(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Recueillements poétiques (1839) »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Lamartine, Recueillements poétiques (1839) »

Lamartine, Recueillements poétiques (1839)

C’est un singulier spectacle, et qu’il deviendra tout à l’heure un lieu commun de relever, que celui des variations qu’offre ce temps-ci d’heure en heure dans les doctrines, dans les talents, dans les hommes. À mesure que chacun des grands esprits qu’on a vus débuter avec éclat s’avance dans la vie, il rompt ses unités, multiplie ses bigarrures et ses aventures : cela, chez quelques-uns, peut s’appeler progrès ; car toute chose a deux noms. Peut-être ce temps-ci n’est-il pas plus privilégié qu’un autre en variations, mais nous y sommes plus sensibles parce que nous les saisissons de plus près et plus en détail dans nos contemporains. On se figure toujours en commençant qu’on va être tout différent de ce qui a précédé ; c’est le plus beau motif d’aller en avant et l’inspiration de la jeunesse. À un certain point la poussée manque, le ressort casse ou se retourne contre nous : d’autres déjà nous suivent, qui, à leur manière, recommenceront. 

L’histoire de M. de La Mennais est plus ou moins celle de chacun, de nos jours : ce qu’il résume avec fracas, et non sans grandeur, dans ses vicissitudes étonnantes, est assez bien le type auquel se rapportent nombre de destinées. Ce qui a choqué en lui, on se le permet plus ou moins en s’en applaudissant. Dans la sphère religieuse et philosophique, il lui est arrivé de tomber précisément, comme hier tel illustre qui le plaignait est lui-même tombé dans l’enceinte parlementaire : la seule différence est dans la hauteur des questions d’où chacun est tombé. 

Dans l’ordre poétique, de même. Chute ou progrès, la variation est manifeste. Chez M. de Lamartine, on l’a dit déjà, il s’est passé depuis peu d’années une révolution intérieure, analogue à celle qui s’est opérée en l’abbé de La Mennais : il n’y a qu’à tenir compte de la différence des formes et des caractères. Les Harmonies pour l’un, le livre des Progrès de la Révolution pour l’autre, les avaient poussés à des limites qu’après Juillet ils ont aisément franchies. Chez l’un il y a eu revirement brusque et violent : chez l’autre le simple développement a suffi. Dans les Harmonies, il perce déjà beaucoup d’idées de transformation chrétienne, mais arrêtées à temps. La Lettre à M. de Cazalès sur la Politique rationnelle était encore dans cette première mesure. Mais bientôt, à voir l’exemple de M. de La Mennais, à sentir chaque matin le souffle des temps, l’émulation, sans qu’il se rendît compte peut-être, l’a gagné. Parmi ceux de sa couleur première, il se pouvait vanter d’être le seul avec M. de La Mennais que la révolution de Juillet n’eût pas désarçonné. Oui ; mais, en ne les désarçonnant pas visiblement, cette révolution, au moment du saut, du relais imprévu, les a pris, pour ainsi dire, et les a portés du bond, sans qu’ils eussent le temps de s’en douter et sans qu’il y parût, sur un cheval nouveau, pareils à ces coureurs de l’antiquité (desultores), et ils ont couru comme fraîchement dans la carrière recommençante. La différence de direction, à partir d’alors, se prononça chez tous deux, bien moins soudaine chez M. de Lamartine. Le Voyage en Orientdonna l’éveil ; par sa préface de Jocelyn, l’auteur attacha un sens voulu à beaucoup de parties du poëme qui seraient, sans cette indication, demeurées vagues, je le crois, et qui auraient passé sur le compte de la licence poétique. Lui et M. de La Mennais, enfin, sont devenus expressément humanitaires. Seulement M. de Lamartine, bien qu’il n’aille pas moins à pleines voiles dans cette idée, a gardé dans la forme, dans l’application en politique, dans l’extrême tolérance pour les personnes, tout ce qui faisait de lui dès l’abord un poëte d’harmonie, d’onction et de grâce ondoyante ; il procède toujours par voie d’expansion et non d’éruption. 

Ce changement, il est curieux de le remarquer, se trouve précisément l’inverse de celui qu’on a vu chez les poëtes anglais de l’école des Lacs, les mêmes avec qui notre poëte a plus d’une ressemblance pour le génie. Wordsworth, Southey, Coleridge, de démocrates et d’humanitaires illimités, sont devenus tories : de leur plan de pantisocratie et de leurs rêves dithyrambiques dont M. Chasles nous a souvent et à fond entretenus, ils ont vite passé aux doctrines pures et simples de conservation et de résistance. M. de Lamartine, au contraire, de l’ode à M. de Bonald, en est venu à sa pièce d’Utopie qui couronne ses Recueillements.

