Lamartine, Jocelyn (1836)
Bien des talents poétiques, des demi-talents, après les premiers succès et un éclat passager d’espérances, ne survivent pas à la jeunesse ; ou même une première et seule production heureuse les épuise, comme ces beautés fragiles qu’un premier enfant détruit. Les vraies beautés ne sont pas ainsi, les vrais talents encore moins : ils se renouvellent, s’augmentent longtemps, se soutiennent et varient avec les âges. Pour ne prendre que les génies lyriques, c’est-à-dire ceux qui excellent à revêtir toutes les émotions de leur âme par l’image et par le nombre, leur faculté n’est jamais plus grande, plus au complet qu’après la jeunesse et durant le milieu de la vie. D’ordinaire ils ont débuté par chanter l’amour ; tout autre intérêt, tout autre charme se perdait dans celui-là : mais, à mesure que ce ravissement intérieur a cessé, leur âme s’est élargie vers plus d’objets. L’œuvre ne s’est plus reproduite peut-être aussi saillante aux yeux du public qu’au début ; mais la faculté qui se manifeste dans les œuvres successives a grandi. L’âme du vrai poëte lyrique, après qu’y a pâli l’amour, est comme un Bosphore où le feu grégeois n’illumine plus la nuit, et qui éclaire moins ses rivages, mais qui les réfléchit mieux. Tout poëte-amant dit plus ou moins à son amie :
Aimons-nous, ô ma Bien-aimée,
Et rions des soucis qui bercent les mortels !
Quand la sublime illusion cesse, quand l’amour a revolé aux cieux, tout le monde d’alentour reparaît, dans une ombre d’abord, mais bientôt tout s’éclaire comme d’une aube croissante ; l’humanité reprend sa place dans l’univers. Le sentiment unique, qui avait tout laissé désert en s’enfuyant, se retrouve successivement en beaucoup d’autres sentiments dont chacun est moindre, mais dont l’ensemble anime et reflète à un point de vue vrai la création. Que fera le poëte lyrique alors, sous l’empire de cette faculté immense, plus calme, mais qui déborde en s’amoncelant, plus désintéressée, plus froide en apparence, mais si prompte à s’ébranler au moindre souffle et à rouvrir ses profondeurs émues ? Oh ! que de sons inépuisables, renaissants, perpétuels, on entendrait, on noterait, près de lui, si on l’écoutait dans ses solitudes aux automnes ou aux printemps ! Que de fleurs les brises commençantes vous apporteraient sous son ombre ! que de feuilles demi-mortes, les premiers aquilons ! Car tout lui parle ; si l’unique et brillante pensée ne tient plus son cœur, il n’est non plus indifférent à rien. L’oiseau qui passe, la voile qui blanchit, la mouche heureuse qui scintille dans le soleil, se peignent plus distincts que jamais dans ce lac de l’âme, uni à la surface, et dont les grandes douleurs ont creusé et abîmé le fond. Le chant du pâtre, les voix de la famille assise un moment dans le sillon, tout ce qui a le son de la vie, répond en lui à des places secrètes, et le provoque à dire les joies ou les douleurs des mortels. Tant de flambeaux chéris, qui pour lui ont disparu de la terre, éclairent par derrière au loin, en mille endroits indéterminés, la scène ; à chaque reflet passager, partout où il entend un bruit, un soupir, où il voit une beauté, une grâce, il dit : C’est là ! Le grand poète lyrique, à cet âge de calme et de mélancolique puissance, s’il se dérobe un instant aux obsessions des affaires et du monde pour remettre le pied dans ses solitudes, sent donc aussitôt et à chaque pas déborder en lui des chants involontaires ; il les livre comme la nature fait ses germes, il ne les compte plus. Et pourtant l’art est quelque chose ; la gloire a ses droits ; elle parle aussi à son heure, même aux plus négligentes de ces divines natures. Le besoin de recueillir dans une œuvre définitive tant de force féconde et tant de richesses nées du cœur se fait sentir et devient le rêve qui, comme l’ombre, s’accroît avec les années. On se dit que le chant tout seul n’est peut-être pas un monument suffisant dans la mémoire des hommes, de ceux qui n’auront pas, jeunes eux-mêmes, entendu la jeune voix du poète ; on se dit qu’une harpe éolienne n’éternise pas d’assez loin un tombeau. Heureux le poëte lyrique, le frère harmonieux des Coleridge et des Wordsworth, qui peut à temps, et mieux qu’eux, se ménager une œuvre d’ensemble ; une œuvre (s’il est possible) qu’une lente perfection accomplisse ; où ne sera pas plus de génie assurément que dans ces feuilles sibyllines éparses, âme sacrée du poëte, mais une œuvre plus commode à comprendre et à saisir des générations survenantes ; — espèce d’urne portative que la Caravane humaine, en ses marches forcées, ne laisse pas derrière, et dans laquelle elle conserve à jamais une gloire !
Si les années en se déployant ne nuisent pas au cours d’inspiration du vrai poëte lyrique, les événements, les révolutions qui déconcertent et ruinent les talents de courte haleine, le servent aussi. Il a été utile à M. de Lamartine, comme au petit nombre de talents éminents qui s’étaient liés à la cause de la Restauration, que-celle-ci tombât. Les barrières du champ clos n’existant plus, ces talents ont pu, sans infidélité, aller à leur tour dans tous les champs de l’avenir, qui déjà, de bien des côtés, s’ensemençaient sans eux ; ils ont pu arriver à temps, et là, en perspectives sociales, en espérances, en images sublimes, prélever, par droit de génie, toutes les dîmes glorieuses, qu’ils ajoutent chaque jour à leurs vieilles moissons. Les génies abondants et forts sont comme ces villes populeuses qui croissent vite et qui reculent tous les dix ans leur enceinte. Hors de l’enceinte première, au pied du rempart qu’ils semblaient s’être tracé, des essais de culture nouvelle et d’art plus libre s’étendent, d’industrieux faubourgs naissent au hasard et bientôt prennent consistance. Mais, à ce moment, le génie qui observe, noblement jaloux, se sent à l’étroit ; sourcilleux vers l’avenir, il dirait presque au pouvoir suzerain duquel il a reçu trop tôt sa limite, comme certains amants héroïques dans les fers de leurs cruelles : Ah ! que vous me gênez ! Aussi, dès qu’une occasion s’offre, il brise sa muraille, il envahit, il possède, il hâte et décore tout ce développement nouveau, il cherche à tout enserrer dans une muraille nouvelle qui soit encore marquée à sa devise et à son nom. La révolution de Juillet a été une de ces occasions d’agrandissement légitime que n’ont pas laissé passer deux ou trois génies ou talents éminents ; eux, du moins, ils ont secoué à leur manière leurs traités de 1815, et ils ont bien fait.
M. de Lamartine est un de ces génies. En politique, en pensées sociales, comme il dit, en religion, en poésie même à proprement parler, il a vu évidemment avec ardeur son horizon s’agrandir, et son œil a joué plus à l’aise, tout cadre factice étant tombé. Ses derniers écrits, discours ou chants, attestent cette aspiration nouvelle, quoique ses Harmonies, publiées avant Juillet 1830, en puissent également offrir bien des témoignages, et quoique ce développement semble chez lui, comme tout ce qui émane de sa nature heureuse, une inspiration facile, immédiate, une expansion sans secousse, plutôt qu’un effort impatient et une conquête.
La grande épopée qu’il prépare, et dont nous possédons déjà mieux que des promesses, ne peut que gagner à ces mouvements d’un si noble esprit. Désormais, on le voit, ce n’est plus par le côté des perspectives, ni par aucune restriction de coup d’œil, qu’elle aurait chance de manquer. Le mot même, si illimité, d’épopée humanitaire, a été prononcé dans sa préface récente par le poëte. C’est à lui, doué plus qu’aucun du don divin, de savoir et de vouloir enclore dans la forme durable ces grandes idées dégagées, de faire qu’elles vivent aux yeux, et qu’elles se terminent par des contours, et qu’elles se composent dans des ensembles qu’avoue l’éternelle Beauté. Mais tenons-nous-en au gage le plus sûr, tenons-nous à ce que nous possédons.
