(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Vie de Rancé »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Vie de Rancé »

Chateaubriand, Vie de Rancé

« Mon premier ouvrage a été fait à Londres en 1797, mon dernier à Paris en 1844 : entre ces deux dates, il n’y a pas moins de quarante-sept ans ; trois fois l’espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine : Quindecim annos, grande mortalis ævi spatium. » Cette pensée s’élève inévitablement dans l’esprit du lecteur qui ouvre le volume, quand l’auteur ne l’aurait pas fait remarquer. Voilà près d’un demi-siècle, voilà quarante-quatre années du moins que M. de Chateaubriand a inauguré notre âge par Atala, par le Génie du Christianisme, et s’est placé du premier coup à la tête de la littérature de son temps : il n’a cessé d’y demeurer depuis ; les générations se sont succédé, et, se proclamant ses filles, sont venues se ranger sous sa gloire ; presque tout ce qui s’est tenté d’un peu grand dans le champ de l’imagination et de la poésie procède de lui, je veux dire de la veine littéraire qu’il a ouverte, de la source d’inspiration qu’il a remise en honneur ; ce qu’on a, dans l’intervalle, applaudi de plus harmonieux et de plus brillant est apparu comme pour tenir ses promesses et pour vérifier ses augures ; il a eu des héritiers, des continuateurs, à leur tour illustres, il n’a pas été surpassé ; et aujourd’hui, quand beaucoup sont las, quand les meilleurs se dissipent, se ralentissent ou se taisent, c’est encore lui qui vient apporter à la curiosité, à l’intérêt de tous, un volume impatiemment attendu, et qui n’a, si l’on peut dire, qu’à le vouloir pour être la fleur de mai, la primeur de la saison.

Il n’est pas jusqu’à cette vogue religieuse du moment qui ne semble jusqu’à un certain point devoir se rapporter à lui : sans doute, en ce qu’elle aurait de tout à fait sérieux et de profond, lui-même il n’en accepterait pas l’honneur, et il l’attribuerait à une cause plus haute ; sans doute, en ce qu’elle offre d’excessif et de blessant, il aurait le droit d’en décliner la responsabilité, lui qui a surtout présenté la religion par ses aspects poétiques et aimables ; mais enfin il est impossible de ne pas remarquer que la vogue religieuse, dont le Génie du Christianisme fut le signal, est encore, après toutes sortes de retours, la même qui va accueillir la Vie de Rancé.

M. de Chateaubriand ne paraît pas assez croire à cet à-propos, à cet intérêt actuel de ce qu’il écrit, à cette avide et affectueuse vénération de tous, et c’est le seul reproche que nous nous permettrons de lui adresser. Il dédie son livre à la mémoire de l’abbé Séguin, vieux prêtre, son directeur, mort l’année dernière à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : « C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce travail, et j’y avais une répugnance naturelle. J’étudiai néanmoins ; je lus, et c’est le résultat de ces lectures qui compose aujourd’hui la vie de Rancé. » Cette humble origine de l’ouvrage sied à l’humilité du sujet ; cette docilité de l’illustre auteur est touchante ; mais le vieux confesseur avait raison ; avec le coup d’œil du simple, il lisait dans le cœur de René plus directement peut-être que René lui-même ; il avait touché les fibres secrètes par où René était fait pour vibrer à l’unisson de Rancé. 

Et nous-même, bien qu’il ne se soit pas confessé à nous, il nous semble que nous saisissions le rapport, et qu’à travers tant de contrastes nous puissions aussi dénoncer les humaines ressemblances. Qu’était-ce que Rancé dans le monde ? Un esprit merveilleux, brillant, en train de toute science et de toute diversion, cherchant jusqu’au miel des poëtes ; une parole éloquente et suave, un cœur généreux et magnifique, une âme ardente, impatiente, immodérée, épuisant la fatigue sans jamais trouver le repos, que rien ne pouvait combler, ressaisie d’une mélancolie infinie au sein des succès et des plaisirs ; que revenait obséder par accès l’idée de la mort, l’image de l’éternité, et qui, à un certain moment, rejetant ce qui n’était plus qu’incomplet pour elle, l’immolant au pied de la Croix, entra, comme dit son biographe, dans la haine passionnée de la vie. Il en est de la vie comme de la personne la plus aimée : il n’y a pas tellement loin de la haine passionnée à l’amour ; c’est précisément parce qu’on l’a trop aimée, trop rêvée idéale, cette vie passagère, trop embrassée dans de rares et uniques instants, qu’on se met ensuite, quand on a l’âme grande, à s’en dégoûter opiniâtrement et à s’en déprendre. Mais, chez Rancé, le sacrifice fut complet ; le rayon d’en haut ne tomba point seulement, la foudre descendit et dévora l’holocauste ; le front du pénitent, sous la cendre, reste à jamais marqué des stigmates sacrés. Dans l’ordre humain, ce qui fait pour nous la puissance singulière et le charme du frère d’Amélie, de l’Eudore de Velléda, c’est au contraire la composition et le mélange ; lui aussi, il essaye d’entrer dans la haine passionnée de la vie, mais il s’y reprend au même instant ; il la hait et il la ressaisit à la fois ; il a les dégoûts du chrétien et les enchantements du poëte ; il applique sa lèvre à l’éponge trempée d’absinthe, et il nous rend tout à côté les saveurs d’Hybla. Cette lutte du Calvaire et de la Grèce, que l’heureux Fénelon ne soupçonnait pas, qui, d’abord confuse, égara René jusque dans les savanes, qu’il nous a bientôt rendue si distincte et si vivante sous les traits d’Eudore et de Cymodocée, elle n’a pas cessé avec les ans, il la porte en lui éternelle ; toujours, si austère que soit le sentier, si droite que semble la voie vers Jérusalem, il a des retours soudains vers Argos ; toujours, jusque dans le pèlerin du désert, on retrouve, aux accents les plus émus, l’ami de jeunesse d’Augustin et de Jérôme. 