À tant de variations diverses, religieuses, philosophiques, politiques et poétiques, que nous notons, il en est une à ajouter encore, celle même que nous autres critiques, en les remarquant, nous subissons. Selon que nous les jugeons, en effet, ces variations, à l’âge des espérances indéfinies ou à celui déjà des méfiances croissantes, nous sommes tentés de les qualifier de noms différents. Ce que nous appelions progrès, il y a peu d’années encore, nous paraîtrait plutôt une déviation aujourd’hui, non pas peut-être qu’au dehors l’état de choses du talent ait beaucoup changé, mais parce que surtout nous le revoyons nous-mêmes avec moins de soleil. 

Rien n’est plus triste, sans doute, que cette nécessité où l’on croit être de venir mettre successivement une barre rigoureuse à chacune de ses admirations les plus profondes, et de prononcer ce fatal : Tu n’iras pas plus loin, dans une louange chère au cœur et qu’on ne croyait pas pouvoir épuiser. Tout cela, d’ailleurs, est si variable, si peu certain de jugement et d’impression, qu’on a dû hésiter longtemps. À quel point, dans un talent, le développement légitime cesse-t-il, et  dégénère-t-il en débordement et en ravage ? Où la transformation doit-elle convenablement s’arrêter, et où la déviation véritable commence-t-elle ? Quel est l’endroit, la mesure indécise où le lac tant aimé n’est plus lui-même, et s’affaisse et se noie indéfiniment, et n’offre plus que flaque immense de poésie ? Les talents de poëtes sont, en avançant, aux prises avec des difficultés de tous genres : il faudrait rester fidèle à soi-même sans s’immobiliser, se renouveler sans se rompre. Gœthe se renouvelle, mais il se rompt l’âme à toute croyance. Manzoni reste fidèle, mais il se tait. Entre tous ces écueils et bien d’autres, M. de Lamartine du moins fait-il ce qu’il peut ?

Avec tout le respect, avec toute l’admiration bien grande qui nous reste, nous dirons quelque chose de ce qui menacerait d’être chez lui un parti pris et une méthode nouvelle. Ces belles paroles que Dante, au chant xiii de son Paradis, met dans la bouche de saint Thomas, ne sortiront pas de notre mémoire et nous feront assez rentrer en nous-même : «… Que ceci te serve d’avertissement et te soit comme une semelle de plomb aux pieds, pour que tu n’ailles que bien lentement, et comme un homme déjà lassé, vers le oui ou vers le non des choses que tu n’as pas entendues du premier coup !… Que les hommes ne jugent pas avec trop de confiance, comme celui qui compte sur les blés aux champs avant qu’ils soient mûrs ; car j’ai vu le buisson, à demi mort et tout glacé pendant l’hiver, se couronner de roses au printemps ; et j’ai vu le vaisseau, qui avait traversé rapidement la mer durant tout le voyage, périr à la fin, juste à l’entrée du port… Celui-là peut se relever, celui-ci peut tomber. »

À regarder d’un coup d’œil général le talent et l’œuvre de M. de Lamartine, il semble que le plus haut point de son développement lyrique se trouve dans ses Harmonies. Sans doute, aux cœurs surtout tendres et discrets, les Méditations, et les premières, restaient les plus chères toujours : on en aimait le délicieux et imprévu mystère, l’élévation inaccoutumée et facile, la plainte si nouvelle et si douce, le roman à demi voilé auquel on avait foi, et que chaque imagination sensible ne manquait pas de clore. Mais, du moment qu’on n’avait plus affaire au simple amant d’Elvire, et qu’on était décidément en face d’un poëte, force était d’aller au delà, de recommencer avec lui la vie et les chants : on eut peine à s’y résigner d’abord, et même, pour bien des cœurs épris de l’amant et qui bientôt se crurent dupés par le poëte, l’idéal, dès ce moment, fut rompu. M. de Lamartine s’élevait pourtant dans le lyrique ; sa voix s’étendait et se variait, son haleine devenait plus longue et accusait plus de puissance : le talent enfin, l’art(si l’on peut lui appliquer ce mot), gagnait en lui, et à la fois les sentiments divers abondaient sur ses lèvres avec assez de nouveauté et de magnificence pour racheter ce qu’ils avaient perdu de leur première unité. Depuis les Harmonies, on attendait une preuve poétique qui y répondît, quand Jocelyn vint annoncer comme une nouvelle manière : Jocelyn était un début dans l’ordre des compositions ; bien que la fable n’en fût pas bien difficile à inventer, elle était touchante, elle prêtait aux plus riches qualités du poëte, et l’induisait sans violence à des tons rajeunis. Malgré des incorrections de détail et des longueurs, l’essai était charmant ; ce dut paraître un très-heureux commencement pour les poëmes à venir, comme Hernani avait pu paraître, dans ses hasards, un heureux prélude pour des drames futurs. 

