(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — Oberman, édition nouvelle, 1833 »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — Oberman, édition nouvelle, 1833 »

Oberman, édition nouvelle, 1833

Oberman fut publié pour la première fois au printemps de 1804, dans les derniers mois du Consulat ; il avait été composé en Suisse durant les années 1802 et 1803. Quand M. de Sénancour écrivait Oberman, il ne se considérait pas comme un homme de lettres ; ce n’était pas un ouvrage littéraire qu’il tâchait de produire dans le goût de ses contemporains. Sorti de Paris à dix-neuf ans, dès les premiers jours de la Révolution ; retenu par les circonstances et la maladie en Suisse, au lieu des longs voyages qu’il méditait ; marié là et proscrit en France à titre d’émigré, M. de Sénancour n’était rentré que furtivement, à diverses reprises, pour visiter sa mère, et s’il s’était hasardé à séjourner à Paris, sans papiers, de 1799 à 1802, ç’avait été dans un isolement absolu : il avait profité toutefois de ce  séjour pour publier, dès 1799, ses Rêveries sur la nature primitive de l’Homme. Élève de Jean-Jacques pour l’impulsion première et le style, comme madame de Staël et M. de Chateaubriand, mais, comme eux, élève original et transformé, quoique demeuré plus fidèle, l’auteur des Rêveries, alors qu’il composait Oberman, ignorait que des collatéraux si brillants, et si marqués par la gloire, lui fussent déjà suscités ; il n’avait lu ni l’Influence des Passions sur le Bonheur, ni René ; il suivait sa ligne intérieure ; il s’absorbait dans ses pensées d’amertume, de désappointement aride, de destinée manquée et brisée, de petitesse et de stupeur en présence de la nature infinie. Obermancreusait et exprimait tout cela ; l’auteur n’y retraçait aucunement sa biographie exacte, comme quelques-uns l’ont cru ; au contraire, il altérait à dessein les conditions extérieures, il transposait les scènes, il dépaysait autant que possible. Mais si Oberman ne répondait que vaguement à la biographie de l’auteur, il répondait en plein à sa psychologie, à sa disposition mélancolique et souffrante, à l’effort fatigué de ses facultés sans but, à son étreinte de l’impossible, à son ennui. Ce mot d’ennui, pris dans l’acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif et le mal d’Oberman ; ç’a été en partie le mal du siècle, et Oberman se trouve ainsi l’un des livres les plus vrais de ce siècle, l’un des plus sincères témoignages, dans lequel bien des âmes peuvent se reconnaître. 

Il y avait deux ou trois apparitions essentielles vers ce temps de 1800. Et d’abord, dans l’ordre de l’action, il y avait le Premier Consul, celui qui disait un matin, en mettant la main sur sa poitrine : Je sens en moi l’infini ; et qui, durant quinze années encore, entraînant le jeune siècle à sa suite, allait réaliser presque cet infini de sa pensée et de toutes les pensées, par ses conquêtes, par ses monuments, par son Empire. Vers ce même temps, et non plus dans l’ordre de l’action, mais dans celui du sentiment, de la méditation et du rêve, il y avait deux génies, alors naissants, et longuement depuis combattus et refoulés, admirateurs à la fois et adversaires de ce développement gigantesque qu’ils avaient sous les yeux ; sentant aussi en eux l’infini, mais par des aspects tout différents du premier, le sentant dans la poésie, dans l’histoire, dans les beautés des arts ou de la nature, dans le culte ressuscité du passé, dans les aspirations sympathiques vers l’avenir ; nobles et vagues puissances, lumineux précurseurs, représentants des idées, des enthousiasmes, des réminiscences illusoires ou des espérances prophétiques qui devaient triompher de l’Empire et régner durant les quinze années qui succédèrent ; il y avait Corinne et René,

Mais, vers ce temps, il y eut aussi, sans qu’on le sût, ni durant tout l’Empire, ni durant les quinze années suivantes, il y eut un autre type, non moins profond, non moins admirable et sacré, de la sensation de l’infini en nous, de l’infinienvisagé et senti hors de l’action, hors de l’histoire, hors des religions du passé ou des vues progressives, de l’infini en lui-même face à face avec nous-même. Il y eut un type grave, obscur, appesanti, de l’infirmité humaine en présence des choses plus grandes et plus fortes, en présence de l’accablante nature ou de la société qui écrase. Il y eut Oberman, le type de ces sourds génies qui avortent, de ces sensibilités abondantes qui s’égarent dans le désert, de ces moissons grêlées qui ne se dorent pas, des facultés affamées à vide, et non discernées et non appliquées, de ce qui, en un mot, ne triomphe et ne surgit jamais ; le type de la majorité des tristes et souffrantes âmes en ce siècle, de tous les génies à faux et des existences retranchées. 

