Note
Tels sont ces articles sur Chateaubriand qui m’ont valu, par la suite, tant d’injures, et au nom desquels on m’a contesté le droit d’étudier plus à froid et de juger Chateaubriand mort à un point de vue toujours admiratif, mais moralement plus vrai et plus réel. Je dirai de plus que le caractère de mes relations avec M. de Chateaubriand a été tout à fait méconnu et défiguré à plaisir par des critiques, venus depuis et qui ne se sont pas rendu compte des vrais rapports naturels entre une ardente jeunesse qui s’élève et une gloire déclinante qui vieillit. — Je ne désirai jamais être présenté à M. de Chateaubriand : ce fut M. Villemain qui, le premier, eut pour moi cette gracieuse idée en 1829. Il vint me prendre un soir d’été dans ma chambre de la rue Notre-Dame-des-Champs pour me mener chez M. de Chateaubriand, logé alors rue d’Enfer, à l’hospice Marie-Thérèse, et qui allait repartir pour son ambassade de Rome. Nous trouvâmes M. de Chateaubriand au jardin. J’avais déjà publié mon Tableau de la Poésie française au xvie siècle, les Poésies de Joseph Delorme, et des articles dans le Globe et dans la Revue de Paris ; il me prit tout d’abord à partie sur un des derniers articles, celui de Jean-Baptiste Rousseau. Il rentra avec nous au salon, et la conversation roula sur La Harpe, qu’il avait connu. M. Villemain, en me conduisant chez M. de Chateaubriand, avait sans nul doute l’intention de m’être agréable et même utile ; il ne semblait nullement impossible, à cette avant-dernière saison encore propice de la Restauration, que M. de Chateaubriand redevînt ministre et président d’un Cabinet où M. Villemain lui-même aurait été ministre de l’Instruction publique. Dans ce cas il n’eût pas été tout à fait indifférent, non plus, que les jeunes gens qui s’élevaient et qui marquaient quelque talent fussent conciliés d’avance par de la bonne grâce et ne fussent point abandonnés entièrement à leur humeur irrégulière et frondeuse. Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome à l’avènement du ministère Polignac, j’allais le voir quelquefois les matins : j’essayais de lui faire agréer les idées et comprendre le sens novateur de la jeune école romantique à laquelle il n’était guère favorable ; il avait fort connu Victor Hugo, mais il ne le voyait pas alors ; je faisais de mon mieux ma fonction de critique-truchement et négociateur. Lorsque je publiai les Consolations en mars 1830, je les envoyai à M. de Chateaubriand, qui répondit à mon envoi par la lettre suivante (30 mars 1830) :
« Je viens, monsieur, de parcourir trop rapidement vos Consolations : des vers pleins de grâce et de charme, des sentiments tristes et tendres se font remarquer à toutes les pages. Je vous félicite d’avoir cédé à votre talent, en le dégageant de tout système. Écoutez votre génie, monsieur ; chargez votre muse d’en redire les inspirations, et, pour atteindre la renommée, vous n’aurez besoin d’être porté dans le casque de personne.
« Recevez, monsieur, je vous prie, mes remercîments les plus empressés et mes sincères félicitations.
« Chateaubriand »
Cette lettre, dans son compliment, renfermait le conseil indirect de m’émanciper un peu de Victor Hugo et faisait allusion à un sonnet où j’avais dit, parlant au puissant poëte :
Comme un guerrier de fer, un vaillant homme d’armes,
S’il rencontre, gisant, un nourrisson en larmes,
Il le met dans son casque et le porte en chemin…
La Révolution de 1830 interrompit mes relations avec M. de Chateaubriand. Ses amis ne furent point très-contents d’un petit article de moi qui parut dans le Globe du 19 août 1830 et dans lequel, en félicitant Victor Hugo de se rallier à la nouvelle France, j’acceptais au contraire, comme un fait accompli et légitime, l’abdication politique de M. de Chateaubriand. Les amis de celui-ci, Mme Récamier, M. Lenormant, trouvèrent que c’était y aller un peu vite, et ils ne désespéraient pas encore de le rattacher au nouvel ordre de choses. Je fus deux ou trois ans sans revoir M. de Chateaubriand. Dans l’intervalle, je m’émancipai un peu sur son compte dans mon article de l’Abbé Prevost. Je m’en fis même une objection quand mon ami Ampère voulut me présenter à l’Abbaye-au-Bois ; mais je finis par céder à ses instances, et c’est dans ce salon que je retrouvai M. de Chateaubriand comme dans son cadre le plus naturel et où il était décidé à être le plus aimable.