Mais la suite a-t-elle répondu ? Cette suite, chez M. de Lamartine, ne se compose encore, il est vrai, que d’un seul poëme, mais qui a tout déjoué. Et comme, avant ce poëme et avant Jocelyn, les volumes du Voyage en Orientavaient été déjà, malgré d’admirables pages, une négligence trop prolongée et trop avouée, comme la préface de Jocelyn même contenait quelques assertions littéraires très-peu justifiables, qui avaient pu s’éclipser devant une charmante lecture, mais que la pratique d’aujourd’hui revient éclairer ; comme, enfin, le volume en ce moment publié sous le nom de Recueillements affiche de plus en plus ces dissipations d’un beau génie, il est temps de le dire ; au troisième chant du coq, on a droit de s’écrier, et d’avertir le poëte le plus aimé qu’il renie sa gloire.

Le volume actuel est précédé d’une lettre-préface, dans laquelle le poëte, écrivant familièrement à l’un de ses amis, lui explique sa manière de travailler durant les courtes heures des rares saisons qu’il accorde désormais à la poésie. Ces pages sont elles-mêmes une esquisse poétique et vivante de son intérieur de Saint-Point. Il vous initie à tout, et il n’y aurait qu’à le remercier pour tant de bonne grâce et d’aimable  confidence, s’il ne partait de là pour jeter, en littérature et en poésie, certaines façons de voir qu’il est impossible d’accepter par rapport à l’art en général, et par rapport à son propre talent, car ce serait une ruine. On a vu dernièrement, on a surpris la façon de travail et d’étude d’André Chénier : on a assisté aux ébauches multipliées et attentives, dans l’atelier de la muse. Combien le cabinet que nous ouvre à deux battants M. de Lamartine, et dans lequel il nous force, pour ainsi dire, de pénétrer, est différent ! «… Ma vie de poëte, écrit-il, recommence pour quelques jours. Vous savez, mieux que personne, qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le bon public, qui ne crée pas, comme Jéhovah, l’homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j’ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles : je n’y ai pas employé trente mois, et la poésie n’a été pour moi que ce qu’est la prière… » Nous concevons ce qu’a d’impatientant pour le poëte, et pour tout écrivain célèbre, l’idée absolue qu’on se forme de lui, et sur laquelle, bon gré, mal gré, on veut le modeler après coup. Mais, selon cette idée que se fait le bon public, on n’est pas défiguré toujours, on est idéalisé quelquefois : n’en faudrait-il pas prendre son parti alors, composer avec cet idéal, et ne le pas secouer avec ce sans façon ? Le devoir d’un écrivain et de tout homme public est en raison  composée de ce qu’il est et de ce qu’il a donné à croire par ses écrits et par ses paroles. On a les bénéfices de sa gloire ; il faut bien avoir pour elle quelque révérence en retour. « Vous savez comment je les écris, ajoute-t-il en parlant de ses pièces de vers, vous savez combien je les apprécie à leur peu de valeur ; vous savez combien je suis incapable du pénible travail de la lime et de la critique sur moi-même. Blâmez-moi, mais ne m’accusez pas… » Si ce n’étaient là que des modesties de préface, on ne les relèverait pas ; mais il est à craindre que le poëte ne pense en vérité ce qu’il dit de la sorte. Lui est-il donc permis de se prendre d’autant plus à la légère, que le public l’a pris davantage au sérieux ?

Mais c’est comme poëte uniquement qu’il se prend à la légère ; dès que la politique est en jeu, le ton change ; il semble que le trépied n’ait été qu’un marchepied : « Je sais bien qu’on me dit : Pourquoi partez-vous (de Saint-Point) ? Ne tient-il pas à vous de vous enfermer dans votre quiétude de poëte, et de laisser le monde politique travailler pour vous ? Oui, je sais qu’on me dit cela ; mais je ne réponds pas, j’ai pitié de ceux qui me le disent… (Suit un exposé de ses nobles doctrines sociales.) Voilà, ajoute-t-il, la politique telle que nous l’entendons, vous, moi, tant d’autres, et presque toute cette jeunesse qui est née dans les tempêtes, qui grandit dans les luttes et qui semble avoir en elle l’instinct des grandes choses qui doivent graduellement et religieusement s’accomplir. Croyez-vous qu’à une pareille époque, et en présence de tels problèmes, il y ait honneur et vertu à se mettre à part dans le petit troupeau des sceptiques, et à dire comme Montaigne : Que sais-je ? ou comme l’égoïste : Que m’importe ? »