Oh ! qu’on ne me dise pas qu’Oberman et René ne sont que deux formes inégalement belles d’une identité fondamentale ; que l’un n’est qu’un développement en deux volumes, tandis que l’autre est une expression plus illustre et plus concise ; qu’on ne me dise pas cela ! René est grand, et je l’admire ; mais René est autre qu’Oberman. René est beau, il est brillant jusque dans la brume et sous l’aquilon ; l’éclair d’un orage se joue à son front pâle et noblement foudroyé. C’est une individualité moderne chevaleresque, taillée presque à l’antique ; il y a du Sophocle dans cette statue de jeune homme. Laissez-le grandir et sortir de là, le Périclès rêveur ; il est volage, il est bruyant et glorieux, il est capable de mille entreprises enviables, il remplira le monde de son nom. 

Oberman est sourd, immobile, étouffé, replié sur lui, foudroyé sans éclair, profond plutôt que beau ; il ne se guérit pas, il ne finit pas ; il se prolonge et se traîne vers ses dernières années, plus calme, plus résigné, mais sans péripétie ni revanche éclatante ; cherchant quelque repos dans l’abstinence du sage, dans le silence, l’oubli et la haute sérénité des cieux. Oberman est bien le livre de la majorité souffrante des âmes ; c’en est l’histoire désolante, le poëme mystérieux et inachevé. J’en appelle à vous tous, qui l’avez déterré solitairement, depuis ces trente années, dans la poussière où il gisait, qui l’avez conquis comme votre bien, qui l’avez souvent visité comme une source, à vous seuls connue, où vous vous abreuviez de vos propres douleurs, hommes sensibles et enthousiastes, ou méconnus et ulcérés ! génies gauches, malencontreux, amers ; poètes sans nom ; amants sans amour ou défigurés ; toi, Rabbe, qu’une ode sublime, faite pour te consoler, irrita ; toi, Sautelet, qui méditais depuis si longtemps de mourir ; et ceux qui vivent encore, et dont je veux citer quelques-uns !

Car la destinée d’Oberman, comme livre, fut parfaitement conforme à la destinée d’Oberman comme homme. Point de gloire, point d’éclat, point d’injustice vive et criante, rien qu’une injustice muette, pesante et durable ; puis, avec cela, une sorte d’effet lent, caché, maladif, qui allait s’adresser de loin en loin à quelques âmes rares et y produire des agitations singulières. Le livre, dans sa destinée matérielle, sembla lui-même atteint de cette espèce de malheur qu’il décrit. Ce ne fut pas pourtant, qu’on le sache bien, une œuvre sans influence. Nodier l’invoquait dans sa préface des Tristes, et regrettait qu’Oberman se passât de Dieu. Ballanche, inconnu alors, et loin de cette renommée douce et sereine qui le couronne aujourd’hui, lisait Oberman, et y saisissait peut-être des affinités douloureuses. Latouche, qui a donné sa mesure comme homme d’esprit, mais qui ne l’a pas donnée pour d’autres facultés bien supérieures qu’il a et qui lui pèsent, a lu Oberman avec anxiété, en fils de la même famille, et il en a visité l’auteur dans ce modeste jardin de la Cérisaye, sous ce beau lilas dont le sage est surtout fier. Rabbe, je l’ai déjà dit, connaissait Oberman ; il le sentait passionnément ; il croyait y lire toute la biographie de M. de Sénancour, et il s’en était ouvert plusieurs fois avec lui : un livre qu’il avait terminé, assure-t-on, et auquel il tenait beaucoup, un roman dont le manuscrit fut dérobé ou perdu, n’était autre probablement que la psychologie de Rabbe lui-même, sa psychologie ardente et ulcérée, son Oberman. Tout récemment, dans les feuilles d’un roman non encore publié, qu’une bienveillance précieuse m’autorisait à parcourir, dans les feuilles de Lélia, nom idéal qui sera bientôt un type célèbre, il m’est arrivé de lire cette phrase qui m’a fait tressaillir de joie : « Sténio, Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust, ou bien ouvre tes livres et redis-moi les  souffrances d’Oberman, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleur ; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour. » Eh quoi ! me suis-je dit, Oberman a passé familièrement ici ; il y a passé aussi familièrement que Saint-Preux ; il a touché la main de Lélia.

