(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — L'abbé de Lamennais en 1832 »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — L'abbé de Lamennais en 1832 »

L'abbé de Lamennais en 1832

« Vous êtes à l’âge où l’on se décide ; plus tard on subit le joug de la destinée qu’on s’est faite, on gémit dans le tombeau qu’on s’est creusé, sans pouvoir en soulever la pierre. Ce qui s’use le plus vile en nous, c’est la volonté. Sachez donc vouloir une fois, vouloir fortement ; fixez votre vie flottante, et ne la laissez plus emporter à tous les souffles comme le brin d’herbe séchée. » Ce conseil donné quelque part à une âme malade par le prêtre illustre dont nous avons à nous occuper pourrait s’adresser à presque toutes les âmes en ce siècle où le spectacle le plus rare est assurément l’énergie morale de la volonté. Le xviiie siècle, lui, en avait une, et bien puissante, au milieu de ses incohérences ; il la déploya dans des voies de révolte, il l’épuisa à des œuvres de destruction. Notre siècle, à nous, en débutant par la volonté gigantesque de l’homme dans lequel il s’identifia, semble avoir dépensé tout d’un coup sa faculté de vouloir, l’avoir usée dans ce premier excès de force matérielle, et depuis lors il ne l’a plus retrouvée. Son intelligence s’est élargie, sa science s’est accrue ; il a étudié, appris, compris beaucoup de choses et de beaucoup de façons ; mais il n’a plus osé ni pu ni voulu vouloir. Parmi les hommes qui se consacrent aux travaux de la pensée et dont les sciences morales et philosophiques sont le domaine, rien de plus difficile à rencontrer aujourd’hui qu’une volonté au sein d’une intelligence, une conviction, une foi. Ce sont des combinaisons infinies, des impartialités sans limites, de vagues et inconstants assemblages, c’est-à-dire, sauf la dispute du moment, une indifférence radicale. Ce sont, en les prenant au mieux, de vastes âmes déployées à tous les vents, mais sans une ancre quand elles s’arrêtent, sans boussole quand elles marchent. Cette excroissance démesurée de la faculté compréhensive constitue une véritable maladie de la volonté, et va jusqu’à la dépraver ou à l’abolir. Elle l’abolit dans le sein même de l’intelligence qui se glace en s’éclaircissant, qui s’efface, s’étale au delà des justes bornes, et n’a plus ainsi de centre lumineux, de  puissance fixe et rayonnante. On vent comprendre sans croire, recevoir les idées ainsi que le ferait un miroir limpide, sans être déterminé pour cela, je ne dis pas à des actes, mais même à des conclusions. Les plus vifs, les plus passionnés tirent de cette succession mobile une sorte de plaisir passager, enivrant, qui réduit sur eux l’impression de chaque idée nouvelle au charme d’une sensation ; ils s’éprennent et se détachent tour à tour, ils épousent presque un système nouveau comme Aristippe une courtisane, sachant qu’ils s’en lasseront bientôt : c’est une manière d’épicuréisme sensuel et raffiné de l’intelligence. On ne s’y livre pas d’abord de propos délibéré ; on se dit qu’il faut tout connaître et qu’il sera toujours temps de choisir : mais, l’âge venant, cette vertu du choix, cette énergie de volonté qui, se confondant intimement avec la sensibilité, compose l’amour, et avec l’intelligence n’est autre chose que la foi, dépérit, s’épuise, et un matin, après la trop longue suite d’essais et de libertinage de jeunesse, elle a disparu de l’esprit comme du cœur. On dirait que la quantité de volonté vive, fluide et non réalisée jusque-là, n’étant plus tenue en suspension par la chaleur naturelle à l’âge et la fermentation ignée de la vie, se précipite et s’infiltre plus bas en s’égarant. Déchue en effet des régions supérieures où une prévoyance féconde ne l’a pas su fixer, la volonté trop souvent, dans sa dispersion vers cet âge, se met misérablement au service de mille passions, de mille caprices de vanité ou de volupté, de mille habitudes vicieuses, inaperçues longtemps, et qui se démasquent soudainement dans notre être avec une autorité acquise. On voit alors, spectacle douloureux ! de vastes et hautes intelligences se souiller : l’amour des places, de l’or, de la table, des sens, les saisit ou se prolonge en elles. Le népotisme les envahit, l’intrigue les attire et les morcèle, la jalousie les ulcère ; leur vœu secret et leur but habituel ne se peuvent plus avouer désormais sans honte. Chez les plus nobles, c’est encore l’amour de leur renommée qui domine, et on les voit en cheveux gris s’acharner juqu’au bout à cette guirlande puérile. Grands hommes à tant d’égards, ils ne sont plus des hommes dans le sens intime de l’antique sagesse ; ils ne nous offrent plus des intelligences servies par des organes, mais des intelligences qui mentent à des organes qui les trahissent. Qu’ils sont rares ceux qui, dans l’ordre de la pensée, se fixent à temps et adhèrent sans réserve à la vérité reconnue par eux perpétuelle, universelle et sainte ; qui, non contents de la reconnaître, s’y emploient tout entiers, y versent leurs facultés, leurs dons naturels : riches leur or, pauvres leur denier, passionnés leurs passions ; orgueilleux s’y prosternent, voluptueux s’y sèvrent, nonchalants s’y aiguillonnent, artistes s’y disciplinent et s’y oublient ; qui deviennent ici-bas une volonté humble et forte, croyante et active, aussi libre qu’il est possible dans nos entraves, une volonté animant de son unité souveraine la doctrine, les affections et les mœurs ; véritables hommes selon l’esprit ; sublimes et encourageants modèles !