On n’a à s’inquiéter en rien de la manière dont Jocelyn se rattache, comme épisode, au grand poëme annoncé. Le prologue et l’épilogue font une bordure qui découpe l’épisode dans le tout, et nous l’offre en tableau complet ; c’est comme tel que nous le jugerons. — Jocelyn est un enfant des champs et du hameau ; malgré ce nom breton de rare et fine race, je ne le crois pas né en Bretagne ; il serait plutôt de Touraine, de quelqu’un de ces jolis hameaux voisins de la Loire, dans lesquels Goldsmith nous dit qu’il a fait danser bien des fois l’innocente jeunesse au son de sa flûte, et qui ont dû lui fournir plusieurs traits dont il a peint son délicieux Auburn. Jocelyn a seize ans au 1er mai 1786, et il se met depuis lors à se raconter à lui-même en chants naïfs ses pensées adolescentes. Il est allé à la danse du village, il y a vu Anne, Blanche, Lucie, toutes à la fois, toutes à l’envi si belles. Il rêve donc son rêve de seize ans, vaguement ému, le long de la charmille du jardin, en lisant Paul et Virginie. Jocelyn, c’est Paul lui-même, c’est Lamartine à cet âge, c’est notre adolescence à tous dans sa fleur d’alors développée, épanouie. Rien de bizarre, rien d’extraordinaire ni de farouche ; rien chez Jocelyn de ce que d’admirables poëtes ont su rendre dans des types maladifs, bien qu’immortels. Ne cherchez à son front nul éclair d’Hamlet, de René ou de Prométhée, de la race vouée au vautour ; il est de celle de Sem. Nous avons déjà eu plus d’une fois l’occasion de le remarquer, ce qui est particulier à Lamartine consiste dans un certain tour naturel de sentiments communs à tous. Il ne débute jamais par rien d’exceptionnel, soit en idées, soit en sentiments ; mais, dans ce qui lui est commun avec tous, il s’élève, il idéalise. Il arrive ainsi qu’on le suit aisément, si haut qu’il aille, et que le moindre cœur tendre monte sans fatigue avec lui.
Jocelyn est donc l’enfant pieux de toutes les familles heureuses, le frère de toutes les jeunes filles. Il a vu sa sœur souffrir et pâlir au retour du bal du hameau ; il a entendu, caché derrière le feuillage, les timides aveux de Julie au sein de sa mère. Mais Julie est pauvre ; Ernest, qu’elle aime, a des parents exigeants. Jocelyn a tout compris, et il se décide au sacrifice. S’il entre dans l’Église, s’il renonce pour Julie à sa part du modique héritage, elle pourra épouser Ernest : il déclare donc sa vocation à sa famille, et, le cœur brisé, mais en triomphant de son trouble, mais heureux du bonheur d’Ernest et de Julie, il quitte le toit natal pour le petit séminaire.
Ce qui est vrai des sentiments de Lamartine ne l’est pas moins des aventures qu’ici il invente. Rien de bien cherché, rien de compliqué au premier abord. Dans les scènes qui vont suivre, on retrouvera des situations, la plupart connues, toujours faciles à combiner, et par ces moyens simples il obtiendra une attache croissante, il finira par atteindre au pathétique déchirant.
Là même où les situations deviendront extraordinaires, elles seront de celles que l’imagination accepte aisément, parce qu’elle est disposée, depuis d’Urfé, depuis Théocrite et bien avant, à les inventer ainsi dans ses rêves. Cette invraisemblance se trouve de la sorte plus facile à accepter pour tout lecteur naïf, que ne le serait souvent une réalité plus serrée de près et plus motivée. Par cette continuité du naturel même dans l’invraisemblable, Jocelyn me semble parfois un roman de l’abbé Prévost, écrit par un poëte disciple de Fénelon.
Quelques livres heureux, qui commencent à s’user, ont eu le doux honneur d’une longue popularité dans la famille : Télémaque, Robinson, Paul et Virginie. Dans les derniers temps, Walter Scott a pris quelque part de cet héritage domestique si enviable. Ses romans, comme Lamartine l’a remarqué dans l’Épître adressée à l’illustre enchanteur, se lisent volontiers autour de la table du soir, sans que la pudeur ait à s’embarrasser. Pourquoi Jocelyn ne serait-il pas à son tour un de ces livres populaires dans la famille ? Pourquoi, pénétrant rapidement dans la classe moyenne de la société nouvelle, n’aurait-il pas pour lot d’initier, les femmes surtout, au sentiment poétique qui doit tempérer des habitudes de plus en plus positives ? Pourquoi n’aiderait-il pas, dans l’absence de croyance véritablement régnante, à maintenir ces sentiments de christianisme moral, sans prétention dogmatique, de christianisme qui n’a plus la prière du soir en commun, mais qui (en attendant ce que réserve l’avenir) peut se nourrir encore par de touchants exemples et des effusions affectueuses ? Le christianisme de Jocelyn, qui n’a rien d’offensif pour l’orthodoxie sévère, n’a rien de répulsif non plus pour toute philosophie qui admet Dieu. Ce poëme doux et élevé ne conviendrait-il pas exactement à cette situation mixte où se trouve la famille par rapport à la religion et à la morale ? N’aurait-il pas pour effet possible de lui offrir l’idéal permanent des sentiments de fils, de frère, d’amant, de prêtre évangélique, comme toute belle âme non tourmentée les conçoit encore ? Une des moralités qui transpirent de ce noble ouvrage, n’est-ce pas une conciliation insinuante de l’idée chrétienne, c’est-à-dire de l’esprit de sacrifice, avec les idées de travail et de liberté ? La portion de progrès, telle qu’elle s’offre par M. de Lamartine, n’a rien d’âcre ni de blessant ; jamais de bile ni au bord ni au fond ; on a beau presser, il est impossible qu’aucun sentiment équivoque sorte de là. Aussi, par beaucoup de raisons, quoique ces sortes de succès soient de ceux qu’on puisse le moins prédire et provoquer, je ne sais me dérober à l’idée que Jocelyn en mérite un semblable et y atteindra. Les endroits quelque peu vifs de passion et de tendre amorce sont dominés, traversés et comme assainis par des courants d’une chasteté purifiante ; un sentiment d’ineffable beauté plane toujours et pacifie l’âme pudique qui lit. Les familles n’ont plus aujourd’hui de filles destinées au cloître, et elles n’ont guère de fils destinés à l’autel ; le mot d’amour n’est donc pas en lui-même nécessairement alarmant, et il n’a effarouché d’ailleurs ni dans Paul et Virginie ni dans Télémaque. Les objections au genre de succès que nous appelons de tous nos vœux et qui nous semble désirable pour l’honneur moral d’une nation chez qui la classe moyenne adopterait Jocelyn, autant que pour la fortune de Jocelyn lui-même, ces objections se tireraient plutôt, selon nous, des longueurs du livre et de certaines abondances descriptives ; car on peut dire plus que jamais de Lamartine en ce poëme, comme il dit de certains arbres des Alpes au printemps :
La sève débordant d’abondance et de force
Coulait en gommes d’or aux fentes de l’écorce.