Malheur à qui a reçu dès le berceau ce don de la Muse, cet art d’évocation et de poésie, l’incurable magie des mots harmonieux, cette magie, elle aussi, qui ensorcelle ! malheur à qui, avec les instincts infinis et le besoin de croire aux consolations éternelles, a senti trop amoureusement cet idéal d’humaine beauté, ce paganisme immortel qu’on appelle la Grèce ! 

Un voyageur qui visita la Trappe du temps de l’abbé de Rancé raconte qu’étant au réfectoire pendant qu’on lisait quelque chapitre du Lévitique, il entendit un endroit qui l’effraya : Exterminaituur de populo anima ejus qui non fecerit Deo sacrificium in tempore suo, « et je compris mieux que jamais, dit-il, quel malheur c’est que de manquer le temps du sacrifice. » — Celui à qui est dû le Génie du Christianisme ne manqua point ce moment ; il sut mettre, à l’heure marquée, son talent en offrande sur l’autel : l’éclair brilla, mais alors même tout se répandit en lumière et en encens. 

Le revoilà après tant d’années qui, semblable au fond, le cœur insoumis par la vieillesse, nous donne la vie du plus rigide et du plus mortifié des pénitents ; il a quelque peine, il nous l’avoue, à s’y assujettir ; son récitatif est fréquemment interrompu par des retours qui ont le sens des versets de Job sur le néant des choses, ou celui des distiques de Mimnerme sur la fuite de la jeunesse. Nous allons tâcher de le suivre, et de suivre à la trace son saint et sublime héros. Nous profiterons, chez le biographe, de toutes les belles paroles. Le critique, quand il s’agit de M. de Chateaubriand, n’en est plus un ; il se borne à rassembler les fleurs du chemin et à en remplir sa corbeille ; c’était l’office, dans les fêtes antiques, de ce qu’on appelait le canéphore ; et même en cette histoire de cloître, si l’on nous passe l’image, c’est ainsi que nous ferons. 

Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, né en 1626, neveu d’un surintendant des finances, neveu aussi de l’évêque d’Aire et de l’archevêque de Tours, cousin germain du ministre d’État Chavigny, fut tonsuré encore enfant, chargé de bénéfices et destiné à l’héritage ecclésiastique de son oncle de Tours. On l’appliqua en attendant aux études tant sacrées que profanes, et on le livra au train du monde. Il donnait à l’âge de douze ans (1639) une édition d’Anacréonavec des scolies et commentaires grecs de sa façon, et une dédicace à son parrain le cardinal de Richelieu, toute grecque également. On a fort relevé le contraste de cette édition précoce avec la destinée future de l’enfant. Un jour un visiteur à la Trappe en toucha un mot au saint abbé : « Il me répondit qu’il avoit brûlé tout ce qui lui en restoit d’exemplaires, qu’il n’en avoit gardé qu’un dans sa bibliothèque et qu’il l’avoit donné à M. Pellisson, lorsque celui-ci vint à la Trappe après sa conversion, non pas comme un bon livre, mais comme un livre fort propre et bien relié ; que dans les deux premières années de sa retraite, avant d’être religieux, il avoit voulu relire les poètes, mais que cela ne faisoit que rappeler ses anciennes idées, et qu’il y a dans cette lecture un poison subtil caché sous des fleurs qui est très-dangereux, et qu’enfin il avoit fallu quitter tout cela. » Quand vint la lutte sérieuse, Rancé, on le voit, n’hésita point ; le culte charmant résista peu en lui à cet endroit ; aussi il n’était que scoliaste et non poëte, il étouffa plus aisément sa colombe, qui n’était que celle d’Anacréon. 

À la suite de la dédicace à Richelieu se trouvent, dans l’Anacréon de Rancé, quelques petites pièces grecques anonymes à la louange de l’éditeur. Chardon de La Rochette, dans ses Mélanges de Critique et de Philologie, en cite une qui est piquante en effet, mise en regard de l’avenir : « Qu’est-ce que tu peux souhaiter, ô chantre Anacréon ? Est-ce donc Bathylle que tu aimes ? Est-ce que tu aimes Bacchus ? Est-ce que tu aimes Cythérée, ou bien les danses des vierges ? Mais voici ce jeune Armand, bien préférable à Bathylle, bien préférable à Bacchus, bien plus désirable que Cythérée, que Comus et que les vierges. Que si tu possèdes Armand, oh ! alors tu possèdes toutes choses. » 