Mais voici l’épisode le plus frappant sans doute de l’influence bizarre et secrète d’Oberman. Vers 1818, plusieurs jeunes gens s’étaient rencontrés après le collége et unis entre eux par une amitié vive, comme on en contracte d’ordinaire dans la première jeunesse. C’était Auguste Sautelet, Jules Bastide, J.-J. Ampère, Albert Stapfer ; dans une correspondance curieuse et touchante que j’ai sous les yeux, et qui, entre les mains de l’ami qui me la confie, pourra devenir un jour la matière d’un beau livre de souvenirs, je lis d’autres noms encore de cette jeune intimité ; j’en lis un que j’efface, parce que l’oubli lui vaut mieux ; j’en lis deux inséparables, qui me sont chers comme si je les avais connus, parce qu’un grand charme de pureté les enveloppe, Edmond et Lydia, amants et fiancés. Tous vivent aujourd’hui, excepté Sautelet, qui est mort de sa main ; bien peu se souviennent encore de ces années, ou du moins s’y reportent avec regret et amour, excepté Lydia, qui est demeurée, me dit-on, fidèle aux pensées de cette époque, et les a gardées présentes et vives dans son cœur. La philosophie de M. Cousin, alors dans sa nouveauté, occupait ces jeunes esprits ; les grands problèmes de la destinée humaine étaient leur passion ; Ossian, Byron, le songe de Jean-Paul, les partageaient tumultueusement. Ils suivaient les cours à Paris durant l’hiver ; puis l’été les dispersait aux champs, et ils s’écrivaient. La lecture d’Oberman, quand ce livre leur tomba par hasard dans les mains, fit sur eux l’impression qu’on peut croire ; cette mélancolie austère et désabusée devint un moment comme la base de leur vie ; la philosophie platonicienne eut tort ; Jules Bastide fut celui peut-être qui se pénétra le plus profondément de cette âpre et stoïque nourriture. Ses lettres, pleines d’éloquence et de vertueuse tristesse, ont souvent des pages dignes d’Oberman ; l’inspiration grandiose est la même, et il le cite à tout moment. Lorsque Ampère va en Suisse, Bastide, resté au Limodin en Brie, lui écrit en ces termes : « Mon ami, tu es donc à Vevay. Tu as vu Clarens, Meillerie, Chillon. Tout cela doit te paraître un songe. Tu as vu la lune monter sur le Velan ! » Et ailleurs : « Je dois aller faire un petit voyage à Fontainebleau. Ainsi nous aurons parcouru à nous deux tous les lieux visités par Oberman. Si alors tu étais encore en Suisse, j’aurais du plaisir à contempler la lune à travers les clairières de Valvin, pendant que tu la verrais sur les glaciers. Nous nous réunirons tous ensuite au Limodin, et nous nous raconterons nos voyages et nos plaisirs… Pourquoi faut-il que nous soyons si éloignés ? que les jours sont longs ! que les nuits sont tristes ! Je ne devrais pourtant pas me plaindre : j’ai eu quelques instants de calme, quelques moments bien courts d’une joie pure. Il y avait eu de l’orage ; les feuilles étaient humides et l’air était doux ; un rayon de soleil vint à percer, et il m’arriva d’être content : je me sentis en possession de mon existence. Ce sentiment paisible, je n’irai point le chercher dans les Alpes ; ce n’est qu’ici que je puis le trouver : il y a quelque chose de délicieux pour moi dans la vue du bois de Champ-Rose au loin, dans l’aspect de certains arbres, dans l’étendue de nos plaines. » Et encore, car, si je m’écoutais, je ne pourrais me lasser de citer : « Que tes lettres m’ont causé de plaisir ! Je les conserve toutes avec soin pour les joindre aux sublimes tableaux d’Oberman. Je me suis fait dans notre bois une place favorite, où je vais m’asseoir pour songer à mes amis : c’est là que je porte Werther, Ossian, et les lettres qui me viennent de toi. J’y ai encore lu ce matin la dernière que tu m’as écrite de Berne. Tu as bien compris la manière dont je voudrais vivre. Une existence agitée est un suicide, si elle fait perdre le souvenir du monde meilleur ; et, quand on a conscience de sa dignité, il me semble que c’est une profanation d’employer son énergie et de ne pas lui laisser toute la sublimité des possibles… J’aime à vivre retiré, à faire les mêmes choses, à passer par les mêmes chemins : il me semble qu’ainsi je me mêle moins à la terre, et que je conserve toute ma pureté. J’aime à écouter, dans le silence de la vie d’habitude, le mouvement sourd de l’existence intérieure. Ah ! jouissons du seul plaisir qui nous reste ; regardons couler nos jours rapides, savourons l’amère volupté de nous comprendre et de nous sentir tous entraîner pêle-mêle : du moins nous nous perdons ensemble, nous n’allons pas seuls vers la fin terrible ! » Si le patriote réfugié lit par hasard ces pages, s’il s’étonne et s’il souffre de les retrouver, qu’il nous pardonne une divulgation indiscrète qui vient d’une sympathie cordiale et sincère ! qu’il nous pardonne en mémoire du livre que tous les deux nous avons aimé !