Mais, pour un livre déjà lu, dans lequel (comme je le suppose) on reprend, on relit sans cesse ; dans lequel le frère, déjà étudiant, ou la sœur aînée choisit les morceaux à lire à haute voix, le soir, autour de la table à ouvrage, cette abondance, cette richesse extrême, qui laisse au choix tant de liberté heureuse, et qui rassemble en chaque endroit tant de genres de beautés, a bien aussi ses avantages. Des critiques ont remarqué qu’il n’est pas dans Homère une seule beauté mémorable que le divin vieillard ne répète, ne varie en trois ou quatre endroits, au risque souvent de l’affaiblir ; je ne sais s’ils ont conclu de là pour ou contre l’existence d’un Homère. Chez Lamartine, chez celui que je voudrais saluer aujourd’hui comme l’Homère d’un genre domestique, d’une épopée de classe moyenne et de famille, de cette épopée dont le bon Voss a donné l’idée aux Allemands par Louise, que le grand Goethe s’est appropriée avec perfection dans Hermann et Dorothée, et dont Beattie, Gray, Collins, Goldsmith, Baggesen, parmi nous l’auteur de Marie, sont des rapsodes soigneux et charmants, d’inégale haleine ; — chez Lamartine, le plus abondant de tous, on pourrait noter quelque chose de l’habitude homérique dans la reprise fréquente des mêmes beautés, des mêmes images, et quelquefois presque des mêmes vers. Ce ne sont pas là des obstacles. Il y en aurait plutôt dans certaines incorrections grammaticales, dans quelques-unes de ces négligences de rime et de langue, que le poëte (a dit autrefois Nodier) semble jeter de son char à la foule en expiation de son génie, et qu’en prenant une plus pastorale image je comparerais volontiers à ces nombreux épis que le moissonneur opulent, au fort de sa chaleur, laisse tomber de quelque gerbe mal liée, pour que l’indigence ait à glaner derrière lui et à se consoler encore. Mais il ne faut pas cela : il ne faut pas qu’au milieu d’une émouvante lecture en cercle, un auditeur peu disposé, comme il s’en trouve, un jaloux consolé ait droit de faire entendre une remarque discordante et de susciter une discussion sèche ; il ne faut pas que l’oncle, venu là par hasard, l’oncle qui a fait autrefois de bonnes études sous l’Empire, mais qui depuis… a été dans la banque, puisse lancer sa protestation, au nom de la règle violée, à travers cette admiration affectueuse de l’aimable jeunesse ; qu’il ait lieu de jeter, pour ainsi dire, sa poignée de poussière dans cet essaim d’abeilles égayées qui se doraient au plus beau rayon. Aussi, quand, à une seconde édition prochaine, le poëte aura corrigé une douzaine (je n’ai pas compté) d’incorrections, de concessions trop largement faites à la rime et à la mesure, au détriment de la règle ou de l’analogie, il aura fourni une chance de plus à ce succès croissant, pacifique, établi, tout de cœur et non de lutte, que nous voulons à Jocelyn.
Mais, au milieu de notre propre discussion mêlée à nos conjectures et à nos désirs sur la destinée du poëme, nous oublions Jocelyn en personne, qui est entré au petit séminaire, et qui a dû, il est vrai, y rester six longues années. Nous le retrouvons en 93. L’orage grondant vient battre les murs de la sainte maison dans laquelle il prolongeait sa vie de prière, et parfois de rêverie. Bientôt l’assaut commence ; l’injure et tout à l’heure la mort sont aux portes. Sa mère, sa sœur, toute sa famille, sont en fuite déjà, et vont chercher quelque abri au delà des mers ; lui-même, avec douze louis d’or qu’on lui fait secrètement remettre, il n’a que le temps de s’échapper. Comme petit détail exact, j’aimerais mieux que Jocelyn sortît du séminaire avant 93, avant la mort du roi, et dès 92, ce qui abrégerait d’autant l’année 94, trop longue dans le poëme (car par mégarde elle est double). Jocelyn s’échappe donc en changeant d’habit ; il gagne le Dauphiné, Grenoble, et arrive aux Alpes. Un pâtre le recueille, et lui indique, comme plus sûre et tout à fait inviolable, une grotte, une vallée close, inconnue de tous, et dans laquelle on ne parvient que le long de rampes étroites et par un périlleux sentier. Après les horreurs des massacres, après les angoisses de la fuite, et celles même d’une route si escarpée, au moment où Jocelyn met le pied, par delà le précipice, dans la haute et douce vallée dont il s’empare, oh ! en ce moment, comme il s’écrie vers le ciel, comme il foule délicieusement la mousse ! comme il s’ébat tour à tour et s’agenouille ! Il faut l’entendre, poëte, triompher dans sa solitude, et en des chants inextinguibles bénir la nature et Dieu. Jocelyn, seul, dans la Grotte des Aigles, rentre dans une situation qu’ont rêvée une fois tous les cœurs sensibles épris de la nature au printemps. Sa Grotte des Aigles, c’est son île Saint-Pierre plus inaccessible, une île de Robinson grandiose et poétique, une Otaïti déserte et aussi fortunée. Il me rappelle Chactas ou René dans les savanes, Oberman à Fontainebleau ou à Charrières. Ou plutôt il ignore tout cela ; il ne songe qu’à se plonger dans l’ivresse sereine de ces hauts lieux, à remercier l’Auteur, à bénir sur la montagne pendant le bouleversement de la terre, sur la montagne où sa vallée est pendue au rocher comme un nid, et offerte au soleil comme une corbeille. Jocelyn recommence naïvement Éden, sans rien de creusé ni de sauvage : heureuse simplicité retrouvée ! l’élévation libre et facile compense en lui la profondeur. Mais la nature ne suffit pas toujours ; l’ennui va venir à l’homme solitaire, et la langueur. Jocelyn, sans être prêtre, était déjà près de l’autel ; il ne pourrait désirer sans honte une Éve inconnue ; il s’est enfui un jour, tout effrayé de lui-même, pour avoir trop complaisamment regardé, à travers les châtaigniers, l’adorable sourire satisfait d’un jeune pâtre et de sa compagne ; mais il voudrait un cœur d’ami, un compagnon du moins de son exil et de cette félicité que ne troublent que par instants les orages et les crimes d’en bas. Ne vous étonnez pas de cette promptitude à la félicité : c’est ainsi qu’est faite naturellement la jeunesse.
Pourtant le compagnon désiré arrive : un jour que Jocelyn s’est hasardé hors de l’enceinte et par delà le périlleux sentier, il rencontre dans la montagne un proscrit, accompagné de son fils, que poursuivent deux soldats. Une lutte s’engage au bord du sentier ; les soldats y glissent, et roulent, broyés, dans l’abîme ; mais le proscrit blessé et mourant n’a que le temps de confier à Jocelyn Laurence. C’est le nom de l’enfant ; Laurence, nom douteux, enfant charmant, virgilien, qui tient d’Euryale et de Camille, qui a quinze ans : pene puella puer !Jocelyn nous dit qu’en le regardant son œil hésite entre l’enfant et l’ange.