Les études les plus contraires se disputaient l’inquiète curiosité du jeune Rancé ; il s’adonna quelque temps à l’astrologie. La théologie pourtant n’était pas négligée ; il y réussit, il fit merveille au doctorat, il prêchait éloquemment. Sinon en politique, du moins en dissipations contradictoires, il semblait serrer de près la trace de Retz, son aîné de douze ans, et il fut aussi à sa manière un des roués de cette première régence, ne bougeant, dit Saint-Simon, de l’hôtel de Montbazon, ami de tous les personnages de la Fronde, et faisant volontiers de très-grandes parties de chasse avec M. de Beaufort, le chef des importants. Un biographe élégant, l’abbé de Marsollier, nous l’a peint avec une sorte de complaisance : « Il étoit à la fleur de l’âge, n’ayant qu’environ vingt-cinq ans ; sa taille étoit au-dessus de la médiocre, bien prise et bien proportionnée ; sa physionomie étoit heureuse et spirituelle ; il avoit le front élevé, le nez grand et bien tiré sans être aquilin ; ses yeux étoient pleins de feu, sa bouche et tout le reste du visage avoient tous les agréments qu’on peut souhaiter dans un homme. Il se formoit de tout cela un certain air de douceur et de grandeur qui prévenoit agréablement et qui le faisoit aimer et respecter tout ensemble. » Avec une complexion très-délicate, on comprenait à peine qu’il pût suffire à des exercices aussi divers : il portait dès lors dans son activité aux choses disparates ce quelque chose d’excessif et d’infatigable qu’il a depuis poussé dans un seul sillon ; on aurait dit qu’il avait hâte d’exterminer le jeune homme en lui. Souvent, après avoir chassé le matin dans quelque belle terre, il venait en poste, de douze ou quinze lieues, prêcher en Sorbonne à l’heure dite, comme si de rien n’était : « Sa parole, dit M. de Chateaubriand, avait du torrent, comme plus tard celle de Bourdaloue ; mais il touchait davantage et parlait moins vite. » Sa violence de passion, en tout temps, se recouvrait d’une parfaite politesse. 

Il connut de bonne heure Bossuet et s’était lié avec lui sur les bancs des écoles : « Il eut le bonheur, dit M. de Chateaubriand, de rencontrer aux études un de ces hommes auprès desquels il suffit de s’asseoir pour devenir illustre. » Le biographe s’est laissé aller à être modeste pour l’humble héros : Bossuet, on le verra tout à l’heure, s’exprimera plus librement ; c’est lui qui revendiquerait pour lui-même le bonheur et l’honneur de s’être assis à côté de Rancé, de cet homme dont il ne parlait jamais sans être saisi d’une admiration sainte. 

La vie tumultueuse de Rancé reçut à diverses reprises des avertissements qui le frappèrent et lui donnèrent à penser. Un jour, par exemple, qu’il était allé se promener avec son fusil sur un terrain alors inhabité, derrière l’église de Notre-Dame, se proposant de tirer quelque oiseau au passage, il fut atteint dans l’acier de sa gibecière d’une balle qu’on lui lâcha de l’autre côté de la rivière ; la boucle amortit le coup. Il ressentit vivement le danger, et son premier mouvement fut de s’écrier : « Que devenois-je, hélas ! si Dieu m’avoit appelé en ce moment ! » Ainsi à ces époques, plus heureuses par là que les nôtres, et jusqu’en ces âmes dissipées, même au fort du libertinage, on croyait ; quelle que fût la surface et le soulèvement des orages, le fond était de la foi : on revenait à temps, et les grandes âmes allaient haut. Aujourd’hui presque partout, même quand l’apparence est de croyance honorable et philosophiquement avouable, le fond est de doute, et les grandes âmes elles-mêmes n’ont guère de retour ; elles ne croient pas en avoir besoin, et elles se dissipent. En un mot, il y avait de la foi jusque sous le libertinage de ces temps-là, et il se glisse du scepticisme jusque dans nos croyances philosophiques d’aujourd’hui, et pourquoi ne pas ajouter : jusque dans nos professions chrétiennes ? je parle des plus sincères. 

Avant le moment de sa conversion, Rancé fut député du second ordre à l’Assemblée générale du Clergé qui se tint dans les années 1655-1657 ; il y eut un rôle assez actif et même d’opposition à la Cour, au moins en ce qui concernait les intérêts du cardinal de Retz, son ami, qu’on voulait déposséder. Il se mêla moins aux autres contestations du jour, et resta étranger aux démêlés jansénistes, bien qu’il fût du nombre des docteurs qui refusèrent de souscrire la censure d’Arnauld en Sorbonne. Il se conduisait en ces affaires, même ecclésiastiques, à la manière d’un galant homme du monde qui se fait honneur d’être fidèle à ses amis dans la disgrâce. C’est sur ces entrefaites que la mort de madame de Montbazon (1657) vint lui porter un coup dont on a tant parlé, que l’imagination publique s’est plu à commenter, à charger d’une légende romanesque, comme pour l’histoire d’Abélard et d’Héloïse, et sur lequel lui-même il est demeuré plus muet que la tombe. On raconta donc qu’étant à la campagne lorsque arriva cette mort imprévue de la plus belle personne de la Cour, et qui le préférait à tous les autres, il revint sans en être informé, et que, montant tout droit dans l’appartement dont il savait les secrets accès, il trouva l’idole non-seulement morte, mais encore décapitée ; car les chirurgiens avaient, dit-on, détaché cette belle tête pour la faire entrer dans le cercueil trop court. L’imagination émue des conteurs ne s’arrêta pas en si beau chemin, et il ne coûta rien d’ajouter que cette tête si chère, emportée par lui, devint plus tard l’objet de ses méditations à la Trappe, le signe transformé, et présent à toute heure, de son culte pénitent. 

Le fait est (comme Saint-Simon bien informé le raconte, et je ne vois pas de raison d’en douter) que madame de Montbazon mourut de la rougeole en fort peu de jours, que M. de Rancé était auprès d’elle, ne la quitta point, lui fit recevoir les sacrements et fut présent à sa mort. Peu après il partit pour sa belle terre de Veretz en Touraine, et se mit à penser de plus en plus sérieusement à la perte irréparable : « La retraite, dit M. de Chateaubriand (d’après Dom Gervaise), ne fit qu’augmenter sa douleur : une noire mélancolie prit la place de sa gaieté ; les nuits lui étaient insupportables ; il passait les jours à courir dans les bois, le long des rivières, sur les bords des étangs, appelant par son nom celle qui ne pouvait lui répondre. 