J’ai souvent pensé combien, malgré tous les soins qu’on prend pour peindre la société de son temps et pour en donner l’idée aux générations survenantes, on y réussit peu et quelles étranges images s’en font ceux qui se mêlent ensuite d’en écrire. Ainsi un feuilletoniste, qui s’efforce de m’être agréable, dira par exemple : « Jeune, quand vous alliez à l’Abbaye-au-Bois, vous écoutiez ; maintenant, c’est votre tour de parler, on vous écoute… » Il semblerait en vérité que, dans ce charmant salon où présidaient la politesse et le goût, M. de Chateaubriand eût charge de rendre des oracles et que le rôle des autres fût de l’écouter bouche béante. Mais, chers messieurs, sachez donc que nous parlions alors comme nous n’avons jamais fait depuis ; que, pleins de rêves et d’espérances ou de généreuses colères, nous parlions beaucoup plus et beaucoup mieux qu’aujourd’hui ; et que, lorsqu’on avait le tact de ne prendre la parole et de ne la garder qu’à propos, M. de Chateaubriand était le premier à se plaire à nos discours et à nous en savoir gré en s’y mêlant. Notre verve plus d’une fois provoqua la sienne et la fit jaillir. On se taisait alors : on jouissait de cette haute et vraiment grande éloquence, d’autant qu’elle était plus rare.
Comme exemple de la manière absurde dont tout se défigure et dont les incidents de société se déforment avec le temps et même avant le temps, je citerai encore un estimable écrivain, M. Godefroy, qui, parlant de la chambre de Malherbe où il y avait six chaises et de la tyrannie que le poëte-grammairien y exerçait, a bien osé comparer cela au salon de l’Abbaye quand M. de Chateaubriand y était : « Dans ce petit cercle d’intimes choisis, il (Malherbe) trônait en roi : il fallait l’écouter et ne prendre la parole que pour l’approuver absolument. On ne vit depuis semblable tyrannie qu’à l’Abbaye où Mme Récamier avait composé à Chateaubriand un cercle d’admirateurs, d’où la vérité ne put sortir qu’après la mort de l’idole qu’on y encensait. » On n’est pas plus instruit que M. Godefroy, mais on n’est pas plus neuf en fait de rapprochements. Lorsque je publiai, en 1834, le roman de Volupté, M. de Chateaubriand m’écrivit la lettre suivante :
« Paris, 14 juillet 1834.
« Ma vie, monsieur, est si entravée, je lis si lentement que je serais trop longtemps sans vous remercier. Je n’en suis encore qu’à la page 51, mais je vous le dis sans flatterie, je suis ravi. Le détail de cette jeunesse et de cette famille est enchanté. Comment n’ai-je pas trouvé le blond essaim au-dessus de la tête blonde, et les deux vieillards et les deux enfants entre lesquels une révolution a passé, et les torrents de vœux et de regrets aux heures les plus oisives, et cette voix incertaine qui soupire en nous et qui chante, mélodie confuse, souvenir d’Éden, etc. ? Bien est-il heureux pour ma probité littéraire, monsieur, que ma jeunesse fût achevée dans mes Mémoires, car je vous aurais certainement volé.