Au premier printemps, Laurence est devenu plus beau, il étonne, il éblouit son ami ; il éclaire la grotte d’alentour ; c’est bien pour le jeune lévite, en effet, comme l’ange des proses d’Alléluia : In albis sedens Angelus. Le plus sublime moment de la situation, après l’hymne exhalé vers l’idéale et chaste beauté, vers la beauté sans sexe encore, est cette vaste éclosion du printemps qui éclate, en quelque sorte, un matin, dans la haute vallée : du sein de cette nature soudainement attiédie et ruisselante, s’élève le chant en chœur des deux enfants qui s’ignorent l’un l’autre et qui se regardent avec larmes. On trouverait dans les printemps de Finlande et de Russie, touchés par Bernardin de Saint-Pierre, dans ceux du nord de l’Amérique décrits par M. de Chateaubriand, des traits heureux de comparaison avec ce printemps de la vallée des Aigles. Si l’on a deviné que Laurence, l’angélique enfant, n’est qu’une femme, on sera reporté aussi à des scènes du pèlerinage de Paul et Virginie dans la Montagne-Noire. Toute cette partie du poème de M. de Lamartine, depuis l’entrée de Laurence dans la vallée, est véritablement une grande idylle, à prendre le sens exact du mot. Le caractère propre de l’idylle consiste à représenter l’homme dans un état de calme champêtre, d’innocence et de simplicité, où il jouisse librement de tout le bonheur naturel. Celui qui, dans les Préludes, nous avait chanté d’une voix attendrie : Je suis né parmi les pasteurs, réalise et déploie en ce tableau son premier vœu. Tous les rêves bucoliques des Florian, des Gessner, des Haller, sont élevés ici à la hardiesse et à la grandeur, dans ce cadre majestueux des Alpes, et 94 au fond. Abel était heureux à la face de ses parents inconsolés, le lendemain de la chute du monde : tandis que le sang d’André Chénier, de Marie-Antoinette et de madame Roland arrosait l’échafaud, l’hymne de ces deux enfants planait et montait au ciel dans le printemps d’avant Thermidor, et de dessus leur piédestal embaumé. Double triomphe, admirablement senti, perpétuellement vrai, de la jeunesse et de la nature, en face du désastre ardent de la société ! C’est bien là le poëte qui déjà s’était écrié, indiquant à l’âme blessée l’immortel dictame des forêts :
Mais la nature est là, qui t’invite et qui t’aime ;
Plonge-loi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours !
Quand tout change pour toi, la nature est la même.
Et le même soleil se lève sur tes jours.
C’est bien de celui qui avait chanté par la bouche de Childe-Harold déclinant :
Triomphe, disait-il, immortelle Nature !…
Mais la société reprend ses droits, le devoir parle, l’idylle n’a eu qu’un jour. Jocelyn apprend que son vieil évêque est dans les cachots de Grenoble, à la veille de l’échafaud, et qu’il réclame un de ses enfants. Jocelyn a découvert d’ailleurs que Laurence n’est qu’une jeune fille, que son père avait déguisée ainsi pour la commodité de la fuite, et que plus tard un confus sentiment de pudeur avait retenue. Il s’échappe donc une nuit, pendant le sommeil de Laurence, de la vallée périlleuse et troublée ; il accourt à Grenoble, il se glisse dans le cachot, et là, aux pieds du saint évêque qu’il trouve implorant tour à tour, menaçant et ordonnant, s’agite en lui la lutte pathétique dans laquelle il ne se relève que prêtre et à jamais consacré. Jocelyn debout reçoit la confession de l’évêque, l’absout et le prépare ; mais lui-même, le devoir accompli, dans l’épuisement de son effort surnaturel, il retombe saisi d’une maladie qui le jette jusqu’aux portes de la mort. Quand ses idées lui reviennent distinctes, il se trouve dans un hospice, entouré de sœurs charitables ; Thermidor est passé, l’on respire. Sa première pensée est qu’il est prêtre, et que Laurence vit. La sœur de l’évêque va elle-même chercher à la Grotte des Aigles la pauvre agenouillée, qui attend depuis la fatale nuit, et qui ne veut pas croire à une séparation éternelle. Bref, cette séparation consommée, Jocelyn, qui a passé deux ans de convalescence morale et d’épreuve dans une maison de retraite ecclésiastique, reçoit la cure de Valneige, petit village situé tout au haut des Alpes ; et c’est de là que (vers 98) il écrit à sa sœur, revenue avec sa mère de l’exil, les détails que tout le monde a lus, de son pauvre presbytère, de ses laborieuses journées, de ses nuits troublées encore.
Cette poésie de curé de campagne est neuve en France, et M. de Lamartine méritait bien de l’y introduire et de l’y naturaliser. Elle existe depuis longtemps en Allemagne, en Angleterre surtout ; on ferait une douce et piquante histoire de tous les pasteurs, recteurs, curés ou vicaires, qui ont été poëtes ou que les poëtes ont chantés. La Louise de Voss est fille du vénérable pasteur de Grunau, et son amant Valter est lui-même pasteur d’un village voisin. Goldsmith, dans son délicieux poëme du Village abandonné, a peint l’idéal de tous ces curés modestes, de ces vicaires bienfaisants, dont il a reproduit ensuite le portrait avec plus de réalité, mais non moins de charme, dans son Vicaire de Wakefield. Fielding, dans Joseph Andrews, a également son bon curé, et la Paméla de Richardson, au défaut du jeune lord, ne doit-elle pas épouser quelque vicaire ? Mais, pour nous en tenir au curé, au vicaire de campagne. poétique ou poëte, c’est à celui du Village abandonné qu’il faut revenir comme type aimable :
A man he was to all the country dear,
And passing rich with forty pounds a year.
Delille, dans l’Homme des Champs, en imitant ce fin et doux tableau, nous l’a tout à fait défiguré par le vague et la banalité des traits :
Voyez-vous ce modeste et pieux presbytère ?
Là vit l’homme de Dieu dont le saint ministère
Du peuple réuni présente au ciel les vœux,
Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieux,
Soulage le malheur, consacre l’hyménée, etc. ;
et plus loin :
Honorez ses travaux ! Que son logis antique.
Par vous rendu décent et non pas magnifique, etc.
Et cela au lieu du frais taillis et du jardin souriant de l’aimable curé d’Auburn ! Qu’on mette aussi en regard l’intérieur de Jocelyn à Valneige :
Le jardin, le verger, quelques arpents de prés,
Les châtaignes, les noix, de petits coins de terre
Que je bêche moi-même autour du presbytère ;
Tout abonde ; le pain y cuit pour l’indigent,
Et Marthe dans l’armoire a même un peu d’argent.
Dans son Épître au curé de Roquencourt, Ducis, plus voisin de la nature que Delille, avait dit :
Ton presbytère étroit, sous ton humble clocher,
À l’église attenant, suffit pour te cacher.
Le jardin, qu’à grand’peine un quart d’arpent compose,
Comme un autre a son lis, son œillet et sa rose.
Un lilas, à sa porte, annonce le printemps ;
Un cyprès nous y dit : « Tout passe avec le temps. «
Le charmant rousselet, la bergamote encore,
D’un duvet parfumé s’y couvre et se décore, etc., etc.