Je sais qu’en parlant à dessein de celui des hommes de notre temps qui offre peut-être le plus magnifique exemple de cette union consubstantielle et sacrée de la volonté avec l’intelligence sous le sceau de la foi, de celui dont l’esprit et la pratique, toute la pensée et toute la vie, se sont si docilement soumises, si ardemment employées aux conséquences efficaces de doctrines en apparence délaissées, et aussi compromises qu’elles pouvaient l’être ; — je sais que nous avons à nous garder nous-même de cette étude inféconde, et de cette admiration curieuse sans résultat, dont nous venons de signaler la plaie. La meilleure façon de donner à connaître de telles activités morales, ce n’est pas en effet de les interpréter ni de les peindre, c’est surtout d’acquiescer à l’ensemble des vérités qu’elles restaurent, et de rendre témoignage au principe fondamental dont elles se déclarent les simples organes. Mais ces sortes d’adhésions, pour être valables et sincères, ne doivent se manifester que dans leur temps, et, jusqu’à cet invincible éclat intérieur, on n’y saurait mettre en paroles trop de mesure, je dirai même trop de pudeur. Il y a, nous l’avons éprouvé, dans beaucoup d’esprits jeunes et ouverts, une facilité périlleuse à adopter, à professer prématurément des doctrines qu’on conçoit, qu’on aime, mais dont certaines parties laissent encore du trouble. C’est une aberration intellectuelle qui mène également, et par une pente rapide, à l’indifférence, une autre forme plus spécieuse qu’elle revêt, une autre injure au caractère sérieux et trois fois saint de la Vérité. 

L’abbé de La Mennais, avec cette éloquente énergie de conviction qui ne s’est pas relâchée un seul instant depuis, apparut tout d’un coup au siècle en 1817, par son premier volume de l’Essai sur l’Indifférence ; les deux ou trois écrits qu’il avait publiés auparavant l’avaient laissé à peu près inconnu. Une grande confusion, à cette époque, couvrait l’état réel des doctrines ; l’émotion tumultueuse des partis pouvait donner le change sur le fond même de la société. M. de La Mennais ne s’y méprit pas : il pénétra plus avant, et, sous les haines politiques déchaînées, il vit indifférence religieuse dans la masse, indifférence dans le pouvoir, indifférence même dans toute cette portion considérable du clergé et du royalisme qui mettait le temporel en première ligne. Du milieu de cette immense langueur, de cette espèce d’atonie à nombreuses nuances, il séparait, en se l’exagérant, la faction philosophique issue du xviiie siècle, la Révolution antagoniste, selon lui, du Christianisme, et endoctrinant contre Dieu le peuple. En ceci, les suites l’ont bien prouvé, M. de La Mennais se trompait de plusieurs façons. Outre qu’il ne discernait pas alors le côté sensé, pur et légitime de l’opposition libérale, et lui faisait injure sur ce point, il lui faisait trop d’honneur sur un autre, en lui imputant une portée philosophique, une conception analogue à celle du dernier siècle ; chez elle encore, il aurait pu apercevoir justement, même à travers les quolibets antijésuitiques (malheureusement utiles) du plus populaire de ses journaux, une nuance un peu crue, parfois un peu sale, une variété épaisse et grossière de l’indifférence. Quoi qu’il en soit, cette indifférence du siècle se révéla comme fait capital à M. de La Mennais, et il résolut de la contrarier par toutes les faces, de secouer de terre sa lâcheté assoupie, de l’insulter dans l’arène, comme on fait au buffle stupide, de la toucher au flanc de la pointe de cette lance trempée au sang du Christ. C’était mieux présumer d’elle qu’elle ne méritait : le succès ne fut pas ce qu’il devait être. Il y eut pourtant une vive sensation, comme on dit, mais stérile chez la plupart, et le nom de M. de La Mennais est resté pour eux un épouvantail ou une énigme. Le clergé, du sein duquel il sortait, se laissa aller unanimement d’abord au sentiment de l’admiration ; il eut l’air de comprendre ; il salua, il exalta d’un long cri d’espérance son athlète et son vengeur. Tandis que pour cette tâche, en effet, M. de Bonald était trop purement métaphysicien, M. de Chateaubriand trop distrait et profane, M. de Maistre d’une lecture peu accessible et alors presque inconnu, voilà que s’élevait un théologien ardent, unissant la hauteur des vues au caractère pratique, écrivain, raisonneur et prêtre, empruntant à Port-Royal, aux gallicans et à Jean-Jacques les formes claires, droites et françaises de leur logique et de leur style, les emplissant par endroits d’une invective de missionnaire, catholique d’ailleurs en doctrine comme Du Perron et Bellarmin. Le surnom de Bossuet nouveau circula donc en un instant sur les lèvres du clergé. Au dehors ce fut surtout de l’étonnement ; on n’admettait pas qu’un prêtre parlât sur ce ton aux puissances et qu’il se posât plus haut qu’elles avec cette audace d’aveu. Les uns le prenaient pour un converti effervescent qui voulait faire du bruit ; les plus ingénieux et les plus subtils interprétaient son livre comme un retour fougueux après une jeunesse orageuse. Tel fut le premier effet. Mais lorsque, deux ans après, parut le tome second de l’Indifférence, et que l’auteur développa sa théorie de la certitude, puis les applications successives de cette théorie au paganisme, au mosaïsme et à l’Église, l’attention publique, détournée ailleurs, ne revint aucunement ; sur ce terrain il n’y eut plus guère que le clergé, les théologiens gallicans et les personnes faites aux controverses philosophiques, qui le suivirent. Encore la masse scolastique du clergé et la coterie intrigante, ce qui tenait à la Sorbonne défunte ou à l’antichambre, se mit à s’effrayer, et, par intérêt ou routine, mitigea singulièrement ses précédents éloges, s’acheminant peu à peu à les rétracter. M. de La Mennais, abandonné à mesure qu’il avançait, dut conquérir en apôtre, un à un, et dans les rangs jeunes et obscurs, ses véritables disciples. Il en rencontrait plus aisément peut-être, et de mieux préparés, hors de France, chez les autres nations catholiques, où les mêmes petites embûches n’existaient pas. Quant aux philosophes qui s’inquiétaient des théories nouvelles, M. de La Mennais ne réussit qu’avec peine à conduire leur orgueil cartésien au delà de son second volume ; ils se prêtèrent difficilement à rien entendre davantage : cette infaillible certitude, appuyée au témoignage universel, leur semblait une énormité trop inouïe. D’ailleurs le christianisme antérieur, qui s’en déduisait, renversait tous leurs préjugés sur le dogme catholique, dont, en effet, la plus large idée à nous, fils du siècle, nous était venue la veille par les conférences de Saint-Sulpice. Ils envisagèrent donc M. de La Mennais comme un novateur audacieux en religion, un hérétique sans le savoir ; et, au point de vue philosophique, comme ruinant toute certitude individuelle sous prétexte de fonder celle du genre humain. Mais, au moins, ces personnes l’avaient étudié et l’appréciaient à beaucoup d’égards. Dans le reste du public distingué, faut-il le dire ? on n’ignorait pas que l’auteur de l’Indifférenceétait un prêtre de talent, ultramontain. La plupart, et des plus spirituels (j’en ai entendu), se demandaient : « Croit-il réellement ? Est-ce tactique ou conviction ? » et dans leur bouche facile, habituée aux feintes, ce doute n’exprimait pas une trop violente injure. On était fait à le voir de l’opposition ; mais on le confondait avec l’extrême droite dévote, avec les légitimistes absolus, desquels, au contraire, son principe fondamental le séparait. Son beau livre des Rapports de la Religion avec l’Ordre civil et politique, celui des Progrès de la Révolution, ses Lettres à l’Archevêque de Paris, ne détrompaient qu’imparfaitement, parce qu’il n’y avait que les personnes déjà au fait de l’homme qui les lussent avec réflexion et avidité. Aussi, quand l’Avenir parut après Juillet, beaucoup d’honnêtes gens s’étonnèrent, comme d’une volte-face, de ce qui n’était que la conséquence naturelle d’une doctrine déjà manifeste, une évolution conforme aux circonstances nouvelles qu’avait dès longtemps prévues l’œil du génie. 