Il y a peu de mois, lorsqu’il échappa à un spirituel chef de parti, dans la discussion de l’adresse, un mot présomptueux, qui alla atteindre M. de Lamartine sur le banc où il écoutait jusque-là en silence, le noble orateur se leva, et demanda avec émotion qu’on lui laissât du moins, à lui et à ceux qui demeuraient en dehors des querelles du quart d’heure, la dignité de ce silence. Sans avoir aucune autorité pareille, ne serait-il donc pas permis à ceux qui ne sont, qui ne veulent être que littérateurs et poètes, qui croient ainsi servir le monde à leur manière et y remplir leur humble rôle, qui s’y attachent d’autant plus que la vue des intrigues présentes leur donne plus fort la nausée ; à ceux qui écoutent avec bonheur la voix de M. de Lamartine s’élever un moment avec pureté du milieu des récriminations, et qui regrettent qu’elle n’y soit qu’une trêve, ne leur serait-il pas permis de lui demander qu’il leur laissât au moins la dignité de leur silence en politique ? Quoi ! il n’y a pas de milieu entre viser à la Chambre et se faire du troupeau des égoïstes ? On ne pourrait remplir son rôle utile en s’enfermant, non pas dans sa quiétude, mais dans son ministère de poëte et d’écrivain, en  gardant, pour toute tribune, sa chaire de philosophie, d’histoire ou même d’éloquence ? La politique, dont M. de Lamartine renouvelle le programme dans sa préface, est belle et désirable ; je me reprocherais de rien dire qui pût en décourager un seul esprit : seulement, pour la rendre possible, il importe précisément de ne pas la croire si facile, si prochaine, si universellement agréée. Je cherche en vain cette foule d’adhérents et presque toute cette jeunesse, qui, loin de grandir dans les luttes, me semble bien plutôt aujourd’hui les déserter. M. de Lamartine finit éloquemment sa préface par un appel à Dieu, comme Scipion entraînait les Romains au Capitole ; il suppose le divin Juge mettant au dernier jour dans la balance, d’une part les rimes du poëte, et de l’autre ses actions sociales : on devine ce qui l’emporte. Mais il est toujours très-périlleux de faire parler Dieu ; on pourrait aussi bien, et sans plus de témérité, supposer qu’il vous demandera compte du talent spécial qu’il vous aura confié ; s’il y a diversité de dons parmi les hommes, il peut y avoir diversité de ministères, et cela semble surtout plausible, quand le signe est aussi glorieux et aussi évident que dans le cas de M. de Lamartine. 

On se méprendrait au reste sur notre pensée si l’on croyait que nous voulons en rien blâmer l’illustre poëte de sa participation aux choses politiques : nous ne faisons qu’être sur la défensive au nom de sa littérature et de sa poésie qu’il offense. L’intérêt politique même, mieux entendu, devrait, ce nous semble, lui interdire ce langage. Nous nous trompons fort, ou cette manière de traiter son talent, quand on est surtout grand par là, cette facilité de faire bon marché de sa renommée quand elle est si haute et si légitime, est peu propre à prévenir les hommes politiques spéciaux, parmi lesquels il aurait à prendre rang. S’il y avait en eux un préjugé défavorable contre les poëtes, ce ton à l’égard de soi-même et de son public ne le dissiperait pas et l’augmenterait plutôt. C’est après tout, pourraient-ils penser, le même tour d’esprit qu’on apporte dans des sujets divers ; l’élévation s’y retrouverait sans doute, mais la négligence aussi dans le détail et dans l’emploi. Un poëte, au contraire, qui, avec les hautes facultés et le renom de M. de Lamartine, arrivant à la politique (puisqu’il faut de la politique absolument), ne donnerait que des livres plus rares, mais venus à terme, et de plus en plus mûris par le goût, ne ferait qu’apporter à tout l’ensemble de sa conduite politique, dans l’opinion, un appui véritable et solide ; il finirait, en étant de plus en plus un poëte incontestable, bien économe et jaloux de sa gloire, par triompher plus aisément sur les autres terrains, et par forcer les dernières préventions de ses collègues les plus prosaïques, même dans les questions de budget et dans le pied-à-terre des chemins vicinaux. 

