Un bon roman historique1
La plupart des romanciers russes regardent le roman historique comme un faux genre, comme une sorte de bal travesti littéraire, comme une simple représentation de marionnettes, et non comme une peinture vraie de la vie.
Pourtant, l’histoire de la Russie abonde en scènes et en situations si extraordinaires que nous voyons sans surprise, en dépit des dogmes de l’ école naturaliste, M. Stephen Coleridge prendre pour cadre de son étrange récit la Russie du seizième siècle.
Sans doute on peut dire bien des choses en faveur de la préférence donnée à un sujet éloigné des événements actuels.
La passion, elle-même, gagne à être vue dans un milieu pittoresque.
La distance dans le temps, à la différence de la distance dans l’espace, rend les objets plus grands et plus nets.
Les choses ordinaires de la vie contemporaine sont enveloppées d’un brouillard de familiarité qui obscurcit souvent leur signification.
En outre, à certains moments, nous sentons qu’il y a fort peu de plaisir artistique à attendre de l’étude de l’école réaliste moderne.
Ses œuvres sont fortes, mais pénibles, et au bout d’un certain temps, nous nous lassons de leur âpreté, de leur violence et de leur crudité.
Elles exagèrent l’importance des faits et méconnaissent l’importance de la fiction.
Tel est, en tout cas, l’état d’esprit — et la critique est-elle autre chose qu’un état d’esprit ? — qu’a produit en nous la lecture du Démétrius de M. Coleridge.
C’est l’histoire d’un tout jeune homme de naissance inconnue, qui est élevé dans la domesticité d’un noble polonais.
Cet adolescent de haute taille, de physionomie agréable, nommé Alexis, a dans le port, une fierté, dans les manières, une grâce, qui paraissent étranges dans une situation aussi infirme.
Tout à coup il est reconnu par un gentilhomme russe exilé, comme étant Démétrius, le fils d’Ivan le Terrible, qu’on croyait avoir été assassiné par l’usurpateur Boris.
Son identité est confirmée par une singulière croix d’émeraudes qu’il porte au cou et par une indication, en langue grecque, dans son livre de prières, et qui révèle le secret de sa naissance et comment il a été sauvé.
Lui-même sent battre dans ses veines un sang royal et il fait appel à la noblesse de la Diète de Pologne pour qu’elle épouse sa cause.
Sa parole passionnée la décide à le reconnaître pour le véritable Tsar et il envahit la Russie à la tête d’une armée nombreuse.
Le peuple accourt de tous côtés autour de lui, et Marfa, la veuve d’Ivan le Terrible, s’échappe du couvent, où elle a été ensevelie vivante par Boris, pour venir au devant de son fils.
D’abord elle semble ne point le reconnaître, mais par la douceur de sa voix, par l’éloquence de son langage, il la conquiert, et elle l’embrasse, en présence de l’armée et déclare qu’il est son fils.
L’usurpateur, terrifié de ces nouvelles et abandonné par ses soldats, se suicide.
Alexis fait son entrée triomphale dans Moscou et il est couronné au Kremlin. Mais malgré tout, il n’est point le vrai Démétrius.
Il a été trompé lui-même et il trompe les autres.
M. Coleridge a tracé son rôle avec une délicate subtilité, avec une vive pénétration, et la scène, dans laquelle Démétrius découvre qu’il n’est point le fils d’Ivan et n’a aucun droit au nom qu’il réclame, est extrêmement forte et dramatique.
Il y a un point de ressemblance entre Alexis et le véritable Démétrius ; tous deux sont mis à mort, et c’est par la mort de son étrange héros que M. Coleridge termine son remarquable récit.
En somme, M. Coleridge a écrit un roman historique réellement bon, et on peut le féliciter de son succès.
Le style est particulièrement intéressant et les parties narratives du livre méritent un grand éloge pour leur clarté, leur dignité, leur sobriété.
Les discours et les dialogues ne sont point traités avec le même bonheur, car ils ont une tendance maladroite à tourner en mauvais vers blancs.
Voici par exemple un discours, imprimé par M. Coleridge comme de la prose, et dans lequel la véritable musique de la prose est sacrifiée à un faux parti-pris métrique qui est à la fois monotone et fatigant :
But, Death, who brings us freedom from all falsehood,
Who heals the heart, when the physician fails,
Who comforts all whom life cannot console,
Who stretches out in sleep the tired watchers ;
He takes the King, and proves him but a beggar !
He speaks, and we, deaf to our Maker’s voice,
Hear and obey the call of our destroyer !
Then let us murmur not at anything ;
For if our ills are curable, ’tis idle,
and if they are past remedy, ’tis vain.
The worst our strongest enemy can do
Is take from us our life, and this indeed
Is in the power of the weakest also.
Mais la Mort, qui nous apporte l’affranchissement de tout mensongequi guérit le cœur quand le médecin échoue,qui réconforte ceux que la vie ne saurait consoler,qui plonge dans le sommeil les gardiens fatiguéss’empare du Roi, et prouve qu’il n’est qu’un mendiant,parle, et nous, sourds à la voix de notre créateur, nousécoutons l’appel de notre destructeur, et nous y obéissons.Ne murmurons point contre quoi que ce soit,car c’est chose superflue, si nos maux sont curables,et s’ils résistent à tout remède, c’est chose vaine.Le pis que puisse faire notre plus fort ennemi,c’est de nous ôter la vie, et vraimentc’est ce que peut faire aussi l’ennemi le plus faible.
Ce n’est point de la bonne prose, c’est simplement du vers blanc de qualité inférieure et nous espérons que, dans son prochain roman, M. Coleridge ne nous offrira pas de la poésie de second ordre au lieu de prose harmonieuse.
Certes, que M. Coleridge soit un jeune auteur de grand talent, et très cultivé, on ne saurait en douter, et véritablement, en dépit de l’erreur que nous avons signalée, Démétrius reste un des romans les plus attrayants, les plus agréables, qui aient paru cette saison.
Romans Nouveaux2
La fiction teutonique, en général, est un peu lourde et très sentimentale, mais Son Fils, de Werner, excellemment traduit par Miss Tyrrell, est vraiment un récit hors ligne.
On en ferait une pièce de premier ordre.
Le vieux comte Steinrück a deux petits-fils, Raoul et Michel.
Ce dernier est élevé comme un fils de paysan, cruellement traité d’ailleurs par son grand-père, et par le paysan aux soins duquel il a été confié, sa mère, la comtesse Steinrück, ayant épousé un aventurier qui est joueur.
Il est le rude héros du récit, le Saint Michel de cette guerre contre le mal, qu’est la vie, tandis que Raoul, gâté par son grand-père et par sa mère, une Française, trahit son pays et ternit son nom.
A chaque pas dans le récit, ces deux jeunes gens entrent en collision.
C’est une guerre entre caractères, un heurt entre individualités.
Michel est fier, austère et noble ; Raoul est faible, charmant et mauvais.
Michel a le monde contre lui et il triomphe ; Raoul a le monde de son côté et il succombe.
C’est un récit plein de mouvement et de vie, et la psychologie des personnages se manifeste par l’action, non par l’analyse, par des faits, non par la description.
Bien qu’elle remplisse trois forts volumes, cette histoire ne nous fatigue pas.
Elle a de la vérité, de la passion, de la force, et on ne saurait demander mieux à la fiction.
L’intérêt du Chenapan de M. Sale Lloyd est subordonné à un de ces malentendus qui composent le fond de magasins des romanciers de second ordre.
Le capitaine Egerton s’éprend de Miss Adela Thorndyke, un faible écho de quelqu’une des héroïnes de Miss Broughton, mais il ne veut point l’épouser parce qu’il l’a vue causer avec un jeune homme, qui habite dans le voisinage, et qui est un de ses plus anciens amis.
Nous disons, à regret, que Miss Thorndyke reste entièrement fidèle au capitaine Egerton et va jusqu’à refuser, à cause de lui, d’épouser le recteur de la paroisse, qui est un baronnet du cru, et un lord en chair et en os.
Il y a là du caquet de five o’clock tea à n’en plus finir et bon nombre de personnages ennuyeux.
Il peut se faire que des romans comme le Chenapan s’écrivent avec plus de facilité qu’ils ne se lisent.
James Hepburn3 appartient à une catégorie toute différente de livres.
Ce n’est point un simple chaos de conversation, mais une forte histoire de la vie réelle, et qui placera, sans aucun doute, Miss Veitch à un rang éminent parmi les romanciers modernes.
James Hepburn est le ministre de l’Église Libre de Mossgiel et dirige une congrégation d’agréables pécheurs et de graves hypocrites.
Deux personnes l’intéressent, Lady Ellinor Farquharson et un beau jeune vagabond nommé Robert Blackwood.
Ce qu’il fait pour sauver Lady Ellinor de la honte et de la ruine a pour résultat qu’on l’accuse d’être son amant.
Son intimité avec Robert Blackwood le fait soupçonner du meurtre d’une jeune fille commis dans sa maison.
Une réunion des Anciens et des dignitaires de l’Église est convoquée pour délibérer sur la démission du ministre, et là, au grand étonnement de tous, apparaît Robert Blackwood, qui avoue le crime dont Hepburn est accusé.
Tout le récit est d’une puissance extraordinaire, et il n’y est point fait un abus extravagant du dialecte écossais, ce qui est fort commode pour le lecteur.
La page de titre de Tiff nous apprend que ce livre a été écrit par l’auteur de Lucie ou une Grande Méprise, ce qui nous paraît une forme de l’anonymat, attendu que nous n’avons jamais ouï parler du roman en question.
Nous nous plaisons toutefois à croire qu’il valait mieux que Tiff, car Tiff est certainement ennuyeux.
C’est l’histoire d’une belle jeune fille, qui a beaucoup d’amoureux et les perd, et d’une fille laide, qui n’a qu’un amoureux et le garde.
C’est un récit assez embrouillé, et qui contient beaucoup de scènes d’amour.
Si la Collection « des Romans favoris » dans laquelle Tiff paraît, doit être continuée, nous conseillerons à l’éditeur de modifier le caractère et la reliure : le premier est beaucoup trop menu, et le second est fait d’une imitation de peau de crocodile ornée d’une araignée bleue et d’une gravure vulgaire, représentant l’héroïne dans les bras d’un jeune homme en tenue de soirée.
Si ennuyeux que soit Tiff, — et il l’est à un degré remarquable, — il ne mérite point une aussi détestable reliure.
Deux Biographies de Keats4
« Un poète, disait un jour Keats, est de toutes les créatures de Dieu la moins poétique ».
Que cet aphorisme soit vrai ou non, c’est certainement l’impression que donnent les deux dernières biographies qui ont paru sur Keats lui-même5.
On ne saurait dire que M. Colvin ou M. William Rossetti nous fassent mieux aimer ou mieux comprendre Keats.
Dans l’un et l’autre de ces livres, il y a beaucoup de choses qui sont comme « de
la paille dans la bouche »
et dans celui de M. Rossetti, il ne manque pas de ces
choses qui ont « au palais l’acre saveur du cuivre ».
De nos jours, cela est, jusqu’à un certain point, inévitable.
On est toujours tenu de payer l’amende, quand on a regardé par des trous de serrure. Or, trou de serrure et escalier de service jouent un rôle essentiel dans la méthode des biographes modernes.
Toutefois, il n’est que juste de reconnaître, tout d’abord, que M. Colvin s’est acquitté de sa besogne beaucoup mieux que M. Rossetti.
Ainsi le récit de la vie de Keats adolescent, tel que le donne M. Colvin, est très agréable. De même l’esquisse du cercle des amis de Keats. Leigh Hunt et Haydon, notamment, sont admirablement dessinés.
Çà et là sont introduits de vulgaires détails de famille, sans beaucoup d’égard pour les proportions.
Les panégyriques posthumes d’amis dévoués n’ont réellement pas grande valeur pour nous aider à apprécier exactement le vrai caractère de Keats, quoique en semble croire M. Colvin.
Nous sommes convaincu que lorsque Bailey écrivait à Lord Houghton que deux traits essentiels, le sens commun et la bienveillance, distinguaient Keats, le digne archidiacre avait les meilleures intentions du monde, mais nous préférons le véritable Keats, avec son emportement capricieux et volontaire, ses humeurs fantasques et sa belle légèreté.
Ce qui fait une partie du charme de Keats comme homme, c’est qu’il était délicieusement incomplet.
Après tout, si M. Colvin ne nous a point donné un portrait bien ressemblant de Keats, il nous a certainement raconté sa vie dans un livre agréable et d’une lecture facile.
Il n’écrit peut-être pas avec l’aisance et la grâce d’un homme de lettres, mais il n’est jamais prétentieux et n’est pas souvent pédant.
Le livre de M. Rossetti est absolument raté. Et, pour commencer, M. Rossetti commet la grave erreur de séparer l’homme de l’artiste.
Les faits de la vie de Keats ne sont intéressants qu’à la condition de les montrer dans leur rapport avec son activité créatrice.
Dès qu’ils sont isolés, ils perdent tout intérêt ou même deviennent pénibles.
M. Rossetti se plaint de ce que les débuts de la vie de Keats soient dépourvus d’incidents, de ce que la dernière période soit décourageante, mais la faute est imputable au biographe et non au sujet.
Le livre s’ouvre par un récit détaillé de la vie de Keats, où il ne nous fait grâce de
rien, depuis ce qu’il appelle la « mésaventure sexuelle d’Oxford »
jusqu’aux six semaines de dissipation après l’apparition de l’article du
Blackwood et aux propos que tenait le mourant dans son délire
loquace.
A n’en pas douter, tout, ou presque tout ce que nous rapporte M. Rossetti, est vrai, mais il ne fait preuve ni de tact dans le choix des faits, ni de sympathie dans sa manière de les traiter.
Lorsque M. Rossetti parle de l’homme, il oublie le poète, et lorsqu’il juge le poète, il montre qu’il ne comprend point l’homme.
Prenez par exemple sa critique de la merveilleuse Ode à un rossignol, d’une si étonnante magie d’harmonie, de couleur et de forme.
Il commence par dire que « la première marque de faiblesse »
dans la pièce
est « l’abus des allusions mythologiques »
, assertion complètement fausse,
car sur les huit stances qui composent la pièce, il n’y en a que trois qui contiennent des
allusions mythologiques, et sur ce nombre, il n’en est aucune qui soit forcée ou
éloignée.
Puis, lorsqu’il cite la seconde strophe :
Oh ! une lampée de vin, qui aura étéPendant un long siècle dans la terre profondément fouillée,et qui aurait un parfum de Flore, de la dansesur le gazon de la campagne, et de la chanson provençale, et de la gaîté brunie au soleil,
M. Rossetti, dans un bel accès de Ruban bleu6,
s’écrie avec enthousiasme : « Assurément personne n’a besoin de boire du vin pour
se préparer à goûter la mélodie d’un rossignol, soit au sens propre, soit au sens
figuré »
.
« Appeler le vin une sincère et rougissante Hippocrène »
lui paraît à la
fois « grandiloquent et désagréable »
.
L’expression « chaînes de bulles qui clignotent sur le bord »
est
triviale, quoique pittoresque ; l’image « non point porté sur le chariot de Bacchus
que traînent des panthères »
est « bien pire »
.
Une expression comme celle-ci : « Dryade des arbres, à l’aile légère »
est évidemment un pléonasme, car dryade signifie réellement
« nymphe du chêne »
.
Et de cette superbe explosion de passion :
Tu n’es point né pour la mort, immortel oiseau, Ni pour que des générations affamées te foulent aux pieds. La voix que j’entendis au cours de cette nuit fut entendue aux temps passée par l’empereur, par le paysan.
M. Rossetti nous dit que cette invocation est un solécisme palpable, ou palpaple (sic) de logique, « attendu que les hommes vivent plus longtemps que
les rossignols »
.
Comme M. Colvin fait une critique fort analogue à celle-là, en parlant d’« une
faute de logique qui est en même temps… un défaut poétique »
, il valait
peut-être la peine de signaler à ces deux récents critiques de l’œuvre de Keats, que Keats
a voulu exprimer l’idée du contraste entre la durée de la beauté et la condition
changeante et la déchéance de la vie humaine, idée qui reçoit son expression la plus
complète dans l’Ode à une urne grecque.
Les autres pièces ne sortent pas moins malmenées des mains de M. Rossetti.
La belle invocation, dans Isabella :
Portez vos plaintes vers elle, toutes, syllabes de gémissement,sortez des profondeurs de la gorge de la triste MelpomèneSortez en ordre tragique de la lyre de bronzeEt faites vibrer en un mystère les cordes.
Cela lui paraît « une fadeur
».
La Bacchante indienne du quatrième livre d’Endymion est qualifiée de « buveuse
sentimentale et tentatrice »
.
Quant à Endymion, M. Rossetti déclare ne pouvoir comprendre comment « son
organisme humain, avec des appareils respiratoire et digestif, continue à
exister »
, et il nous apprend comment Keats aurait du, d’après lui, traiter le
sujet.
Un jour, un éminent critique français s’écriait avec désespoir : « Je trouve des
physiologistes partout »
, mais il était réservé à M. Rossetti de faire des
considérations sur la digestion d’Endymion et nous lui concédons volontiers la supériorité
que lui donne ce point de vue.
Même lorsque M. Rossetti loue, il gâte ce qu’il loue.
Traiter Hypérion de « monument d’architecture cyclopéenne en
vers »
est assez mauvais, mais l’appeler un « Stonehenge de
réverbération »
est absolument détestable, et nous n’en savons guère plus long
sur la Veille de la Saint Marc quand nous apprenons que la simplicité en
est « pleine de sang et singulière »
.
Puis, que signifie cette assertion que les Notes de Keats sur Shakespeare
sont « un peu tendues et bouffies »
?
N’y a-t-il rien de mieux à dire de Madeline dans la Veille de la
Sainte Agnès, sinon qu’elle est présentée comme une figure très charmante, très
aimable, « bien quelle ne fasse autre chose de bien particulier que de se dévêtir
sans regarder derrière elle et de s’en aller furtivement »
.
