JULES LEFÈVRE. Confidences, poésies, 1833.
Si ce volume, qui ne doit pas contenir moins de six mille vers, tombait aux mains de lecteurs qui aiment peu les vers, et ceux d’amour en particulier ; si, d’après la façon austère et assez farouche qui essaye de s’introduire, on se mettait aussitôt à morigéner l’auteur sur cet emploi de sa vie et de ses heures, à lui demander compte, au nom de l’humanité entière, des huit ou dix ans de passion et de souffrance personnelle que résument ces poëmes, et à lui reprocher tout ce qu’il n’a pas fait, durant ce temps, en philosophie sociale, en polémique quotidienne, en projets de révolution ou de révélation future, l’auteur aurait à répondre d’un mot : qu’attaché sincèrement à la cause nationale, à celle des peuples immolés, il l’a servie sans doute bien moins qu’il ne l’aurait voulu ; que des études diverses, des passions impérieuses, l’ont jeté et tenu en dehors de ce grand travail où la majorité des esprits actifs se pousse aujourd’hui ; qu’il s’est borné d’abord à des chants pour l’Italie, pour la Grèce ; mais qu’enfin, grâce à ces passions mêmes qu’on accuse d’égoïsme, et puisant de la force dans ses douleurs, en un moment où tant de voix parlaient et pleuraient pour la Pologne, lui, il y est allé ; qu’il s’y est battu et fait distinguer par son courage ; que, s’il n’y a pas trouvé la mort, la faute n’en est pas à lui ; qu’ainsi donc il a payé une portion de sa dette à la cause de tous, assez du moins pour ne pas être chicané sur l’utilité ou l’inutilité sociale de ses vers.
M. Jules Lefèvre a commencé de prendre rang parmi nos poëtes vers 1822 environ. Il est de ceux qui ont le plus vivement senti alors et embrassé avec le plus de conscience et de labeur l’œuvre d’une régénération poétique en France. Doué d’un génie intérieur qui rencontre difficilement son expression, il s’est de bonne heure voué à d’immenses travaux préparatoires, et, pour arriver à un but élevé, il n’a pas craint les longs et pénibles détours. Tandis qu’avec une aisance pleine de grâce, et d’un vol qui plane nonchalamment, M. de Lamartine s’élançait aux plus hautes régions qu’on eût jusqu’alors tentées, M. Jules Lefèvre, méditant ses poëmes du Parricide et du Clocher de Saint-Marc, s’appliquait aux langues, aux littératures étrangères ; tout ce qu’il y a de poëtes anglais, allemands, italiens et espagnols, lui devenait familier ; il ne s’en tenait pas aux illustres, il s’inquiétait même des plus obscurs et des plus oubliés, comme M. Chasles ou tel autre critique érudit aurait pu faire. M. Lefèvre remontait aussi aux poëtes français du seizième siècle ; il notait chez eux les vers dignes de mémoire, les expressions qui méritaient de revivre. Aucun de nos poëtes novateurs n’avait tant lu ni mieux lu que lui.
Si nous ne savions d’ailleurs ces détails, le volume des Confidences suffirait pour nous les faire deviner. Cette multitude d’épigraphes en six ou sept langues, ces expressions empruntées an vocabulaire des diverses sciences, ces fragments d’un grand poëme didactique qui devait s’intituler l’Univers, tout ce luxe d’astronomie, de botanique, d’étymologies grecques, attestent surabondamment les recherches et les fouilles que le poëte a entreprises en mille points. Quel que soit le jugement définitif qu’on porte à ce propos, il faut rendre hommage à tant de conscience et d’étude dans un homme qui est, du reste, évidemment poëte, qui a un sentiment profond des choses, l’amour de la gloire, et le foyer des fortes passions.