« Lorsqu’il venait à considérer que cette créature qui brilla a la Cour avec plus d’éclat qu’aucune femme de son siècle n’était plus, que ses enchantements avaient disparu, que c’en était fait pour jamais de cette personne qui l’avait choisi entre tant d’autres, il s’étonnait que son âme ne se séparât pas de son corps. 

« Comme il avait étudié les sciences occultes, il essaya les moyens en usage pour faire revenir les morts. L’amour reproduisait à sa mémoire ornée le sacrifice de Simèthe cherchant à rappeler un infidèle par un des noms d’un passereau consacré à Vénus ; il invoquait la Nuit et la Lune… » 

Je ne sais s’il fit, en effet, toutes ces choses que le génie, cet autre enchanteur, peut à son gré remuer et évoquer. Les pieux biographes de Rancé sont extrêmement sobres de détails à cet endroit ; tout au plus s’ils se hasardent à dire à mots couverts que tantôt une cause ou une autre, tantôt la mort de quelques personnes de considération du nombre de ses meilleurs amis, le frappaient et le rappelaient à Dieu ; mais ils se plaisent à raconter au long, d’après lui, la simple aventure suivante, comme un des moyens dont Dieu se servait pour l’attirer doucement : « Il m’arriva un jour (c’est Rancé qui parle) de joindre un berger qui conduisoit son troupeau dans la campagne, et par un temps qui l’avoit obligé de se retirer à l’abri d’un grand arbre pour se mettre à couvert de la pluie et de l’orage. Lui remarquant un air qui me parut extraordinaire et un visage qui me faisoit voir que la paix et la sérénité de son cœur étoient grandes (il avoit soixante ans), je lui demandai s’il prenoit plaisir à l’occupation dans laquelle il passoit ses jours : il me répondit qu’il y trouvoit un repos profond, que ce lui étoit une si sensible consolation de conduire ces animaux simples et innocents, que les journées ne lui sembloient que des moments ; qu’il trouvoit tant de douceur dans sa condition qu’il la préféroit à toutes les choses du monde, que les rois n’étoient ni si heureux ni si contents que lui, que rien ne manquoit à son bonheur, et qu’il ne voudroit pas quitter la terre pour aller au ciel s’il ne croyoit y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire. 

« J’admirai, continue Rancé, la simplicité de cet homme, et le mettant en parallèle auprès des grands dont l’ambition est insatiable, et qui ne trouveroient pas de quoi se satisfaire quand ils jouiroient de toutes les fortunes, plaisirs et richesses d’ici-bas, je compris que ce n’étoit point la possession des biens de ce monde qui faisoit notre bonheur, mais l’innocence des mœurs, la simplicité et la modération des désirs, la privation des choses dont on se peut passer, la soumission à la volonté de Dieu, l’amour et l’estime de l’état dans lequel il a plu à Dieu de nous mettre. » Ce sont là (suivant l’heureuse expression de Dom Le Nain) de ces premiers coups de pinceau auxquels le grand Ouvrier se réservait d’en ajouter d’autres encore plus hardis pour conduire Rancé à la perfection. Je ne crois pas que je m’abuse, il me semble que la pensée divine, si elle se ménage l’entrée dans les cœurs mortels, doit le faire souvent par ces voies si paisibles et si unies, et qu’après les grands coups portés il lui suffit, pour gagner à elle, de ces simples et divins enchantements. 

Rancé était une âme forte, une grande âme ; il comprit du premier jour qu’il avait perdu ce qu’il ne recouvrerait jamais, que recommencer sur les brisées d’hier une vie moindre, c’était indigne même d’une noble ambition humaine. Pendant qu’il se disait ces choses assez haut, une voix intérieure lui parlait plus bas, et cette voix avait un nom pour lui. Heureux ceux d’alors pour qui cette voix conservait le nom efficace et distinct, s’appelant simplement la grâce de Jésus-Christ !


Il avait trente et un ans (1657) ; jusqu’au jour où il prit l’habit religieux et entra au noviciat (juin 1633), six années s’écoulèrent, durant lesquelles son dessein grandit, se fortifia, et atteignit à la maturité. Retiré presque tout le temps dans sa terre de Veretz, il travaillait à rompre ses divers liens, à vendre son patrimoine au profit des pauvres, à se soustraire aux ambitions ecclésiastiques de son oncle, l’archevêque de Tours, à se décharger en bonnes mains de ses bénéfices, ne gardant pour lui que la pauvre abbaye de la Trappe ; en un mot, il mit six années à s’acheminer vers le cloître. Il s’y sentait bien de la répugnance dans les premiers temps ; il gardait de ses préjugés de mondain et d’homme de qualité contre le froc. Les hommes les plus respectables qu’il consultait ne l’y engageaient pas. Un jour qu’il se promenait avec son ami l’évêque de Comminges (Gilbert de Choiseul), dans le diocèse de ce dernier et à un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait d’assez près les hautes montagnes des Pyrénées, l’évêque, remarquant l’attention avec laquelle Rancé considérait ces lieux sauvages, y soupçonna du mystère : « Apparemment, monsieur, lui dit-il, vous cherchez quelque lieu propre à vous faire un ermitage. » Rancé se prit à rougir et n’en disconvint pas. — « Si cela est, repartit l’évêque, vous ne pouvez mieux faire que de vous adresser à moi ; je connois ces montagnes, j’y ai passé souvent en faisant mes visites : j’y sais des endroits si affreux et si éloignés de tout commerce, que, quelque difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu d’en être content. » Rancé, avec sa vivacité naturelle, prenant cette parole à la lettre, pressait déjà M. de Comminges de les lui montrer : « Je m’en garderai bien, lui répondit le prélat en souriant, ces endroits sont si tentants, que, si vous y étiez une fois, il n’y auroit plus moyen de vous en arracher. » 