Il n’est nullement nécessaire de suivre M. Rossetti plus loin, pour le voir barboter dans la vase qu’il a faite lui-même avec ses pieds.
Un critique, capable de dire qu’« un nombre assez faible des poésies de Keats sont dignes
d’une « grande admiration »
, ne mérite pas d’être pris au sérieux.
M. Rossetti est un homme entreprenant, un écrivain laborieux, mais il manque entièrement du sens nécessaire pour l’interprétation de la poésie telle que l’a écrite John Keats.
C’est avec un vrai plaisir qu’on revient ensuite à M. Colvin, dont les critiques sont toujours modestes et souvent pénétrantes.
Nous ne sommes point d’accord avec lui lorsqu’il accepte la théorie de M. Owen, au sujet
d’un sens allégorique et mystique qui se cacherait sous Endymion. Son
jugement final sur Keats, qui « serait l’esprit le plus shakespearien qui ait paru
depuis Shakespeare »
, n’est pas très heureux et nous sommes surpris de
l’entendre insinuer, sur la foi d’une anecdote assez suspecte de Severn, que Sir Walter
Scott avait sa part dans l’article du Blackwood.
Mais il n’y a rien qui soit âcre, irritant, maladroit dans l’appréciation qu’il donne sur l’œuvre du poète.
Le vrai Marcellus de la poésie anglaise n’a pas encore trouvé son Virgile, mais M. Colvin fait un Stace passable.
Sermons en pierres à Bloomsbury. La nouvelle Salle de Sculpture du British Museum7
Grâce aux efforts de Sir Charles Newton, auquel tous ceux qui s’intéressent à l’art classique doivent leur reconnaissance, quelques-uns des merveilleux trésors, si longtemps murés dans les sombres souterrains du British Museum, ont enfin apparu à la lumière, et la nouvelle Salle de Sculpture qui vient d’être ouverte au public, compensera amplement la peine d’une visite, même pour ceux aux yeux de qui l’art est une pierre d’achoppement et un écueil de scandale.
En effet, même sans parler de la simple beauté de forme, de contour et d’ensemble, de la
grâce et du charme dans la conception, de la délicatesse dans l’exécution technique, nous
voyons exposé, sous nos yeux, ce que les Grecs et les Romains pensaient, au sujet de la
mort, et le philosophe, le prédicateur, l’homme du monde pratique, le Philistin lui-même,
seront certainement touchés par ces « sermons en pierres »
avec leur portée
profonde, l’abondance d’idées qu’ils suggèrent et leur simple humanité.
Des pierres funéraires courantes, voilà ce qu’ils sont pour la plupart, œuvres non point d’artistes fameux, mais de simples artisans.
Seulement elles ont été ouvrées, en un temps où tout métier était un art.
Les plus beaux spécimens, au point de vue purement artistique, sont sans contredit les deux stèles trouvées à Athènes.
L’une et l’autre sont les pierres tombales de jeunes athlètes grecs.
Dans l’une, l’athlète est représenté tendant sa strigile à son esclave ; dans l’autre, l’athlète est debout, seul, la strigile en main.
Elles n’appartiennent point à la plus grande période de l’Art grec. Elles n’ont point le grand style du siècle de Phidias, mais elles ont néanmoins leur beauté, et il est impossible de n’être point fasciné par leur grâce exquise, par la façon, dont elles sont traitées, si simple en ses moyens, si subtile en son effet.
Toutes les pierres funéraires d’ailleurs sont pleines d’intérêt.
En voici une de deux dames de Smyrne, qui furent si remarquables en leur temps, que la cité leur vota des couronnes d’honneur ; voici un médecin grec examinant un bambin qui souffre d’indigestion ; voici le monument de Xanthippe, qui fut probablement un martyr de la goutte, car il tient à la main le moulage d’un pied destiné sans doute à être offert en ex-voto à quelque dieu.
Une jolie stèle de Rhodes nous présente un groupe familial.
Le mari est à cheval et fait ses adieux à sa femme, qui a l’air de vouloir le suivre, mais qui est retenue par un petit enfant.
L’émotion de la séparation, en quittant ceux que nous aimons, est le motif central de l’art funéraire grec.
Il est répété sous toutes les formes possibles, et chaque pierre muette semble murmurer : χαιρε. (Salut.)
L’art romain est différent.
Il introduit le portrait vigoureux et réaliste et il traite la pure vie de famille beaucoup plus fréquemment que ne le fait l’art grec.
Ils sont fort laids, ces Romains, à la physionomie dure, hommes et femmes, dont les portraits sont représentés sur leurs tombes, mais ils paraissent avoir été aimés et respectés de leurs enfants et de leurs serviteurs.
Voici le monument d’Aphrodiscus et Atilia, un noble romain et sa femme, morts en terre britannique il y a bien des siècles, et dont la pierre tombale a été trouvée dans la Tamise.
Tout près se voyait une stèle venant de Rome, avec les bustes d’un vieux couple d’époux qui étaient certainement d’une étonnante laideur.
Le contraste entre la représentation abstraite par les Grecs de l’idée de la mort et la réalisation concrète, par les Romains, des individus défunts, est extrêmement curieux.
Outre les pierres funéraires, la nouvelle salle de Sculpture contient de très charmants spécimens de l’art décoratif romain sous les Empereurs.
Le plus merveilleux de tous, et qui vaut à lui seul une excursion à Bloomsbury, est un bas-relief représentant une scène de mariage.
Juno Pronuba unit les mains d’un beau et jeune noble et d’une dame fort imposante.
Il y a dans ce marbre toute la grâce du Pérugin, et même la grâce de Raphaël. La date en est incertaine, mais la coupe soignée de la barbe du fiancé paraît indiquer l’époque de l’empereur Hadrien.
C’est manifestement l’œuvre d’artistes grecs, et c’est un des plus beaux bas-reliefs de tout le Musée. Il y a en lui je ne sais quoi qui rappelle l’harmonie et la douceur de la poésie de Properce.
Puis, ce sont de délicieuses frises où sont figurés des enfants.
L’une d’elles qui représente des enfants jouant d’instruments, aurait pu inspirer une bonne partie de l’art plastique florentin.
A vrai dire, quand nous passons en revue ces marbres, nous n’avons pas de peine à voir d’où sortit la Renaissance et à quoi nous devons les formes diverses de l’art de la Renaissance.
La frise des Muses, dont chacune porte piquée dans sa chevelure une plume prise aux ailes des sirènes vaincues, est extrêmement belle.
Sur un charmant petit bas-relief, deux amours se disputent le prix de la course en char et la frise des Amazones couchées a quelques splendides qualités de dessin.
Une frise d’enfants, qui jouent avec l’armure du Dieu Mars, mérite aussi d’être mentionnée.
C’est plein de fantaisie et d’humour délicat.
En somme, Sir Charles Newton et M. Murray méritent d’être chaudement félicités du succès de la nouvelle salle.
Nous espérons toutefois que l’on cataloguera et qu’on exposera encore d’autres pièces du trésor caché.
Actuellement, dans des sous-sols, il y a un bas-relief très remarquable qui représente le mariage de l’Amour et de Psyché, et un autre où l’on voit des pleureurs de profession se lamentant sur le corps d’un mort.
Le beau moulage du Lion de Chéronée devrait aussi en être retiré, ainsi que la stèle où se voit l’admirable portrait de l’esclave romain.
L’économie est une excellente vertu publique, mais la parcimonie qui laisse séjourner de belles œuvres d’art dans l’atmosphère farouche et sombre d’une cave humide n’est guère moins qu’un détestable vice public.
Un Écossais, à propos de la poésie écossaise8
Un éminent critique, qui vit encore et qui est né au sud de la Tweed, confia un jour, tout bas, à un ami que les Écossais, à son avis, connaissaient réellement fort mal leur littérature nationale.
Il admettait parfaitement qu’ils aimassent leur « Robbie Burns
» et leur
« Sir Walter
» avec un enthousiasme patriotique, qui les rend extrêmement
sévères envers le malheureux homme du sud qui se hasarde à louer l’un ou l’autre en leur
présence. Mais il soutenait que les œuvres des grands poètes nationaux, tels que Dunbar,
Henryson, et Sir David Lyndsay sont des livres scellés pour la majorité des lecteurs à
Edimbourg, à Aberdeen et à Glasgow et que fort peu d’Écossais se doutent de l’admirable
explosion de poésie qui eut lieu dans leur pays pendant les quinzième et seizième siècles,
alors qu’il n’existait, dans l’Angleterre de cette époque, qu’un faible développement
intellectuel.
Cette terrible accusation est-elle fondée ou non, c’est ce qu’il est inutile de discuter présentement.
Il est probable que l’archaïsme de la langue suffira toujours pour empêcher un poète comme Dunbar de devenir populaire, dans le sens ordinaire du mot.
Toutefois le livre du Professeur Veitch9 prouve qu’en tout cas, il y a « dans le
pays des galettes
» des gens capables d’admirer et d’apprécier ses merveilleux
chanteurs d’autrefois, des gens que leur admiration pour le Lord des Îles,
et pour l’Ode à une pâquerette de la montagne ne rend point aveugles aux
beautés exquises du Testament de Cresseida, du Chardon et de la
Rose, du Dialogue entre Expérience et un Courtisan.
Le Professeur Veitch, prenant pour sujet de ses deux intéressants volumes le sentiment de la Nature dans la poésie écossaise, commence par une dissertation historique sur le développement du sentiment dans l’espèce humaine.
L’état primitif lui apparaît comme se réduisant à une simple « sensation de plein
air »
.
Les principales sources de plaisir sont la chaleur que donne le grand soleil, la fraîcheur de la brise, l’air général de fraîcheur de la terre et du ciel, sensation à laquelle s’associe la conscience de la vie et du plaisir sensitif, tandis que l’obscurité, l’orage et le froid sont regardés comme désagréables.
A cette époque succède l’époque pastorale, où nous trouvons l’amour des vertes prairies, de l’ombre donnée par les arbres, de tout ce qui rend la vie agréable et confortable.
Vient à son tour l’époque de l’agriculture, ère de la guerre avec la terre, où les hommes prennent du plaisir dans le champ de blé et le jardin, mais voient d’un mauvais œil tout obstacle à la culture, comme la forêt, la roche, tout ce qui ne peut pas être réduit à l’utilité par la soumission, tels la montagne et la mer.
Nous arrivons enfin au pur sentiment de la nature, au pur plaisir que donnent la seule contemplation du monde extérieur, la joie qu’on trouve dans les impressions sensibles, en dehors de tout ce qui a rapport à l’utilité ou à la bienfaisance de la Nature.
Mais là ne s’arrête pas le développement.
Le Grec, dans son désir d’identifier la Nature et l’Humanité, peuplait le bosquet et les flancs des montagnes de belles formes fantaisistes, voyait le dieu tapi dans la futaie, la naïade suivant le fil de l’eau.
Le moderne disciple de Wordsworth, visant à identifier l’homme avec la Nature, trouve
dans les choses extérieures « les symboles de notre vie intérieure, les influences
d’un esprit apparenté au nôtre ».
Il y a bien des idées suggestives dans ces premiers chapitres du livre du Professeur Veitch, mais nous ne saurions être de son avis sur l’attitude du primitif en face de la Nature.
La sensation de plein-air, dont il parle, nous paraît comparativement moderne.
Les mythes naturalistes les plus antiques nous parlent non point du « plaisir sensuel » que la Nature donnerait à l’homme, mais de la terreur que la Nature inspire.
Et de plus, les ténèbres et l’orage ne sont point regardés par l’homme primitif comme des
choses « simplement répulsives »
. Ce sont, pour lui, des êtres divins et
surnaturels, pleins de merveille, dégageant une terreur mystérieuse.
Il aurait fallu aussi dire quelques mots au sujet de l’influence des villes sur le développement du sentiment de la nature, car si paradoxale que la chose puisse paraître, il n’en est pas moins vrai que c’est en grande partie à la création des cités que nous devons le sentiment de la Nature.
Le Professeur Veitch est sur un terrain plus ferme quand il en vient à traiter du développement et des manifestations de ce sentiment, tel qu’il apparaît dans la poésie écossaise.
Les anciens poètes, ainsi qu’il le fait remarquer, avaient tout l’amour du moyen-âge pour les jardins, connaissaient tout le plaisir artistique que donnent les couleurs vives des fleurs, l’agréable chant des oiseaux, mais ils n’éprouvaient aucun attrait pour la lande sauvage et solitaire, sa bruyère pourprée, ses rochers gris, ses broussailles qui ondulent.
Montgomerie fut le premier à errer sur les rives, parmi les roseaux, à écouter le chant des ruisselets, et il était réservé à Drummond de Hawthornden de chanter les flots et la forêt, de remarquer la beauté des brouillards sur la pente des collines et de la neige sur les cimes des montagnes.
Puis vint Allan Ramsay avec ses honnêtes pastorales pleines de bonhomie, Thomson, qui parle de la Nature dans le langage d’un commissaire-priseur éloquent, et qui fut cependant un observateur pénétrant, avec de la fraîcheur dans la perception et un cœur sincère, Beattie qui aborda les problèmes résolus plus tard par Wordsworth, la grande épopée celtique d’Ossian, qui fut un facteur si important dans le mouvement romantique en Allemagne et en France, Ferguson, à qui Burns doit tant, Burns lui-même, Leyden, Sir Walter Scott, James Hogg, et (longo intervallo) Christophe North, et feu le Professeur Shairp.
Le Professeur Veitch écrit sur presque tous ces poètes des pages d’un jugement fin, d’un sentiment délicat, et même son admiration pour Burns n’a rien d’agressif.
Il laisse voir cependant un certain défaut de véritable sens de la proportion littéraire dans l’espace qu’il accorde aux deux derniers écrivains de notre liste.
Christophe North fut, sans contredit, une personnalité intéressante pour l’Edimbourg de son temps, mais il n’a laissé après lui rien qui ait une valeur durable.
Sa critique était trop tapageuse, et sa poésie trop dépourvue de mélodie.
Quant au Professeur Shairp, considéré comme critique, il fut un tragique exemple de l’influence désastreuse de Wordsworth, car il ne cessait de confondre les questions éthiques et les questions esthétiques, et jamais il n’eut la moindre idée de la manière dont il fallait aborder des poètes comme Shelley et Rossetti qu’il eut pour mission d’interpréter à la jeunesse d’Oxford, en ses dernières années.
D’autre part, en tant que poète, il mérite tout au plus d’être nommé en passant.
Le Professeur Veitch nous apprend gravement qu’une des descriptions, dans
Kilmatroe
« n’a pas d’égale dans la langue pour la réalité de peinture, l’heureux choix des
épithètes, la pureté de la reproduction ».
Des assertions de ce genre servent à nous rappeler ce fait qu’une critique fondée sur le patriotisme local aboutit toujours à un résultat provincial. Mais il n’est que juste d’ajouter que le Professeur Veitch ne pousse que très rarement l’extravagance et le grotesque jusqu’à ce point.
En général, son jugement et son goût sont excellents, et dans son ensemble, son livre est une contribution des plus attrayantes, des plus agréables, à l’histoire de la littérature.
Le nouveau livre de M. Mahaffy10
Le nouveau livre de M. Mahaffy causera un grand désappointement à tout le monde, excepté aux Papers-Unionists, et aux membres de la Ligue Primrose.
Le sujet, l’histoire de la Vie et la Pensée en Grèce depuis le siècle d’Alexandre jusqu’à la conquête romaine, en est extrêmement intéressant, mais la façon, dont il est traité, est absolument indigne d’un lettré, et on ne saurait rien imaginer de plus décourageant que les perpétuels efforts de M. Mahaffy pour abaisser l’histoire au niveau du pamphlet politique courant que met en ligne la guerre des partis contemporains.
Certes, on ne voit nullement pourquoi M. Mahaffy serait requis de s’exprimer d’une manière sympathique, quand il s’agit d’anciennes villes grecques aspirant à la liberté et à l’autonomie.
Les préférences personnelles des historiens modernes sur ces points n’ont pas la moindre importance.
Mais, dans ses efforts pour nous présenter le monde hellénique comme un Tipperary amplifié, pour employer Alexandre le Grand à blanchir M. Smith, et pour terminer la bataille de Chéronée dans la plaine de Mitchellstown, M. Mahaffy montre un degré de partialité politique et de cécité littéraire vraiment extraordinaire.
Il eût pu faire de son livre une œuvre d’un intérêt solide et durable, mais il a préféré lui donner un caractère passager et substituer, à l’esprit scientifique du véritable historien, le préjugé, le trompe-l’œil, la violence de l’homme de parti parlant sur le tréteau électoral.
Au trompe-l’œil superficiel, on peut, il est vrai, trouver, dans les premiers ouvrages de M. Mahaffy, des précédents, mais le préjugé et la violence sont de sa part chose nouvelle, et leur apparition est des plus regrettables.
Il y a toujours, dans la violence chez un homme de lettres, quelque chose de particulièrement impuissant.
Elle semble manquer de proportion avec les faits, car elle n’est jamais réglée par l’action. Ce n’est qu’une question d’adjectifs et de rhétorique, d’exagération, d’outrance emphatique.
M. Balfour tient beaucoup à ce que M. William O’Brien porte le costume de la prison, dorme sur un lit de planches, et soit soumis à d’autres traitements indignes. M. Mahaffy va beaucoup plus loin que ces mesures bénignes et commence son histoire en exprimant franchement son regret que Démosthène n’ait pas été exécuté sommairement pour sa tentative d’entretenir bien vivant l’esprit patriotique chez les citoyens d’Athènes !
A vrai dire, il perd toute patience à l’égard de ce qu’il traite « d’opposition
sotte, insensée à la Macédoine
», regarde la révolte des Spartiates contre
« le Lord-Lieutenant d’Alexandre en Grèce »
comme un exemple de
« politique de clocher »
, se laisse aller à des platitudes dignes de la
Ligue Primrose contre un cens abaissé, contre l’iniquité de donner « au premier indigent
venu » le droit de vote, et nous dit que les « démagogues »
et les
« soi-disant patriotes »
perdirent toute vergogne au point de prêcher à
la cohue de parasites d’Athènes la doctrine de l’autonomie, —« qui n’est pas encore
morte »
, ajoute avec regret M. Mahaffy. Ils mirent en avant, dit-il encore,
comme un principe d’économie politique, cette curieuse idée qu’il faut accorder aux gens
le droit de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires !
Quant au caractère personnel des despotes, M. Mahaffy reconnaît que s’il fallait s’en
tenir aux récits des historiens grecs, depuis Hérodote, « il aurait dit que
l’inextinguible passion pour l’autonomie qui se manifeste à toutes les époques de
l’histoire grecque, et dans tous les cantons contenus dans les frontières grecques, dut
avoir sa source dans les excès commis par les gouverneurs qu’envoyaient des potentats
étrangers ou par des tyrans locaux ».
Mais une étude attentive des dessins parus dans l’United Ireland l’a
convaincu « qu’un gouvernant à beau être le plus modéré, le plus consciencieux,
le plus prudent possible, sera toujours exposé à entendre dire sur son compte des choses
terribles par de simples mécontents politiques. »
Bref, depuis que M. Balfour a été caricaturé, il faut écrire à nouveau toute l’histoire grecque !
Voilà à quel point en est venu le distingué professeur d’une Université distinguée.
Et rien ne saurait égaler le préjugé de M. Mahaffy contre les patriotes grecs, à moins que ce ne soit son mépris pour certains de ces braves Romains qui, dans leur sympathie pour la civilisation et la culture helléniques, reconnurent la valeur politique de l’autonomie et l’importance intellectuelle d’une saine vie nationale.
Il raille ce qu’il appelle leur « vulgaire sensiblerie au sujet des libertés
grecques, leur préoccupation de redresser des torts historiques »
, et il
félicite ses lecteurs de ce que ce sentiment n’a point été accru, à l’extrême, par le
remords de savoir que leurs propres ancêtres ont été les oppresseurs.
Heureusement, dit M. Mahaffy, les anciens Grecs avaient pris Troie.
Aussi les tourments de conscience, qui aujourd’hui causent de si profonds remords, à un Gladstone, à un Morley, pour les péchés de leurs aïeux, n’étaient guère susceptibles d’agir sur un Marcius ou un Quinctius !
Il est parfaitement inutile de s’étendre sur la sottise et le mauvais goût de passages pareils, mais il est intéressant de constater que les faits historiques sont trop forts même pour M. Mahaffy.
En dépit de ses propos narquois sur ce qu’a de provincial le sentiment national, de ses vagues panégyriques en faveur d’une culture cosmopolite, il est forcé de reconnaître que s’il est vrai que le patriotisme puisse être remplacé chez certains individus par une solidarité plus vaste, les sociétés humaines n’y renonceront que pour leur substituer des motifs plus bas.
Et il ne peut s’empêcher d’exprimer son regret que les classes supérieures des états
grecs fussent dépourvues d’esprit public au point « de gaspiller en un paresseux
absentéisme, en une résidence plus négligente encore, le temps et les ressources qui lui
avaient été donnés pour que leur pays en profitât »
et qu’elles n’eussent aucune
conscience de la possibilité pour elles de fonder un Empire hellénique fédéral.
Lors même qu’il en vient à parler de l’art, il ne peut faire autrement que d’avouer que l’œuvre la plus noble de la sculpture datant de cette époque fut celle qui exprimait l’esprit de la première grande lutte nationale, l’expulsion des hordes gauloises qui inondèrent la Grèce en 278 avant J.-C. et que c’est au sentiment patriotique éveillé par cette crise, que nous devons l’Apollon du Belvédère, l’Artémis du Vatican, le Gaulois mourant, et les plus beaux chefs-d’œuvre de l’École de Pergame.
Quand il s’agit de littérature, M. Mahaffy se répand de nouveau en bruyantes lamentations sur ce qu’il regarde comme des tendances sociales superficielles de la Comédie Nouvelle. Il regrette la belle liberté d’Aristophane, avec son intense patriotisme, l’intérêt vital qu’il prend à la politique, ses larges tableaux, et le plaisir que lui donne une vigoureuse vie nationale.
Il avoue la décadence de l’éloquence sous l’action desséchante du régime impérial et la stérilité de ces recherches pédantes de style, qui sont l’inévitable résultat de l’absence de sujets vitaux.
A vrai dire, M. Mahaffy, dans la dernière page de son histoire, rétracte formellement la plupart de ses préjugés politiques.
Il persiste à penser que Démosthène aurait dû être mis à mort pour sa résistance à l’invasion macédonienne, mais il admet que le gouvernement impérial de Rome, qui suivit le gouvernement impérial d’Alexandre, produisit des maux sans nombre, et tout d’abord la décadence intellectuelle, pour finir par la ruine financière.
« Le contact de Rome, dit-il, engourdit la Grèce et l’Égypte, la Syrie et l’Asie-Mineure, et s’il existe de grands édifices qui attestent la grandeur de l’Empire, où sont les indices de vigueur intellectuelle et morale, si nous en exceptons cette citadelle de la nationalité, le petit pays de Palestine ? »
Cette palinodie a, sans contredit, pour but de donner à l’ouvrage une apparence plausible de sincérité, mais un tel repentir de la dernière heure vient trop tard et inflige à toute la partie historique qui le précède un air de sottise et non de loyauté.
C’est avec soulagement qu’on passe aux quelques chapitres où M. Mahaffy traite expressément de la vie sociale et de la pensée des Grecs.
Ici la lecture de M. Mahaffy est vraiment fort agréable.
Sa description des Écoles d’Athènes et d’Alexandrie, par exemple, est extrêmement intéressante.
Il en est de même de son appréciation des écoles de Zénon, d’Épicure et de Pyrrhon.
Excellent aussi, à bien des points de vue, le tableau de la littérature et de l’art de cette période.
Nous ne sommes pas d’accord avec M. Mahaffy dans son panégyrique du Laocoon, et nous sommes surpris de trouver un écrivain, qui après s’être indigné vivement de ce qu’il appelle l’indifférence des modernes à l’égard de la poésie alexandrine, vienne déclarer gravement qu’« il n’est pas d’étude plus fatigante, plus stérile que celle de l’Anthologie grecque ».
L’appréciation de la Comédie Nouvelle nous paraît également assez pédantesque.
Le but de la comédie sociale, chez Ménandre, non moins que chez Sheridan, est de refléter les mœurs de son temps et non point de les réformer, et la censure du Puritain, qu’elle soit sincère ou affectée, est toujours déplacée dans la critique littéraire, et prouve qu’on est dépourvu du sentiment de la différence essentielle entre l’art et la vie.
Après tout, le Philistin seul aura l’idée de blâmer Jack Absolute de sa tromperie, Bob Acres de sa couardise, et Charles Surface de son extravagance, et c’est perdre à peu près son temps que donner carrière à son sens moral aux dépens de son appréciation artistique.
De plus, quelque prix qu’on attache à la modernité de l’expression, et avec raison sans doute, il faut encore en user avec tact et jugement.
On ne reprochera point à M. Mahaffy d’avoir dépeint Philopœmen comme le Garibaldi, Antigone Doson, comme le Victor-Emmanuel de leur siècle.
Des comparaisons de cette sorte ont évidemment quelque valeur auprès du vulgaire facile à contenter.
Mais ailleurs, une expression telle que : « le Préraphaélitisme Grec »
est assez maladroite.
On ne gagne pas grand’chose à introduire de force une allusion au John
Inglesant de M. Shorthouse dans une analyse des Argonautiques
d’Apollonius de Rhodes, et lorsqu’on nous apprend que le superbe Pavillon construit à
Alexandrie par Ptolémée Philadelphe était une « sorte de Restaurant Holborn dans de
vastes proportions »
nous devons dire que la description détaillée qu’Athénée
nous donne de cet édifice aurait pu être condensée dans une épigramme meilleure et plus
intelligible.
Malgré tout, le livre de M. Mahaffy aura peut-être pour résultat d’attirer l’attention sur une période fort importante et fort intéressante de l’histoire de l’Hellénisme.
Nous ne pouvons que regretter qu’après avoir gâté son exposé de la politique grecque par une sotte partialité, l’historien ait affaibli encore la valeur de quelques-unes de ses remarques sur la littérature par un parti-pris tout aussi inexplicable.
C’est tenir un langage lourdaud et âpre que de dire que « l’écolier retraité qui occupe
des postes de sociétaire et des chaires de professeur dans les collèges anglais » ne sait
peut-être rien sur la période en question, si ce n’est ce qu’il lit dans Théocrite, ou
qu’on peut regarder en Angleterre comme un « professeur distingué de
grec »
, l’homme qui ne connaît pas une seule date de l’histoire grecque entre la
mort d’Alexandre et la bataille de Cynocéphales.
L’assertion, d’après laquelle Lucien, Plutarque et les quatre Évangiles seraient exclus
des études dans les écoles et les Universités anglaises par la pédanterie de « purs
lettrés, à qui il plaît de se donner pour tels »
, est naturellement tout à fait
inexacte.
En fait, non seulement M. Mahaffy est dépourvu de l’esprit qui anime le véritable historien, mais il semble souvent manquer entièrement du tempérament du véritable lettré.
Il est habile, et parfois même brillant par endroits, mais il manque de bon sens, de modération, de style et de charme.
Il semble n’avoir point le sens de la proportion littéraire, et en général il gâte sa thèse en l’exagérant.
Avec toute sa passion pour l’impérialisme, il y a chez M. Mahaffy un certain esprit, sinon de clocher, du moins de province, et nous ne saurions dire que ce dernier ouvrage doive ajouter à sa réputation, soit comme historien, soit comme critique, soit comme homme de goût.
Fin de l’Odyssée de M. Morris11
Le second volume de M. Morris amène la grande épopée romantique grecque à son parfait achèvement, et bien qu’il ne puisse jamais y avoir une traduction définitive soit de l’Iliade, soit de l’Odyssée, parce que chaque siècle prendra certainement plaisir à rendre les deux poèmes à sa manière, et conformément à ses propres canons de goût, ce n’est pas trop dire que d’affirmer que la traduction de M. Morris sera toujours une œuvre vraiment classique parmi nos traductions classiques.
Sans doute elle n’est pas dépourvue de taches.
Dans notre compte rendu du premier volume, nous nous sommes risqués à dire que M. William Morris était parfois beaucoup plus scandinave que grec, et le volume que nous avons maintenant sous les yeux ne modifie pas cette opinion.
De plus le mètre particulier, dont M. Morris a fait choix, bien qu’il soit admirablement
adapté à l’expression de « l’harmonie homérique aux puissantes ailes »
perd
dans son écoulement, dans sa liberté, un peu de sa dignité, de son calme.
Ici, il faut reconnaître que nous sommes privés de quelque chose de réel, car il y a dans Homère une forte proportion de l’allure hautaine de Milton, et si la rapidité est une des qualités de l’hexamètre grec, la majesté est une autre de ses qualités distinctives entre les mains d’Homère.
Toutefois ce défaut, si nous pouvons appeler cela un défaut, paraît presque impossible à éviter : car pour certaines raisons métriques un mouvement majestueux dans le vers anglais est de toute nécessité un mouvement lent, et tout bien considéré, quand on a dit tout ce qu’on pouvait dire, combien l’ensemble de cette traduction est admirable !
Si nous écartons ses nobles qualités comme poème, et ne l’examinons qu’au point de vue du lettré, comme elle va droit au but, comme elle est franche et directe !
Elle est, à l’égard de l’original, d’une fidélité qu’on ne retrouve en aucune autre traduction en vers dans notre littérature, et pourtant cette fidélité n’est point celle d’un pédant en face de son texte : c’est plutôt la magnanime loyauté de poète à poète.
Lorsque parut le premier volume de M. Morris, nombre de critiques se plaignirent de ce qu’il employait de temps à autre des mots archaïques, des expressions peu usitées qui ôtaient à sa traduction sa simplicité homérique.
Toutefois ce n’est point là une critique heureuse, car si Homère est, sans contredit, simple dans sa clarté et sa largeur de visions, dans sa merveilleuse faculté de narration directe, dans sa robuste vitalité, dans la pureté et la précision de sa méthode, on ne saurait, en aucun cas, dire que son langage est simple.
Qu’était-il pour ses contemporains ?
En fait, nous n’avons aucun moyen d’en juger, mais nous savons que les Athéniens du cinquième siècle avant J.C., trouvaient chez lui bien des endroits difficiles à comprendre, et quand la période de création eut fait place à celle de la critique, quand Alexandrie commença à prendre la place d’Athènes, comme centre de la culture dans le monde hellénique, il paraît qu’on ne cessa de publier des dictionnaires et des glossaires homériques.
D’ailleurs, Athénée nous parle d’un étonnant bas-bleu de Byzance, d’une
précieuse de la Propontide, qui écrivit un long poème en hexamètres,
intitulé Mnémosyne, plein d’ingénieux commentaires sur les passages difficiles d’Homère,
et c’est un fait évident qu’au point de vue du langage, l’expression de
« simplicité homérique »
aurait bien étonné un Grec d’autrefois.
Quant à la tendance qu’a M. Morris d’appuyer sur le sens étymologique des mots, trait commenté avec une sévérité assez superficielle dans un récent numéro du Macmillan’s Magazine, cela nous paraît parfaitement d’accord non seulement avec l’esprit d’Homère, mais avec l’esprit de toute poésie primitive.
Il est très vrai que la langue est sujette à dégénérer en un système de notation presque algébrique, et le bourgeois moderne de la cité, qui prend un billet pour Blackfriars-Bridge, ne songe naturellement pas aux moines dominicains qui avaient jadis un monastère au bord de la Tamise, et qui ont transmis leur nom à cet endroit.
Mais il n’en était pas ainsi aux époques primitives.
On y avait alors une conscience très nette du sens réel des mots.
La poésie antique, en particulier, est pénétrée de ce sentiment, et on peut même dire qu’elle lui doit une bonne partie de son charme et de sa puissance poétique.
Ainsi donc ces vieux mots et ce sens ancien des mots, que nous trouvons dans l’Odyssée de M. Morris, peuvent se justifier amplement par des raisons historiques et, chose excellente, au point de vue de l’effet artistique.
Pope s’efforça de mettre Homère dans la langue ordinaire de son temps, mais à quel résultat arriva-t-il ? Nous ne le savons que trop.
Pour M. Morris, qui emploie ses archaïsmes avec le tact d’un véritable artiste, et à qui ils semblent venir d’une façon absolue, spontanément, il a réussi, par leur moyen, à donner à sa traduction cet air non pas de singularité, car Homère n’est jamais piquant, mais de romanesque primitif, cette beauté du monde naissant, que, nous autres modernes, nous trouvons si charmants et que les Grecs eux-mêmes sentaient si vivement.
Quant à citer des passages d’un mérite particulier, la traduction de M. Morris n’est point un vêtement fait de haillons cousus ensemble, avec des lambeaux de pourpre, que les critiques prendraient comme spécimens.
La valeur réelle en est dans la justesse, la cohésion absolue du tout, dans l’architecture grandiose du vers rapide et énergique, dans le fait que le but poursuivi est non seulement élevé, mais encore maintenu constamment.
Il est impossible, malgré cela, de résister à la tentation de citer la traduction donnée par M. Morris du fameux passage du vingt-troisième livre, où Odysseus esquive le piège, tendu par Pénélope, que son espérance même du retour certain de son mari rend sceptique, alors qu’il est là, devant elle.
Pour le dire en passant, c’est un exemple de la merveilleuse connaissance psychologique du cœur humain que possédait Homère. On y voit que c’est le songeur lui-même qui est le plus surpris quand son rêve devient réalité.
Ainsi elle dit, pour mettre son mari à l’épreuve, mais Odysseus, peiné en son cœur,parla aussi à sa compagne habile dans l’art d’ouvrer :« Ô femme, tu dis une parole extrêmement cruelle pour moi !Qui donc aurait changé la place de mon lit : ce serait une tâche bien malaisée pour lui,Car, si adroit qu’il fût, à moins qu’un Dieu même vînt furtivement ici,(et un dieu pourrait, en vérité, le transporter s’il le voulait partout ailleurs sans peine)Mais il n’est aucun homme vivant, si fort qu’il soit en sa jeunesse,qui puisse le porter sans effort ailleurs, car c’est avec un art puissant et merveilleuxque ce lit a été construit et façonné, et c’est moi qui l’ai fait, moi seul.Il poussait à l’écart un bosquet d’oliviers, avec un arbre feuillu, au terme de sa croissancequi prospéra et prit à la fin l’épaisseur d’une grosse colonne.Autour de lui, je bâtis ma chambre nuptiale, et j’ai parfait l’ouvragepar une enceinte de pierres exactement ajustées, et je l’ai couvert d’un toit.Et pour lui je me suis taillé des battants de porte, bien assujettis à leur place.Après quoi, j’ébranchai le tronc de l’olivier au large feuillage,puis j’équarris le tronc depuis la racine jusqu’en haut, avec soin et adresse,je le dressai avec l’airain du rabot, et je le nivelai,et lui donnai la forme d’une colonne de lit. Avec la tarière je le perçai.Ayant ainsi commencé, je façonnai le lit même, et l’achevai jusqu’au bout,et je l’ornai partout avec de l’or, avec de l’argent, avec de l’ivoire incrusté,et je tendis sur lui une peau de bœuf, qu’avait embellie la teinture de la pourpre.Tel est le signe que je t’ai montré, et je ne sais point, femmesi mon lit est resté stable, ou si, en quelque autre endroit,un homme l’a placé, après avoir abattu par la base le tronc de l’olivier. »
Thus she spake to prove her husband ; but Odysseus, grieved at heart,
Spake thus unto his bedmate well-skilled in gainful art :
« O woman, thou sayest a word exceeding grievous to me !
Who hath otherwhere shifted my bedstead ? Full hard for him should it be,
For deft as he were, unless soothly a very God come here,
who easily, if he willed it, might shift it otherwhere.