Mais tout poëte qu’est M. Jules Lefèvre, tout poëte éminent et rare qu’il est par le dedans, certaines qualités de l’artiste lui manquent ; il est de ceux qui sentent mieux qu’ils ne rendent, qui possèdent et gardent plus qu’ils ne donnent. Son palais intérieur a de grandes richesses amoncelées ; les chambres du milieu ont à leurs parois des peintures émouvantes qui ne demandent que le jour du soleil pour se manifester aux yeux ; mais les vitres par où ce jour pénètre, et au travers desquelles il nous est permis de regarder, ces vitres sont ternes et grises, elles ne nous laissent saisir que des reflets brisés et des lambeaux. L’œuvre du poëte, comme la maison du Romain, doit être de cristal, afin que rien n’y dérobe jamais la pensée. — Ce livre des Confidences, dont il s’agit, est un des livres de poésie les plus substantiels que je connaisse ; l’auteur, malgré la science qu’il déploie, habite véritablement dans sa passion ; il y est, pour ainsi dire, en plein milieu ; mais il y est tantôt dans un brouillard épais, tantôt dans un marais sans rivage, quelquefois comme enchaîné dans un bloc immense ; ce qui lui manque essentiellement, c’est le style, selon l’acception la plus large du mot, le style qui choisit, qui détermine, qui compose, qui figure et qui éclaire. Je voudrais rendre toute ma pensée, sans diminuer en rien l’expression de l’estime que je fais du livre de M. Lefèvre ; car il y a dans ce livre autant de fonds et de précieuse matière poétique qu’en aucune publication, même célèbre, de ce temps-ci. Son œuvre, en style de lapidaire, peut assez bien se comparer à un diamant d’une bonne grosseur, d’un fort poids, d’une matière riche, mais non pas d’une belle eau ; sans transparence et sans limpidité ; avec de chauds éclairs intérieurs qui ont peine à jaillir par une surface embrouillée et grenue. Pour qui sait lire les poëtes et se rendre compte avec soin, l’ouvrage de M. Lefèvre est, sous ce point de vue du style, un des plus instructifs exemples à consulter ; les défauts, les taches continuelles, qui s’y allient sans remède a une inspiration toujours réelle et sincère, font bien nettement comprendre le mérite du facile et du simple les beaux vers purs, qui se détachent çà et là isolés, entretiennent ce sentiment de regret.
En commençant on ne peut s’empêcher d’être frappé, avant tout, de cette multitude d’épigraphes dont j’ai parlé ; l’auteur a cru devoir dire à ce sujet, dans son ingénieuse préface : « Je ne pense pas qu’on m’accuse d’avoir abusé des épigraphes. Cela se pourrait pourtant, car on les a déjà blâmées sur parole. La seule excuse que je puisse alléguer, c’est que le soin de les choisir est le seul plaisir qui m’ait dédommagé de l’ennui de les imprimer. C’est, à la tête de chaque pièce, une sorte de préface anthologique qui vaut mieux que ce qu’elle annonce. Si je me suis cherché des échos dans plusieurs langues, pour me donner la singulière consolation de voir que l’on souffrait partout, il me semble qu’il y aurait de la dureté à m’en faire un reproche. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, quelque modestie à mettre tant de pierres précieuses en regard de sa pauvreté ? » Je ne chicanerai pas le poëte sur cette prétendue modestie, qui pourrait sembler à plusieurs une très-innocente et très-excusable vanité ; je serais fâché d’être dur, en insistant sur un simple caprice de cœur souffrant. Cette bigarrure d’épigraphes n’a de valeur, à mes yeux, que parce qu’elle dénote une des circonstances les plus caractéristiques de la création et de la composition chez M. Jules Lefèvre. Avant d’arriver, en effet, à l’expression directe du sentiment qui l’émeut, le poëte érudit fait volontiers le grand tour ; il se souvient de tout ce qu’il a lu en diverses langues de plus ou moins analogue à ce qu’il sent ; il traverse laborieusement cette infinité de réminiscences ; il y réfracte mainte et mainte fois sa pensée primitive, et elle ne nous parvient, quand il l’exprime, que déjà détournée de sa route et dépouillée de son rayon. J’attribue, sauf erreur, à cette habitude d’esprit, une partie des défauts de M. Jules Lefèvre. Il aura beau dire que les épigraphes ne sont choisies qu’après sa pièce composée, et comme un simple enjolivement du titre, je reconnais souvent, dans le cours même du poëme, la traduction des vers et des pensées que m’avait offerts la petite préface anthologique. Il me semble alors que l’inspiration première de chaque pièce est comme une source qui, à son origine, serait obligée de se faire jour à travers un grand nombre de bateaux, et qui, ne pouvant les porter, ne gagnerait, à cet encombrement, que plus de lenteur et beaucoup de vase.