En Angleterre, avant ces derniers temps, avant les réformes qui menacent, la situation d’un curé de campagne, dans un joli pays, entouré d’une tendre famille, avec de grandes roses de mer au seuil du logis et à la fenêtre, était un rêve d’idylle tout trouvé. Thompson, fils d’un ministre, avait gardé sans doute pour ses fraîches peintures bien des réminiscences gracieuses d’enfance. Le tendre William Cowper était le sixième fils d’un Révérend, car les Révérends, d’ordinaire, avaient six ou dix enfants. Avec ces nombreuses familles, ou même sans cela, la réalité était parfois pour eux moins fleurie que le rêve du poëte. Penrose, s’il m’en souvient, s’est plaint de cette vie si pauvre, si condamnée à une fatigue que la dime toujours ne nourrissait pas. Hervey, le chantre méditatif, souffrait de la gêne. Mais celui qui a le mieux exprimé cette autre face du tableau, et qui a pris en main avec génie la cause du vrai et de la vie non convenue, dans la peinture des curés et des vicaires, c’est Crabbe. Après une jeunesse pleine de misère, étant entré lui-même dans cette humble condition de recteur de village ou de bourg, il en a retracé les alentours, les accidents de ridicule, de sujétion ou de souffrance, avec une vigueur sagace et mordante. Son premier poëme, le Village, qui accuse, en dépit, des Tityres et des Corydons, les mœurs grossières et la pauvreté hideuse d’une population voisine des côtes, ne nous montre guère le prêtre du lieu que comme trop affairé pour présider au convoi du pauvre, et remettant la prière funèbre jusqu’au prochain dimanche. Il poursuit la même idée de peinture réelle avec plus de détail dans son Registre de Paroisse ; c’est une réaction formelle et déclarée contre l’idéal des Thompson et des Goldsmith. Toutes ces félicités embellies de presbytère ou de chaumière, il ne les a trouvées nulle part ; mais partout des vices, partout des douleurs : depuis le déluge, dit-il, Auburn ni Éden n’existent plus. Dans son poëme du Bourg, les deux portraits du ministre (vicar) et du vicaire ou second (curate) sont des morceaux achevés de précision, de grâce malicieuse, de relief personnel et domestique. La figure fade, douce, souriante toujours, inoffensive et circonspecte, du bon ministre, atteste dans le peintre un moraliste rival des Johnson et des Swift ; jamais l’insignifiance d’un visage n’a pris autant de consistance aux yeux. Ce bon ministre, chez qui la peur est l’unique passion dirigeante, deviendrait, en des temps orageux, le pendant exact du curé Abondio des Fiancés de Manzoni. Quant au vicaire (curate), il est admirable et touchant de vérité naïve : sa science dans les classiques grecs ; sa pauvreté, la maladie de sa femme ; ses quatre filles si belles et si pieuses, ses cinq fils qui s’affligent avec lui ; ce mémoire de marchand, entre deux feuillets, qui le vient troubler au milieu du livre grec qu’il commentait dans l’oubli de ses maux ; sa joie simple, triomphante, un matin qu’il a lu au réveil et qu’il annonce à sa famille qu’une société littéraire (il le tient de bonne source) se fonde enfin, pour publier les livres des auteurs pauvres ; toutes ces petites scènes successives composent un ensemble fini qui ne peut être que de Wilkie ou de Crabbe.
M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires, a raconté, de son ancienne et pauvre vie en Angleterre, une attendrissante aventure, qui a pour objet une divine Charlotte, fille d’un ministre de campagne, d’un Révérend très-fort aussi en grec, comme ils le sont tous : le presbytère anglais encadré de ses fleurs, et avec toute sa précieuse netteté, y reluit dans une belle page. À travers des vallées où paissent des vaches, de jolis petits chemins sablés nous y conduisent. La vie de nos curés de campagne en France n’a rien qui ait favorisé un genre pareil d’inspiration et de poésie. S’il avait pu naître quelque part, c’eût été en Bretagne, où les pauvres clercs, après quelques années de séminaire dans les Côtes-du-Nord, retombent d’ordinaire à quelque hameau voisin du lieu natal. M. Souvestre nous a récemment indiqué cette veine naïve de poésie semi-ecclésiastique dans ses études des Bretons. M. Brizeux nous a introduit parmi ce joyeux essaim d’écoliers qui bourdonnait et gazouillait autour des haies du presbytère chez son curé d’Arzano. Quelques pages enfin des Paroles d’un Croyant, quelques-unes des images touchantes et non politiques, pourraient se rapporter à cette poésie de curé de campagne en Bretagne. Mais la difliculté d’une double langue en ce pays, et aussi la sévérité des habitudes catholiques, dans lesquelles l’amour humain chez le prêtre n’a point d’expression permise, n’ont pas laissé naître et grandir jusqu’à l’état de littérature ces instincts poétiques étouffés des pauvres clercs. Jocelyn est notre premier curé de campagne qui ait chanté.
Jocelyn, remarquons-le bien, chante, tant qu’il n’est pas tout à fait guéri encore ; il chante, tant que l’image de Laurence le trouble et continue de partager son cœur. Ce qu’il nous raconte, ou plutôt ce qu’il raconte à sa sœur et ce qu’il se rappelle à lui-même, ce n’est pas vieux et apaisé qu’il y revient ; depuis cette dernière maladie à laquelle il manque de succomber, peu après la mort de Laurence, le manuscrit cesse. Jocelyn guéri a vécu de longues années encore, et il s’est tu, ou du moins il n’a plus repassé ses douleurs. L’amitié du Botaniste a pu les ignorer jusqu’au moment où Marthe l’a aidé à retrouver ces papiers anciens qui n’étaient point destinés à survivre. La vraisemblance catholique du poëme est ainsi sauvée. Si, dans le Jocelyn que nous possédons, on aperçoit jusqu’à la fin quelque trait d’amour trop tendre, ce reste de faiblesse a dû être corrigé, durant les longues années suivantes, par cette vie toute pratique, de laquelle le Botaniste nous a dit :
La douleur qu’elle roule était tombée au fond ;
Je ne soupçonnais pas même un lit si profond ;
Nul signe de fatigue ou d’une âme blessée
Ne trahissait en lui la mort de la pensée ;
Son front, quoiqu’un peu grave, était toujours serein ;
On n’y pouvait rêver la trace d’un chagrin
Qu’au pli que la douleur laisse dans le sourire,
À la compassion plus tendre qu’il respire.
Au timbre de sa voix ferme dans sa langueur…
À la fin des lettres de Jocelyn à sa sœur, après tous ces détails journaliers de prière, de travail, de charité, le curé de Valneige se représente, la nuit, veillant, agité encore, lisant tantôt l’Imitation, tantôt les poëtes :
Dans mes veilles sans fin, je ressemble, ô ma sœur,
À ce Faust enivré des philtres de l’école, etc., etc.
« Je ne voudrais pas ce Faust, » me disait une belle âme bien éclairée dans la pratique chrétienne : « quand on travaille et qu’on fait son devoir de curé le jour, on dort la nuit. » — Oui ; mais ce Jocelyn du commencement n’est pas arrivé et fixé encore ; il n’a pas encore trouvé son calme, ni peut-être toute sa foi ; il n’a pas enseveli Laurence. Plus tard, quand Jocelyn a triomphé de cette maladie à laquelle se termine le manuscrit de ses confidences, quand il est tel que le Botaniste l’a connu, ses nuits sont calmes ; toute fièvre de passion ou d’incertitude a cessé : il ne reste plus de lui que le ministre de charité, l’homme des admirables paraboles qu’il débite à son troupeau ; et, s’il ne maudit pas le Juif, si l’on sent qu’il n’aurait d’anathème, ni contre le vicaire savoyard, ni contre un confrère vaudois de l’autre côté des Alpes, ce n’est pas doute ni tiédeur de foi, c’est qu’il est de ce christianisme assurément fort justifiable, de ce christianisme clément, comme Jésus, au bon Samaritain.
La mère de Jocelyn, affaiblie par la fatigue et la souffrance, a désiré revoir le village natal, dans lequel sa maison ancienne ne lui appartient plus ; elle a désiré y embrasser un moment, encore une fois, son fils, qui abandonne pour quelque temps Valneige. Jocelyn, lorsqu’il s’était informé de la santé de cette mère bienaimée auprès de sa sœur lors de leur retour, avait dit avec cette beauté de cœur qui n’est qu’à lui :
Mais, dis-moi, rien n’a-t-il changé dans ses beaux traits ?
Son œil a-t-il toujours ce tendre et chaud rayon,
Dont nos fronts ressentaient la tiède impression ?
Sur sa lèvre attendrie et pâle, a-t-elle encore
Ce sourire toujours mourant ou près d’éclore ?
Son front a-t-il gardé ce petit pli rêveur
Que nous baisions tous deux pour l’effacer, ma sœur,
Quand son âme, le soir, au jardin recueillie,
Nous regardait jouer avec mélancolie ?