But no mortal man is living, how strong so e’er in his youth,
who shall lightly hale it elsewhere, since a mighty wonder forsooth
is wrought in that fashioned bedstead, and I wrought it, and I alone.
In the close grew a thicket of olive, a long-leaved tree full-grown,
that flourished and grew goodly as big as a pillar about,
So round it I built my bride-room, till I did the work right out
with ashlar stone close-fitting ; and I roofed it overhead,
and thereto joined doors I made me, well fitting in their stead.
Then I lopped away the boughs of the long-leafed olive-tree,
and shearing the bole from the root up full well and cunningly,
I planed it about with the brass, and set the rule thereto,
and shaping thereof a bed-post, with the wimble I bored it through.
So beginning, I wrought out the bedstead, and finished it utterly,
and with gold enwrought it about, and with silver and ivory,
and stretched on it a thong of oxhide, with the purple made bright.
Thus then the sign I have shown thee ; nor, woman, know I aright
If my bed yet bideth steadfast, or if to another place
Some man hath moved it, and smitten the olive-bole from its base. »
Ces douze derniers livres de l’Odyssée n’ont point le merveilleux du roman, de l’aventure et de la couleur que nous trouvons dans la première partie de l’épopée.
Il n’y a rien que nous puissions comparer avec l’exquise idylle de Nausicaa, ou avec l’humour titanique de l’épisode qui se passe dans la caverne du Cyclope.
Pénélope n’a point l’aspect mystérieux de Circé, et le chant des sirènes semblera peut-être plus mélodieux que le sifflement des flèches lancées par Odysseus debout sur le seuil de son palais.
Mais ces derniers livres n’ont point d’égaux pour la pure intensité de passion, pour la concentration de l’intérêt intellectuel, pour la maestria de construction dramatique.
En vérité, ils montrent très clairement de quelle manière l’épopée donna naissance au drame dans le développement de l’art grec.
Le plan tout entier du récit, le retour du héros sous un déguisement, la scène où il se fait reconnaître par son fils, la vengeance terrible qu’il tire de ses ennemis, et la scène où il est enfin reconnu par sa femme, nous rappellent l’intrigue de mainte pièce grecque, et nous expliquent ce qu’entendait le grand poète athénien, en disant que ses drames n’étaient que des miettes de la table d’Homère.
En traduisant, en vers anglais, ce splendide poème, M. Morris a rendu à notre littérature
un service qu’on ne saurait estimer trop haut, et on a plaisir à penser que même si les
classiques venaient à être entièrement exclus de nos systèmes d’éducation, le jeune
Anglais serait encore en état de connaître quelque chose des charmants récits d’Homère, de
saisir un écho de sa grandiose mélodie et d’errer avec le prudent Odysseus « autour
des rives de la vieille légende »
.
Le Virgile de Sir Charles Bowen12
La traduction, par Sir Charles Bowen, des Églogues et des six premiers livres de l’Énéide n’est guère l’œuvre d’un poète, mais malgré tout, c’est une traduction fort agréable, car on y trouve réunies la belle sincérité et l’érudition d’un savant, et le style plein de grâce d’un lettré, deux qualités indispensables à quiconque entreprend de rendre en anglais les pastorales pittoresques de la vie provinciale italienne, ou la majesté et le fini de l’épopée de la Rome impériale.
Dryden était un véritable poète, mais pour une raison ou une autre, il n’a point réussi à saisir le vrai esprit virgilien.
Ses propres qualités devinrent des défauts lorsqu’il assuma la tâche de traducteur.
Il est trop robuste, trop viril, trop fort. Il ne saisit point l’étrange et subtile douceur de Virgile et ne garde que de faibles traces de sa mélodie exquise.
D’autre part, le Professeur Conington fut un admirable et laborieux érudit, mais il était dépourvu de tact littéraire et de flair artistique au point de croire que la majesté de Virgile pouvait être rendue par la manière carillonnante de Marmion, et bien qu’Énée tienne beaucoup plus du chevalier médiéval que du coureur de brousse, il s’en faut de beaucoup que la traduction de M. Morris lui-même soit parfaite.
Certes, quand on la compare à la mauvaise ballade du Professeur Conington, c’est de l’or à côté du cuivre.
Si on la regarde simplement comme un poème, elle offre de nobles et durables traits de beauté, de mélodie et de force ; mais elle ne nous fait guère comprendre comment l’Énéide est l’épopée littéraire d’un siècle littéraire.
Elle tient plus d’Homère que de Virgile, et le lecteur ordinaire ne se douterait guère, d’après le rythme égal et entraînant de ses vers, à l’allure si vive, que Virgile était un artiste ayant conscience de lui-même, le poète-lauréat d’une cour cultivée.
L’Énéide est, par rapport à l’Iliade, à peu près ce que sont les Idylles du Roi à côté des vieux romans celtiques d’Arthur.
Elle est de même pleine de modernismes bien tournés, de charmants échos littéraires, de tableaux agréables et délicats.
De même que Lord Tennyson aime l’Angleterre, Virgile aimait Rome : les grands spectacles de l’histoire et la pourpre de l’empire sont également chers aux deux poètes, mais ni l’un ni l’autre n’a la grandiose simplicité, ou la large humanité des chanteurs primitifs, et comme héros, Énée est manqué non moins qu’Arthur.
La traduction de Sir Charles Bowen ne rend guère ce qui fait la qualité propre du style de Virgile, et çà et là par une inversion maladroite, elle nous rappelle qu’elle est une traduction.
Néanmoins, à tout prendre, elle est extrêmement agréable à lire et si elle ne reflète pas parfaitement Virgile, du moins elle nous apporte bien des souvenirs charmants de lui.
Le mètre qu’a choisi M. Charles Bowen est une forme de l’hexamètre anglais, avec le dissyllabe final contracté en un pied d’une seule syllabe.
Certes il est marqué par l’accent, et non par la quantité, et bien qu’il lui manque cet élément de force soutenue que constitue la terminaison dissyllabique du vers latin, et qu’il ait, dès lors, une tendance à former des couplets, la facilité à rimer qui résulte de ce changement n’est pas un mince avantage.
Il semble que la rime soit absolument nécessaire à tout mètre anglais qui cherche à obtenir la rapidité du mouvement, et il n’y a pas dans notre langue assez de doubles rimes pour permettre de conserver ce pied final de deux syllabes.
Comme exemple du procédé de Sir Charles Bowen, nous choisirions sa traduction du fameux passage de la cinquième églogue sur la mort de Daphnis.
Toutes les nymphes allèrent pleurant Daphnis cruellement mis à mort :Vous en fûtes témoins, bosquets et flots des rivières, de cette douleur,Quand la mère, jetant un cri, étreignit le triste corps de son fils,accusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté, les étoiles du ciel.En ces jours sombres, personne ne conduisit ses bœufs repusô Daphnis, pour les désaltérer aux eaux du frais ruisseau. L’étalonne goûta plus aux ondes rapides, ne brouta plus un brin d’herbe dans la prairie.Comme les lions de Carthage rugirent de désespoir sur la tombe,Daphnis, les échos des monts sauvages et de la forêt le proclament :Daphnis fut le premier, qui nous enseigna à conduire avec la rêne du chariotles tigres de l’Arménie, à exercer le chœur pour Iacchus,qui nous apprit à enlacer de feuillage mobile l’épieu flexible.Ainsi que l’arbre a sa vigne pour parure, la vigne ses grappes,le troupeau cornu son taureau, une fertile plaine son blé,ainsi tu étais la beauté des tiens, et puisque le destin t’a ravi à nous,Palès elle-même et Apollon ont fui de nos prés et de nos ruisseauxAccusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté les étoiles du ciel
rend très heureusement ce vers : « Atque deos aique astra
vocat crudelia mater. »
Et il en est de même de « ainsi tu étais la
beauté des tiens »
pour : Tu decus omne
tuis.
Voici encore un bon passage du quatrième livre de l’Énéide :
Et la nuit était venue. Les membres fatigués étaient repliés sur le sol pour le sommeil.Le silence régnait sur les forêts et les vagues farouches ; aux profondeurs du firmament,à mi-chemin de leur course, roulaient les étoiles. Nul bruit n’émouvait les campagnes.Toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux au plumage de brillantes couleursqui hantent les lacs limpides, ou le désordre des broussailles épineuses,s’abandonnaient au paisible sommeil dans le silence de la nuit ; Tout,Excepté la Reine, désolée. Pas un instant, elle ne cède au repos,Elle n’accueille point la nuit tranquille sur ses paupières ou en sa poitrine lasses.
et un autre fragment du sixième livre mérite d’être cité :
« Jamais un jeune homme descendu de la race troyenne n’éveillera de nouveau de tels espoirsen ses ancêtres du Latium, jamais un adolescentN’inspirera plus noble orgueil dans l’antique terre de Romulus.Ah ! quel amour filial ! quelle foi digne des premiers temps, quel brassans rival dans le combat, invulnérable, alors que l’ennemi se présenteet se dresse sur sa route, lorsqu’il fond à pied sur les rangs adverses,ou quand il plonge l’éperon dans le flanc couvert d’écume de son coursier,Enfant du deuil d’un peuple, si tu peux tromper les âpres décretsdu destin, et briser pour un temps ses barrières,Il t’est réservé d’être Marcellus. Je t’en prie, apporte-moides lis à poignées que je puisse épandre en abondance des fleurs sur mon fils,épandre au moins sur l’ombre de l’enfant qui naîtra, ces présentsque je rende au mort ce suprême, ce vain office. »Il se tut
« Il t’est réservé d’être Marcellus »
n’a guère la simplicité d’émotion
du : Tu Marcellus eris
, mais « Enfant du deuil d’un
peuple »
est un gracieux équivalent de : Heu, miserande
puer.
Il faut le dire, il y a bien du sentiment dans toute la traduction, et la tendance du mètre à se tourner en couplets, et dont nous avons déjà parlé, est atténuée jusqu’à un certain point dans le passage cité plus haut et emprunté aux Églogues, par l’usage incidentel du triplet, ainsi que, dans certains endroits, par l’emploi de rimes croisées, et non point successives.
Sir Charles Bowen doit être félicité du succès de sa traduction.
Elle se recommande à la fois par le style et la fidélité.
Le mètre, qu’il a choisi, nous semble mieux fait pour la majesté soutenue de l’Énéide que pour l’accent pastoral des Églogues.
Il est capable de nous rendre un peu de l’énergie de la lyre, mais il n’est guère fait pour saisir la douceur de la flûte.
Malgré tout, à bien des points de vue, c’est une traduction pleine de charme, et nous nous empressons de lui souhaiter la bienvenue, comme à une contribution très estimable à la littérature des échos.
L’unité des arts
Conférence à un Five o’clock 13
Samedi dernier, l’après-midi, dans les Salons de Willis, M. Selwyn Image a fait la première de quatre conférences sur l’art moderne, devant un auditoire select et distingué.
Le point principal, sur lequel il s’est étendu, était l’Unité absolue de tous les arts, et dans le but d’exprimer cette idée, il a élaboré une définition assez large pour enfermer le Roi Lear de Shakespeare, la Création de Michel-Ange, le tableau de Paul Véronese représentant Alexandre et Darius, et la description par Gibbon de l’entrée d’Héliogabale dans Rome.
Il a envisagé toutes ces œuvres comme autant d’expressions des idées et des émotions de l’homme au sujet de belles choses, exprimées par des moyens visibles ou auditifs.
Partant de ce point, il a abordé la question du vrai rapport entre la littérature et la peinture, sans jamais perdre de vue le motif principal de son symbole : Credo in unam artem multipartitam, indivisibilem 14, et en insistant sur les ressemblances plus que sur les différences.
Le résultat final auquel il est arrivé fut celui-ci :
Les Impressionnistes, avec leur franche et artistique acceptation de la forme et de la couleur comme choses absolument satisfaisantes par elles-mêmes, ont produit œuvre fort belle, mais la peinture a quelque chose de plus à nous donner que le simple aspect visible des choses.
Les hautes visions spirituelles de William Blake, le merveilleux roman de Dante Gabriel Rossetti, peuvent trouver leur parfaite expression en peinture. Chaque état d’esprit a sa couleur, chaque rêve sa forme.
La principale qualité de la conférence de M. Image est une loyauté absolue, mais ce fut son plus grand défaut pour une certaine partie de l’auditoire.
- — La douceur dans la raison, dit quelqu’un, est toujours admirable chez un spectateur, mais de la part d’un guide, nous attendons quelque chose de plus.
- — C’est tout simplement un commissaire-priseur qui admirerait toutes les écoles d’art, dit un autre.
Et un troisième soupirait sur ce qu’il appelait « la fatale stérilité de l’esprit
critique »
et exprimait une crainte tout à fait dépourvue de fondement, que la
Century Guild ne devint raisonnable.
Car, avec une courtoisie et une générosité que nous recommandons vivement aux autres conférenciers, M. Image offrit des rafraîchissements à son auditoire après avoir terminé son discours, et il fut extrêmement intéressant d’entendre les différentes opinions exprimées par la Grande École de critique des Five o’clock, qui était largement représentée.
Pour notre compte, nous avons trouvé la conférence de M. Image extrêmement suggestive.
Il était parfois difficile de comprendre en quel sens exact il entendait le mot « littéraire » et nous ne pensons pas qu’un cours de dessin, d’après un moulage en plâtre du Gaulois mourant, put, si peu que ce soit, perfectionner le critique d’art ordinaire.
La véritable unité des arts doit être découverte, non point dans la ressemblance d’un art avec un autre, mais dans le fait que, pour une nature véritablement artistique, tous les arts ont la même chose à dire et tiennent le même langage, au moyen d’idiomes différents.
On aura beau barbouiller un mur de cave, on ne fera jamais comprendre à un homme le mystère des Sibylles de Michel-Ange, et il n’est point nécessaire d’écrire un seul drame en vers blanc pour être en état d’apprécier la beauté d’Hamlet.
Il faut qu’un critique d’art ait un tempérament susceptible de recevoir les impressions de beauté, et une intuition suffisante pour reconnaître un style, quand il le rencontre, et la vérité, lorsqu’elle lui est montrée, mais s’il lui manque ces qualités, il pourra faire de l’aquarelle à tort et à travers, sans arriver à se les donner, car si toutes choses restent cachées au critique incompétent, de même rien ne sera révélé au mauvais peintre.
L’art chrétien primitif en Irlande15
L’absence d’une bonne collection de manuels populaires sur l’art irlandais s’est fait longtemps sentir.
Les ouvrages de Sir William Petrie et d’autres sont un peu trop approfondis pour la moyenne des lecteurs studieux. Aussi sommes-nous heureux de constater l’apparition, sous les auspices du Comité du Conseil d’Éducation, de l’utile petit volume de Miss Margaret Stokes sur l’art chrétien primitif de son pays.
Il n’y a certes rien de bien original dans le livre de Miss Stokes. On ne saurait dire qu’elle écrit d’une façon attrayante et agréable, mais il serait injuste de demander de l’originalité à des livres qui se proposent d’initier des débutants et le charme des illustrations fait bientôt oublier ce qu’il y a d’un peu lourd, d’un peu pédantesque dans le style.
Cet art chrétien primitif de l’Irlande est plein d’attrait pour l’artiste, l’archéologue et l’historien.
Sous ses formes les plus rudes, depuis la petite sonnette de fer à poignée, le calice de simple pierre et la grossière crosse de bois, il nous ramène à la simplicité de l’Église chrétienne primitive, et, dans la période de son apogée, il nous offre les grands chefs-d’œuvres de l’incrustation celtique sur métaux.
Le calice de pierre fait alors place au calice d’argent et d’or ; la clochette de fer possède son étui incrusté de gemmes, et la rude crosse, son enveloppe somptueuse.
De riches coffrets et de splendides reliures protègent les livres sacrés des Saints, et au lieu du symbole grossièrement taillé des premiers missionnaires, nous avons de magnifiques œuvres d’art, telles que la croix processionnelle de l’Abbaye de Cong.
Elle est vraiment belle cette croix avec son lacis délicat d’ornements, la grâce de ses proportions et sa merveilleuse finesse de travail.
Et il n’y a pas l’ombre d’un doute sur son histoire.
Les inscriptions qu’elle porte, et qui sont confirmées par les Annales d’Innisfallen et le Livre de Clonmacnoise, nous apprennent qu’elle fut ciselée, pour le roi Turlough, O’Connor par un artiste indigène, sous la direction de l’Évêque O’Duffy, et que sa destination première était de servir d’écrin à un fragment de la vraie Croix envoyé à ce roi en 1123.
Apportée à Cong quelques années plus tard, probablement par l’archevêque qui y mourut en 1150, elle fut cachée à l’époque de la Réforme, mais au commencement du siècle actuel, elle était encore la possession du dernier abbé.
A sa mort, elle fut achetée par le Professeur Mac Cullagh, qui en fit présent au Museum de l’Académie Royale d’Irlande.
Cette œuvre merveilleuse vaut, à elle seule, une visite à Dublin, mais le calice d’Ardagh n’est pas moins beau.
C’est une coupe d’argent à deux poignées, absolument classique dans la pureté parfaite de sa forme, décorée d’or, d’ambre et de cristal, avec des ornements d’émail cloisonné et champlevé.
Il n’est point fait mention de cette coupe, ni de la broche dite de Tara, dans l’histoire ancienne de l’Irlande.
Tout ce que nous savons à leur sujet, c’est que la première fut découverte fortuitement par un jeune garçon occupé à déterrer des pommes de terre, aux environs du Rath d’Ardagh, la seconde par un pauvre enfant qui la ramassa au bord de la mer. Mais ces deux objets datent probablement du dixième siècle.
On trouve d’excellentes figures représentant ces objets, ainsi que les écrins à clochettes, les couvertures de livres, les croix sculptées, les enluminures de manuscrits dans le manuel de Miss Stokes.
L’objet si intéressant, nommé le Fiachal Phadrig, ou reliquaire de la dent de Saint Patrice, aurait pu être représenté et donné comme un exemple remarquable de la persistance de l’ornement, et une des antiques miniatures du scribe ou de l’écriture de l’Évangéliste aurait accru l’intérêt du chapitre sur les Manuscrits Irlandais.