C’était en vain que cet évêque aimable et d’autres amis conseillaient à Rancé, jusque dans son repentir, « cette juste médiocrité qui fut toujours le caractère de la véritable vertu. » Cette médiocrité était précisément ce qu’il y avait de plus contraire à son humeur et de plus insupportable à ses pensées. Dans les premiers moments de sa retraite à Veretz, vers 1658, il avait bien pu borner ses vues à mener une vie innocente, confinée en une solitude exacte et entretenue de pieuses lectures ; mais il n’avait pas tardé, disait-il, à comprendre qu’un état si doux et si paisible ne convenait pas à un homme dont la jeunesse s’était passée dans de tels égarements. Le scrupule d’expiation en vue de l’éternité, le vœu ardent de la pénitence le saisit. La raison modérée a beau dire et vouloir mitiger, il y a dans les grands cœurs repentants quelque chose qui crie plus haut, une conscience qui veut se punir et ne pas être consolée à si peu de frais. Autrement, qu’y gagnerait-on ? Ces âmes-là, une fois prises, n’ont que faire d’un doux et faux bonheur, au sein duquel elles se sentiraient éternellement désolées. 

Un des grands oracles d’alors, et que consulta avec le plus de fruit l’abbé de Rancé, fut l’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon ; comme ce digne prélat devint plus tard une des autorités et des colonnes extérieures de Port-Royal, on chercha à en tirer parti contre Rancé et à insinuer qu’il y avait du venin janséniste dans sa conversion. Nous ne croyons en général à ce venin qu’après y avoir regardé de très-près ; mais, dans le cas présent, il n’y a pas lieu même au doute : M. d’Aleth, à l’époque où Rancé le consulta, n’avait pas encore pris parti dans les querelles du temps ; il conseilla à Rancé la soumission pure et simple : celui-ci n’eut pas de peine à obéir. Au vrai, la conversion qui nous occupe ne saurait être attribuée à aucune  personne humaine, pas plus à M. d’Aleth qu’à M. de Comminges, pas même à l’esprit de ces exemples réitérés qu’offrait Port-Royal depuis plus de vingt ans. Je me plais à le dire ici comme je ne manquerai pas de le répéter ailleurs, si le coup de la Grâce pure, de ce qu’on appelle de ce nom, est quelque part évident, c’est dans la pénitence présente ; sur ce front de Rancé la foudre d’en haut a parlé seule et par ses propres marques. Ainsi la réforme de la Trappe elle-même, bien qu’entamée en 1662 seulement, ne se modela sur aucune autre du siècle ; elle fut œuvre originale et ne se rattache par l’imitation qu’aux premiers temps de l’Ordre : de là sans doute la rudesse et quelques excès. 

Dans la voie où il vient de faire les premiers pas, il ne paraît point que Rancé se soit retourné une seule fois en arrière. Décidé à devenir abbé régulier de commendataire qu’il était, bouchant ses oreilles aux clameurs et même aux conseils, il entre comme novice au monastère de Perseigne, de l’étroite observance de Cîteaux, le 13 juin 1663, et l’année suivante, le 13 juillet, il est béni abbé dans l’église de Saint-Martin à Séez. Le 14, il se rend à la Trappe, et le voilà franchissant d’un bond le seuil dans cette haute carrière où il n’a plus désormais qu’à courir et à guider. Il est âgé de trente-huit ans et demi, et Dieu lui accordera trente-six années de vie encore, l’espace des plus longs desseins. La pauvre abbaye avait tout à réparer. Déjà, dans un séjour qu’il y avait fait en 1662, il avait dû purger les lieux de la présence des anciens religieux, au nombre de six, qui n’en avaient plus que le nom et qui y vivaient en toutes sortes de désordres ; menacé par eux et au risque d’être poignardé ou jeté dans les étangs, il avait tenu bon, refusant même l’assistance que lui offrait M. de Saint-Louis, un colonel de cavalerie du voisinage, digne militaire dont Saint-Simon nous a transmis les traits. Les mauvais moines en vinrent à consentir à la retraite moyennant pension, et on introduisit en leur place six religieux de Perseigne. Il n’avait pas moins fallu pourvoir au matériel, relever les bâtiments qui tombaient en ruine, en chasser le bétail et les oiseaux de nuit, refaire les clôtures. Enfin, grâce à ces premiers efforts, l’abbaye de Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe se retrouvait une maison de prière et de silence, dans ce vallon fait exprès, que cernent la forêt et les collines, et au milieu de ses neuf étangs.