Nous n’aurions pas attaché tant d’importance à la préface, si le recueil la démentait absolument. Plusieurs pièces pourtant sont d’une grande beauté ; car ce n’est pas le talent du poëte qui diminue en rien, veuillez le croire : il se poursuit, dans toute la largeur du souffle, dans l’entière puissance de la veine ; mais c’est l’emploi et l’écart de ce talent qui appellent une sorte de répression. Dès qu’on n’est plus inspiré par un sentiment souverain, impétueux, unique, qui décide et apporte avec lui l’expression ; dès qu’on flotte entre plusieurs sentiments, et qu’on peut choisir ; qu’on en est à redire les choses profondes, à exhaler le superflu des émotions nouvelles, il faut que le travail, l’art, ou, pour exiger le moins possible, un certain soin quelconque aide à l’exécution, et y ajoute, y retranche à l’extérieur par le goût ce que l’âme, tout directement et du premier coup, n’a pas imprimé. Or, M. de Lamartine fait craindre à ses admirateurs d’avoir de moins en moins du loisir pour ce soin, même le plus rapide, qui n’est que la toilette du matin de la pensée ; il s’en excuse, il s’y résigne plus vite que nous. Il s’ensuivrait formellement que la critique n’aurait plus rien désormais à faire avec lui ; c’est une manière complète de la récuser, de la déjouer. On avait déjà remarqué qu’un autre grand poëte l’enfermait, la pauvre critique, dans un cercle étroit, inflexible, et la sommait d’y demeurer ou d’y venir, avec menace autrement de la rejeter. M. de Lamartine, par un procédé tout inverse, à force de lui donner raison d’avance et de lui faire beau jeu, lui ôte également toute prise et l’annule. L’autre l’écrasait ; lui, il se dérobe : cela ne saurait se passer ainsi. 

Une des plus jolies pièces du volume, l’épître à M. Adolphe Dumas, reprenant les idées de la préface, les redouble agréablement, et tend à consacrer tout à fait cette théorie de négligence et de laisser aller indéfini que trop d’autres pièces confirment sans en parler. M. Adolphe Dumas, homme d’imagination généreuse et d’essor aventureux, écrivit, à ce qu’il paraît, à M. de Lamartine une épître pour le consoler du peu de succès de son Ange : c’était lui signifier ce peu de succès, et j’imagine que le premier mouvement dut être une légère impatience contre le consolateur malencontreux. Oh ! pourquoi M. de Lamartine n’a-t-il pas cédé à ce mouvement ? Pourquoi pas un grain d’ironie dès l’abord ? Cela eût relevé un peu l’éloge qui ne va pas moins, en vingt vers, qu’à comparer M. Adolphe Dumas à Horace, ce Béranger romain ! Je ne connais pas l’épître, mais il me paraît impossible que M. Adolphe Dumas ressemble à Horace ; il a de l’élévation, du mysticisme, du socialisme, des portions hautes et rudes de talent ; comparez-le à Dante le théologien, si vous le voulez absolument, ou à l’Eschyle du Prométhée encore, ou, au pis, à Claudien,… mais à Horace ! Le poëte le lui redit en vingt façons ; il croyait lire Tibur, à l’exergue de la bague (du cachet), mais c’était Eyrague ; la dureté du vers l’a puni de sa pensée.

Au milieu d’un paysage délicieusement décrit, dans l’oubli de toutes choses lointaines, et au sein amoureux de la nature, le poëte reçoit donc l’épître de M. Adolphe Dumas, et lui répond que toutes ces critiques l’affectent peu, qu’il en faut prendre son parti, boire, sans murmurer, le nectar ou l’absinthe, et ne pas trop compter sur les réparations du siècle et de l’avenir :

Nous venger ? l’avenir ? lui, gros d’un univers !
Lui, dans ses grandes mains peser nos petits vers !…

Et ici, en beaux et grands vers que chacun a pu lire, revient l’utopie immense, trop immense, mais enfin bornée (il était temps) par une vive peinture de vie heureuse dans une bastide du Midi. Quel regret pourtant le poëte me laisse au lieu du charme ! De quelle façon il traite ses vers en nous les prodiguant ! On voudrait qu’il crût, qu’il parût croire davantage à l’avenir de sa poésie : il compte si fort sur l’avenir en toutes choses ! Je concevrais Lucrèce parlant de la sorte ; l’épicurien Hesnault, qui a fait quelque épître sur ce sujet-là, peut marier son scepticisme poétique à tous ses autres scepticismes ; mais M. de Lamartine n’est pas si dépourvu encore de belles illusions qu’on ne puisse lui souhaiter celle-là de plus, d’autant qu’elle tournerait tout aussitôt à notre plaisir. Il accorde tant à l’humanité en général et à je ne sais quelle apothéose de l’espèce ; dans le particulier, il a l’air de croire si aisément à l’esprit horatien de ses amis, qu’il pourrait croire par là-dessus à l’immortalité des beaux vers. Tout le monde y gagnerait. 