Mais en somme, l’ouvrage est merveilleusement bien illustré, et la moyenne des gens qui étudient l’Art sera en état d’en tirer quelques conclusions utiles.
A vrai dire, Miss Stokes, se faisant l’écho des aspirations de la majorité des grands archéologues irlandais, espère en une renaissance d’une école irlandaise indigène d’architecture, de sculpture, de travail du métal et de peinture.
Naturellement on ne peut que louer vivement une telle aspiration, mais ces résurrections sont toujours exposées au danger de n’être que des reproductions artificielles, et l’on peut se demander si le caractère particulier de l’ornementation irlandaise se prêterait assez docilement à l’interprétation de l’esprit moderne.
Un auteur récent, qui traitait de la décoration de l’habitation, a gravement donné à entendre que le propriétaire anglais devrait prendre ses repas dans une salle à manger qu’embellirait un dais chargé d’inscriptions en ogham.16
Des propositions aussi criminelles peuvent mettre sur leurs gardes tous ceux qui s’imaginent que la reproduction d’une forme implique nécessairement la renaissance de l’art qui a vivifié la forme, et qui ne veulent pas reconnaître de différence entre l’art et les anachronismes.
Miss Stokes propose une église aux ouvertures en forme d’arc, où le peintre des murs
répétera les arcades et suivra la composition architecturale des grandes pages qui
contiennent les canons Eusébiens dans le Livre de Kells, ce qui n’a sans doute rien de
grotesque en soi ; mais il n’est pas probable que le génie artistique du peuple irlandais
doive trouver son expression la plus saine, la meilleure dans ces intéressantes
imitations, même quand « le pays aura trouvé le repos »
.
Néanmoins, il est dans l’ancien art irlandais certains éléments de beauté que l’artiste moderne ferait bien d’étudier.
Le mérite des enluminures compliquées du Livre de Kells, a été beaucoup exagéré au point de vue de leur adaptation possible à des dessins modernes, à des matières modernes mais dans les antiques colliers, broches, épingles, boucles et autres objets analogues, l’orfèvre moderne trouvera un domaine riche, et relativement intact, et maintenant que l’esprit celtique est devenu le ferment de notre politique, on ne voit pas pourquoi il n’apporterait point sa contribution à notre art décoratif.
Toutefois, ce résultat ne sera pas obtenu par un patriotique abus des vieux motifs et le partisan le plus enthousiaste du Home-Rule ne doit point compter qu’on l’autorisera à décorer sa salle à manger d’un dais orné d’oghams.
L’art aux Salons de Willis17
Déférant à une suggestion faite, la semaine dernière, par un critique bienveillant, M. Selwyn Image a commencé sa seconde conférence en expliquant plus complètement ce qu’il entendait par art littéraire, et il a fait remarquer la différence qui existe entre l’illustration ordinaire d’un livre et des œuvres créatrices et originales, telles que la fresque de Michel-Ange, l’Expulsion de l’Eden, et la Beata Beatrix de Rossetti.
En ce dernier cas, l’artiste traite la littérature, comme si elle était la vie même, et donne une nouvelle et charmante forme à ce que nous a montré un voyant ou un chanteur.
Dans le premier cas, nous avons tout simplement une traduction, à laquelle manque la musique et qui n’ajoute point à l’admiration.
Quant au sujet, M. Image a protesté contre l’argot d’atelier, d’après lequel un sujet n’est point nécessaire, en définissant le sujet comme l’idée, l’émotion ou l’expression à laquelle un homme se propose de donner un corps, par la forme ou la couleur, en acceptant les feux d’artifice de M. Whistler avec autant d’empressement que les anges de Giotto, et les roses de Van Huysum non moins que les dieux de Mantegna.
Ici, nous pensons que M. Image aurait pu marquer plus clairement le contraste entre le sujet, qui appartient purement à la peinture, et le sujet, qui renferme, entre autres éléments, soit des associations historiques, soit des souvenirs poétiques ; en fait, le contraste entre l’art qui donne des impressions, et l’art qui, en outre, sert à l’expression.
Toutefois les sujets qu’il avait à traiter étaient si variés qu’il lui était sans doute difficile d’indiquer autrement que par des suggestions.
Du sujet, il est passé au style, qu’il a décrit comme « cette individualité
maîtresse et enchaînée par laquelle un artiste se différencie d’un autre ».
Pour les véritables qualités du style, il les a trouvées dans la contrainte, qui est la soumission à la loi ; dans la simplicité, qui est l’unité de vision, dans la sévérité, car le beau est toujours sévère.
Le réaliste est défini par lui comme visant à reproduire les phénomènes extérieurs de la nature, tandis que l’idéaliste est l’homme qui imagine des choses intéressantes et belles.
Mais, en les définissant, il n’a point voulu les séparer.
Le véritable artiste est un réaliste, car il reconnaît un monde externe de vérité, et un idéaliste, car il fait un choix, il abstrait, il a la faculté d’individualiser.
Il est fatal de s’en tenir au dehors du monde de la nature, mais il n’est pas moins fatal de se borner à reproduire les faits.
L’art, en un mot, ne doit point se borner à présenter tout simplement un miroir à la nature, car il est re-création plutôt que reflet ; il n’est point une redite, mais plutôt un chant nouveau.
Et quant au fini, il ne faut point le confondre avec le soin du travail.
Une peinture, dit M. Image, a du fini quand les moyens de forme et de couleur employés par l’artiste sont adéquats à l’expression de l’intention de l’artiste.
Sur cette définition et une péroraison en rapport avec la circonstance, il a clos cette conférence intéressante et intellectuelle.
Alors de légers rafraîchissements furent servis à l’auditoire, et l’école de critique five-o’clock tea se mit très en avant.
De certain côté, on commenta assez sévèrement la liberté absolue de M. Image à l’égard du dogmatisme, de l’affirmation personnelle, et un jeune gentleman déclara qu’une modestie aussi vertueuse que celle du conférencier pouvait aisément tourner à la pose la plus blâmable.
Néanmoins tout le monde fut extrêmement satisfait d’apprendre que l’art n’a plus désormais pour devoir de tenir le miroir à la nature, et les quelques Philistins, qui ne partageaient pas cette manière de voir, furent punis par ce châtiment qui est, de tous les châtiments le plus terrible, le dédain des gens de haute culture.
La troisième conférence de M. Image aura lieu le 21 janvier, et sans doute elle réunira
un nombreux public, car les sujets annoncés sont pleins d’intérêt, et bien que la
« raison unie à la douceur »
ne convertisse pas toujours, toujours elle
charme.
Vénus ou Victoire ?18
Il est, en archéologie, certains problèmes qui paraissent offrir un intérêt vraiment romanesque.
De ce nombre, et au premier rang, se trouve la question de la statue dite : la Vénus de Milo.
Qu’est-elle, cette déesse de marbre mutilée, qu’aimait Gautier, devant laquelle Heine pliait le genou ?
Quel sculpteur l’a taillée, et pour quel sanctuaire ?
Quelles mains l’ont murée dans cette niche grossière où la découvrit le paysan de Milo ?
Quel symbole de sa divinité tenait-elle ?
Était-ce une pomme d’or ou un bouclier de bronze ?
Où est sa cité, quel était son nom parmi les Dieux et les hommes ?
Le dernier auteur, qui ait écrit sur ce sujet, est M. Stillman qui, dans un livre fort intéressant, récemment publié en Amérique,19 soutient que l’œuvre d’art en question n’est point Aphrodite, fille de la mer, née de l’écume, mais qu’elle n’est autre que cette même victoire sans ailes qui se dressait jadis, dans l’édicule, en dehors des portes de l’Acropole d’Athènes.
Jusqu’en 1826, c’est-à-dire pendant les six années qui suivirent la découverte de la statue, l’hypothèse d’une Vénus fut violemment attaquée par Millingen, et depuis cette époque jusqu’à nos jours la bataille des archéologues n’a jamais cessé.
M. Stillman, qui naturellement combat sous le drapeau de Millingen, fait remarquer que la
statue ne répond nullement au type de Vénus, qu’elle a un caractère beaucoup trop héroïque
pour exprimer la conception des Grecs au sujet d’Aphrodite, en quelque période que ce soit
de leur développement artistique, mais qu’elle rappelle de fort près certaines statues
bien connues de la Victoire, comme la célèbre « Victoire de Brescia
».
Cette dernière est en bronze, et ailée, mais le type ne permet pas de méprise, et sans être une reproduction de la statue de Milo, il en est certainement l’inspiration.
La Victoire, telle qu’elle figure sur la monnaie d’Agathocle, se rapporte aussi évidemment au type de Milo, et au Musée de Naples, il existe une Victoire en terre cuite qui reproduit presque identiquement le mouvement et la draperie.
Quant à l’assertion de Dumont d’Urville, qu’au moment de la découverte, la statue tenait d’une main une pomme, et de l’autre un pli de la draperie, le second fait est visiblement erroné, et les détails donnés sur le sujet sont si contradictoires qu’on ne saurait tenir compte des renseignements donnés par le consul français et les officiers de marine français.
Ni les uns, ni les autres ne paraissent s’être préoccupés d’examiner si le bras et la main qui sont actuellement au Louvre furent bien trouvés dans la même niche.
En tout cas, ces fragments semblent être d’un travail fort inférieur. Ils sont si imparfaits qu’on ne peut leur attribuer aucune valeur comme données pour prendre une mesure ou formuler une opinion.
Jusque-là M. Stillman est sur un terrain battu.
Voici en quoi consiste sa véritable découverte artistique.
Pendant qu’il travaillait aux environs de l’Acropole d’Athènes, il y a quelques années,
il photographia, entre autres sculptures, les Victoires mutilées du temple de Nikè
Apteros, la « Victoire sans ailes
» petit temple ionique où se dressait
cette statue de la Victoire dont il était dit que « les Athéniens la firent sans
ailes pour qu’elle ne pût jamais quitter Athènes »
.
Plus tard, en examinant ces photographies, et lorsque fut dissipée l’impression qui résulte d’une réduction de grandeur, il fut frappé de la forte ressemblance qui existait entre leur type et celui de la statue de Milo.
Or, cette ressemblance est si marquée qu’elle ne saurait être méconnue de quiconque a l’œil exercé à juger des formes.
C’est la même ampleur héroïque dans les proportions, la même richesse de développement physique.
La draperie est traitée de la même manière, et il y a aussi une parfaite parenté spirituelle, qui, pour tout véritable antiquaire, est une preuve de la plus grande évidence.
Or, il est généralement admis, de part et d’autre, que la statue de Milo est probablement attique, et que certainement elle appartient à la période comprise entre Phidias et Praxitèle, c’est-à-dire au siècle de Scopas, si elle n’est pas l’œuvre de Scopas lui-même ; et si c’est à Scopas qu’ont toujours été attribués ces bas-reliefs, il est très aisé, en admettant l’hypothèse de M. Stillman, d’expliquer la similitude du style.
Quant à ce qui concerne la présence de la statue à Mélos, M. Stillman fait remarquer que Mélos appartint à Athènes jusqu’aux derniers temps de sa prépondérance sur la Grèce, et qu’il est probable que la statue y fut envoyée pour être cachée à l’occasion d’un siège ou de quelque invasion.
A quelle époque la chose se fit-elle ?
M. Stillman n’entreprend pas de trancher cette question avec quelque degré de certitude, mais il est évident que cela dut avoir lieu après l’établissement de l’hégémonie romaine. La briqueterie de la niche dans laquelle on découvrit la statue est en effet franchement romaine et antérieure à l’époque de Pausanias et de Pline, car aucun de ces antiquaires ne parle de la statue.
M. Stillman, admettant donc qu’il s’agit de la Victoire sans ailes, se trouve d’accord avec Millingen pour supposer qu’elle tenait de la main gauche le bouclier, dont le bord inférieur reposait sur le genou gauche, où il en est resté quelques traces aisément reconnaissables, tandis que de la main droite elle y écrivait, ou venait d’y écrire, les noms des grands héros d’Athènes.
L’objection de Valentin, que, s’il en était ainsi, la cuisse gauche serait penchée en dehors de manière à assurer l’équilibre, est résolue par M. Stillman, d’une part au moyen de la comparaison avec la Victoire de Brescia, d’autre part, en recourant à la Nature elle-même, car il a fait photographier, dans la même attitude que la statue, un modèle tenant un bouclier et c’est ainsi qu’il propose de la restaurer.
Le résultat est exactement l’opposé de ce que Valentin objecte.
Certes, tout ce que dit M. Stillman pour résoudre la question ne peut être regardé comme une démonstration absolument scientifique.
C’est simplement une induction, dans laquelle une sorte d’instinct artistique, qui ne peut se transmettre, qui n’a pas une égale valeur pour tout le monde, a joué le rôle essentiel, mais c’est un mode d’interprétation auquel les archéologues, en général, ont été beaucoup trop indifférents, et il est certain que, dans le cas présent, il nous a donné une théorie à la fois féconde et suggestive.
Le petit temple de Nikè Apteros, ainsi que nous le rappelle M. Stillman, a eu un destin unique en son genre.
De même que le Parthénon, il était encore debout il y a deux cents ans, mais il fut rasé pendant l’occupation turque, et toutes les pierres en furent employées dans la construction du grand bastion qui couvrait le front de l’Acropole et fermait l’escalier montant aux Propylées.
Il fut remis au jour et reconstruit presque sans qu’il y manquât une pierre, par deux architectes allemands, sous le règne d’Othon, et il se voit, à peu près tel que Pausanias l’a décrit, à l’endroit même d’où Égée guettait Thésée, à son retour de Crète.
Au loin, c’est Salamine, c’est Égine, puis plus loin encore, au-delà des collines empourprées, c’est Marathon.
Si la statue de Mélos est vraiment la Victoire sans ailes, son sanctuaire n’était pas indigne d’elle.
Le livre de M. Stillman contient d’autres essais intéressants sur la merveilleuse connaissance topographique d’Ithaque qui se remarque dans l’Odyssée.
Les discussions de ce genre sont toujours attrayantes, tant qu’on s’abstient de représenter Homère comme un homme de lettre ordinaire, mais l’article sur la statue de Milo est de beaucoup le plus important et le plus agréable.
Certains regretteront sans doute que l’ancienne dénomination ne coure le danger de disparaître, et continueront d’adorer l’imposante divinité comme Vénus et non comme Victoire, mais il en est d’autres qui seront heureux de voir en elle l’image et l’idéal de cet enthousiasme spirituel auquel Athènes dut sa liberté, et sans lequel la liberté ne peut être conquise.
M. Caro, sur George Sand20
Biographie d’un très grand homme par un auteur qui tient beaucoup de la dame — voilà la meilleure caractéristique que nous puissions donner de la vie de George Sand par M. Caro.
Le défunt Professeur de la Sorbonne pouvait babiller d’une manière charmante sur la culture et possédait toute l’attrayante insincérité d’un faiseur de phrases accompli.
Comme il était un homme d’une très grande supériorité, il avait un mépris très marqué à l’égard de la Démocratie et de ses œuvres, mais il fut toujours populaire auprès des Duchesses du Faubourg, car il n’y avait rien en histoire ou en littérature qu’il ne fût capable d’expliquer d’une manière édifiante pour elles.
N’ayant jamais rien accompli de remarquable, il fut naturellement élu membre de l’Académie française, et il resta toujours fidèle aux traditions de cette institution profondément respectable et profondément prétentieuse.
En fait il était exactement le type d’homme qui n’aurait jamais dû entreprendre d’écrire une vie de George Sand, ou d’interpréter le génie de George Sand.
Il était trop féminin pour apprécier la grandeur de cette nature amplement féminine.
Il avait trop de dilettantisme pour apercevoir la vigueur masculine de cet esprit énergique et ardent.
Il ne pénètre jamais le secret de George Sand, jamais il ne nous rapproche de cette étonnante personnalité. Il voit simplement en elle un littérateur, une conteuse de jolies histoires de la vie des champs et de romans où il y a du charme, mais quelque exagération.
George Sand était beaucoup plus que cela.
Si beaux que soient des livres comme Consuelo, comme Mauprat, François le Champi, et la Mare au diable, il n’en est aucun qui l’exprime d’une manière adéquate, aucun qui la révèle d’une manière adéquate.
Ainsi que l’a dit, il y a bien des années, M. Matthew Arnold, nous « sentons par
derrière ces livres l’esprit qui se meut dans toute son œuvre ».
Mais M. Caro n’a aucun point de contact avec cet esprit.
Les doctrines de madame Sand, nous dit-il, sont antédiluviennes, sa philosophie est tout-à-fait morte, et ses idées de régénération sociale sont des utopies incohérentes et absurdes.
Ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’oublier ces sottes rêveries et de lire Tévérino et le Secrétaire intime.
Pauvre M. Caro ! Cet esprit qu’il traite avec ce détachement, cette désinvolture, c’est le levain même de la vie moderne.
Il remet le monde au moule pour nous. Il façonne à nouveau notre époque.
S’il est antédiluvien, c’est parce que le déluge n’est pas encore venu ; s’il est utopique, il faut ajouter Utopie à nos géographies.
A quels curieux expédients M. Caro en est réduit par la violence de ses préjugés, on pourra s’en rendre compte en le voyant s’évertuer à classer les romans de George Sand avec les vieilles Chansons de Geste, les récits d’aventures qui caractérisent une littérature primitive, alors qu’en employant la fiction comme véhicule, le roman comme moyen d’agir sur les idéals sociaux de son siècle, George Sand ne faisait que continuer les traditions de Voltaire et de Rousseau, de Diderot et de Chateaubriand.
Le roman, dit M. Caro, doit s’allier soit à la poésie, soit à la science. Qu’il ait trouvé dans la philosophie un de ses alliés les plus vigoureux, c’est une idée que ne paraît pas s’être présentée à lui.
Une telle façon de voir pourrait peut-être s’excuser chez un critique anglais.