M. de La Mennais n’est pas et n’a jamais été homme du jour ; on peut même dire qu’il n’est pas homme de ce siècle, en mesurant le siècle au compas rétréci de nos habiles, qui en ont fait quelque chose qui contient, tantôt six mois, tantôt cinq ans, au plus quinze. Il vit, il a toujours vécu à la fois en deçà et au delà, enjambant dans l’intervalle ces taupinières. C’est un des esprits les plus avancés en même temps et les plus antiques, antique en certaines places, le dirai-je ? jusqu’à sembler suranné avec charme, progressif jusqu’à devenir alors téméraire, si l’humilité ne le rappelait. Par sa naissance, par son éducation et sa première vie dans une province la plus fidèle de toutes à la tradition et à l’ordre ancien, par le genre de ses relations ecclésiastiques et royalistes dans le monde lorsqu’il s’y lança, par la nature de son scepticisme lorsqu’il fut atteint de ce mal, par la forme soumise et régulière de son retour à la foi, par tout ce qui constitue enfin les mœurs, l’habitude pratique, l’union de la personne et de la pensée, l’allure intérieure ou apparente, la qualité saine du langage et l’accent même de la voix, M. de La Mennais, à aucune époque, n’a trempé dans le siècle récent, ne s’y est fondu en aucun point ; il a demeuré jusqu’en ses écarts sur des portions plus éloignées du centre et moins entamées ; dans toute sa période de formation et de jeunesse pieuse ou rebelle, il a fait le grand tour, pour ainsi dire, de notre Babylone éphémère, et si plus tard il est entré dans l’enceinte, ç’a été avec un cri d’assaut, muni d’armes sacrées, se hâtant aux régions d’avenir et perçant ce qui s’offrait à l’encontre au fil de son inflexible esprit. Et qu’on ne dise pas qu’il doit mal connaître notre foyer actuel de civilisation, pour l’avoir traversé sur une ligne si droite, dans une irruption si rapide ! Il l’avait conclu à l’avance, il l’avait déterminé du dehors, pour les points essentiels, avec cette géométrie transcendante d’une doctrine sainte aux mains du génie ; il en avait induit les diversités d’erreurs et de vices avec les propres données de son cœur, moyennant cette double corruption qui se remue ici-bas en tout esprit et en toute chair, orgueil et volupté. Il n’eut donc qu’à vérifier d’un coup d’œil la cité du jour, et s’il perdit, en y marchant, quelques préjugés de détail, si très-souvent il eut à rabattre en ce sens qu’il lui avait attribué d’abord plus qu’elle n’avait, sa direction prescrite n’en fut pas déviée ; il ne fit plutôt que s’affermir. Et certes, il la connaît mieux cette cité de transition qu’il a laissée en arrière, et qu’il ne voit aujourd’hui que comme un amas de tentes mal dressées, il la connaît mieux que nos myopes turbulents qui, logés dans quelque pli, s’y cramponnent et s’y agitent ; qui, du sein des coteries intestines de leurs petits hôtels, s’imaginent qu’ils administrent ou qu’ils observent, savent le nom de chaque rue, l’étiquette de chaque coin, font chaque soir aux lumières une multitude de bruits contradictoires, et avec l’infinie quantité de leurs infiniment petits mouvements n’arriveront jamais à introduire la moindre résultante appréciable dans la loi des destinées sociales et humaines. 