Mais quand il la revoit si changée, quelle douleur est la sienne, mêlée de funèbre pressentiment ! La mère de Jocelyn veut parcourir une dernière fois la maison natale dans l’absence du nouveau possesseur. C’est une scène analogue à celle d’Amélie et de René revoyant le manoir paternel ; plus loin, lorsque Jocelyn doit ensevelir Laurence à la Grotte des Aigles, il pourra rappeler Chactas ensevelissant Atala ; car ce n’est pas, je l’ai déjà dit, par le point de départ singulier des situations que ce poëme se distingue, mais par leur naturel, par leur développement, leur fraîcheur et leur jet de source à chaque pas, par l’inspiration et l’émanation qui s’élève du tout : là vraiment se déploie l’originalité, le génie. Si vous avez perdu une mère, si, nourri aux affections de famille, vous avez éprouvé quelqu’une de ces grandes et saintes douleurs qui devraient rendre bon pour toute la vie, lisez, relisez, pour retrouver vos émotions les meilleures, la visite à la maison natale, l’évanouissement de la mère de Jocelyn, la rentrée folâtre des enfants du nouveau possesseur, courant de haie en haie, tandis qu’elle, on l’emporte par l’autre porte sans connaissance ; et, après cette mort, les larmes du fils pieux, sa foi soulageante, ses retours vers les jours passés de tendres leçons et d’enfance heureuse,
Quand le bord de sa robe était mon horizon !
lisez pour vous, lisez aux autres ; baignez-vous, baignez-les dans ces salutaires et abondantes douleurs !
Après un court voyage à Paris (vers 1800), où il retrouve, sans lui parler, Laurence en proie aux dissipations du monde, et après avoir aussi conçu une rapide et profonde idée de la renaissance du siècle, Jocelyn s’enfuit à la hâte vers ses montagnes et se replonge en cet air âpre et vivifiant dont il a besoin pour ne pas défaillir. C’est à cette partie de sa vie que se rapportent les admirables enseignements, si appropriés à l’esprit de son troupeau, la parabole du Nil, des Deux Frères, la leçon d’astronomie aux enfants du village, terminée par le dialogue de l’Aigle et du Soleil. On peut rapprocher moralement et littérairement ce genre familier au curé de Valneige de quelques belles paraboles des Paroles d’un Croyant, et de celles de Krummacher, pasteur à Brème. L’histoire du Tisserand appartient au registre de paroisse d’un Crabbe attendri et compatissant. Mais rien ne se peut comparer pour l’abondance rurale et le sacré de l’inspiration au morceau des Laboureurs. Ces antiques et éternelles géorgiques (ascræum carmen), reprises par une voix chrétienne, ont une douceur nouvelle et plus pénétrante ; la sainte sueur humaine, mêlée à la sueur fumante de la terre, est bénie ; le respect, la religion du travail vous gagne, et, à l’heure de midi, quand la famille épuisée s’arrête et va boire un moment à la source, on s’écrie humainement avec le poëte :
Oh ! qu’ils boivent dans cette goutte
L’oubli des pas qu’il faut marcher !
Seigneur, que chacun sur sa route
Trouve son eau dans le rocher !
Que ta grâce les désaltère !
Tous ceux qui marchent sur la terre
Ont soif à quelque heure du jour :
Fais, à leur lèvre desséchée,
Jaillir de ta source cachée
La goutte de paix et d’amour !
et tout l’hymne qui suit.
Jocelyn nous offre beaucoup plus de particularités dans le détail, de curiosité pittoresque, domestique, locale, que les précédents poëmes de Lamartine, et marque en ce sens chez lui une nouvelle manière. Pourtant, ce qui continue de distinguer expressément le poëte, c’est encore la grandeur, l’élévation à laquelle il revient, vers laquelle il s’échappe toujours par quelque côté. Son paysage, si détaillé qu’il veuille le faire, ne représente jamais dans tous les sens de l’horizon ces autres paysages vraiment locaux et déterminés de Goldsmith, du Hollandais Pott, de Burns, de Hebel ; toujours quelque ouverture de ciel se fait sur un point, par où il monte à l’instant et plane ; et alors, à ces hauteurs, le vaste paysage ondoyant recommence. La nature prise à vol d’oiseau est surtout familière à Lamartine et à Jocelyn ; après qu’il a discerné quelque temps de son œil perçant et doux les détails qui sont à ses pieds, les bœufs qu’on attelle, les rejets de frêne qu’on leur effeuille, les rameaux ombrageux qu’on leur plante sur la tête, et les mouches que les enfants chassent à leurs flancs, le voilà, en un clin d’œil, qui revole à l’autre bout de l’horizon, ou qui repart sur une nuée. C’est en cela que son paysage, jusque dans ses acquisitions nouvelles, diffère toujours de ces paysages plus exactement clos, et comme entre deux haies, de Grunau, d’Auburn, et de certaines peintures des rives de l’Yarrow en Écosse, du Skorf en Bretagne, dans lesquelles les perspectives du ciel elles-mêmes nous apparaissent plus encadrées. S’il y perd quelque chose en confection, en fini, il y gagne en aisance, en largeur d’ensemble, et le petit détail, même quand il s’y livre, n’a jamais chez lui le prenez-y garde de la miniature.
Wordsworth et Coleridge, deux grands poëtes pittoresques et méditatifs, n’y ont pas échappé : il y a chez eux de la miniature, qui s’associe pourtant avec une très-haute élévation. Ce serait une assez neuve et utile manière de caractériser Lamartine, et de renouveler l’étude tant de fois faite de sa poésie, que de le comparer d’un peu près avec ces deux grands lakistes, qu’il connaît fort légèrement sans doute, et desquels il se rapproche et diffère par de frappants endroits. Coleridge, dans sa jeunesse, a fait d’admirables Poëmes méditatifs, dans lesquels la nature anglaise domestique, si verte, si fleurie, si lustrée, décore à ravir, et avec une inépuisable richesse, des sentiments d’effusion religieuse, conjugale ou fraternelle ; soit que le soir dans son verger, entre le jasmin et le myrte, proche du champ de fèves en fleur, il montre à sa douce Sara l’étoile du soir, et se perde un moment, au son de la harpe éolienne, en des élans métaphysiques et mystiques, qu’il humilie bientôt au pied de la foi ; soit qu’il abandonne ensuite ce frais cottage, de nouveau décrit, mais trop délicieux, trop embaumé à son gré pendant que ses frères souffrent (vers l’année 93), et qu’il se replonge vaillamment dans le monde pour combattre le grand combat non sanglant de la science, de la liberté et de la vérité en Christ ; soit qu’envoyant à son frère, le révérend George Coleridge, un volume de ses œuvres, il y touche ses excentricités, ses erreurs, et le félicite d’être rentré de bonne heure au nid natal ; soit qu’un matin, visité par de chers amis, dans un cottage encore, et s’étant foulé, je crois, le pied, sans pouvoir sortir avec eux, du fond de son bosquet de tilleuls où il est retenu prisonnier, il fasse en idée l’excursion champêtre, accompagne de ses rêves aimables Charles surtout, l’ami préféré, et se félicite devant Dieu d’être ainsi privé d’un bien promis, puisque l’âme y gagne à s’élever et qu’elle contemple ; soit enfin que, dans son verger toujours, une nuit d’avril, entre un ami et une femme qu’il appelle notre sœur, il écoute le rossignol et le proclame le plus gai chanteur, et raconte comme quoi il sait, près d’un château inhabité, un bosquet sauvage tout peuplé de rossignols chantant à volée, en chœur, et entrevus dans le feuillage sous la lune, au milieu des vers luisants : Oh ! quand son enfant sera d’âge, nous dit-il en finissant, son cher petit, bégayant encore, et qui sait déjà reconnaître l’étoile du soir, comme il le réjouira avec de tels sons ! comme il l’habituera à associer l’idée de joie à l’image de la nuit, comme il veut lui donner en toutes choses, pour compagne de jeux, la nature ! On voit, par ces traits imparfaits, quelles doivent être chez Coleridge la curiosité brillante, l’étincelle perpétuelle du détail, et en même temps l’élévation et la spiritualité des sentiments. Il y a en lui une irrésistible sympathie par tous les points avec la Vie universelle, et il cherche ensuite à réprimer cette expansion, à la ramener dans un ordre régulier de foi ; il y a en lui, si je l’ose dire, du bouddhiste qui tâche d’être méthodiste. Cette lutte et ce contraste ont un grand charme ; et le petit nombre de Poëmes méditatifs dont je parle n’ont pas été assez distingués et loués comme des exemples excellents, selon moi, d’un genre si précieux de poésie. Dans le Jocelyn de Lamartine, l’admirable apostrophe :
Ô mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous,
Seul il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître, etc.,
rentre, à quelques égards, dans l’universalisme idéaliste de Coleridge. Mais là encore, comme partout, Lamartine n’a pas de détour, de retour compliqué, de subtilité métaphysique ou de restriction méthodiste. En parlant de son chien avec effusion, avec charité, il est toujours dans cette large voie humaine, au bout de laquelle, du plus loin, on aperçoit près de leurs maîtres les chiens d’Ulysse et de Tobie. M. Ampère, parlant d’après Cassien des solitaires de la Thébaïde et de leurs rapports souvent merveilleux avec les lions et les divers animaux, a suivi ingénieusement dans le christianisme jusqu’à saint François d’Assise cette tendresse particulière de quelques moines pour les bêtes de Dieu. Mais ce genre de sentiments exceptionnels dans le christianisme et dans l’humanité sent déjà la secte. Au contraire, les belles apostrophes de Lamartine à Fido, loin de paraître singulières à personne, ne feront que rendre la pensée de bien des cœurs.