Nos plus grands romanciers, tels que Fielding, Scott et Thackeray se préoccupent fort peu de la philosophie de leur siècle. Mais, venant d’un critique français, cette assertion semble déceler une étrange méconnaissance d’un des éléments les plus importants de la fiction française.
Et même dans les étroites limites que M. Caro s’est fixées, on ne saurait dire qu’il soit un critique fort heureux, fort pénétrant.
Pour en citer un exemple, parmi beaucoup d’autres, il ne dit pas un mot de la façon charmante dont George Sand parle des choses d’art et de la vie des artistes.
Et pourtant comme elle est exquise dans ses analyses de chaque art en particulier, et dans la manière dont elle nous en représente les rapports avec la vie !
Dans Consuelo, elle nous parle de la musique ; dans Horace, de la profession d’écrivain ; dans le Château des désertes, de l’art de l’acteur ; de la Mosaïque, dans les Maîtres Mosaïstes ; de la peinture de portrait, dans le Château de Pictordu ; et de la peinture de paysage dans la Daniella.
Ce qu’ont fait pour l’Angleterre Ruskin et M. Browning, elle l’a fait pour la France.
Elle a créé une littérature de l’art.
Mais il est superflu de discuter les menus défauts de M. Caro, car l’effet total de son livre, en tant qu’il cherche à nous faire connaître le but et le caractère du génie chez George Sand, est entièrement gâté par la fausse attitude prise dès le début, et bien que la sentence puisse paraître à bien des gens sévère et même abusive, nous ne pouvons nous empêcher de sentir qu’une incapacité absolue d’apprécier l’esprit d’un grand écrivain n’est point la qualité requise pour écrire un livre sur ce sujet.
Quant à la vie privée de George Sand, qui est en relation si intime avec son art (car, comme Gœthe, il lui a fallu vivre ses romans, avant de pouvoir les écrire) M. Caro en parle à peine.
Il passe par-dessus la question avec une réserve qui fait presque rougir, et dans la
crainte de blesser les susceptibilités de ces grandes dames, dont
M. Paul Bourget analyse les passions avec tant de subtilité, il transforme sa mère, qui
était le type de la grisette française en « une modiste fort
aimable et fort spirituelle »
.
Il faut reconnaître que Joseph Surface lui-même n’aurait pu montrer plus de tact et de délicatesse, bien que de notre côté, nous devions plaider coupable en préférant la description que fait d’elle-même madame Sand, lorsqu’elle se donne comme « une enfant du vieux pavé de Paris ».
La traduction anglaise, qui a pour auteur M. Gustave Masson, est peut-être au niveau des exigences intellectuelles des écoliers de Harrow, mais elle ne satisfera guère ceux qui regardent l’exactitude, la clarté, et la facilité comme les qualités nécessaires à une bonne traduction.
La négligence y est absolument stupéfiante, et l’on a peine à comprendre comment un éditeur, tel que M. Routledge, a pu laisser sortir de ses presses un travail de cette sorte. « Il descend avec le sourire d’un Machiavel », se retrouve sous cette forme : « He descends into the smile of a Machiavelli ».
La remarque faite par George Sand à Flaubert au sujet de l’écriture littéraire : « Tu la
considères comme un but, elle n’est qu’un effet », est traduite : « You consider
it an end, it is merely an effort »
: et une phrase aussi simple que celle-ci :
« ainsi le veut l’esthétique du roman »
est traduite comme s’il y avait
dans le texte : « ainsi le veulent les esthètes du monde »
.
« Il faudra relâcher mes économies »
a le sens de : « il faudra
prendre sur mes économies »
au lieu de celui-ci : « Mes économies seront
certainement relâchées »
. Des « cassures résineuses »
ne sont
point des cleavures full of resine (des fentes pleines
de résine) et « madame Sand ne réussit que deux fois »
ne correspond guère
à madame Sand was not twice successful, ne remporta pas
deux succès.
Querelles d’école n’est point disputations of schools (chamailleries d’écoliers).
Ceux qui se font une sorte d’esthétique de l’indifférence absolue ne sont point those of which the aesthetics seems to be in absolute indifference.
« Chimère »
ne devrait point être traduit par « chimera »
ni « lettres inédites »
par inedited letters.
« Ridicules »
signifie des « absurdités »
et non des
ridicules et : « Qui ne pourra définir sa pensée
» n’équivaut pas à
Who can clearly define her thought ? (qui pourra
clairement définir sa pensée).
M. Masson se tire fort mal d’une phrase aussi simple que celle-ci : « Elle
s’étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas qu’on haïsse un
auteur à travers son livre »
. Il traduit comme s’il y avait : « Elle
s’étonna de l’orage qui accueillit son livre, ne comprenant pas que l’auteur est haï à
travers son livre ».
Passons sur des expressions comme celle-ci : « substituted by religion »
au lieu de « replaced by religion »
, la « vulgarisation »
où
le sens exige « popularisation »
pour en venir à la forme la plus irritante
de traduction, le système du mot à mot. Le ruisseau « excites itself by the
declivity which it obeys »
(s’excite par la pente à laquelle il obéit), voilà un
des plus beaux spécimens de ce genre chez M. Masson, et c’est un admirable exemple de
l’influence exercée par les écoliers sur les maîtres.
Mais ce serait chose ennuyeuse que de dresser le catalogue complet de ces « gaffes ». Aussi nous bornerons-nous à dire que la traduction de M. Masson est non seulement indigne de lui, mais encore que le public méritait mieux.
De nos jours le public a sa sensibilité.
M. Morris, au sujet de la tapisserie21
Hier soir, M. William Morris a fait une très intéressante et très attrayante conférence sur le tissage du tapis et de la tapisserie, à l’Exposition des Arts et Métiers qu’abrite actuellement la nouvelle Galerie.
M. Morris avait deux petits modèles des deux métiers employés, celui du tapis, où l’ouvrier est assis en face de son ouvrage et le métier à tapisserie plus compliquée, où le tisserand est assis en arrière, tournant le dos à son travail, a son dessin esquissé sur les fils verticaux, et voit, dans un miroir, l’image du modèle, ainsi que le tableau, à mesure que celui-ci tend à son achèvement.
Il s’est étendu longuement sur la question des teintures, a fait l’éloge de la garance et du kermès pour les rouges, du précipité de fer ou ocre pour les jaunes, et de l’indigo ou du pastel pour les bleus.
En arrière de l’estrade, étaient suspendus une jolie tapisserie flamande du quatorzième siècle et un superbe tapis de Perse datant d’environ deux cent cinquante ans.
M. Morris a fait remarquer la beauté du tapis, son délicat dessin de fleur d’épine-vinette, d’iris et de roses, l’absence voulue d’imitation et de teintes dégradées.
Il a montré les combinaisons qui réalisent la grande qualité du dessin décoratif, qui est à la fois la clarté et la netteté dans la forme, chaque contour étant d’un tracé exquis, chaque ligne bien marquée dans son intention et sa beauté, et l’effet total étant celui de l’unité, de l’harmonie, presque du mystère, les couleurs étant si parfaitement assorties entre elles, et les petites indications de couleurs claires si habilement disposées soit pour le ton, soit pour l’éclat.
Les tapisseries, a-t-il dit, étaient pour le Nord ce que la fresque était pour le Sud, notre climat étant un nombre des raisons qui guidaient dans le choix des matières destinées à couvrir les murs.
L’Angleterre, la France et les Flandres furent les trois grands pays des tapisseries. Les Flandres, grâce à leur grand commerce, marchèrent en tête par la splendeur des couleurs, et leur superbe dessin gothique.
La note fondamentale de la tapisserie, le secret de son charme, consistait, ainsi que M. Morris l’apprit à son auditoire, à couvrir tous les coins, et jusqu’au dernier pouce de surface, de dessins gracieux, fantaisistes et suggestifs.
De là ces merveilles des grandes tapisseries gothiques, où les arbres de la forêt se montrent en différents endroits, l’un par-dessus l’autre, chaque feuille parfaite en sa forme, en sa couleur, en sa valeur décorative, pendant que simplement vêtus, en costumes d’un beau dessin, des chevaliers et des dames se promenaient en des jardins richement fleuris, et chevauchaient, le faucon au poing, par de longs arceaux de verdure, ou s’asseyaient pour écouter le luth et la viole, sous des tonnelles émaillées de fleurs ou près de fraîches et gracieuses eaux.
D’un autre côté, lorsque le sentiment gothique fut mort, que Boucher et d’autres se mirent à dessiner, ils nous produisirent de vastes étendues de ciel bleu, une perspective soignée, des nymphes prenant des roses, et cela traité d’une façon superficielle, artificielle.
Vraiment, Boucher est sorti meurtri assez cruellement des mains vigoureuses de M. Morris. Il fut copieusement injurié, et les Gobelins modernes, ainsi que les cartons de M. Bouguereau, n’ont pas eu plus de chance.
M. Morris a conté quelques charmantes anecdotes au sujet des antiques travaux en tapisserie, du temps où, dans les tombes égyptiennes, les morts étaient ensevelis dans ces étoffes à dessins, dont quelques spécimens se voient au Musée de South Kensington, jusqu’au temps du Grand Turc Bajazet, qui, ayant fait prisonniers quelques chevaliers chrétiens, ne voulut accepter d’autre rançon pour eux que « des tapisseries historiées de France, et des gerfauts ».
En ce qui concerne l’emploi de la tapisserie dans les temps modernes, M. Morris a fait remarquer que nous étions plus riches que le Moyen-Age, et qu’ainsi nous devrions être mieux en mesure d’encourager cette façon charmante de couvrir les murs, qui est absolument sans rivale au point de vue du ton artistique.
Il a dit que la limitation imposée par la matière et la forme obligeait même le dessinateur doué d’imagination à nous créer quelque chose de vraiment beau et décoratif.
« A quoi bon mettre l’artiste dans un champ de douze acres et lui dire de dessiner une maison ? Donnez-lui un espace limité, et il se voit obligé par cette limitation, à concentrer et à remplir uniquement de choses attrayantes la surface étroite dont il dispose ».
L’ouvrier donne aussi au dessin original une très parfaite richesse de détail, et les fils, avec leur couleur variée et leurs délicats reflets, ajoutent à l’œuvre une nouvelle source de plaisir.
« Là, a-t-il dit, nous trouvons une parfaite unité entre l’artiste doué d’imagination et l’ouvrier manuel. »
Le premier n’avait point une liberté excessive ; le second n’était point un esclave.
L’œil de l’artiste voyait, son cerveau concevait, son imagination créait, mais la main du tisserand avait aussi son rôle dans l’œuvre merveilleuse. Elle ne copiait pas une chose déjà faite, mais créait une seconde fois, donnait une forme nouvelle et attrayante à un dessin qui avait besoin, pour atteindre à sa perfection, du concours de la navette, et devait traverser une matière différente et admirable avant que sa beauté eût une véritable floraison, pour qu’elle s’épanouit en une expression absolument juste, en effet artistique.
Mais, a dit M. Morris pour conclure, pour avoir de grandes œuvres, il faut que nous en soyons dignes.
Le mercantilisme, avec son méprisable dieu, le Bon Marché, son indifférence calleuse envers l’ouvrier, sa vulgarité innée de nature, voilà notre ennemi.
Pour gagner quelque chose de bon, il nous faut sacrifier quelque chose de notre luxe, il faut que nous pensions davantage à autrui, davantage à l’État, au bien public.
« Nous ne saurions obtenir à la fois la richesse et le luxe, a-t-il dit, nous devons faire choix entre eux ».
La Sculpture aux Arts et Métiers22
Ce qu’il y eut de plus satisfaisant dans la Conférence faite hier soir par M. Simonds, ce
fut sa péroraison, où il apprit à l’auditoire qu’« on ne saurait faire un
artiste »
.
Sans cet avertissement opportun, certaines gens abusés auraient pu s’en aller avec l’impression que la sculpture était une sorte de procédé mécanique à la portée des intelligences les plus rudimentaires.
Car, il faut en convenir, la conférence de M. Simonds fut à la fois trop élémentaire et trop chargée de choses techniques.
L’étudiant ordinaire de l’art, même le flâneur d’atelier, n’eussent pu y apprendre quoi
que ce soit, en même temps que la « personne cultivée »
dont un grand
nombre de spécimens étaient présents, n’auraient pas échappé à l’effet quelque peu
assommant des descriptions compliquées et péniblement expliquées, que le conférencier a
données de méthodes de travail très connues et dépourvues d’intérêt.
Toutefois M. Simonds a fait de son mieux.
Il a décrit le modelage en terre et en cire, le moulage en plâtre et en métal, la façon d’agrandir et de diminuer les proportions, les bas-reliefs et le travail en ronde-bosse, les diverses sortes de marbre, leurs qualités et leurs caractères, la manière de reproduire en marbre le buste en plâtre ou en terre cuite, d’employer la pointe, le foret, le fil de fer, le ciseau, et les difficultés variées que comporte chaque procédé.
Il a montré un buste de M. Walter Crane sur lequel il a fait quelques expériences élémentaires, un buste de M. Parsons, une petite statuette, plusieurs moules, et une coupe intéressante de fourneau employé par Balthazar Keller pour fondre une grande statue équestre de Louis XIV, en 1697-8.
Ce qui fit défaut dans sa Conférence, ce furent les idées.
Sur la valeur artistique de chaque matière, sur la correspondance entre la matière ou le procédé, et la faculté imaginative s’efforçant de trouver une expression, sur l’aptitude au réalisme et à l’idéalisme qui réside dans chaque matière, sur le côté historique et humain de l’art, il n’a rien dit.
Il a montré les divers outils et la manière de s’en servir, mais il les a traités uniquement comme des instruments manuels.
Il n’a pas une seule fois mis son sujet en relation soit avec l’art, soit avec la vie.
Il a expliqué les formes du travail et les façons d’économiser le travail.
Il a montré les différentes méthodes, telles qu’elles pourraient être pratiquées par un artisan.
La semaine dernière, M. Morris, tout en expliquant le procédé technique du tissage, n’a jamais perdu de vue qu’il faisait une leçon de l’art.
Il a non seulement instruit, mais encore charmé son auditoire.
Néanmoins le public, réuni hier soir à l’Exposition des Arts et Métiers, parut fort intéressé ; du moins il fut très attentif, et M. Walter Crane fit, après la conclusion, un court speech, dans lequel il se déclara satisfait en constatant que, malgré le machinisme moderne, la sculpture eût à peine modifié un seul de ses outils.
Pour notre part, nous ne pouvons nous empêcher de regretter le caractère de banalité extrême de cette conférence.
Si l’on faisait des leçons sur les poètes, on ne devrait pas borner ses remarques uniquement à la grammaire.
La semaine prochaine, conférences de M. Emery Walker sur l’Imprimerie.
Nous espérons, —à vrai dire nous sommes certains, — qu’il n’oubliera pas que c’est un art, ou plutôt que jadis c’était un art, et qu’on peut en faire, de nouveau, un art.
Imprimerie et Imprimeurs23
On ne saurait rien concevoir de mieux que la conférence de M. Emery Walker sur le texte et l’illustration, faite hier soir aux Arts et Métiers.
Une série de spécimens intéressants de vieux livres imprimés et de manuscrits a été étalée sur l’écran par le moyen de la lanterne magique, et les explications de M. Walker ont été aussi claires et aussi simples que ses vues étaient admirables.
Il a commencé par faire connaître les diverses sortes de caractères et la manière de les fabriquer.
Il a montré des spécimens de l’ancien art d’imprimer par planches gravées qui a précédé le caractère mobile et s’emploie encore en Chine.
Il a fait remarquer la connexion intime qui existe entre l’impression et l’écriture. Aussi longtemps que cette dernière fut bonne, les imprimeurs eurent un modèle vivant à suivre, mais quand elle se gâta, l’impression se gâta aussi.
Il a montré sur l’écran une page de la Bible de Gutenberg (le premier livre imprimé, datant d’environ 1450-1455) et un manuscrit de Columelle, un Tite-Live imprimé de 1469, avec les abréviations de l’écriture à la main et un manuscrit de l’abrégé de Trogue Pompée par Justin, de 1451.
Il a indiqué ce dernier comme un exemple des débuts du caractère romain.
La ressemblance entre les manuscrits et les livres imprimés était des plus curieuses, des plus suggestives.
Il a ensuite fait voir une page empruntée à l’édition des Lettres de Cicéron, de John de Spier, le premier livre imprimé à Venise, une édition du même ouvrage par Nicolas Jansen, en 1470, et un admirable Pétrarque manuscrit du seizième siècle.
Il a parlé à l’auditoire d’Alde, qui fut le premier à mettre en circulation des livres à bon marché, à supprimer les abréviations, qui fit graver ses caractères par Francia, pictor et aurifex, lequel passe pour avoir reproduit l’écriture du Pétrarque.
Il exhiba une page du livre d’exemples de Vicentino, le célèbre maître d’écriture vénitien. Elle fut saluée d’une salve spontanée d’applaudissements, et il émit quelques vues excellentes sur l’amélioration des livres d’exemples et les inconvénients de l’écriture penchée.
Un superbe Plaute imprimé à Florence en 1514 pour Lorenzo di Medici, l’Histoire de Polydore Virgile avec les beaux dessins d’Holbein, imprimée à Bâle en 1556, et d’autres livres intéressants furent aussi projetés sur l’écran, ce qui, naturellement, en agrandissait beaucoup les proportions.
Il parla d’Elzévir au dix-septième siècle, alors que l’écriture commençait à déchoir, et du premier imprimeur anglais Caxton, et de Baskerville, dont les caractères furent peut-être dessinés par Hogarth, mais ne sont pas très bons.
Le latin, ainsi qu’il le fit remarquer, gagnait plus que l’anglais, à l’impression, parce que les queues des caractères ne tombaient pas aussi souvent au-dessous de la ligne.
Le large espace entre les lignes, résultant de l’emploi d’un plomb, comme il le montra, mettait la page en bandes, et donnait aux blancs la même importance qu’aux lignes.
Naturellement il faut réserver beaucoup de largeur aux marges, excepté aux marges intérieures, et les titres courants ôtent souvent à la page sa beauté d’arrangement.
