Début d’un article sur l’histoire de César
Il y a deux sortes et comme deux races de Césars ; les Césars par nature et par génie, et les Césars par volonté. Les premiers, si l’on considère le grand Jules, qui en est le type, sont le génie même dans toute son étendue et sa diversité, l’humanité même dans ses hauteurs, ses grandeurs, ses hardiesses heureuses, dans son brillant et son séduisant, dans ses habiletés, ses souplesses, ses fertilités, ses intrigues et ses vices. Tout ce qu’il faut savoir à heure donnée, César le sait ; tout ce qu’il faut entreprendre et faire, il le fait à point. Il parle, il dicte, il agit, et toujours avec la même supériorité aisée ; élégant, éloquent, prodigue, le premier au Forum ou dans les soupers, futur roi du genre humain ou roi des convives, il a le génie d’Alcibiade, mais il y joint une ambition constante et fixe qu’Alcibiade n’avait pas. Il retarde sur Alexandre et ne commence pas en héros à l’âge de ce demi-dieu ; mais en restant jeune plus longtemps, il se garde des délires du triomphe et des fumées de l’ivresse. Grand capitaine quand il le faut, endurci aux fatigues, rapide, agile, inépuisable en combinaisons, il ne se laisse ni entraîner par le vertige des conquêtes ni arrêter par des scrupules d’homme civil et des remords d’humanité sur les champs de bataille : humain et clément le lendemain, charmant à ses amis, conciliant à ses ennemis, attentif à tous, fécond jusqu’à la fin en projets immenses, mais utiles à l’empire, qu’il était à la veille d’exécuter sans nul doute et d’accomplir jusque sous les glaces de l’âge. Ce César-là, qu’on le blâme ou qu’on l’approuve, porte en lui toutes les foudres et les flammes, comme les séductions et les grâces : il est bien véritablement le fils de Vénus !
Les autres Césars, ceux du second ordre et de la seconde classe, sont au contraire pénibles, laborieux et comme fabriqués : ils ont tâché de devenir Césars, et, pour se l’être beaucoup dit, ils y sont parvenus. A force de répéter leur rôle et de s’en pénétrer, ils l’ont appris. Nés dans la pourpre ou à côté de la pourpre, ils se sont inspirés avec une crédulité naïve de tous les reflets de leur berceau ; ils ont grandi dans une religion dynastique, dont leur mérite a été de ne se déprendre ni de ne se départir jamais. Ils n’ont jamais été hommes un seul instant sans se croire Césars. Même déchus et bannis, ils n’ont jamais désespéré ni douté. Cette ambition unique, qu’ils se sont proposée et inculquée dès la jeunesse, et qu’ils n’ont abdiquée à aucun moment, cette éducation qu’ils se sont donnée, si exclusive, si incomplète, mais si perpétuellement tendue vers un seul point, leur a réussi ; ils ont élevé leur esprit et leur pensée jusqu’à la hauteur du but, invraisemblable pour tous et certain pour eux seuls, qu’ils contemplaient toujours et auquel ils visaient sans trêve. A force de croire, ils ont pu ; ne leur demandez pas de n’être point mystiques : leur vertu politique, leur force est à jamais inséparable de leur mysticité. On en a vu ainsi, sans une goutte du sang héréditaire dans leurs veines, sans un seul trait primitif du génie fondateur de la race, en devenir, à force d’application, de méditation et de culte, les dignes et légitimes héritiers. De même que les crânes dans l’enfance se forment et se déforment, s’allongent ou se dépriment sous une pression continue, ils se sont fait l’esprit et le caractère selon le moule de leur vocation obstinée, et se sont en quelque sorte déformés en souverains et en empereurs. Ils ont poussé tout dans un sens et sont sortis de là tout d’une pièce. Par cette longue habitude changée en nature, ils ont réellement acquis quelques-unes des hautes parties de l’emploi, l’amour du grand ou de l’apparence du grand, une confiance qui s’impose, un sang-froid, une tranquillité et une présence d’esprit que rien n’émeut et qui a pu ressembler parfois au génie de l’à-propos, une conscience de leur supériorité sur tout ce qui les entoure et qui se justifie puisqu’elle se fait accepter. Ne leur demandez, cependant, aucune des diversités de génie qui distinguent le premier et divin César. Dans la guerre, placés en face des difficultés, des obstacles et des quadrilatères, ils restent court et à bout de voie. Dans la paix en face des problèmes, là où il faut du génie, ils hésitent, tâtonnent, ils vont et viennent. Il nous faut du grand, diront-ils, mais ce grand à quoi ils rêvent sans cesse, ils ne sauraient le trouver eux-mêmes ni l’inventer ; ils sont en peine des voies et moyens, et resteraient bien empêchés tous seuls à le réaliser ; il faut qu’on le leur prépare, qu’on le leur présente tout fait, et alors ils l’acceptent, sans trop de discernement toutefois, sans distinguer toujours le fond de l’apparence et le simulacre d’avec la réalité. Faibles, indécis sur presque tous les points, indifférents même, ils n’ont qu’une volonté bien arrêtée, c’est d’être Césars. Ils le sont ; ils en ont la marque, le masque ou le haut du masque et le signe au front, une parole rare, un silence imposant, une allure lente, étrange, auguste si l’on veut, je ne sais quoi d’original dans leur croisement et d’aussi impossible à confondre avec rien autre que de difficile à démêler en soi et à définir. Mais encore une fois, ce cachet singulier à part et ce vague éclair excepté, n’allez pas au fond, ne sondez pas trop avant, n’y cherchez rien de net ni de précis ; ils ont des aspirations plutôt que des desseins ; ne leur demandez surtout aucune des grâces, aucun des hors-d’œuvre charmants de l’autre, du grand et aimable César. Si vous voulez réussir auprès d’eux, n’ayez ni un tour fin ni une nuance délicate, ils ne l’entendraient pas. L’esprit, à les vouloir servir, perdrait ses peines ; ils ont des côtés fermés ; ils sont sourds à tout ce qui n’est pas eux et l’écho de leur propre pensée. Le choix des hommes leur est à peu près égal, et ils prendraient volontiers même les moins bons au préjudice des meilleurs, tant ils sont persuadés qu’ils sont l’homme seul, l’homme nécessaire et qui suffit à tout dans la situation donnée. Et cela, jusqu’à un certain point, est vrai : car, même avec tous ces défauts, avec toutes ces lacunes et ces creux qui se révèlent dans leurs pensées habituelles et dans la forme de leur caractère, la société ébranlée est encore trop heureuse de les avoir rencontrés un jour et de s’être ralliée à deux ou trois des qualités souveraines qui sont en eux : elle doit désirer de les conserver le plus longtemps possible, et tant qu’il porte et s’appuie sur leurs épaules même inégales, il semble que l’État dans son penchant ait encore trouvé son meilleur soutien.
Mais si l’un de ces seconds Césars s’avisait, par culte, de vouloir écrire l’histoire du premier, gare à l’application naïve et crue qu’il ferait de son système ! On sentirait aussitôt le plaqué. Tout ce qui est du petit-fils de Vénus aurait disparu…