C’est en Bretagne, à Saint-Malo, au mois de juin 1782, que naquit, d’une famille d’armateurs et de négociants, Félicité-Robert de La Mennais : cette famille Robert venait d’être anoblie (sous Louis XVI, je crois) pour avoir nourri à grands frais la population dans une disette. Sa première enfance jusqu’à huit ans fut extrêmement vive et pétulante, il mettait en émoi tous ses camarades du même âge par ses malices, ses saillies et ses jeux. Ses maîtres à l’école ne savaient comment le maintenir tranquille sur son banc, et on ne trouva un jour d’autre moyen que de lui attacher avec une corde à la ceinture un poids de tournebroche. Vers huit ou neuf ans, cette perpétuelle activité se tourna en entier du côté de l’étude, de la lecture et de la piété. Il commença de s’appliquer au latin, mais bientôt les événements de la Révolution le privèrent de maîtres ; il était à peine capable de sixième ; son frère, un peu plus avancé que lui, le guida pendant quelques mois et le mit presque tout de suite aux Annales de Tive-Live. Après quoi le jeune Félicité ou Féli, comme on disait par abréviation, livré à lui-même et altéré de savoir, lut,  travailla sans relâche, et se forma seul. C’était à la campagne pendant les étés, chez un oncle qui avait une belle bibliothèque ; l’enfant s’y introduisait, enlevait les livres et les dévorait ; il ne se couchait qu’avec son volume. Pièces de théâtre, romans, histoire, voyages, philosophie et sciences, tout y passait, tout l’intéressait ; mais il goûtait les Essais de Morale de Nicole plus que le reste ; à dix ans, il avait lu Jean-Jacques, mais sans trop en rien conclure contre la religion. On voit d’où lui viennent les habitudes solides et anciennes de son style. Il s’essayait dès lors à de petites compositions, sur le Bonheur de la Vie champêtre, par exemple. Vers douze ans, il apprit le grec et parvint à le savoir assez bien sans autre secours que les livres, car il ne rentra plus jamais dans aucune école. Sa dévotion, malgré tant de lectures mélangées, continuait d’être pure et avait des accès de vivacité ; il allait souvent en secret adorer le Saint Sacrement dans des chapelles d’alentour. Mais, ayant été placé chez un curé du pays vers l’âge ordinaire de la première communion, les développements qu’il entendit éveillèrent sa contradiction sur quelques points ; l’amour-propre se mit en jeu ; les arguments philosophiques qu’il avait lus lui revenaient en mémoire. Déjà, plus jeune, il s’était amusé souvent, par pur instinct de controverse, à présenter des objections qu’il tirait de Rousseau ou même du Dictionnaire philosophique, et il voulait quelquefois qu’on lui répondît par écrit. Ceci devint plus sérieux alors ; sa première communion en fut retardée, et il ne la fit qu’après son entier retour à la foi, c’est-à-dire à vingt-deux ans environ. Pourtant, en 1796 ou 97, il envoyait au concours de je ne sais quelle académie de province un discours dans lequel il combattait avec beaucoup de chaleur la moderne philosophie, et qu’il terminait par un tableau animé de la Terreur. L’âge des emportements et des passions survint ; il le passa, à ce qu’il paraît, dans un état, non pas d’irréligion (ceci est essentiel à remarquer), mais de conviction rationnelle sans pratique. Le christianisme était devenu pour le bouillant jeune homme une opinion très-probable qu’il défendait dans le monde, qu’il produisait en conversation, mais qui ne gouvernait plus son cœur ni sa vie. Ce retour imparfait n’eut lieu toutefois qu’après un premier chaos et au sortir des doutes tumultueux qui avaient pour un temps prévalu. Quant à ce qui touche le genre d’émotions auquel dut échapper difficilement une âme si ardente, et ceux qui la connaissent peuvent ajouter si tendre, je dirai seulement que, sous le voile épais de pudeur et de silence qui recouvre aux yeux même de ses plus proches ces années ensevelies, on entreverrait de loin, en le voulant bien, de grandes douleurs, comme quelque chose d’unique et de profond, puis un malheur décisif, qui du même coup brisa cette âme et la rejeta dans la vive pratique chrétienne d’où elle n’est plus sortie. Toutes conjectures d’un ordre inférieur doivent tomber comme grossières et dénuées de fondement. Pour ceux qui cherchent dans les moindres détails des traits de caractère, ajoutons que M. de La Mennais, quand il était dans le monde, avait une passion extrême pour faire des armes, et qu’il donnait souvent à l’escrime des journées entières : ce sera un symbole de polémique future, si l’on veut. On dit même qu’un duel qu’il fut près d’avoir (ou qu’il eut) eut une grande influence sur sa conversion. De plus, il nageait avec excès et jusqu’à l’épuisement, ainsi que Byron ; il aimait les violentes courses à cheval dans le goût d’Alfieri, de même qu’aux champs il grimpait à l’arbre comme un écureuil. Plus enfant, m’a-t-on dit, à Saint-Malo, dans sa petite chambre haute (contraste charmant de goûts qui le peint d’avance), il avait aimé à faire de la dentelle. Dans le temps qu’il demeurait à Saint-Malo, chez sa sœur, il lisait beaucoup toutes sortes de livres, des romans en quantité, et puis on en causait comme en un bureau d’esprit avec passion ; il y mêlait une gaieté très-active. Entre son retour complet à la religion et la tonsure, entre la tonsure et son entrée définitive dans les ordres, plusieurs années se passèrent pour M. de La Mennais ; il ne fut tonsuré en effet qu’en 1809, et ordonné prêtre qu’en 1816. Dès 1807, nous voyons paraître de lui une traduction exquise du Guide spirituel, petit livre ascétique du bienheureux Louis de Blois ; la préface, aussi parfaite de style que tout ce que l’auteur a écrit plus tard, respire un parfum de grâce céleste, une ravissante fraîcheur de spiritualité. Les Réflexions sur l’État de l’Église, qui furent imprimées un an après, en 1808, mais que la police de Bonaparte arrêta aussitôt, appartiennent au contraire à la lutte hardie de l’apôtre avec le siècle, et en sont comme le premier défi. M. de La Mennais s’y élève déjà contre l’indifférence glacée qui ne prend plus même à la religion assez d’intérêt pour la combattre : « Aujourd’hui, » dit-il, « il en est des vérités les plus importantes comme de ces bruits de ville, dont on ne daigne même pas s’informer. » C’est au matérialisme philosophique qu’il rapporte particulièrement ces effets, et il en poursuit la source chez M. de Voltaire, chez M. de Condillac et jusque chez M. Locke. Le style s’y montre en beaucoup d’endroits ce qu’il sera plus tard ; mais les idées théoriques, trop peu dégagées, ne le soutiennent pas encore ; il y a excès de crudité dans les formes. L’auteur, dès ce temps, n’espère rien que d’un nouveau clergé ; il propose des synodes provinciaux, des conférences fréquentes, de libres communautés entre les prêtres de chaque paroisse, en un mot l’association sous diverses formes et tous les moyens de renaissance. La réforme pratique que le prêtre Bourdoise opéra dans les mœurs de son Ordre, après les désastres de la Ligue, excite son émulation ; il se croirait heureux, après des désastres pareils, d’en provoquer une du même genre et d’en inspirer le besoin : « Ô Bourdoise, s’écrie-t-il, où êtes-vous ? » La Tradition de l’Église sur l’Institution des Évêques, publiée en 1814, aux premiers jours de la Restauration, avait été commencée, dès 1809, au petit séminaire de Saint-Malo, où M. de La Mennais était entré en prenant la tonsure. Il y enseignait les mathématiques, et c’est à ses heures de loisir, sur les cahiers de son frère, fondateur et supérieur du séminaire, qu’il rédigeait cet ouvrage de théologie ; il l’avait depuis achevé, de concert avec lui, dans la solitude de La Chênaie. Il n’en fut donc pas le seul, l’essentiel auteur, et on peut expliquer ainsi, s’il en est besoin, l’espèce de contradiction, d’ailleurs fort légère, qu’on s’est plu à faire remarquer entre certaines opinions énoncées par lui dans la suite, et un ou deux passages du discours préliminaire de ce livre. Dès cette époque, ses principes étaient fermement assis sur les questions vitales de liberté. Il écrivait à un ami, au sujet d’un des premiers mensonges de la Restauration : « Je viens de lire le projet de loi napoléonienne sur la liberté de la presse ; cela passe tout ce qu’on a jamais vu. Buonaparte opprimait la pensée par des mesures de police arbitraires, mais une sorte de pudeur l’empêcha toujours de transformer en ordre légal le système de tyrannie qu’il avait adopté. Voyons ce qui en résulte pour moi. Premièrement Girard (l’imprimeur) sera obligé de déclarer qu’il se propose d’imprimer un livre sur l’institution des évêques, lequel formera tant de feuilles d’impression. 2° L’impression finie, et avant de commencer la vente, il faudra qu’il remette un exemplaire au directeur de la librairie. 3° Le premier venu, Tabaraud par exemple, peut former plainte devant un tribunal, et déférer le livre comme un libelle diffamatoire, auquel cas l’édition sera saisie en attendant jugement. Il n’est pas même bien clair que la saisie ne puisse pas avoir lieu, malgré le privilége de nos soixante-six feuilles, sous le prétexte que je remue des questions qui peuvent troubler la tranquillité publique. Ce serait bien pis, si je n’avais qu’un petit pamphlet de quatre cent quatre-vingts pages in-8° ; il n’y aurait pas moyen de se tirer d’affaire. Heureux celui qui vit de ses revenus, qui n’éprouve d’autre besoin que celui de digérer et de dormir, et savoure toute vérité dans le pâté de Reims que nul n’oserait censurer en sa présence ! J’ai bien peur que l’heureuse révolution ne se borne à l’échange d’un despotisme fort contre un despotisme faible. Si mes craintes se réalisent, mon parti est pris, et je quitte la France en secouant la poussière de mes pieds. » Le lendemain, il écrivait encore au même : « Je regrette bien de ne pouvoir savoir, avant de partir, ce que tu penses du projet, qui me paraît renfermer la plus vexatoire, la plus sotte, la plus impolitique et la plus odieuse de toutes les lois. N’as-tu pas admiré dans le discours de M. de Montesquiou comme quoi les Français ont trop d’esprit pour avoir besoin de dire ce qu’ils pensent ? Quelle ineptie et quelle impudence ! »