Mais c’est avec Wordsworth que les rapports de Lamartine, en ressemblance et en différence, me paraissent plus nombreux et plus sensibles. Wordsworth pense avec Akenside, dont il prend le mot pour devise, que « le poëte est sur terre pour revêtir par le langage et par le nombre tout ce que l’âme aime et admire ; » et Lamartine nous dit quelque part en son Voyage d’Orient :« Je ne veux voir que ce que Dieu et l’homme ont fait beau ; la beauté présente, réelle, palpable, parlant à l’œil et à l’âme, et non la beauté de lieu et d’époque. Aux savants la beauté historique ou critique ; à nous, poëtes, la beauté évidente et sensible, etc. » Mais ces deux poëtes, fidèles également à la beauté naturelle, d’une âme aussi largement ouverte à la réfléchir, se distinguent dans la manière dont ils s’élèvent et par laquelle ils arrivent à l’embrasser, à la dominer. Lamartine y va toujours par le plus droit chemin, d’un seul essor, en vue de tous. S’il est curieux de détail en un endroit, c’est comme par accident ; il s’élance de là ensuite d’un plein vol, et ne cherche pas à lier le petit au grand par une subtilité symbolisante, heureuse peut-être, mais détournée. Ainsi, quand ses deux personnages, Jocelyn et Laurence, du sein de leur montagne, chantent le printemps, c’est tout ce qu’il y a de plus direct en naissance de sentiments, de plus trouvé d’abord, quoique bientôt aussi élevé que possible. Wordsworth, lui, ne procède pas de cette sorte. Pour arriver à des hauteurs égales, il se dérobe par des circuits nombreux, compliqués. Je prends presque au hasard, dans le dernier recueil qu’il a publié (Yarrow revisited) deux ou trois termes de comparaison. S’il monte au sommet d’un mont, et qu’il veuille en s’asseyant bénir Dieu au bout du pèlerinage, il fera, par exemple, le sonnet suivant auquel il donnera pour titre :
REPOSEZ-VOUS ET REMERCIEZ.
au sommet de glencroe.
Ayant monté longtemps d’un pas lourd et pesant
Les rampes, au sommet désiré du voyage,
Près du chemin gravi, bordé de fin herbage,
Oh ! qui n’aime à tomber d’un cœur reconnaissant ?
Qui ne s’y coucherait, délassé, se berçant
Aux propos entre amis, ou seul, au cri sauvage
Du faucon, près de là perdu dans le nuage,
— Nuage du matin, et qui bientôt descend ?
Mais, le corps étendu, n’oublions pas que l’âme,
De même que l’oiseau monte sans agiter
Son aile, ou qu’au torrent, sans fatiguer sa rame,
Le poisson sait tout droit en flèche remonter,
— L’âme (la foi l’aidant et les grâces propices)
Peut monter son air pur, ces torrents, ses délices !
Lamartine, très-probablement, ayant fait le même pèlerinage, eût entonné son hymne d’actions de grâces, au sommet, sans s’arrêter à cette comparaison, fort belle d’ailleurs, mais cherchée, de l’oiseau et du poisson, avec l’âme qui monte, tandis que le corps est étendu immobile. — S’il arrivait devant la hutte d’un Highlander, avec une femme, une dame, pour compagne de voyage, qui marquerait quelque répugnance à entrer dans cette hutte enfumée, il la lui décrirait avec détail, avec grâce, comme il fait pour Valneige, et se complairait bientôt magnifiquement à la bénédiction de Dieu sur les cœurs simples qui y sont cachés, mais sans trop s’arrêter et sans plus revenir à l’hésitation de sa compagne. Or, Wordsworth nous parle ainsi de la cabane du Highlander :
Elle est bâtie en terre, et la sauvage fleur
Orne un faîte croulant ; toiture mal fermée,
Il en sort, le matin, une lente fumée,
(Voyez) belle au soleil, blanche, et torse en vapeur !
Le clair ruisseau des monts coule auprès ; n’ayez peur
D’approcher comme lui : quand l’âme est bien formée,
On est humble ; on se sait, pauvre race, semée
Aux rocs, aux durs sentiers, partout où vit un cœur !
Sous ce toit affaissé de terre et de verdure,
Par ce chemin rampant jusqu’à la porte obscure,
Venez ; plus naturel, le pauvre a ses trésors :
Un cœur doux, patient, bénissant sur sa route,
Qui, s’il supportait moins, bénirait moins sans doute…
Ne restez plus ainsi, ne restez pas dehors !
Si Lamartine se souvient d’une scène, d’un paysage qu’il ne peut revoir, il le reproduit, il le décrit avec abondance et limpidité, avec tendresse : ainsi Milly, ainsi son Lac, ainsi les souvenirs de Jocelyn. Je prendrai encore dans le recueil de Yarrow revisited un endroit. C’est un souvenir qu’a le poëte d’un site de la Clyde, qu’il a visité autrefois, et que quelque circonstance, dans son second voyage, l’empêche de revoir. Wordsworth analyse son regret ; il est près de s’affliger d’abord, puis il se dit, comme Coleridge retenu dans son bosquet de tilleuls, qu’il y a moyen d’éluder le regret, de le racheter par la mémoire, par la pensée. C’est un véritable sonnet psychologique, fait pour plaire à Reid, à Stewart, à M. Jouffroy. Nous essayerons de le rendre :
LE CHÂTEAU DE BOTHWELL.
Dans les tours de Bothwell, prisonnier autrefois,
Plus d’un brave oubliait (tant cette Clyde est belle !)
De pleurer son malheur et sa cause fidèle.
Moi-même, en d’autres temps, je vins là ; — je vous vois
Dans ma pensée encor, flots courants, sous vos bois !
Mais, quoique revenu près des bords que j’appelle,
Je ne puis rendre aux lieux de visite nouvelle.
— Regret ! — Passé léger, m’allez-vous être un poids ?…
Mieux vaut remercier une ancienne journée
Pour la joie au soleil librement couronnée,
Que d’aigrir son désir contre un présent jaloux.
Le Sommeil t’a donné son pouvoir sur les songes,
Mémoire ; tu les fais vivants et les prolonges :
Ce que tu sais aimer est-il donc loin de nous ?