Ce n’était là qu’un commencement, et le grand expiateur, comme M. de Chateaubriand l’appelle, s’essayait à peine, lorsqu’il fut encore retardé dans son ardeur et obligé par obéissance de se rendre à Paris à une assemblée de son Ordre, puis député à Rome pour y soutenir les intérêts communs. Il s’agissait d’une affaire très-compliquée, d’un procès qui durait depuis déjà longtemps. Une partie de l’Ordre de Citeaux s’était réformée, et prétendait assez naturellement échapper à la juridiction du général qui n’admettait pas cette réforme ; mais il y avait là aussi une question de  régularité et de discipline ; Rome était saisie de l’affaire et paraissait, selon son usage, plus favorable à la chose établie qu’à l’innovation, même quand cette innovation pouvait n’être dite qu’un retour. Rancé partit donc pour Rome (1664) avec un collègue qu’on lui donna, l’abbé du Val-Richer ; il vit le pape, il sollicita les cardinaux ; il sut dans cette vie si nouvelle conserver et aguerrir son austérité des dernières années, tout en retrouvant ses grâces polies et quelques-unes de ses adresses d’autrefois. À un certain moment, comme il jugea l’affaire perdue, il se crut inutile, et, laissant le reste de la conclusion à son confrère, il s’échappa dans l’impatience de retrouver sa chère solitude. Arrivé à Lyon, il y fut atteint par des lettres de Rome et de Paris qui le blâmaient également de sa précipitation. À Rome, on avait appelé cette fuite une furie française. Rancé, fidèle au principe d’obéissance, repartit sans murmurer de Lyon pour Rome, y reprit la négociation sans espoir, y subit jusqu’au bout toutes les lenteurs, et ne revint qu’après le procès perdu, ayant bien mérité, encore une fois, son désert. Il y remit le pied le 10 mai 1666, et ne s’appliqua plus qu’à embrasser pour lui et pour les siens la vraie pratique de cette pénitence sur laquelle on disputait ailleurs. — Le biographe de Rancé n’a pu s’empêcher de rappeler, à propos de ce voyage de Rome et de ce procès perdu, un autre voyage et une autre condamnation qui ont eu bien du retentissement de nos jours ; mais les moments, les situations, les intentions, diffèrent autant des deux parts que la conduite qui a suivi. Je ne  voudrais rien dire qui eût l’air d’amoindrir M, de La Mennais ; l’éloquent et agréable auteur des Affaires de Rome sait trop bien la vie de Rancé pour ne pas s’en dire beaucoup plus à lui-même. 

L’histoire de la Trappe, dans les années suivantes, serait celle des progrès insensibles, silencieux, et cachés ; le bruit qui en arrive au dehors en fait la moindre partie et souvent la moins digne d’être sue. L’austérité du fond commençait à devenir un attrait irrésistible pour quelques-uns ; ils y accouraient des monastères voisins comme à une ruche d’un miel plus céleste. Rancé pouvait se dire un ravisseur d’âmes, et il avait quelquefois à les disputer aux autres couvents qui les voulaient retenir. Ce sont là les grands événements, les conflits qui faisaient diversion à cette première simplicité du labeur. Vers 1672, la Trappe était arrivée à sa haute perfection, à sa pleine renommée monastique, et un monument original de plus s’ajoutait dans l’ombre à l’admirable splendeur qui éclaire ce moment de Louis XIV. 

S’il était permis, sans rien profaner, de saisir l’ensemble et de tout mettre en compte dans le tableau, nous dirions que cette heure de 1672 fut sans doute la plus complète d’un règne si merveilleux. Jamais maturité plus brillante et plus féconde n’offrit plus d’œuvres diverses et de personnages considérables en présence. Le groupe des poètes n’avait rien perdu : Boileau célébrait le passage du Rhin ; Racine, au milieu de sa course, reprenait haleine par Bajazet. La Fontaine entremêlait à des fables nouvelles quelques contes assez bienséants. C’était l’année des Femmes savantes, avant la dernière heure de Molière. M. de Pomponne entrait aux affaires, et allait prêter à ce noble bon sens du monarque l’élégance de plume d’un Arnauld. Bossuet, orateur glorieux par ses premières oraisons funèbres, docteur déclaré par l’Exposition de la Foi, se vouait à l’éducation du Dauphin. Port-Royal, en ces années sincères de la paix de l’Église, refleurissait et fructifiait de nouveau, avec l’abondance d’un dernier automne. Enfin, dans les obscurs sentiers du Perche, il s’opérait je ne sais quoi d’angélique et qui sentait son premier printemps : « On s’aperçut, dit M. de Chateaubriand, qu’il venait des parfums d’une terre inconnue ; on s’y tournait pour les respirer : l’île de Cuba se décèle par l’odeur des vanilliers sur la côte des Florides. »

De son temps toutefois, Rancé eut aussi ses détracteurs, et il fut contredit par plus d’un adversaire. Je ne parle pas des libelles qui coururent, mais il eut à soutenir des discussions sérieuses et dans lesquelles il ne parut pas toujours avoir raison. J’ai noté jusqu’à trois discussions de ce genre dans lesquelles il eut plus ou moins affaire à des hommes de Port-Royal : la première avec M. Le Roi, abbé de Haute-Fontaine, au sujet d’une pratique monastique que M. Le Roi trouvait excessive et que Rancé favorisait ; la seconde au sujet des études monastiques que Rancé voulait trop restreindre, et dans laquelle Nicole prit naturellement parti pour Mabillon ; la troisième enfin avec l’humble M. de Tillemont au sujet de diverses circonstances et paroles qui semblaient également empreintes de quelque dureté. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer à fond et de démêler ces affaires auxquelles il faudrait apporter un grand détail pour les rendre intéressantes. Qu’il suffise de dire que le respect des dignes adversaires eux-mêmes pour l’abbé de Rancé n’en subit aucune atteinte ; que Nicole, approuvé en cela par Arnauld, s’écriait qu’il se ferait plutôt couper le bras droit que d’écrire contre M. de la Trappe, et que Bossuet, souvent pris pour arbitre en ces querelles révérentes, ne parlait des écrits de Rancé, de ceux-là mêmes en apparence excessifs, que comme d’ouvrages où « toute la sainteté, toute la vigueur et toute la sévérité de l’ancienne discipline monastique est ramassée. »