En 1815, pendant les Cent-Jours, M. de La Mennais se réfugia en Angleterre. Jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, il n’avait jamais voyagé, sauf quelques semaines qu’il passa à Paris, vers l’âge de quinze ans ; il y avait fait de plus longs séjours dans les dernières années. Parti pour l’Angleterre au dépourvu, il y manqua de ressources, et, sans l’aide de l’abbé Carron, également réfugié, avec lequel il lia connaissance, il n’aurait pu réussir à entrer comme maître d’étude dans une institution où il se présenta. 

C’en est assez, je pense, pour bien marquer le point de départ et la continuité toute logique de la carrière chrétienne de M. de La Mennais, pour expliquer en lui certaines préoccupations qui choquent et le peu de ménagement de quelques sorties. Il n’a jamais vécu en effet de cette vie qui fut la nôtre, de cette atmosphère habituelle de philosophie et de révolution où plongea le siècle. Jamais la lecture de Diderot ne le mit en larmes et ne se lia dans sa jeune tête avec des rêves de vertu ; jamais les préceptes de d’Alembert sur la bienfaisance ne remplacèrent pour son cœur avide de charité l’Épître divine de saint Paul ; Brissot, Roland, les Girondins, ne lui parlèrent à aucune époque comme des frères aînés et des martyrs. Ses passions profanes eurent sans doute elles-mêmes un caractère  d’autrefois ; il les combattit, il les balança longtemps, il les cicatrisa enfin par des croyances. Prêtre après des années d’épreuves et d’acheminement, son fameux Essai sur l’Indifférence, qui fit l’effet au monde d’une brusque explosion, ne fut pour lui qu’un épanchement nourri, retardé et nécessaire. L’auteur s’y place sans concessions, et aussi haut que possible, au point de vue unique de l’autorité et de la foi : c’était en effet par où il fallait ouvrir la restauration catholique. Au milieu d’imperfections nombreuses, et dont M. de La Mennais est le premier à convenir aujourd’hui, telles que des jugements trop acerbes, d’impraticables conseils de subordination spirituelle de l’État à l’Église, et une érudition incomplète, quoique bien vaste, et arriérée ou sans critique en quelques parties, ce grand ouvrage constitue la base monumentale, le corps résistant d’où s’élèveront et s’élèvent déjà les travaux plus avancés de la science chrétienne. Tout ce qui est de l’ordre purement théologique et moral y présente une texture de vérité absolue, une immuable consistance qui ne vieillira pas. Cette fameuse théorie de la certitude contre laquelle on s’est tant récrié, et que nous n’avons pas la prétention d’approfondir ici, n’a rien de choquant que pour l’orgueil, si on la considère sincèrement et qu’on la sépare de quelques hardiesses tranchantes qui n’y sont pas essentielles. M. de La Mennais ne nie pas la raison de l’individu et la certitude relative des sensations, du sentiment et des connaissances qui s’y rapportent. Il ne dit pas le moins du monde, comme le suppose l’auteur d’ailleurs si impartial et si sagace d’une Histoire de la philosophie française contemporaine : « Voilà des personnes dignes de foi, croyez-les ; cependant n’oubliez pas que ni vous ni ces personnes n’avez la faculté de savoir certainement quoi que ce soit. » Mais il dit : « En vous isolant comme Descartes l’a voulu faire, en vous dépouillant, par une supposition chimérique, de toutes vos connaissances acquises pour les reconstruire ensuite plus certainement à l’aide d’un reploiement solitaire sur vous-même, vous vous abusez ; vous vous privez de légitimes et naturels secours ; vous rompez avec la société dont vous êtes membre, avec la tradition dont vous êtes nourri ; vous voulez éluder l’acte de foi qui se retrouve invinciblement à l’origine de la plus simple pensée, vous demandez à votre raison sa propre raison qu’elle ne sait pas ; vous lui demandez de se démontrer elle-même à elle-même, tandis qu’il ne s’agirait que d’y croire préalablement, de la laisser jouer en liberté, de l’appliquer avec toutes ses ressources et son expansion native aux vérités qui la sollicitent, et dans lesquelles, bon gré, mal gré, elle s’inquiète, pour s’y appuyer, du témoignage des autres, de telle sorte qu’il n’y a de véritable repos pour elle et de certitude suprême que lorsque sa propre opinion s’est unie au sentiment universel. » Or, ce sentiment universel, en dehors duquel il n’y a de tout à fait logique que le pyrrhonisme, et de sensé que l’empirisme, existe-t-il, et que dit-il ? Est-il saisissable et manifeste ? Commença-t-il avec le commencement ? s’est-il perpétué dans les âges, et savons-nous où l’interroger aujourd’hui ? Ce sont des questions immenses dans lesquelles M. de La Mennais procède par voie d’information historique et de témoignage. Les temps antérieurs à Moïse et les formes nombreuses de la gentilité, la révélation spéciale du législateur hébreu, la révélation sans limite de Jésus et l’Église romaine qui en est la permanente dépositaire, se déroulent tour à tour devant lui et composent les pièces principales de ce merveilleux enseignement : tout le programme de la future science catholique est là. M. de La Mennais n’a fait qu’en ébaucher vigoureusement les grandes masses, et, comme ce n’est pas une perfection apparente qu’il cherche, il y a des côtés de ce beau livre qu’il n’achèvera jamais. D’autres le feront ; l’Orient pour cela, l’époque pélasgique et le haut paganisme sont à mieux connaître. Mais ce qu’il y a d’incomplet dans l’exposition de l’auteur, ce qu’il y aura toujours d’inconnu dans la science historique future, n’est pas un motif, on le sent, pour que l’adhésion individuelle demeure indéfiniment suspendue. Car ce n’est pas avec une raison lucide seulement qu’il convient de se livrer à cette investigation, trop variable selon les lumières ; c’est avec des qualités religieuses de l’esprit et du cœur, qui soutiennent dans le chemin, le devinent aux places douteuses, et en dispensent là où il ne conduit plus. Dieu aidant, il n’est pas indispensable d’avoir marché jusqu’au bout pour être arrivé, et même on ne mériterait pas d’arriver du tout si, après un certain terme, on avait besoin de marcher toujours. 