Mais, en laissant parler M. Jules Lefèvre, hâtons-nous de prouver que, si nos conjectures sur sa science et son labeur ne sont pas tout à fait vaines, il est bien poëte pourtant et inspiré au milieu de ses efforts. Je voudrais pouvoir citer tout le morceau intitulé Déception ; c’est un des plus irréprochables ; en voici le début :
Quoique bien jeune encor, j’ai longtemps, loin du bruit,Des langages du monde interrogé la nuit,Et, de leur mine abstraite explorant les merveilles,Ma lampe curieuse a pâli dans les veilles ;Mais lorsque, sous mes pas, ses lumineux secoursDes sentiers de l’étude éclairaient les détours,Je n’ai pas, de la gloire évoquant la richesse,Vu son manteau de pourpre en cacher la rudesse.…………….Ces sœurs qu’à nos chagrins le génie accorda,Clémentine, Imogen, Clarisse ou Miranda,Ces êtres fabuleux qu’adopte la misère,Et qui, sans exister, peuplent pourtant la terre,Semblaient, tous confondus sous un nom gracieux,Me dicter un roman qui m’approchait des cieux.Je m’étais fait d’un rêve une vague patrie,Et je ne vivais pas : je préparais la vie.Je croyais quelquefois sentir, étincelants,Des yeux mystérieux surveiller mes élans.Il me semblait si doux, pour une âme oppressée,De pouvoir dans une autre envoyer ma pensée,Que, d’une ingratitude eussé-je dû périr,J’aurais, pour tout donner, voulu tout conquérir.Comme en hiver l’abeille attend la fleur prochaine,De mon printemps futur, moi, j’attendais la reine,Non pas pour lui ravir les parfums qu’elle aurait,Mais pour lui prodiguer ceux qu’elle m’envierait.
Dans ses descriptions de la nature, le poëte a souvent de l’éclat, des traits vifs et nouveaux : mais parfois, pour vouloir trop rajeunir la peinture éternelle, il tombe dans une manière étrange. Ainsi, selon lui, le soleil de ses lettres de feu blasonne les coteaux ; la lune, glissant à travers le feuillage, d’une dentelle errante estampe les gazons ; ainsi, démontrant à Maria les richesses du ciel, il parle de ces tableaux qui, dans les nuages,
Changent à chaque instant leur magique hypallage.
Cela doit ressembler un peu à Lycophron, que je n’ai guère lu ; mais à coup sûr Du Bartas n’inventait pas d’image plus abstruse. En d’autres endroits, ce sont les nuages qui s’en vont tout brodès des vœux du poëte ; la femme est appelée l’abrégé rougissant de tous les phénomènes de Dieu. L’euphuïsme de la cour d’Élisabeth ou de l’hôtel Rambouillet n’a jamais été au delà. Comment la même plume peut-elle tremper dans ces fadeurs surannées, et traduire tout à côté, ainsi qu’elle l’a fait, le mâle épisode du Guillaume Tell, de Schiller ?
En avançant dans la lecture de ces poëmes élégiaques qui composent une espèce de roman à l’intention de Maria, on s’aperçoit de plus en plus que M. Lefèvre ne puise en son âme de poëte et d’amant qu’avec un talent incomplet d’artiste ; que son talent ne domine pas son âme de manière à la réfléchir selon la loi d’harmonie, et qu’au sein d’une réalité orageuse et profonde il lutte convulsivement et sans beauté. Dans la première moitié du volume, tant que la passion n’en est qu’aux tristesses, aux espérances, aux pressentiments qui envahissent toutes les âmes ainsi affectées, on regrette que de ce fonds un peu confus, étalé devant nous en longs épanchements, le poëte n’ait pas su tirer des scènes plus distinctes, plus détachées, plus parlantes aux yeux, de ces tableaux qu’on pourrait peindre sur la toile et qui vivent dans la mémoire. Théocrite, Pétrarque ou André Chénier ont toujours figuré leurs sentiments par des tableaux. Mais lorsque le poëte, s’enfonçant fatalement dans une passion qui lui devient un supplice et une colère, ne se borne plus à reproduire par son procédé métaphysique des sentiments assez éprouvés de tous, lorsqu’il en vient aux invectives et à ce qu’il intitule ses agonies, alors, au lieu d’un simple regret et d’une fatigue, le lecteur qui persiste se soumet à la violence la plus pénible ; ce n’est pas une douleur enveloppée de chants, ce n’est pas même une blessure vivement entr’ouverte qu’il a devant lui ; c’est une plaie toute livide, un râle d’agonisant, quelque chose qui ressemble aux symptômes d’un empoisonnement physique. Les mots de poison, de venimeux, vénéneux, envenimé, reviennent à tout propos avec une âcreté qu’on déplore :
Misérable affranchi, carié d’esclavage,Je roule dans mon sang sa venimeuse image.
Plus loin, il est question d’un joug venimeux. Je trouve encore l’escarre du chagrin, l’anévrisme des larmes, un culte qu’on galvaude, égruger le reste de mes jours ; la ration de fiel dont vous gorges mes jours ; un nom perdu, trahi, trimballé dans la boue ; toutes les limites de la langue, du goût, de l’art, et de la douleur exprimable, sont franchies. On souffre de voir un fils de Pétrarque se porter à ces extrémités et répandre à toute force ses entrailles sur la lyre.