Lamartine réfléchit volontiers les objets en sa poésie, comme une belle eau de lac, parfois ébranlée à la surface, réfléchit les hautes cimes du rivage ; Wordsworth est plus difficile à suivre à travers les divers miroirs par lesquels il nous donne à regarder sa pensée. Aussi l’un est populaire, relativement à l’autre qui a eu peine à se faire accepter, à se faire lire. Jocelyn, parlant aux enfants du village ou à ses paysans, trouve de faciles et saisissables paraboles ; le poëte de Rydal-Mount a plutôt le don des symboles : voilà en deux mots la différence. Dans son dernier recueil, Wordsworth, comme Lamartine, se montre accessible aux progrès futurs de l’humanité ; et, à son âge, et poëte comme il l’est de la poésie des bois, des lacs, de la poésie volontiers solitaire, son mérite d’acceptation est grand. Il a fait un majestueux sonnet à propos des paquebots à vapeur, canaux et chemins de fer, tous ces Mouvements et ces Moyens, comme il les appelle, qui, en tachant passagèrement les grâces aimables de la Nature, sont pourtant avoués d’elle, et reconnus sous leur fumée comme des enfants légitimes, gages de l’art et de la pensée de l’Homme ; et le Temps, le Temps saturnien, toujours jaloux, joyeux de leur triomphe croissant sur son frère l’Espace, accepte de leurs mains hardies le sceptre d’espérance qu’ils lui tendent, et leur sourit d’un grave et sublime sourire. On sent dans ce magnifique sonnet ce qu’il en coûte à la noble muse druidique des bois, à la muse des contemplations et des superstitions solitaires, pour saluer ainsi ce qui ravage déjà son empire et la doit en partie détrôner ; c’est presque une abdication auguste : je m’en attendris comme quand Moïse a sacré Josué et salué le nouvel élu du Tout-Puissant, comme quand Énée, par ordre du Destin, s’arrache à la Didon aimée, pour fonder la Ville inconnue. Il obéit, il se hâte, mais il pleure, lacrymæ volvuntur inanes. Ces pleurs, amère et vaine rosée, à la face du héros ou du poëte, répondent à merveille à ce qui vient d’être dit de l’austère sourire du Temps,
… And smiles on you with cheer sublime.
Lamartine en son nom, ou par la bouche de Jocelyn, a moins de peine à se résigner. Non-seulement il accepte, mais il célèbre, mais il se réjouit, mais il marche l’un des premiers, et l’étoile au front. La parabole de la Caravane, qui terminera heureusement cette comparaison avec Wordsworth, va nous offrir trente vers qui ne me semblent pouvoir être surpassés, pour l’image et pour l’idée, en aucune poésie :
La Caravane humaine un jour était campée
Dans des forêts bordant une rive escarpée.
Et, ne pouvant pousser sa route plus avant,
Les chênes l’abritaient du soleil et du vent ;
Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages,
Formaient autour des troncs des cités, des villages,
Et les hommes épars sur des gazons épais
Mangeaient leur pain à l’ombre et conversaient en paix :
Tout à coup, comme atteints d’une rage insensée,
Ces hommes se levant à la même pensée
Portent la hache aux troncs, font crouler à leurs piés
Ces dômes où les nids s’étaient multipliés ;
Et les brutes des bois sortant de leurs repaires,
Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires.
Contemplaient la ruine avec un œil d’horreur.
Ne comprenaient pas l’œuvre, et maudissaient du cœur
Cette race stupide acharnée à sa perte,
Qui détruit jusqu’au ciel l’ombre qui l’a couverte !
Or, pendant qu’en leur nuit les brutes des forêts
Avaient pitié de l’homme et séchaient de regrets.
L’homme, continuant son ravage sublime.
Avait jeté les troncs en arche sur l’abîme ;
Sur l’arbre de ses bords gisant et renversé.
Le fleuve était partout couvert et traversé :
Et, poursuivant en paix son éternel voyage,
La Caravane avait conquis l’autre rivage.
C’est ainsi que le Temps, par Dieu même conduit,
Passe, pour avancer, sur ce qu’il a détruit ;
Esprit saint ! conduis-les, comme un autre Moïse,
Par des chemins de paix à la terre promise ! ! !…
Lamartine ou Jocelyn, comme on le voudra, a un optimisme serein et supérieur, qui, dans la réalité de tous les jours, pourrait ne pas se vérifier aisément, mais qui reprend son courant général de vraisemblance à mesure que la sphère s’épure et que l’horizon s’élargit. Dans la région où Jocelyn habite, à la hauteur de Valneige, le mal cesse par degrés ; les miasmes des villes expirent et se dissipent dans cet air vif des sapins et des mélèzes. Il y a de la douleur toujours (car l’homme la traîne partout), mais moins de vices ; et, tandis qu’en bas, dans les foules, nos pas se heurtent, tournent souvent sur eux-mêmes, et finalement se découragent, de loin, d’en haut, aux yeux du pasteur et du poëte, s’aperçoit mieux peut-être la marche constante de l’humanité sous le Seigneur.
Il y aurait pour nous de quoi discourir sur Jocelyn-poëme longuement encore. Nous n’avons pas touché les détails du voyage à Paris, et plus tard ceux de la maladie, de la confession, de la mort et de l’ensevelissement de Laurence. Et dans les intervalles, que d’endroits engageants, que de sources murmurantes à chaque pas, au bord desquelles nous pourrions, comme à ce sommet de Glencroe, tomber d’un cœur reconnaissant ! mais les propos entre amis doivent eux-mêmes prendre fin, si doux qu’ils soient. Un dernier trait seulement. Pour ceux qui aiment l’homme dans Lamartine (et le nombre en est grand), Jocelyn doit avoir une valeur biographique ou du moins psychologique bien précieuse. Le bon et tendre curé a existé sans doute, je le crois ; mais ce qui est sûr, c’est que le poëte a fait mainte fois confusion de son âme et de sa propre destinée avec lui. Jocelyn n’est bien souvent que Lamartine à peine dépaysé, ayant légèrement romancé et poétisé ses souvenirs, ayant reporté de quelques années en arrière son berceau, comme cela plaît tant à l’imagination et au cœur ; car l’enfance d’ordinaire est si belle, si fraîche en nous de souvenirs, qu’on s’arrangerait volontiers pour avoir vécu homme durant ce temps. J’ai comparé autrefois Lamartine enfant à l’Edwin de Beattie : mais qu’avons-nous besoin d’analogies et de conjectures ? Nous avons Jocelyn aujourd’hui ; nous avons une révélation presque directe sur l’une des plus divines organisations de poëte qui aient été accordées au monde, sur une des plus nobles créatures.
Mars 1836.
(Des articles bien différents de caractère ont été écrits sur Jocelyn. Au point de vue chrétien, M. Vinet, dans le Semeur (23 mars 1836), l’abbé Gerbet, dans l’Université catholique(août 1836), se sont montrés d’une sévérité inspirée et mitigée par l’admiration et la tendresse. Le poëte, dans un célèbre épisode (la Chute d’un Ange) publié depuis, semble avoir pris soin de justifier quelques-unes de leurs craintes. Littérairement, un des plus grands inconvénients de ces rayons brusquement brisés est de réfléchir en arrière, et d’aller éclairer, dans les œuvres aimées, des imperfections jusque-là confuses. Notre critique, si confiante en Jocelyn, a donc pu être jugée à l’effet un peu imprévoyante, presque comme au lendemain des Paroles d’un Croyant : une vraie critique de girondin. Avec le poëte, pourtant, cela tire moins à conséquence : l’imagination aisément répare, surtout quand elle est plus riche que jamais. Le noble et cher talent, qui nous pardonnera cette remarque sincère, saura bien vite forcer de nouveau les habituels hommages. — Ainsi nous nous exprimions à la veille des Recueillements poétiques, qui ne répondirent pas à notre vœu, et qui amenèrent l’article suivant.)