Le style de l’Essai sur l’indifférence, qui s’est épuré, affermi encore, s’il se peut, dans les deux écrits subséquents de l’auteur (la Religion considérée dans ses rapports, etc., et les Progrès de la Révolution), possède au plus haut degré la beauté propre, je dirai presque la vertu inhérente au sujet ; grave et nerveux, régulier et véhément, sans fausse parure ni grâce mondaine, style sérieux, convaincu, pressant, s’oubliant lui-même, qui n’obéit qu’à la pensée, y mesure paroles et couleurs, ne retentit que de l’enchaînement de son objet, ne reluit que d’une chaleur intérieure et sans cesse active. Il y a nombre de chapitres qui nous semblent l’idéal de la beauté théologique telle qu’elle resplendit en plusieurs pages de la Cité de Dieu ou de l’Histoire universelle, mais ici plus frugale en goût que chez saint Augustin, plus enhardie en doctrine que chez Bossuet, et aussi, il faut le dire, moins souverainement assise que chez l’un, moins prodigieusement ingénieuse que chez l’autre. Quant à ceux qui répètent que le style de M. de La Mennais manque d’onction, ils n’ont pas prononcé avec lui ces belles, ces humbles prières dont il interrompt par instants et confirme sa recherche ardente ; ils n’ont pas tenu compte de cette intime connaissance morale qui, sous l’austérité du précepte ou du blâme, décèle encore la tendresse secrète d’un cœur. 