Et puis, quels que soient l’avenir et le prix, est-ce qu’en art comme en morale il ne faut pas faire de son mieux ? Ce n’est pas même une comparaison que j’établis là, c’est une identité que j’exprime : l’art, pour l’artiste, fait partie de sa conscience et de sa morale.

Les réflexions abondent, et je parlerai comme Job, dans l’amertume de mon cœur : cette négligence, cette prodigalité des beaux vers jetés sans aucun soin ni respect est-elle donc de la vraie humilité ? et quelle est, je vous le demande, la vraie charité, ou celle qui  jetterait du haut de son char une poignée de louis au nez du pauvre, ou celle qui s’approche de lui, passe et repasse deux fois, le considère et lui met dans le fond de la main un louis, un seul louis d’or, qu’elle y renferme avec étreinte, le laissant immobile et pénétré ? — Ô pieux Virgile, ainsi tu faisais pour les vers !

Ne prenez pas Virgile au mot quand il vous parle, presque en rougissant, de son loisir sans honneur, ignobilis otî ; ou c’est qu’en latin le mot n’a pas ce sens-là. Passe pour Malherbe (qui lui-même ne le disait que par coquetterie) de se comparer, poëte, au joueur de quilles. Pascal pensait qu’un bon poëte n’est pas plus nécessaire à l’État qu’un bon brodeur : il venait de lire un sonnet de Voiture. Mais qui donc plus que Virgile a été consolant au monde ? et M. de Lamartine est de la race de Virgile ; il lui appartenait, et il l’a prouvé, de compter parmi les grands, les immortels bienfaiteurs. 

J’ai dit que ce volume n’était pas dépourvu de hautes beautés. La nouvelle conclusion de Jocelyn, qui nous est donnée par manière de variante, a une ampleur et une sublimité merveilleuses : elle s’accorde dignement avec le souvenir de cet aimable poëme. On a eu raison de louer le Cantique sur la mort de madame de Broglie ; j’y remarque pourtant des longueurs qui nuisent à l’effet, quelques mots discordants, et surtout un manque de décision dans le sentiment religieux avec lequel il eût fallu aborder cette admirable personne, d’une foi si précise, et dont l’âme présente doit, ce semble, moins que jamais souffrir rien d’évasif à ce  sujet. Au nombre des mots que j’appelle discordants, on peut noter cette comparaison avec la poule qui gratte… ceci tient à toute une innovation des plus contestables dans le talent de M. de Lamartine. 

Jocelyn ne la laissait encore percer qu’à peine ; la Chute d’un Ange y a donné pleine excroissance. Ici l’habitude semble prise. Le public ami du poëte en a souffert amèrement. Conçoit-on que, dans une pièce de vers inspirée par un tableau de la Charité, la femme soit décrite avec des traits et des mots qui semblent réservés aux alcôves de nos romans modernes ?

 
L’odeur de nos soupirs vous parfume les vents ;


et ce second vers de la page 284 que je ne transcrirai pas. Le mot est d’usage en Orient, dira-t-on ; peu importe ! En français il offense partout, il révolte presque devant la chaste image de la Charité. Dans sa première manière, dans son plus jeune abandon, M. de Lamartine eût-il jamais proféré cela ? Il avait de tout temps ses défauts, ses inadvertances ; il faisait rimer ciel et soleil, il disait l’une après l’une ; on ne lui demandait qu’à peine de s’en corriger ; la grammaire souffrait plus que l’esprit ; il y avait encore une certaine mesure et comme une harmonie dans ses négligences. Mais ici, c’est d’un autre ordre ; la faute crie ; il sort de ses tons ; grâce à ces mots étranges, même sans se flatter d’être de ceux dont parle La Bruyère et qui ont le cœur justement ouvert à la perfection d’un ouvrage, on court risque de remporter désormais un regret mortel des plus belles pages de Lamartine. Tel mot, en effet, suffit pour tout gâter, comme un mauvais son, ou plutôt comme une mauvaise odeur dans un concert. Un poëte qui a tant de choses n’aurait-il donc pas le goût ? N’aurait-il pas ce qui, dans les talents heureux, tient lieu d’ordinaire, en avançant, de la pudeur instinctive de la jeunesse ? N’aurait-il pas ce petit parfum dont je félicitais Fontanes et qui a été jusqu’ici le sens français ?