« Je vous quitte pour retourner à vous ; je pense avec la joie d’un poëte que je laisserai après moi de véritables talents sur la terre. Agréez de nouveau, monsieur, je vous prie, les remercîments bien sincères d’une reconnaissante admiration.
« Chateaubriand. »
En citant de semblables éloges à mon sujet, je n’ai qu’une intention et qu’un désir : c’est de montrer que si, la veille ou le lendemain d’une telle lettre, nous venions à louer M. de Chateaubriand, comme il était tout naturel de le faire dans le milieu de société où nous vivions près de lui, nous ne faisions nullement pour cela la cour à un puissant lettré dont nous eussions besoin, ni une platitude envers un grand nom idolâtré ; il pouvait y avoir de notre part quelque complaisance assurément, mais cette complaisance n’était pas tout entière de notre côté, et elle était elle-même partagée. Il me répugne d’employer de tels mots, mais je pourrais répondre à ceux qui m’accuseraient d’avoir fait alors ma cour qu’on me la faisait, à moi aussi, avec bien du soin et de la délicatesse. Remettons donc les choses à leur point. Figurons-nous un monde charmant, une société d’élite, un vieillard illustre et glorieux qui se sentait heureux d’être compris et goûté par des hommes plus jeunes et qui n’étaient pas tout à fait ses disciples.
J’avais, d’ailleurs, mes restes de fantaisie et de résistance, et, par exemple, je me refusai tout net un jour, quoique j’en fusse très-sollicité, à parler de l’Essai sur la Littérature anglaisequi est en tête de la traduction de Milton de Chateaubriand. Cet Essai me semblait incomplet, trop classique, ne rendant pas justice aux derniers grands poëtes de l’Angleterre que M. de Chateaubriand ne semblait pas connaître. Le livre passa donc sans que je le saluasse d’un article. J’en écrivis mes raisons détaillées à Ampère, et M. de Chateaubriand eut le bon goût de ne point m’en vouloir.
Mais quant à la Vie de Rancé, j’avoue que je n’y regardai pas de si près. Le livre était manifestement si faible que le sentiment qui en faisait dire du bien était au-dessus du soupçon. D’ailleurs, j’avais fort étudié Rancé de longue main pour mon Port-Royal, et j’en pris occasion de dire de lui bien des choses que M. de Chateaubriand affaibli avait oubliées ou méconnues. Il fut le premier à le sentir et à m’en remercier dans une lettre, la dernière que j’aie reçue de lui et que je ne retrouve pas sous ma main ; mais j’en retrouve une autre un peu antérieure et qui se rapporte au temps où je préparais la notice à mettre en tête des œuvres de Fontanes :
« 4 octobre 1838.
« La lettre copiée, monsieur, était devant moi avec un mot d’explication. Je vous demande mille pardons d’avoir oublié de vous la remettre : j’étais dans la distraction du plaisir de causer avec vous. Je vous remercie mille fois, monsieur, pour la mémoire de Fontanes : c’était un homme fait pour vous connaître et vous admirer.
« Chateaubriand. »
Et maintenant qu’on s’étonne, si l’on veut, et qu’on se scandalise qu’après des années écoulées, en ne cessant de placer M. de Chateaubriand au premier rang littéraire du siècle, j’aie écrit sur lui, dans les deux volumes dont il est le sujet et le centre, comme en pensaient et en parlaient dans la familiarité tous ses amis et connaissances, toutes les personnes de la société en dehors de sa coterie, M. Moé, M. Pasquier, Mme de Boigne, Mme de Castellane, M. de Noailles lui-même dans le tuyau de l’oreille, la vieille marquise d’Aguesseau, sœur de Christian de Lamoignon, etc. ; je dis que cette susceptibilité si vive est le fait de personnes qui aiment le convenu et qui répugnent à la vérité. Mais j’aurais tort de m’en étonner moi-même. C’est qu’en effet le cœur de l’homme est ainsi fait que souvent la vérité, par cela seul qu’elle est la vérité, l’indispose et l’offense.