Sautelet aussi vivait alors dans ces idées : inquiet, mélancolique et fervent, il hésitait entre l’action et la contemplation ; je lis dans une lettre de lui que j’ai sous les yeux : « On ne peut guère faire une vie double, agir et contempler ; je sens, comme je te le disais cet été, que l’homme est placé sur la terre pour l’action, et je ne puis cependant laisser l’autre. Tu ne sais pas la mauvaise pensée qui me vient à l’instant ! c’est que je voudrais me brûler la cervelle pour terminer mes doutes. Si, dans une année ou deux, la vie ne me paraît pas claire, j’y mettrai fin. J’exécuterai cette idée que j’ai eue de mon Werther de la Vérité(ouvrage qu’il méditait). Peut-être  serait-ce une folie ; ce serait peut-être une grande action. Je te laisse juger. »

Combien d’épisodes semblables à celui que nous venons d’esquisser, combien de poëmes obscurs, inconnus, mêlés d’une fatalité étrange, s’accomplissent à tout instant, autour de nous, dans de nobles existences !Oberman est le résumé de tous ces poëmes.

18 mai 1833.

(Depuis l’espèce de résurrection que nous avons tentée d’Oberman, les admirateurs n’ont pas manqué à ce morne et triste génie ; il faut mettre en tête George Sand, qui a honoré la troisième édition d’une préface. En Suisse, on a lu le livre en présence des lieux, et cette lecture est d’un grand effet. (Voir le Semeur du 10 juillet 1834.) — Un ami qui voyageait aux bords du Léman m’écrivait en un style figuré, mais plein de sentiment : « N’est-ce pas que c’est d’Oberman que l’on rêve le plus le long du lac tout bleu et les yeux tournés vers le Môle ?Cet homme eut l’oppression des montagnes sur le cœur ; il en eut la noble infirmité et le chaos dans les hasards de ses délirants systèmes ; il en eut les contours et la virginité dans le galbe sans soleil de son style blanc et terne. » Mais c’est en entrant dans le Valais seulement que l’on comprend bien certaines descriptions désolées d’Oberman et ces contrées d’un amer abandon : le pays et le livre s’expliquent l’un par l’autre, et je me suis dit tout d’abord à cette vue :

Et l’ombre des hauts monts l’a durement frappé !

Les expressions, les réminiscences d’Oberman s’appliquent à chaque pas. — Nous obéissons à une intention du vénérable auteur en rappelant formellement ici qu’il n’en est pas resté au système oppressé d’Oberman ; il s’est appliqué à s’en dégager sans relâche, à perfectionner, à mûrir ses Libres Méditations, et à y considérer la pensée religieuse indépendamment de tout dogme téméraire ; il ne vit depuis des années que dans ce haut espoir.)