Le fâcheux de l’innovation n’est pas seulement aujourd’hui dans ces mots singuliers et ces crudités matérielles qui jurent pour le fond avec la région épurée du poète spiritualiste ; le ton général est de plus changé, et la dureté de l’accent devient habituelle. Dans la pièce à M. Guillemardet,

… Jeune ami dont la lèvre,
Que le fiel a touché, de sourire se sêvre,


ce vers me choque encore moins par la faute grammaticale du premier hémistiche que par le rauque et le contourné du second. Un peu plus loin, l’expression est tout à fait convulsive :

Et je sens dans mon front l’assaut de tes pensées

Battre l’oreiller que je mords !


Dans la pièce sur la Charité, en parlant de la femme, celui qui fut le plus harmonieux des poètes dit sans hésiter :

Mais si tout regard d’homme à ton visage aspire,
Ce n’est pas seulement parce que ton sourire 
Embaume sur les dents l’air qu’il fait palpiter…


Évidemment, une révolution s’est opérée : M. de Lamartine veut prendre, en quelque sorte, dans son rhythme le trot de Victor Hugo ; ce qui ne lui va pas. M. Hugo rachète ses duretés de détail par des beautés qui, jusqu’à un certain point, les supportent et s’en accommodent. Le vers de M. de Lamartine était comme un beau flot du golfe de Baïa : il le brise, il le saccade, il le fait trotter aujourd’hui comme le cheval bardé d’un baron du moyen âge. Toute harmonie est troublée.

J’aurais beaucoup à ajouter ; je pourrais poursuivre en détail dans les conceptions, comme dans le style et dans le rhythme, cette influence singulière, inattendue, ce triomphe presque complet des défauts de l’école dite matérielle sur le poëte qui en était le plus éloigné d’instinct et qui y parut longtemps le plus contraire de jugement ; triomphe d’autant plus bizarre qu’elle-même paraissait déjà comme vaincue : mais est-ce bien à moi qu’il conviendrait d’y tant insister ? M. Daunou, racontant les variations et les récriminations du critique La Harpe, lui souffle sagement à l’oreille ce mot de Cicéron plaidant pour Ligarius : Nimis urgeo,… ad me revertar, iisdem in armis fui !

Restant dans le général, je dirai seulement : Quand on a une lyre, et une telle lyre, pourquoi donc à plaisir la briser, ou la défaire en la voulant étendre à l’infini ? La lyre première de Lamartine avait je ne sais combien de cordes, une seule, disaient les jaloux, mais plusieurs, je le crois, mais surtout des cordes assorties ; elle était bornée ; elle était vague, éolienne, mais elle n’était pas indéfinie ; tant mieux ! Qu’a-t-il fait ? Ambitieux et négligent à la fois, il a voulu y ajouter des cordes en tous sens ; au lieu d’une lyre, c’est-à-dire un instrument chéri, à soi, qu’on serre sur son cœur, qui palpite avec vous, qu’on élève au-dessus des flots au sein du naufrage, qu’on emporte de l’incendie comme un trésor, il a fait une espèce de machine-monstre qui n’est plus à lui, un corridor sans fin tendu de cordes disparates, à travers lequel passant, courant nonchalamment, et avec la baguette, avec le bras, avec le coude autant qu’avec les doigts, il peut tirer tous les sons imaginables, puissants, bronzés, cuivrés, mais sans plus d’harmonie entre eux, sans mélodie surtout. Ô Lac des premiers jours, cadre heureux, écho plaintif et modéré, chose amoureuse et close, qu’es-tu devenu ?

Oh ! encore une fois, quand on l’a, — quand on en a une, — qu’on garde chacun sa lyre !

Dans sa pièce à M. Guillemardet, M. de Lamartine va jusqu’à accuser la sienne, celle d’autrefois, à s’en excuser. 

Ma personnalité remplissait la nature… 
Pardonnez-nous, mon Dieu ! tout homme ainsi commence…


Puis, expliquant sa transformation et comment il est arrivé à perdre sa voix dans le grand chœur, il ajoute :

 
Alors, par la vertu, la pitié m’a fait homme ;… 
Passé, présent, futur, ont frémi sur ma fibre…


et dans cette longue et pénible incarnation de l’humanité en lui, qu’il nous développe, il croit qu’il ne parle plus de lui, tandis que le je y revient sans cesse et s’y articule à chaque vers. N’admirez-vous pas l’illusion ? Le lyrique a beau faire ; il n’échappera pas à ses propres émotions ni à son âme ; c’est absolument comme dans la romance :

En songeant qu’il faut qu’on l’oublie,
On s’en souvient.