Ce fut Bossuet qui le contraignit à publier le livre de la Sainteté et des Devoirs de la Vie monastique ; lisant ce livre en manuscrit au retour de l’Assemblée de 1682 : « J’avoue, écrivait-il à Rancé, qu’en sortant des relâchements honteux et des ordures des casuistes, il me falloit consoler par ces idées célestes de la vie des solitaires et des cénobites. » Le style de Rancé, quand il ne s’agit pas d’une simple discussion dans laquelle il a hâte de couper court et d’en finir, ce qui lui arrive souvent, mais quand ce style s’applique comme ici à des traités de doctrine et d’édification, a de l’étendue et de la beauté : « Je ne vois rien, a dit un contemporain, de plus égal, de plus naturel, ni de plus fleuri. Les pensées en sont remplies, les figures ménagées, les mots propres et choisis, les expressions nettes et les périodes harmonieuses. » Les traductions qu’il donne des Pères et qui sont presque continuelles dans son texte ont surtout suavité et largeur ; enfin il suffit de gravir, on recueille une abondance de miel au creux du rocher. 

À mesure qu’on avançait dans le siècle, l’abbaye de la Trappe gagnait en autorité aux yeux du monde ; elle héritait de l’affluence et du concours qui ne se partageait plus entre d’autres saints lieux désormais suspects et sans accès. Rancé devenait l’oracle unique du désert ; les convertis et les vertueux du dehors allaient à lui. La princesse Palatine le consultait et suivait ses directions ; le roi d’Angleterre, pour se consoler de la perte d’un trône, revenait l’entretenir de Dieu chaque année ; la duchesse de Guise (fille de Gaston d’Orléans) faisait des stations à la Trappe deux et trois fois l’an et se logeait dans les dehors ; le maréchal de Bellefonds se tenait toujours à portée et avait une maison dans le voisinage. On sait les retraites fréquentes et les huitaines de Saint-Simon, qui nous a donné sur cet intérieur austère des jours tout particuliers, d’une clarté vive, et qui nous y font pénétrer. Il ne parle jamais du pénitent rigoureux qu’avec tendresse. 

Sentant les années de plus en plus pesantes. Rancé désira se démettre de sa charge d’abbé et voir de ses yeux son successeur ; Louis XIV s’y prêta. On nomma Dom Zozime, qu’il avait désigné, et qui mourut après quelques mois (1696). Son second choix fut malheureux. Dom Gervaise faillit tout perdre ; Saint-Simon nous a raconté les détails longtemps secrets et vraiment étranges qui amenèrent le nouvel abbé à une démission forcée ; il fut lui-même trop employé à la Cour dans cette affaire pour qu’on puisse douter des circonstances qu’il affirme et qu’il n’a aucun intérêt, ce semble, à surcharger. Enfin, Rancé eut la satisfaction de voir l’abbaye remise en bonnes mains sous la conduite de Dom Jacques de La Cour (1698), et il ne pensa plus qu’à mourir. Il expira aux bras de son évêque (M. de Séez), le 27 octobre 1700. On fit courir dans le temps divers bruits contradictoires, et quelques personnes prétendaient qu’il avait redoublé de frayeur aux approches suprêmes : « S’il a eu, comme on vous l’a dit (écrivait Bossuet à la sœur Cornuau), de grandes frayeurs des redoutables jugements de Dieu, et qu’elles l’aient suivi jusqu’à la mort, tenez, ma fille, pour certain que la constance a surnagé, ou plutôt qu’elle a fait le fond de cet état. »

Peu de temps après cette mort, le même Bossuet, qu’on ne se lasse pas de citer et dont on n’a cesse de se couvrir en telle matière, posait ainsi les règles à suivre et traçait sa marche à l’historien d’alors, tel qu’il le concevait : « Je dirai mon sentiment sur la Trappe avec beaucoup de franchise, comme un homme qui n’ai d’autre vue que celle que Dieu soit glorifié dans la plus sainte maison qui soit dans l’Église, et dans la vie du plus parfait directeur des âmes dans la vie monastique qu’on ait connu depuis saint Bernard. Si l’histoire du saint personnage n’est écrite de main habile et par une tête qui soit au-dessus de toutes vues humaines, autant que le ciel est au-dessus de la terre, tout ira mal. En des endroits, on voudra faire un peu de cour aux bénédictins, en d’autres aux jésuites, en d’autres aux religieux en général. Si celui qui entreprendra un si grand ouvrage ne se sent pas assez fort pour ne point avoir besoin de conseil, le mélange sera à craindre, et par ce mélange une espèce de dégradation dans l’ouvrage… La simplicité en doit être le seul ornement. J’aimerois mieux un simple narré, tel que pouvoit faire Dom Le Nain, que l’éloquence affectée… » On avait proposé à Bossuet même de se charger de cette vie ; lui seul, aux conditions qu’il pose, était de force à l’exécuter, mais il ne le put à cause de sa plénitude d’occupations. Sa pensée principale était que chaque parti chercherait à tirer le saint abbé à soi, et qu’il fallait au contraire l’imiter, en se tenant, comme il avait fait, dans l’éloignement de tous les partis.