Le caractère employé par la Pall Mall fut approuvé comme il le méritait, nous sommes heureux de le reconnaître.
En ce qui regarde l’illustration, le point essentiel, comme le dit M. Walker, est d’établir l’harmonie entre le caractère et la décoration.
Il plaida la cause du véritable ornement pour le livre, contre la sotte habitude de placer le dessin là où il n’a que faire.
Il fit remarquer que l’harmonie mécanique et l’harmonie artistique marchent du même pas.
Il ne faut employer l’ornement ou l’illustration dans un livre qu’à la condition de pouvoir l’imprimer de la même manière que le texte.
Pour appuyer son conseil, il présenta l’Italie de Rogers avec de la gravure sur acier, et une page d’un Magazine américain, fleurie, picturale, mauvaise, fut saluée par quelques rires.
Comme exemples, nous eûmes un charmant Boccace imprimé à Ulm, et une page tirée de La Mer des Histoires, imprimée en 1488. Black et Bewick parurent aussi, puis ce fut une page de musique dessinée par M. Horne.
La conférence fut écoutée avec grande attention par un nombreux auditoire, et elle était certainement fort attrayante.
M. Walker a le subtil instinct artistique que donne la pratique réelle de l’art dont il parle.
Ses remarques au sujet du caractère pictural de l’illustration moderne étaient bien en leur place, et nous espérons que certains des éditeurs qui se trouvaient dans l’auditoire les prendront à cœur.
Jeudi prochain, conférence de M. Cobden-Sanderson sur la Reliure, sujet que peu de personnes en Angleterre sont capables de traiter avec plus de compétence.
Nous sommes heureux de voir ces conférences aussi bien fréquentées.
Les Beautés de la Reliure24
« L’art commença, dit hier soir, M. Cobden-Sanderson dans sa charmante conférence
sur la Reliure, quand l’homme pensa à l’Univers »
.
Il désire donner une expression à la joie et à la surprise qu’il éprouve devant les merveilles qui l’entourent, et il invente une forme de beauté par laquelle il exprime la pensée ou le sentiment qui est en lui.
Et la reliure a sa place parmi les arts : « par elle un homme s’exprime lui-même ».
Cet exorde élégant et plaisamment exagéré précéda quelques démonstrations des plus pratiques.
« Le tablier de cuir est le drapeau de l’avenir »
s’écria le conférencier,
qui ôta son habit et ceignit son tablier.
Il dit quelques mots des reliures anciennes pour le rouleau de papyrus, des cylindres d’ivoire ou de cèdre autour desquels on enroulait les manuscrits d’autrefois, des enveloppes teintes, les cordons soignés, jusqu’au temps où enfin la reliure, au sens moderne, commença, sous forme de feuilles pliées, avec la littérature en pages.
Une reliure, comme il le fit remarquer, se compose de deux plaques, jadis en bois, aujourd’hui deux feuilles de carton, couvertes de soie, de cuir ou de velours.
Le rôle de ces plaques est de protéger la fortune écrite du monde.
La matière la meilleure est le cuir orné d’or.
On faisait jadis présent de forêts aux relieurs, pour qu’ils eussent toujours sous la main une provision de peaux de bêtes fauves. Le relieur moderne doit se contenter d’importer du maroquin, sorte de cuir bien meilleur que tout autre et bien préférable au veau.
M. Sanderson mentionna par leurs noms quelques-uns des grands relieurs, comme Le Gascon, et quelques-uns des protecteurs de la reliure, comme les Médicis, Grolier, et les femmes admirables qui aimèrent tant les livres, qu’elles leur donnèrent quelque chose du parfum et de la grâce de leurs étranges existences.
Toutefois la partie historique de la conférence fut fort écourtée et le fut peut-être forcément à cause du temps limité.
La partie vraiment soignée de la conférence fut l’exposé pratique.
M. Sanderson expliqua et démontra les différentes opérations qui consistent à lisser, presser, couper, rogner, etc.
Il divisa les reliures en deux classes, selon l’utilité ou la beauté.
Parmi les premières, il mit les couvertures en papier, comme celles qu’on emploie en France, le carton recouvert de papier ou recouvert de toile, les demi-reliures en cuir ou en veau.
Il dédaigna le drap comme une pauvre matière, sur laquelle la dorure ne tarde pas à s’effacer.
Quant aux belles reliures, en elles, « la décoration s’élève jusqu’à l’enthousiasme ».
Elle a sa valeur éthique, son effet spirituel.
« En faisant de bon travail, nous élevons l’existence à un plan plus haut » dit le
conférencier, et il insista avec une sympathie affectueuse sur ce fait qu’« un livre est
d’un naturel sensitif »
, qu’il est fait par un être humain pour un être humain,
que le dessin doit venir de l’homme lui-même et exprimer les états de son imagination et
la joie de son âme.
Il faut donc qu’il n’y ait point de division du travail :
« Je fabrique moi-même ma colle, et j’y prends plaisir »
, dit
M. Sanderson, en parlant de la nécessité où se trouve l’artiste de faire tout son travail
de ses propres mains.
Mais avant que nous ayons de la reliure vraiment bonne, il faut que nous ayons une révolution sociale.
Dans l’état présent des choses, l’ouvrier, réduit au rôle de machine, est l’esclave du patron, et le patron enflé en millionnaire est l’esclave du public, et le public est l’esclave de son dieu favori, le Bon Marché.
Le relieur de l’avenir devra être un homme éduqué qui apprécie la littérature et a de la liberté pour sa fantaisie et du loisir pour sa pensée.
Tout cela est fort bon, fort juste.
Mais quand il traite la reliure en art imaginatif, expressif, humain, nous devons avouer qu’à notre avis M. Sanderson s’est un peu trompé.
La reliure est essentiellement décorative, et la bonne décoration est suggérée plus fréquemment par la matière et par le genre de travail que par le désir quelconque de l’homme qui conçoit l’idée de nous exprimer sa joie en ce monde.
De là vient que la bonne décoration est toujours traditionnelle.
Partout où elle est l’expression de l’individu, elle est ordinairement fausse et capricieuse.
Ces métiers-là ne sont point des arts avant tout expressifs : ils sont des arts impressifs.
Si un homme a quelque chose à dire au monde, il ne le dira point au moyen d’une matière qui suggère et conditionne toujours sa propre décoration.
La beauté de la reliure est de la beauté décorative abstraite.
Au premier coup d’œil, elle n’est point mode d’expression pour une âme humaine.
A vrai dire, le danger de ces hautes prétentions pour un métier manuel consiste en ce qu’ils laissent voir un désir de donner à des métiers le domaine et la raison d’être qui appartiennent à des arts, comme la poésie, la peinture et la sculpture.
Ce domaine, ce motif, ils ne le possèdent point.
Leur but est tout autre.
Entre les arts qui visent à réduire à rien leur matière et les arts qui tendent à la glorifier, il y a un abîme.
Néanmoins M. Cobden Sanderson a eu parfaitement raison d’exalter son art, et bien qu’il ait paru confondre les modes expressifs de la beauté, il a toujours parlé avec grande sincérité.
La semaine prochaine, M. Crane fera la dernière des conférences de cette admirable série des Arts et Métiers, et sans doute il aura bien des choses à dire sur un sujet auquel il a consacré toute sa belle existence d’artiste.
Pour nous, nous ne pouvons faire autrement que de sentir que l’art de la reliure exprime, avant toute chose, non point ce qu’éprouve l’ouvrier, mais simplement ce qu’il est, la propre beauté qu’il a en soi, ce qu’il a d’admirable.
La Clôture des Arts et Métiers25
M. Walter Crane, Président de la Société des Arts et Métiers, a été accueilli hier soir par une assemblée si nombreuse qu’à un certain moment le secrétaire honoraire a été en souci sur le sort des cartons et que bien des gens n’ont point réussi à entrer.
Toutefois l’ordre s’est bientôt rétabli.
M. Cobden-Sanderson s’est avancé sur l’estrade et, en quelques phrases d’une plaisante
gravité, a présenté M. Crane comme un homme, qui avait toujours été l’avocat des grandes
causes impopulaires et donnait pour but à son art « la diffusion de la joie dans
toute l’étendue du pays ».
M. Crane a commencé sa conférence en faisant remarquer que l’Art a deux domaines, l’aspect et l’adaptation, et que c’est essentiellement au second qu’a affaire le dessinateur, son objet n’étant point le fait littéral, mais la beauté idéale.
Le dessinateur n’a rien à voir aux effets non étudiés, accidentels, de la Nature.
Il s’est mis en quête de principes et a procédé par plan géométrique, par ligne et couleurs abstraites.
L’art pictural est isolé, et sans relation ; le cadre est le dernier vestige de l’ancienne alliance entre la peinture et l’architecture.
Mais le dessinateur n’a point pour objet premier de produire un tableau.
Il vise à faire un modèle et procède par sélection : il repousse l’idée du « trou dans
le mur » et ne veut rien entendre « au sujet des fausses fenêtres d’un
tableau ».
Trois choses différencient les dessins.
D’abord l’esprit de l’artiste, ce mode, cette manière, qui sépare Dürer de Flaxman, par lesquels nous reconnaissons comment l’âme d’un homme s’exprime dans la forme qui lui est propre.
Puis vient l’idée constructive, l’emplissage des espaces avec une œuvre qui plaît.
En dernier lieu, c’est la matière, que ce soit le cuir ou l’argile, l’ivoire ou le bois, matière qui souvent donne des suggestions, et toujours commande le dessin.
Quant au naturalisme, nous devons nous souvenir que nous voyons non pas seulement avec nos yeux, mais avec toutes nos facultés.
La sensation et la pensée sont des parties de la vision.
M. Crane traça alors, au tableau noir, le chêne réaliste du peintre de paysage et le chêne décoratif du dessinateur.
Il montra aussi la marguerite des champs, telle qu’elle est dans la Nature, et la même fleur traitée comme décoration de panneau.
Le dessinateur systématise et accentue, choisit et rejette, et l’œuvre décorative offre le même rapport avec la reproduction naturaliste que le langage du drame imaginatif avec le langage de la vie réelle.
Les ressources décorative du carré et du cercle furent alors représentées au tableau noir.
Il fut dit maintes choses sur la symétrie, l’alternance, et la radiation.
M. Crane décrivit ce dernier principe comme étant le « Home Rule du dessin, la
perfection du self-government local »
et il fit remarquer que c’était là une
chose essentiellement organique, qui se manifestait dans l’aile de l’oiseau, tout aussi
bien que dans la voûte en style Tudor de l’architecture gothique.
M. Crane passa ensuite à la figure humaine, « cette expressive unité de
dessin »
qui contient tous les principes de la décoration.
Il montra un dessin d’une figure nue tenant une hache, couchée dans un pendentif architectural, figure qui, comme il eut soin de l’expliquer, n’était point celle de M. Gladstone, malgré la présence de la hache.
Le dessinateur, laissant alors de côté le chiaroscuro, la dégradation
de teintes, et « autres faits superficiels de la vie »
bien capables de se
défendre, et ayant toujours présente à l’esprit l’idée de la limitation d’espace, se met
en devoir de faire bien ressortir la beauté de sa matière, que ce soit du métal,
« avec son agréable relief »
comme s’exprime Ruskin, ou du verre cerné par le
plomb, avec ses belles lignes noires, ou la mosaïque avec ses cubes de gemmes, ou le
métier à tisser avec ses fils qui s’entrecroisent, ou le bois avec ses jolies torsades de
fibres.
Nombre d’insuccès artistiques sont dus à ce qu’un art veut faire des emprunts à un autre.
Nous avons des sculpteurs qui prétendent faire de la peinture, des peintres qui visent
aux effets scéniques, des tisseurs en quête de sujets de tableaux, des ornemanistes qui
veulent faire de la Vie et non de l’Art, des imprimeurs sur coton qui « attachent
des bouquets de fleurs artificielles avec des flots de ruban artificiel »
, et
jettent tout cela sur le tissu qui n’en peut mais.
Puis vint la petite tirade de socialisme, très raisonnable et présentée fort posément.
« Comment pouvons-nous avoir du bel art, alors que le travailleur est condamné à un labeur monotone et machinal au milieu d’un entourage morne, hideux, quand cités et Nature sont sacrifiées à la rapacité mercantile, quand le Bon Marché est le Dieu de l’existence ? »
Au temps jadis, l’ouvrier manuel était dessinateur.
Il avait des journées tranquilles d’étude en sa période d’apprentissage. Le peintre lui-même débutait par le broyage des couleurs.
Il survit encore un peu d’ornement ancien, çà et là, sur les rosettes de laiton des chevaux de trait, dans les seaux à lait à Anvers, dans les cruches à eau d’Italie. Mais cela même s’en va.
« Le touriste passe et crée une demande que le commerce satisfait d’une façon insuffisante. »
Nous ne sommes point encore arrivés à un état de choses qui soit la santé.
Tottenham Court Road existe encore, on est menacé de voir renaître le mobilier Louis XVI, et l’image coloriée populaire se débat dans les mailles de l’antimacassar.
L’art est dans la dépendance de la vie.
Nous ne pouvons l’obtenir par les machines.
Et pourtant les machines ne sont mauvaises que quand elles nous gouvernent.
La presse à imprimer est une machine que l’Art apprécie, parce qu’elle lui obéit.
L’art véritable doit posséder l’énergie de la Vie elle-même, doit se colorer de ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans la vie, doit suivre les anges de lumière ou les anges des ténèbres.
L’art du passé ne doit point être copié avec un esprit servile.
Pour un siècle nouveau, nous réclamons une forme nouvelle.
La conférence de M. Walter Crane fut fort intéressante et fort instructive.
Sur un seul point, nous serons en désaccord avec lui.
De même que M. Morris, il déprécie complétement l’art du Japon et regarde les Japonais comme des artistes naturalistes et non point décoratifs.
Il est vrai qu’ils sont souvent picturaux, mais avec leur finesse exquise de touche, l’éclat et la beauté de leur coloris, leur entente parfaite dans la façon de rendre un espace décoratif sans le décorer lui-même (point sur lequel M. Crane n’a rien dit, quoique ce soit une des choses les plus importantes dans la décoration) et par la subtilité de leur instinct dans la place à donner aux objets, les Japonais sont des artistes décoratifs d’un ordre élevé.
Il faudra que l’année prochaine quelqu’un fasse aux Arts et Métiers des conférences sur l’art japonais.
En attendant, nous félicitons M. Crane et M. Cobden-Sanderson sur l’admirable série de conférences qui a été faite à cette Exposition.
On ne saurait dire trop de bien de leur influence.
L’exposition, nous avons été heureux de l’apprendre, a été un succès financier.
Elle se ferme demain, mais elle n’est que la première d’un grand nombre d’autres, dans l’avenir.
Poétesses Anglaises26
L’Angleterre a donné au monde une grande poétesse, Elisabeth Barrett Browning.
A côté d’elle, M. Swinburne placerait Miss Christina Rossetti, dont l’Hymne du Nouvel An est décrit par lui comme la plus noble des poésies sacrées de notre langue, au point qu’aucune autre ne s’en rapproche assez pour mériter le second rang.
« C’est un hymne, nous dit-il, qui est comme touché par le feu, comme baigné dans la lumière des rayons de soleil, comme accordé aux cordes et aux cadences de la musique de la mer à son reflux, hors de la portée de la harpe et de l’orgue, larges échos des sereines et sonores marées des cieux. »
Malgré toute mon admiration pour l’œuvre de Miss Rossetti, son choix subtil des mots, sa richesse d’images, sa naïveté artistique, ou se mêlent avec fantaisie de curieux accents d’étrangeté et de simplicité, je ne puis m’empêcher de penser que M. Swinburne, en sa noble et naturelle loyauté, l’a placée sur un piédestal trop élevé.
Pour moi, elle est simplement une très charmante artiste en poésie.
A vrai dire, c’est là chose si rare que nous ne pouvons faire autrement que de l’aimer, quand nous la rencontrons, mais tout n’est pas là.
Plus loin, et au-dessus, il y a des hauteurs de chant plus élevées, plus ensoleillées, une vision plus large, une atmosphère plus ample, une musique à la fois plus passionnée et plus profonde, une énergie créatrice qui est née de l’esprit, une extase ailée qui naît de l’âme, une force et une ardeur dans la seule expression, qui a tout le merveilleux du prophète et ne tient pas peu de la sainteté consacrée du prêtre.
Mistress Browning n’a d’égale aucune des femmes qui aient jamais fait vibrer la lyre, ou soufflé dans les pipeaux depuis les temps de la grande poétesse éolienne.
Mais Sapho, qui, pour le monde antique, était une colonne de flamme, est pour nous une colonne de ténèbres.
De ses poésies brûlées, avec bien d’autres œuvres précieuses, par les Empereurs de Byzance ou les Papes de Rome, il ne reste plus que des fragments en petit nombre.
Il peut se faire qu’elles moisissent dans la nuit parfumée de quelque tombe égyptienne, serrées dans la main flétrie d’un amoureux défunt depuis longtemps.
Il peut même se faire qu’en ce moment un moine de l’Athos ait les yeux fixés sur un
ancien manuscrit dont les caractères recroquevillés cachent une œuvre lyrique ou une ode
de celle que les Grecs appelaient la Poétesse, tout comme ils désignaient Homère par les
mots : « le Poète
», celle qui était pour eux la Dixième Muse, la fleur
des Grâces, l’enfant d’Eros, et l’orgueil de l’Hellade, Sapho à la douce voix, la belle
aux beaux yeux, à la chevelure noire de nuance d’hyacinthe.
Mais en fait, l’œuvre de la merveilleuse chanteuse de Lesbos est entièrement perdu pour nous.
Il nous reste quelques pétales des roses de son jardin, et c’est tout.
De nos jours la littérature survit au marbre et au bronze, mais aux temps anciens, il n’en était point ainsi, malgré la fière assertion du poète romain.
Les fragiles vases d’argile des Grecs nous conservent encore les portraits de Sapho, délicatement peints en noir, rouge et blanc, mais de son chant nous n’avons que l’écho d’un écho.