L’humanitarisme est devenu une préoccupation si chère au poëte, qu’il l’introduit partout, jusque dans le Toast porté au banquet des Gallois et des Bas-Bretons. Ce banquet est destiné précisément à fêter la vieille race, la tribu, la famille, la langue distincte, le contraire, en un mot, des dîners de l’ancienne Revue encyclopédique sous M. Jullien. N’importe ! voilà l’Humanité en personne, le Cosmopolitisme qui arrive dans les chants du poëte ; c’est un tiers un peu immense et qui engloutit tout. 

Un grain de Voltaire manque depuis longtemps à nos poëtes lyriques, quelque chose comme le sentiment du rire ou du sourire. À deux pas du toasthumanitaire où l’on pourrait craindre que le sentiment individuel ne se noyât, on rencontre une pièce qui a pour titre : À une jeune fille qui me demandait de mes cheveux. Ce singulier sujet, qui ne choquera peut-être que médiocrement, me suggère une réflexion qui doit s’appliquer bien moins à l’auteur qu’à tous les poëtes de ce temps-ci. 

C’est que maintenant le poëte se livre en scène de la tête aux pieds : le contraire avait lieu du temps de Racine. Alors il n’y avait qu’un homme ou plutôt un demi-dieu, Louis XIV, le Roi, qui fût en scène de la tête aux pieds, et il y restait, il est vrai, depuis le lever jusqu’au coucher, dans toutes les situations les plus privées, depuis la chemise que lui présentaient ses gentilshommes, jusqu’à ses amours dans les bosquets que célébraient les peintres et que roucoulaient les chanteurs. La perruque était la seule pièce, dit-on, qui tînt bon contre le déshabillé ; personne ne l’avait jamais vu sans. Racine, au contraire, c’est-à-dire le poëte d’alors, dérobait chastement tout ce qui était de sa personne et de son domestique, pour n’offrir ses sentiments même et ses larmes qu’à travers des créations idéales et sous des personnages enchantés. De nos jours, le Louis XIV est descendu partout ; chaque Racine s’habille et se déshabille devant le public : et la perruque elle-même, dont ne se séparait jamais le roi, n’est plus restée au poëte, puisqu’on lui demande de ses cheveux. 

La conclusion de tout ceci est triste ; un grand trouble, en achevant ce volume et en repassant mes propres impressions, m’a saisi ; on doute de soi ; les notions du beau et du vrai se confondent : y a-t-il telle chose qu’un art, et n’est-ce pas chimère que d’y croire et de s’y dévouer ? Qui sait ? me disais-je, peut-être qu’après tout le grand poëte que voici n’a pas tort, et qu’en se donnant plus de peine, elle serait perdue. Sujets, style, composition et détail, il a raison peut-être de tout lâcher ainsi au courant de l’onde, satisfait de son flot puissant ; car la génération qui nous jugera n’est pas la génération qui déjà finit : ceux qui auront le dernier mot sur nos œuvres auront appris à lire dans nos fautes ; ils brouilleront un peu tout cela, et nos barbarismes même entreront avec le lait dans le plus tendre de leur langue. 

Mais c’est trop douter ; la conscience aussi, en pareil cas, dit non et se soulève ; je reviens à la règle sûre, déjà posée : l’art, comme la morale, comme tous les genres de vérités, existe indépendamment du succès même. 

Quant au génie poétique de M. de Lamartine, qui, malgré tant de déviations récentes, n’a jamais été plus puissant dans son jet et dans sa source, c’est à lui de voir si, par ce cri d’alarme, nous signalons un naufrage ou si nous le prévenons. Dans tous les cas, en acceptant ce pénible rôle de noter les arrêts, les chutes et les déclins avant terme, de tant d’esprits que nous admirons, nous voulons qu’on sache bien qu’aucun sentiment en nous ne peut s’en applaudir. Hélas ! leur ruine (si ruine il y a) n’est-elle pas la nôtre, comme leur triomphe tant de fois prédit eût fait notre orgueil et notre joie ? La sagacité du critique se trouvait liée à leurs destinées de poëtes fidèles et d’écrivains révérés ; le meilleur de nos fonds était embarqué à bord de leurs renommées, et l’on se sent périr pour sa grande part dans leur naufrage. 

Avril 1839.