Il y a dans cet excès autre chose encore que de la colère d’amour : il y a du désespoir de poëte. M. Jules Lefèvre est vraiment poëte, avons-nous dit ; et aucune de nos critiques sévères ne va jusqu’à démentir en nous cette conviction. Il est poëte, il le sent, et il sent aussi mieux que nous peut-être ses défectuosités nombreuses. Il en gémit, il s’en irrite ; il revient souvent sur l’idée de la gloire, tantôt pour la repousser, la maudire avec amertume, tantôt avec regrets et remords pour tâcher de la ressaisir. Ausone a dit ingénieusement à propos de la métamorphose de Daphné :
Laurea debetur Phœbo, si virgo negatur ;
ce qui revient à dire (avec Waller, je crois) que le poëte à la fin se console toujours, pourvu que l’amante rebelle se change pour lui en laurier. Oh ! s’il en était ainsi de la Daphné fugitive de M. Lefèvre, de sa Laure coquette et insensible ! certes, alors il blasphémerait moins. Le pire, il le sent bien, c’est que l’outrageuse amante, en s’enfuyant, ne laisse entre ses bras qu’un houx épineux, au lieu du vrai rameau. Quelque part ce vers douloureux lui a échappé :
Il est dur d’être seul à sentir son génie.
Mais non ; malgré les grandes parties de génie qui lui manquent, M. Jules Lefèvre ne sera pas seul désormais à sentir les autres grandes parties qu’il a. Plusieurs apprécieront le fonds vaste et sérieux de cette nature, et les efforts pourtant ingrats qu’il a dû y consumer ; on le plaindra, on l’estimera à l’égal des plus nobles blessés ; il ne sera pas méconnu. J’ignore si ce peut être un adoucissement pour les défaites du poëte ; mais je sais qu’en le lisant on se console de ne pas obtenir la gloire dans les arts, lorsqu’on voit combien ont souvent de génie enfoui et rebelle, combien de laborieuses douleurs subissent ceux même qu’elle ne devra pas couronner.
(Dans Sir Lionel d’Arquenay, très-remarquable roman qu’il a publié depuis les Confidences, M. Jules Lefèvre, quoique plus à son avantage, se montre bien le même que dans ses poésies et dans la préface qu’il y avait jointe. On retrouve toujours l’amant de Maria ; Marguerite de Cérisy est la même que la coquette des Confidences, la femme sans cœur. D’ailleurs force esprit, de jolis mots, surtout dans le premier volume (le second est plus franchement passionné), une ironie froide, un sourire prolongé et humouristique. L’auteur affecte le genre de Swift, de Jean-Paul surtout ; il exalte celui-ci et a le style blasonné de la sorte ; mais combien c’est pire en français ! On y voit dès l’abord des pleurs qui empiètent sur la joie. En parlant d’une femme qui rend tour à tour son amant ou stupide ou spirituel : « Qu’elle dise au plomb de devenir de l’or ! Le plomb ne se fera pas prier. » En parlant des entretiens d’amour où peut survenir un tiers importun : « Quand un tiers est continuellement suspendu sur la tête d’un aveu, etc. » Ce sont, comme dans ses vers, des hypotyposes, des analectes épistolaires. L’amant dort sur un oreiller gonflé d’alarmes, et rembourré des perfidies de sa maîtresse. On est dédommagé par un bon nombre de justes et piquantes observations, présentées d’ordinaire sous forme d’ironie ; ainsi ce mot : « Lorsqu’on est heureux, il ne faut pas trop se demander pourquoi. Il n’y a pas de félicité qui résiste à un interrogatoire. Par contre, il faut toujours aller au fond de ses peines ; le temps qu’on emploie à les peindre est autant de pris sur nos larmes. » J’ai noté un endroit où l’auteur se juge lui-même avec une parfaite sévérité dans la personne de son héros ; il s’agit des lettres de celui-ci dont le style est lourd et contourné, trop souvent bariolé d’ornements parasites. Sir Lionel se plaint de la difficulté qu’il éprouve à manier le français, quoique ce soit sa langue maternelle (Lionel, né en France, a été élevé et naturalisé en Angleterre). En effet, M. Jules Lefèvre écrirait probablement mieux en anglais qu’en français. Son style ressemble assez à une traduction soignée et empesée d’un bon roman d’outre-mer ; on dirait parfois d’une page de Shelley ou d’Hazlitt qu’il aimé tant à citer. Dans les lettres de sir Lionel à Marguerite, la quatrième sur Pétrarque est admirable de vérité).
