(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 218-221
/ 5837
(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET. » pp. 218-221

M. ALFRED DE MUSSET.

La bibliothèque de tous les jeunes gens et de bien des jeunes femmes va s’enrichir de trois charmants volumes qui offrent, réunies, toutes les œuvres de M. Alfred de Musset : 1° la Confession d’un Enfant du siècle, revue et corrigée avec le goût que l’auteur apporte désormais à tout ce qu’il écrit ; 2° les Comédies et Proverbes en prose ; 3° les Poésies complètes. Ce dernier volume surtout, par ce qu’il reproduit de si agréablement connu et par ce qu’il ajoute d’inédit, est un vrai cadeau pour le public. De tous les poëtes qui se rattachent au mouvement littéraire de 1828, M. Alfred de Musset fut le plus jeune, le plus hardi et le plus fringant dès l’abord ; il entra dans le sanctuaire lyrique tout éperonné, et par la fenêtre, je le crois bien. Il chantait, comme Chérubin, quelque espiègle chanson, son Andalouse ou sa Marquise ; il avait fait enrager le guet avec sa lune comme un point sur un i. Le lyrisme de cette époque était un peu solennel, volontiers religieux, pompeux comme un Te Deum, ou sentimental. M. de Musset lui fit d’emblée quelque déchirure : il osa avoir de l’esprit, même avec un brin de scandale. Depuis Voltaire, on a trop oublié l’esprit, en poésie ; M. de Musset lui refit une large part ; avec cela, il eut encore ce qu’ont si peu nos poëtes modernes, la passion. De la passion et de l’esprit, voilà donc son double lot dans ses charmants contes, dans ses petits drames pétillants et colorés. Il est sûr de vivre par là entre tous les poëtes ses contemporains ou quelque peu ses aînés. Sa Nuit de Mai restera un des plus touchants et des plus sublimes cris d’un jeune cœur qui déborde, un des plus beaux témoignages de la moderne Muse. Le Lac, Moïse, Ce qu’on entend sur la montagne, La Nuit de Mai, voilà comme de loin, j’imagine, la Postérité, ce grand pasteur au regard sommaire, et qui ne voit que les cimes, énumérera les princes des poëtes de ce temps. Après ce qu’il a fait, M. de Musset est resté modeste, à le juger du moins sur ses paroles ; il ne s’exagère point la grandeur de son œuvre, il s’en dissimule trop peut-être le côté délicieux et captivant ; peu soucieux de l’avenir, il dit pour toute préface au lecteur :

Ce livre est toute ma jeunesse ;
Je l’ai fait sans presque y songer.
Il y parait, je le confesse,
Et j’aurais pu le corriger.
Mais quand l’homme change sans cesso,
Nu passé pourquoi rien changer ?
Va-t’en, pauvre oiseau passager :
Que Dieu te mène à ton adresse !
Qui que tu sois, qui me liras,
Lis-en le plus que tu pourras,
Et ne me condamne qu’en somme.
Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds d’un adolescent,
Les derniers à peine d’un homme.

Ce naturel-là, qui est un charme, ne doit pas aller pourtant jusqu’au découragement intérieur et à la négligence de si beaux dons. Au moment où les fruits sont le plus parfaits et le plus savoureux, il ne faut pas que l’arbre se dégoûte d’en produire. L’idéal suprême, à l’instant où on le découvre, fait tomber le ciseau des mains de l’artiste ; mais il le reprend bientôt, et poursuit plus lent et plus sûr, ne perdant plus de l’œil la grande beauté. M. de Musset fera ainsi, nous voulons le croire ; les trésors d’observation et de larmes, qui se sont amassés dans cette âme jeune encore, en sortiront. Voici, en attendant, et comme signe de bien gracieuse espérance, deux pièces inédites que nous empruntons au dernier recueil, l’une plus tendre l’autre plus légère, et toutes deux sensibles.

(Et nous citions la pièce inspirée d’Ossian :

Pâle Étoile du soir, messagère lointaine, etc. ;

et la chanson :

J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur, etc.)

On voit qu’après les réserves et les critiques nous n’avons pas hésité à faire une très-large part à M. de Musset. Seulement, dans ce qui précède, il n’a peut-être pas été assez parlé de sa prose : elle est décidément charmante. Après son Merle blanc il n’y a plus qu’à rendre les armes : « C’est, dit Mme de Boigne, qui s’y connaît, de la meilleure plaisanterie d’Hamilton. »

— J’ai encore écrit une derniere fois sur Alfred de Musset au moment de sa mort (voir au tome XIII des Causeries du Lundi, article du 11 mai 1857). Après tant de témoignages de constante attention, on ne saurait dire assurément que je l’aie négligé : je crains cependant de n’être pas tout à fait arrivé, à son sujet, au niveau des exigences de quelques-uns, — et je ne parle pas seulement de sa famille, mais des admirateurs enthousiastes qu’il n’a cessé de recruter dans les générations survenantes. Peu s’en faut, à les entendre, qu’il ne soit le premier et l’unique poëte du siècle. Ce n’est pas ici le lieu d’apporter les correctifs à ce qui est devenu un engouement, et je crois que, pour qui sait lire, la double part est suffisamment faite dans ce qui précède.