaire et lui, deux lieutenants de La Mennais, et qui ont continué de tenir brillamment la campagne après que leur général avait passé à l’ennemi. Mais le grand déserteur, dans son absence même, les domine et demeure présent à leur pensée, à la pensée de tous : ils ne sont que de premiers lieutenants.