Aujourd’hui les temps sont changés ; les hautes indications de Bossuet subsistent sans doute, mais il y a autre chose encore. Le danger n’est guère aujourd’hui, malgré la renaissance religieuse si exacte dont nous sommes témoins, qu’on tire Rancé à soi du côté des bénédictins, du bord des jansénistes ou de celui des molinistes. Rendons aussi cette justice à notre âge : on est assez disposé à y accepter, tel qu’il s’offre, cet abbé sublime, ce moine digne de Syrie ou du premier Clairvaux, ardent, impétueux, impatient, d’action et de fait plus que de discussion et de doctrine, bien que de grand esprit à la fois ; vrai moine de race, comme dirait de Maistre, indompté de tout autre que de Dieu. On serait même trop disposé à le prendre peut-être en ce sens unique et à faire un Rancé tout d’une pièce, ce que n’est aucun homme, pas même lui. Pour faire un vrai Rancé, il y a un coin de monde à introduire, un ressort moral à toucher, une fibre secrète à atteindre que l’orthodoxie des contemporains ne cherchait pas et n’admettait pas. L’illustre biographe qui vient d’aborder l’homme sous le saint l’a bien senti : il a jeté tout d’abord un coup d’œil de connaissance sur cette haine passionnée de la vie, sur cet amour amer de la mort : le côté fixe et glorieux de l’éternité y a un peu faibli. En introduisant ainsi les reflets d’alentour, en entr’ouvrant chez Rancé la porte aux souvenirs, l’illustre biographe a moins encore obéi à un dessein suivi qu’à un retour irrésistible. Lui aussi, en touchant ce seuil du cloître, il a été repris des fantômes. Génie inconsolablement mélancolique, imagination inépuisée, il a évoqué cette existence mortifiée avec un cœur relaps à la jeunesse. L’austérité extrême du sujet l’a rejeté d’autant plus vers les images voltigeantes. René, il y a plus de quarante ans, invoquait l’aquilon et les orages qui le devaient enlever comme la feuille du dernier automne ; et ici, toujours le même, voilà qu’il s’est mis à regretter l’aubépine des printemps : « Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs ! » En vain, au début du livre, par manière de prélude, il se disait en une de ces paroles, telles que seul il les sut trouver : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » À deux pas de là, il oubliait cette vieillesse que les dieux de la Grèce ne connaissaient pas, ou il ne s’en souvenait que pour s’écrier : « Ô Rome ! te voilà donc encore ! est-ce ta dernière apparition ? Malheur à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités ! Des pays enchantés où rien ne vous attend sont arides. Quelle aimables ombres verrais-je dans les temps à venir ? Fi des nuages qui volent sur une tête blanchie ! » Ce saint qui ne retourne jamais la tête, qui la cache sous le froc et sous la cendre, qui s’abîme, qui s’humilie et s’accuse, mais à qui il n’échappe jamais une confidence ni un aveu, il le contemple, il l’admire par moments, il ne peut se décider à l’aimer : « Tel fut Rancé, dit-il en finissant ; cette vie ne satisfait pas : il y manque le printemps… » Et encore, parlant de la Correspondance de Rancé et de ses Lettres de piété, dont la monotonie est frappante, il a écrit ces pages qu’on nous pardonnera de tirer du milieu du livre, pour les offrir ici, à demi profanes, dans leur vérité durable et dans tout leur charme attristé ; on n’ira pas bien avant sans avoir retrouvé la touche immortelle, incomparable : 

« Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait avant sa conversion et qu’au moment de sa vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement une étude remarquable par la différence des correspondants auxquels il s’adressa, mais toujours avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres, les lettres qu’on lui écrivit à lui-même, seraient plus variées et toucheraient à tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude dans les lettres de Rancé comme celle dans laquelle il enferma son cœur.

« Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier.

« Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années. Voyez défiler la procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thieriot, Algarotti, Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Salle, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, dit le poëte, et dont les cendres légères sont aujourd’hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni.

« Quand vous suivez cette correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle du Châtelet paraissent et vont, à vingt lettres de là, s’abîmer sans retour ; et les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours.

« L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, cesse d’être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s’élèvent ; il leur parle encore du désert de Ferney, mais il n’a plus que sa voix au milieu d’elles. Qu’il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV :

Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc.,

aux stances à madame du Deffand :

Eh quoi ! vous êtes étonnée
Qu’au bout de quatre-vingts hivers
Ma muse, faible et surannée,
Puisse encor fredonner des vers !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.

« Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, tomber Louis XV et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France de son temps.

« Mais peut-être qu’une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre encore quelque chose de plus triste ; car ce ne sont plus les hommes, c’est l’homme que l’on voit.

« D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; le jour n’y suffît pas : on écrit au coucher du soleil, on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s’est quitté à l’aube ; à l’aube, on épie la première clarté pour écrire ce que l’on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille serments couvrent le papier, où se reflètent les roses de l’aurore ; mille baisers sont déposés sur les mots qui semblent naître du premier regard du soleil ; pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n’ait sa lettre.

« Voici qu’un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d’une femme adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise le soir s’alanguit sur des fleurs : on s’en aperçoit et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; quelques-unes ont retardé, mais on est moins inquiet. Sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à l’absence. Les serments vont toujours leur train ; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts ; l’âme y manque : je vous aime n’est plus là qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, le j’ai l’honneur d’être de toute lettre d’amour. Peu à peu le style se glace ou s’irrite ; le jour de poste n’est plus impatiemment attendu, il est redouté ; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un travail caché ; fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions, fane nos amours et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines : il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature, et vit de ses principes immortels. »

Que dites-vous maintenant ? Se plaindra-t-on encore de la digression et de l’oubli du lieu ? Il n’y avait à la Trappe, dans le cabinet de l’abbé, que quelques estampes de dévotion sur des murailles blanches : cette page-ci est décidément trop belle, je la détache et je l’emporte avec moi.

15 mai 1844.

(Parmi les jugements proprement dits, qui ont paru au sujet de la Vie de Rancé, nous indiquerons les très-beaux et très-respectueux articles de M. Vinet, dans le Semeur (22, 29 mai et 28 août 1844), et de plus quelques pages de la Revue suisse publiée à Lausanne (numéro de juin 1844, pages 380-383) ; ces pages ont de la portée.)