En étudiant la politique de M. de La Mennais, M. Ballanche a remarqué qu’elle donne la clef de celle de Fénelon, et qu’elle explique, qu’elle justifie par un développement logique évident cet ultramontanisme vaguement défini, à la fois si libéral à la Cour de France et si difficilement agréé à celle de Rome. C’est un rapport de plus de M. de La Mennais avec Fénelon. Tous les deux, hommes d’avenir, prêtres selon l’esprit, sentant à leur face le souffle nouveau du catholicisme, ils ont, conformément à l’ordre de leur venue et à la tournure particulière de leur génie, exprimé diversement les mêmes vœux, les mêmes remontrances touchant la conduite temporelle des peuples. Si M. de La Mennais explique et précise Fénelon, s’il est en ce moment l’aurore manifeste, bien que laborieuse, du jour dont Fénelon était comme l’aube blanchissante, Fénelon aussi, par ses signes précurseurs et la bienfaisance de son étoile catholique sous le despotisme de Louis XIV, garantit, absout, recommande à l’avance M. de La Mennais, et doit disposer les plus soupçonneux à le dignement comprendre. Sous la Restauration comme sous Louis XIV, le dogme politique en vogue, la prétention formelle des gouvernants était la légitimité, c’est-à-dire l’inadmissibilitédu pouvoir en vertu de certains droits de naissance, et nonobstant toute manière d’user ou d’abuser. Cette doctrine servile, vraiment idolâtre et charnelle, avait pris corps à partir du protestantisme, anglicane avec Henri VIII et Jacques Ier, gallicane avec Louis XIV, et elle avait engendré collatéralement le dogme de la souveraineté du peuple, qui n’est qu’une réponse utile à coups de force positive et de majorité numérique. Dans le moyen âge, il n’en allait pas ainsi : la puissance spirituelle régnait ; les princes, fils de l’Église, tuteurs au temporel, administraient les peuples robustes, encore en enfance ; s’ils faisaient sentir trop pesamment le sceptre, au cri que poussaient les peuples le Saint-Siège s’émouvait et portait sentence. Mais au moment où commença de se prononcer l’émancipation des peuples, le Saint-Siège devint inhabile, les princes et les sujets se montrèrent récalcitrants ; ces derniers s’entendirent pour ne plus recourir à l’autre, sauf à vider bientôt leurs différends réciproques sans arbitre et dans un duel irréconciliable. Tout cela se fit par degrés, selon les temps et les pays ; il y eut chez nous une ère transitoire qui eut sa splendeur sous Louis XIV, sa mourante lueur sous la Restauration, et durant laquelle, tout en reconnaissant la puissance spirituelle, en lui rendant hommage en mille points, en se signant ses fils aînés, on se posa en face d’elle comme pouvoir indépendant, à jamais légitime de père en fils sur la terre. La plupart des théologiens prêtèrent leurs subtilités à ce système bâtard ; quelques autres par ressouvenir du passé, deux ou trois par sentiment d’avenir, s’élevèrent pour le combattre : tels Fénelon et M. de La Mennais. Je m’attache à celui-ci. La difficulté pour lui était grande : il comprit assez vite, dans son essor progressif, qu’après une révolution comme la nôtre l’émancipation des peuples était signifiée hautement, et que la paternité tutélaire des Boniface VIII et des Grégoire VII ne pouvait se rétablir, même en supposant acquise la docilité des rois. Il sentit que, dans l’âge futur régénéré, l’union de l’ordre de justice et de vérité avec l’ordre matériel n’aurait plus lieu que par un mode libre et nouveau, convenable à la virilité des peuples ; il avait hâte d’ailleurs de voir tomber ces liens  adultères qui, enchaînant un timide ou cupide clergé à un pouvoir enivré de lui-même, retardaient l’éducation spirituelle si arriérée et le ravivement du christianisme. Mais ayant en face de lui un pouvoir temporel qui se disait à tout propos très-chrétien, et un parti libéral, révolutionnaire, à qui il supposait au contraire des intentions très-antichrétiennes, il n’eut d’autre marche à suivre que d’opposer d’un côté aux champions de la souveraineté du peuple quand même la souveraineté de l’ordre d’esprit et de justice, et, d’un autre côté, de parler aux défenseurs soi-disant chrétiens de l’obéissance passive le langage catholique sur l’admissibilité des pouvoirs et la suprématie d’une seule loi. Mais, on le sent, la position restait toujours un peu fausse : s’il était victorieux séparément contre les légitimistes purs et les purs disciples du Contrat social, on avait droit de lui demander, à lui, où il plaçait le siège de cette loi suprême, et comme c’était à Rome, on pouvait lui demander encore par quel mode efficace il la faisait intervenir dans le temporel ; car alors elle intervenait nécessairement, le roi de France étant le fils aîné de l’Église et la confusion des deux ordres s’accroissant de jour en jour par les efforts de sa piété égarée. M. de La Mennais ne prétendait certes pas que le temps des dépositions de rois dût revenir, et s’il citait la bulle de Boniface VIII, c’était comme mementodu dogme à des absolutistes qui se disaient chrétiens ; toujours y avait-il en ceci quelque difficulté à embrasser, je ne dis pas la droiture, mais le fond et le but de sa tendance politique. La révolution de Juillet, en brisant, du moins en droit, le système insoluble de la Restauration, a permis à M. de La Mennais de se produire enfin politiquement dans une pleine lumière : après sa mémorable série dans l’Avenir sur la réorganisation catholique et sociale, il n’est plus possible à un lecteur de sens et de bonne foi de garder l’ombre d’un doute aujourd’hui. Je trouve dans son livre des Progrès de la Révolution ces lignes écrites en 1829, et dont il est piquant de se souvenir : « Les ministres, depuis quatorze ans, n’ont eu à tâche que de fixer ce qui existait, quel qu’il fût, en résistant aux exigences des libéraux et des royalistes. Un statu quo universel a été toute leur politique. Ils semblent avoir ignoré que le monde aujourd’hui est travaillé de l’insurmontable besoin d’un ordre nouveau qu’il s’efforce de réaliser sans le connaître ; qu’on n’arrête point le mouvement progressif de la société, qu’on le dirige tout au plus, et que dès lors il faut, sous peine de mort, que le Gouvernement se décide entre les principes qui s’excluent. Les systèmes mitoyens n’ont d’autre effet que de tourner contre lui tout ce qui dans l’État est doué de quelque action… Trouverait-on, quelle que soit d’ailleurs la nature de ses opinions, un homme, un seul homme qui veuille ce qui est, et ne veuille que ce qui est ? Jamais au contraire on n’aspira avec une si vive ardeur à un nouvel ordre de choses : tout le monde l’appelle, c’est-à-dire appelle, sans se l’avouer et s’en rendre compte, une révolution… Oui, elle viendra, parce qu’il faut que les peuples soient tout ensemble instruits et châtiés ; parce qu’elle est  indispensable, selon les lois générales de la Providence, pour préparer une vraie régénération sociale. La France n’en sera pas l’unique théâtre ; elle s’étendra partout où domine le libéralisme, soit comme doctrine, soit comme sentiment, et sous cette dernière forme il est universel. Mais, après la crise dont nous approchons, on ne remontera pas immédiatement à l’état chrétien : le despotisme et l’anarchie continueront longtemps encore de se disputer l’empire, et la société restera soumise à l’influence de ces deux forces également aveugles, également funestes, jusqu’à ce que d’une part elles aient achevé la destruction de tout ce que le temps, les passions, l’erreur, ont altéré au point de n’être plus qu’un obstacle au renouvellement nécessaire ; et, de l’autre, que les vérités d’où dépend le salut du monde aient pénétré dans les esprits et disposé toutes choses pour la fin voulue de Dieu. » 

Vers le même temps où l’esprit de M. de La Mennais acceptait si largement l’union du catholicisme avec l’État par la liberté, il tendait aussi à se déployer dans l’ordre de science et à le remettre en harmonie avec la foi. Pendant les intervalles de la controverse vigoureuse à laquelle on l’aurait cru tout employé, serein et libre, retiré de ce monde politique actif où le Conservateur l’avait vu un instant mêlé et d’où tant d’intrigues hideuses l’avaient fait fuir, entouré de quelques pieux disciples, sous les chênes druidiques de La Chênaie, seul débris d’une fortune en ruine, il composait les premières parties d’un grand ouvrage de philosophie religieuse qui n’est pas fini, mais qui promet d’embrasser par une méthode toute rationnelle l’ordre entier des connaissances humaines, à partir de la plus simple notion de l’être : le but dernier de l’auteur, dans cette conception encyclopédique, est de rejoindre d’aussi près que possible les vérités primordiales d’ailleurs imposées, et de prouver à l’orgueilleuse raison elle-même qu’en poussant avec ses seules ressources elle n’a rien de mieux à faire que d’y aboutir. La logique la plus exacte, jointe à un fond d’orthodoxie rigoureuse, s’y fraye une place entre Saint-Martin et Baader. Nous avons été assez favorisé pour entendre, durant plusieurs jours de suite, les premiers développements de cette forte recherche : ce n’était pas à La Chênaie, mais plus récemment à Juilly, dans une de ces anciennes chambres d’oratoriens où bien des hôtes s’étaient assis sans doute depuis Malebranche jusqu’à Fouché : je ne me souvenais que de Malebranche. Pendant que lisait l’auteur, bien souvent distrait des paroles, n’écoutant que sa voix, occupé à son accent insolite et à sa face qui s’éclairait du dedans, j’ai subi sur l’intimité de son être des révélations d’âme à âme qui m’ont fait voir clair en une bien pure essence. Si quelques enchaînements du livre m’ont ainsi échappé, j’y ai gagné d’emporter avec moi le plus vif de l’homme.