M. Jules Lefèvre est mort le 13 décembre 1857 : il avait, dans les dernières années, changé son nom en celui de Lefèvre-Deumier ; Mme Deumier, sa tante, l’ayant fait héritier d’une grande fortune, il ajouta ce nom au sien par reconnaissance, ce qui acheva de dérouter la notoriété qui était déjà en retard avec lui. Ce poëte distingué, et qui ne put jamais complétement percer, avait eu dans sa vie des phases successives où l’on reconnaîtrait à peine le même homme. Il avait débuté, comme on l’a dit, au premier rang et à la première heure de la jeune école poétique ; il en eut toutes les ambitions et tout le courage, et il semblait des mieux munis, par son érudition poétique étendue et forte, pour la lutte et pour la conquête. Il parut être dévoyé bientôt et jeté de côté, comme sur le flanc, par une de ces passions malheureuses que le poëte doit sentir, mais pas trop profondément, ni à ne pouvoir s’en déprendre. L’objet de cet amour désespéré, qui a marqué toute sa jeunesse, était, assure-t-on, la très-spirituelle sœur de Mme de Girardin, la comtesse O’Donnell. On ajoute que ce fut cet amour malheureux qui le poussa à son aventure guerrière en Pologne pendant l’insurrection de 1831. Cependant d’autres poëtes, ses égaux d’âge ou plus jeunes, s’étaient déjà emparés de la renommée. Timide et fier, et même un peu sauvage, il ne laissait pas d’en souffrir. « Dans sa droiture et dans sa fierté, » nous dit quelqu’un qui l’a bien connu, « il avait un tel éloignement de tout ce qui ressemble à l’intrigue, qu’il poussait cette aversion jusqu’à se refuser les plus simples démarches et relations qui pouvaient contribuer à la célébrité de son nom et de ses ouvrages. Ce n’était pas modestie vraie ou fausse de sa part, car il reconnaissait assez haut dans la conversation sa valeur et ses supériorités : on peut dire qu’il avait l’orgueil de son œuvre et l’insouciance du succès. Un détail curieux, c’est que, ses poésies se vendant très-peu, il était encore, pour ainsi dire, avare de ses exemplaires, qu’il aimait mieux enfouir chez lui que de les distribuer et de les donner, et cela dans la crainte seule d’avoir l’air de demander quelque chose à qui que ce fût, dans l’intérêt de ses productions. Cet excès de timidité, qui avait sa noblesse, avait aussi ses grands inconvénients, et de là en partie le peu de retentissement qu’ont obtenu son nom et ses livres. »
A le voir en ces années avec son beau et large front sillonné de pâleur, sa figure fine, sa réserve silencieuse, et un certain air de malheur répandu sur toute sa personne, on eût pu le croire envieux et malade du succès des autres. Victor Hugo disait de lui en ce temps-là : « Jules Lefèvre a été mordu par Latouche. » Il donnait l’idée de quelqu’un qui a bu d’un breuvage vénéneux et qui n’en peut ni guérir ni mourir. Il avait fait ce vers, traduit, je crois, de l’anglais, et qui exprimait bien sa propre nature :
La rose a des poisons qu’on finit par trouver !
Les années changèrent totalement cette disposition. Je n’avais fait que l’entrevoir sous sa première forme, et je ne l’ai revu ensuite que tard, quand l’âme était calmée, adoucie, quand le volcan était éteint et que la lave s’était recouverte de terreau, de plates-bandes et d’allées sablées. Il était alors secrétaire particulier du Prince-Président ; il devint ensuite bibliothécaire de l’Élysée et des Tuileries. Il avait toujours son beau et vaste front, mais avec un sourire particulièrement aimable ; homme du meilleur monde, amateur lettré et de la plus gracieuse indulgence. La grande fortune dont il avait joui pendant quelques années, et dont il faisait si bien les honneurs à ses amis dans ses soirées de la place Saint-Georges ou à sa charmante campagne de l’abbaye du Val, près l’Ile-Adam, avait été presque toute engloutie après les événements de Février 1848. Son humeur sereine, ses douces relations d’amitié, ses habitudes de travail assidu n’en reçurent aucune atteinte. Il mourut avec la fermeté d’un stoïque dans les opérations de la pierre.
Son intime ami Émile Deschamps, à qui nous devons quelques-uns de ces détails particuliers, l’a défini ainsi, tel qu’il était dans son meilleur temps et dans la saison des espérances. « Génie poétique, cœur ingénu, ayant du bel esprit dans la région du sublime. »