Entre les disciples les plus chers de M. de La Mennais, il en est deux surtout dont la destinée se lie à la sienne, et qu’on ne peut s’empêcher de nommer à côté de lui. Tous les deux en effet complètent, couronnent leur illustre maître, et, par une sorte de dédoublement heureux, nous présentent chacun une de ses moitiés agrandie et plus en lumière. L’abbé Gerbet a la logique aussi certaine, mais moins armée d’armes étrangères, une lucidité posée et réfléchie, persuasive avec onction et rayonnante d’un doux amour : l’abbé Lacordaire exprime plutôt le côté oratoire militant avec de la nouveauté et du jeune éclat ; il a l’hymne sonore toujours prêt à s’élancer de sa lèvre, et la parole étincelante comme le glaive du lévite. 

L’imagination de l’abbé de La Mennais est restée ardente jusqu’à quarante ans : il eût aimé s’en laisser conduire dans le choix et la forme de ses écrits. Le genre du roman s’est offert à lui maintes fois avec un inconcevable attrait. Son vœu à l’origine, son faible secret ne fut autre, assure-t-il, que celui des poëtes, une solitude profonde, un loisir semé de fantaisie comme l’ont imaginé Horace et Montaigne, ou encore le vague des passions indéfinies, ou l’entretien mélancolique des souvenirs. Il y eut un temps de sa vie où il chérissait la rêverie et la fuite du monde, au point de sauter par-dessus un mur à la campagne pour ne pas rencontrer un domestique de la maison qui venait par le sentier ordinaire. Mais l’action lui parut un devoir, il se l’imposa, et il attribue à l’effort violent qu’elle exige de lui l’espèce d’irritation, d’emportement involontaire, qu’on a remarqué en plusieurs endroits de ses ouvrages, et qu’il est le premier à reconnaître avec candeur. Pour plus de garantie contre le relâchement et par une sorte de sainte inquiétude, il s’est voué à un exercice infatigable dans la rude voie où la Grâce l’a glorifié ; c’est un trappiste de l’intelligence : l’application opiniâtre de la pensée catholique aux diverses portions du domaine scientifique et social, tel est le champ qu’il laboure chaque matin dès avant l’aurore. Ainsi les inclinations flatteuses et les langueurs si chères s’en sont allées dans un perpétuel sacrifice. Il reste pourtant des saisons et des heures où revient sur les cœurs mortels un souffle inexprimable du passé qui fait crier les cicatrices et menace de les rompre. Nulle ressource, même pour le fort, n’est de trop en de tels moments ; ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de plus humble : composer la Théodicée et lire son bréviaire. — M. de La Mennais n’a rien écrit en fait de pure imagination ou de poésie que de petits fragments, des espèces d’Hymnes ou de Proses, qui sommeillent dans ses papiers. L’un de ces morceaux est, je crois, sur la Lune. En voici un autre qu’il composa durant une insomnie la veille de la Toussaint : nous ne pouvons mieux finir. 

« LES MORTS ».

« Ils ont aussi passé sur cette terre, ils ont descendu le fleuve du Temps ; on entendit leurs voix sur ses bords, et puis l’on n’entendit plus rien. Où sont-ils ? qui nous le dira ? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur !

« Pendant qu’ils passaient, mille ombres vaines se présentèrent à leurs regards : le monde que le Christ a maudit leur montra ses grandeurs, ses richesses, ses voluptés ; ils les virent, et soudain ils ne virent plus que l’éternité. Où sont-ils ? qui nous le dira ? Heureux, etc., etc. 

« Semblable à un rayon d’en haut, une Croix dans le lointain apparaissait pour guider leur course, mais tous ne la regardaient pas ! Où sont-ils ? etc., etc. 

« Il y en avait qui disaient : « Qu’est-ce que ces flots qui nous emportent ? Y a-t-il quelque chose après ce voyage rapide ? Nous ne le savons pas, nul ne le sait. » Et, comme ils disaient cela, les rives s’évanouissaient. Où sont-ils ? qui nous le dira ? Heureux, etc., etc. 

« Il y en avait aussi qui semblaient, dans un recueillement profond, écouter une parole secrète, et puis, l’œil fixé sur le couchant, tout à coup ils chantaient une aurore invisible et un jour qui ne finit jamais. Où sont-ils ? etc., etc. 

« Entraînés pêle-mêle, jeunes, vieux, tous  disparaissaient, tels que le vaisseau que chasse la tempête ; on compterait plutôt les sables de la mer que le nombre de ceux qui se hâtaient de passer. Où sont-ils ? etc., etc. 

« Ceux qui les virent ont raconté qu’une grande tristesse était dans leur cœur ; l’angoisse soulevait leur poitrine, et comme fatigués du travail de vivre, levant les yeux au ciel, ils pleuraient. Où sont-ils ? etc., etc. 

« Des lieux inconnus où le fleuve se perd, deux voix s’élèvent incessamment. 

« L’une dit : « Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur ; Seigneur, écoutez mes gémissements, prêtez l’oreille à ma prière. Si vous scrutez nos iniquités, qui soutiendra vos regards ? Mais près de vous est la miséricorde et une rédemption immense ! »

« Et l’autre : « Nous vous louons, ô Dieu ! nous vous bénissons : Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu des armées ! la terre et les cieux sont remplis de votre gloire ! »

« Et nous aussi, bientôt nous irons là d’où partent ces plaintes ou ces chants de triomphe. Où serons-nous ? qui nous le dira ? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur !

« Février 1832. »