Parmi toutes les femmes de l’histoire, Mistress Browning est la seule que nous ayons le droit de nommer en un rapprochement possible ou lointain avec Sapho.
Sapho était, sans contredit, une artiste plus impeccable, plus parfaite.
Elle remua tout le monde antique plus que Mistress Browning n’a jamais remué l’âge moderne.
Jamais l’Amour n’eut un chantre pareil.
Même dans les quelques vers qui nous restent, la passion semble consumer, brûler.
Mais comme le temps injuste qui l’a couronnée des lauriers stériles de la renommée, les a entrelacés aux mornes pavots de l’oubli, laissons-là ce qui n’est qu’un souvenir et revenons à une poétesse dont le chant nous reste comme une gloire impérissable de notre littérature, à celle qui entendit du fond de la sombre mine et de l’usine encombrée, la plainte des enfants, et fit pleurer l’Angleterre sur ces petits, celle qui dans ses sonnets soi-disant portugais chanta le mystère spirituel de l’amour, et les dons intellectuels que l’amour apporte à l’âme ; celle qui eut foi dans tout ce qui était noble, qui eut de l’enthousiasme pour ce qui est grand, de la pitié pour tout ce qui souffre, celle qui écrivit : Vision de poètes, et les Fenêtres de la Casa Guidi, et Aurora Leigh.
Ainsi que l’a dit d’elle un homme, auquel je dois mon amour de la poésie, non moins que mon amour de la campagne,
Aujourd’hui encore à nos oreilles,le clair « Excelsior » lancé par une lèvre de femme,arrive par dessus l’Apennin, bien quela face de cette femme gise pâlie, glacée par la mort,avec tous les grands morts dont Florence garde le marbre ;Car aussi longtemps que de nobles chants remuerontles cœurs des hommeset rempliront le monde de leurs vibrations,en cercles s’élargissant toujours jusqu’à ce qu’ils parviennentjusqu’au trône de Dieu, et que le poème devienne prière,et que la prière apporte la vigueur libératricequi communique aux nations la flamme des actions héroïques,elle est vivante, — la poétesse à la grande âme qui vitdes fenêtres de la Casa Guida l’aube de la Libertése lever sur l’Italie, et qui en rendit la gloire,en hymnes ensoleillés, à toute l’humanité.
Vraiment, elle est vivante, et non seulement au cœur de l’Angleterre de Shakespeare, mais aussi au cœur de l’Italie de Dante.
A la littérature grecque, elle dut sa culture classique, mais l’Italie moderne créa sa passion humaine pour la Liberté.
Après avoir franchi les Alpes, elle se sentit pleine d’une ardeur nouvelle, et de sa belle et éloquente bouche, que nous revoyons dans ses portraits, sort un flot de chant lyrique si noble, si majestueux que nous n’avons rien entendu de comparable sur les lèvres d’aucune femme, depuis plus de deux mille ans.
Il est agréable de se dire qu’une poétesse anglaise a été dans une certaine mesure un facteur efficace dans cette création de l’unité italienne qui fut le rêve de Dante, et si Florence chassa en exil son grand chanteur, du moins elle accueillit avec empressement dans ses murs la poétesse, qu’en ces derniers temps, lui avait envoyée l’Angleterre.
Si l’on avait à indiquer les principales qualités de l’œuvre de Mistress Browning, on nommerait, comme M. Swinburne l’a fait pour Byron, la sincérité et la force.
Il y a des défauts, naturellement.
« Elle ferait rimer lune avec table »
, a-t-on dit d’elle
par plaisanterie, et certes l’on ne trouverait point dans toute la littérature de rimes
aussi monstrueuses que celles qu’on rencontre parfois dans les poésies de Mistress
Browning.
Mais sa rudesse n’était point le résultat de la négligence.
Elle était voulue, comme le montrent fort clairement ses lettres à M. Horne.
Elle se refusait à passer sa muse au papier émerisé.
Elle avait en haine le lustrage facile et le poli artificiel.
Elle était artiste, même quand elle écartait l’art.
Elle entendait produire un certain effet par certains moyens, et elle y réussissait, et son indifférence à l’égard de l’assonance complète dans les rimes donne souvent à son vers une richesse splendide et y introduit un élément agréable de surprise.
En philosophie ; elle était platonicienne ; en politique, elle était opportuniste.
Elle ne s’attacha à aucun parti déterminé.
Elle aimait le peuple quand il se montrait royal, et les rois quand ils se montraient des hommes.
Elle avait les idées les plus élevées sur la valeur réelle et le motif de la poésie.
« La poésie, dit-elle dans la préface d’un de ses volumes, a été pour moi une chose aussi sérieuse que la vie elle-même, et la vie a été une chose très sérieuse. Ni l’une ni l’autre n’ont été pour moi une partie de volant. Je n’ai jamais commis l’erreur de prendre le plaisir pour la cause finale de la poésie, ni le loisir comme l’heure favorable au poète. J’ai accompli ma tâche en ceci, non point comme simple travail de la tête et de la main, indépendant de la personnalité, mais comme l’expression la plus complète de cette personnalité qu’il me fût possible d’atteindre. »
C’est certainement son expression la plus complète, et par là elle réalise sa perfection intégrale.
« Le poète, dit-elle quelque part, est à la fois plus riche et plus pauvre qu’il ne l’était d’ordinaire : il est vêtu de meilleur drap, mais il ne prononce plus d’oracles. »
Ces mots donnent le diapason de sa façon de concevoir la mission du poète.
Il était fait pour prononcer les oracles de la Divinité, pour être à la fois un prophète inspiré et un prêtre saint, et nous pouvons sans exagération, à mon avis, la considérer comme telle.
Elle était une Sibylle apportant un message au monde, parfois avec des lèvres bégayantes, et une fois, au moins, avec les yeux bandés, mais toujours avec le vrai feu et la ferveur d’une foi fière et inébranlable, toujours avec les grands élans d’une nature spirituelle, les nobles ardeurs d’une âme passionnée.
Quand nous lisons ses meilleures poésies, nous sentons que quoique le sanctuaire d’Apollon soit vide, quoique le trépied soit renversé, quoique le vallon de Delphes soit désolé, la Pythie n’est point encore morte.
En notre propre siècle, elle a chanté pour nous, et ce pays-ci l’a fait naître pour la seconde fois.
Vraiment, Mistress Browning est la plus sage des Sibylles, plus sage même qu’aucune des figures puissantes que Michel-Ange a peintes sur la voûte de la Chapelle Sixtine de Rome, rêvant sur le volume mystérieux et s’efforçant de déchiffrer les secrets du destin. Car elle a bien compris que si savoir c’est pouvoir, la souffrance fait partie de la connaissance.
C’est à son influence presque autant qu’à la plus haute éducation des femmes, que je serais porté à attribuer le réveil vraiment remarquable de la poésie féminine qui caractérise la dernière moitié de notre siècle en Angleterre.
Aucun pays n’a jamais eu autant de poétesses à la fois.
En vérité, quand on songe que les Grecs n’eurent que neuf muses, on est parfois tenté de se dire que nous en avons trop.
Et pourtant l’œuvre accomplie par les femmes dans la sphère de la poésie atteint véritablement à un niveau fort élevé d’excellence.
En Angleterre, nous avons eu toujours de la tendance à déprécier la valeur de la tradition en littérature.
Dans notre empressement à trouver une voix musicale nouvelle et un mode musical plus jeune, nous avons oublié la beauté que peut posséder Echo.
Nous cherchons d’abord l’individualité et la personnalité, et c’est là, à vrai dire, ce qui caractérise le mieux les chefs-d’œuvre de notre littérature, tant en prose qu’en vers.
Mais une culture systématique, et l’étude des meilleurs modèles, si elles s’unissent à un tempérament artistique, à une nature ouverte à d’exquises impressions, peut produire bien des choses admirables, bien des choses dignes d’éloge.
Il serait tout à fait impossible de donner une liste complète de toutes les femmes qui depuis Mistress Browning se sont essayées sur le luth et la lyre.
Mistress Pfeiffer, Mistress Hamilton King, Mistress Augusta Webster, Graham Tomson, Miss
Mary Robinson, John Ingelow, Miss May Kendall, Miss Nesbit, Miss May Probyn, Mistress
Craik, Mistress Meynell, Miss Chapman, et bien d’autres ont fait vraiment de bonnes choses
en poésie, soit dans le grave mode dorien de la poésie pensive, intellectuelle, soit dans
les formes légères et gracieuses de l’ancienne poésie française, soit dans le genre
romantique de l’antique ballade, soit dans ce « monument d’un moment »
comme s’exprimait Rossetti, le sonnet tendu et concentré.
Parfois on est tenté de désirer que cette faculté artistique si vive que les femmes possèdent, à n’en pas douter, se développe un peu plus dans le sens de la prose, un peu moins dans le sens des vers.
La poésie est faite pour nos moments de haute exaltation, quand nous souhaitons être auprès des Dieux, et, dans notre poésie rien ne saurait nous satisfaire, sinon ce qui est d’un mérite supérieur, mais la prose est réservée pour notre pain quotidien, et le défaut de bonne prose est une des grandes taches de notre civilisation.
La prose française même maniée par des écrivains les plus ordinaires, est toujours remarquable, mais la prose anglaise est détestable.
Nous avons un petit nombre, un très petit nombre de maîtres, tels quels.
Nous avons Carlyle, qu’il faut se garder d’imiter, M. Pater, qui, grâce à la subtile perfection de sa forme, est absolument inimitable, et M. Froude qui est utile ; et M. George Meredith, qui est un avertissement, et M. Lang, qui est le divin amateur, et M. Stevenson, qui est l’artiste humain, et M. Ruskin, dont le rythme, et la couleur, et la belle rhétorique et la merveilleuse musique de mots sont absolument hors de portée.
Mais la prose de tous les jours, celle qu’on lit dans les Magazines et dans les journaux est terriblement morne et encombrante, lourde en ses mouvements, gauche et exagérée dans son expression.
Il peut se faire qu’un jour nos femmes de lettres s’adonnent plus décidément à la prose.
Leur légèreté de touche, leur oreille exquise, leur sentiment délicat de l’équilibre et de la proportion ne nous seraient pas peu utiles.
Je me figure aisément les femmes introduisant une manière nouvelle dans notre littérature.
Toutefois nous avons ici affaire aux femmes en tant que poétesses, et il est intéressant de remarquer que, quoique l’influence de Mistress Browning ait, sans contredit, contribuée puissamment à développer ce mouvement poétique nouveau, si je puis l’appeler ainsi, il semble cependant n’y avoir jamais eu pendant les trois derniers siècles, aucune époque où les femmes de ce royaume n’aient cultivé sinon l’art, du moins l’habitude d’écrire en vers.
Quelle fut la première poétesse anglaise ?
Je ne saurais le dire.
Je crois que ce fut l’Abbesse Juliana Berners, qui vécut au quinzième siècle, mais je ne doute point que M. Freeman ne soit en mesure de désigner, à première réquisition, quelque merveilleuse poétesse saxonne ou normande, dont il est impossible de lire les œuvres sans glossaire, et qui, même avec cette aide, sont inintelligibles.
Pour mon compte, je m’en tiens à l’Abbesse Juliana, qui écrivit avec enthousiasme sur la fauconnerie, et après elle, je mentionnerais Anne Askew qui, en prison et à la veille même de son martyre par le feu, écrivit une ballade qui a, en tout cas, un intérêt pathétique et historique.
Le « très doux et très doux et très sententieux ditty »
de la Reine
Elisabeth sur Marie Stuart, est grandement loué par Puttenham, critique contemporain,
comme un exemple « d’Exargasia, ou du style somptueux en littérature »
ce
qui, en tout cas, paraît une épithète fort convenable pour les poésies d’une aussi grande
Reine.
L’expression, qu’elle applique à l’infortunée Reine d’Écosse, « fille de la
Discorde »
a naturellement passé depuis longtemps dans la littérature.
La Comtesse de Pembroke, sœur de Sir Philippe Sidney, fut très admirée comme poétesse en son temps.
En 1613, « la docte, vertueuse et véritablement noble dame »
Elisabeth
Carew, publia une « Tragédie de Mariane, la belle reine de Juiverie » et
quelques années plus tard « la noble Dame Diana Primerose » écrivit une Chaîne de Perles,
qui est un panégyrique sur les « grâces sans pair » de Gloriana.
Mary Morpeth, amie et admiratrice de Drummond de Hawthornden ; Lady Mary Wroth, à qui Ben Jonson dédia l’Alchimiste, et la Princesse Elisabeth, sœur de Charles Ier, doivent aussi être mentionnées.
Après la Restauration, les femmes s’adonnèrent avec une ardeur plus grande encore à l’étude de la littérature et à la pratique de la poésie.
Marguerite, duchesse de Newcastle, fut une véritable femme de lettres, et quelques-uns de ses vers sont extrêmement jolis et gracieux.
Mistress Aphra Behn fut la première Anglaise qui se fit de la littérature une profession régulière.
Mistress Katharine Philps inventa la sentimentalité, si nous en croyons M. Gosse.
Comme elle fut louée par Dryden et regrettée par Cowley, espérons qu’elle aura obtenu son pardon.
Keats rencontra par hasard ses poésies à Oxford, au temps où il écrivait Endymion, et
trouva dans l’une d’elles une « fantaisie très délicate, dans le genre de
Fletcher »
mais je crains bien que de nos jours l’incomparable Orinda ne trouve
plus un seul lecteur.
Au sujet de la Rêverie Nocturne de Lady Winchelsea, Wordsworth, dit qu’à l’exception de la Forêt de Windsor, ce fut le seul poème, dans l’intervalle entre le Paradis perdu et les Saisons de Thomson, qui contint une image nouvelle de la nature extérieure.
Lady Rachel Russell, à qui on peut attribuer l’inauguration de la littérature épistolaire en Angleterre ; Eliza Heywood que son mauvais style a immortalisée, et qui occupe une niche dans la Dunciade ; et la marquise de Wharton, dont Waller dit avoir admiré les poésies, sont des types fort remarquables, la plus intéressante de toutes étant naturellement la première nommée, qui était une femme de naturel héroïque et d’un caractère plein de noblesse et de dignité.
En somme, quoi qu’on ne puisse pas dire que les poétesses anglaises, depuis les origines jusqu’à Mistress Browning, aient produit aucune œuvre de génie absolu, ce sont certainement des figures intéressantes, d’attrayants sujets d’étude.
Parmi elles nous trouvons Lady Mary Wortley Montague, qui a tout le caprice de Cléopatre,
et dont les lettres sont charmantes à lire, Mistress Centlivre, qui écrivit une brillante
comédie, Lady Anne Barnard dont Le Vieux Robin Gray a été décrit par Sir Walter Scott
comme valant « tous les dialogues qu’ont jamais eus ensemble Corydon et Phyllis,
depuis Théocrite jusqu’à nos jours »
et qui est certainement une très belle et
très touchante poésie, Esther Vanhomrigh, et Hester Johnson, la Vanessa et la Stella de la
vie du Doyen Swift ; Mistress Thrale, l’amie du grand lexicographe ; la digne Mistress
Barbauld ; la laborieuse Joanna Baillie ; l’admirable Mistress Chapone, dont l’Ode à la Solitude fait toujours naître en moi une ardente passion pour la
société, et qui restera dans la mémoire au moins comme directrice de l’établissement dans
lequel fut élevée Becky Sharp, Miss Anna Seward, qui fut appelée « le Cygne de
Lichfield
» la pauvre L. E. L. que Disraeli décrivit dans une de ses
spirituelles lettres à sa sœur comme la « personnification de Brompton, toilette de
satin incarnat, souliers de satin blanc, joues rouges, nez camard, et la chevelure à la
Sapho »
; Mistress Ratcliffe, qui créa le roman à aventures, et a ainsi endossé
une grande responsabilité ; la belle Duchesse de Devonshire, de laquelle Gibbon a dit
qu’elle était faite pour être quelque chose de mieux qu’une Duchesse ; les deux admirables
sœurs, Lady Dufferin et Mistress Norton ; Mistress Tighe, dont Keats lut avec plaisir la
Psyché ; Mistress Hemans ; la jolie, charmante
« Perdita »
, qui flirta tour à tour avec la Poésie et avec le Prince
Régent, joua divinement dans le « Conte d’Hiver »
, fut brutalement attaquée
par Gifford et nous a laissé une touchante petite poésie sur la boule-de-neige ; et Emilie
Bronté, dont les poésies sont empreintes d’une force tragique et paraissent souvent sur le
point d’atteindre à la grandeur.
Les vieilles modes en littérature ne sont pas aussi agréables que les vieilles modes dans le costume.
J’aime le siècle de la poudre mieux que le siècle de Pope.
Mais si l’on préfère le point de vue historique, — et en somme c’est le seul où nous devions nous placer pour apprécier avec justice une œuvre qui n’est pas absolument de premier ordre, — nous ne pouvons éviter de remarquer que bon nombre des poétesses anglaises, qui ont précédé Mistress Browning, furent des femmes d’un talent peu ordinaire, et que si la plupart d’entre elles regardèrent la poésie comme un simple compartiment des belles-lettres, il en fut de même pour leurs contemporains dans le plus grand nombre des cas.
Depuis l’époque de Mistress Browning, nos bois se sont remplis d’oiseaux chanteurs, et si je me risque à leur demander de s’adonner davantage à la prose, et moins au chant, ce n’est pas que je goûte la prose poétique, mais c’est que j’aime la prose des poètes.
Le dernier volume de sir Edwin Arnold27
Les auteurs qui écrivent en prose poétique sont rarement de bons poètes.
Ils ont beau emplir leurs pages de somptueuses épithètes, de phrases resplendissantes, entasser des Pélions d’adjectifs sur des Ossas de descriptions, ils ont beau s’abandonner à un style fortement coloré, à la richesse luxuriante des images, si leur vers ne possède pas la véritable vie rythmique du vers, si leur procédé ne connaît pas la contrainte que s’impose le véritable artiste, tous leurs efforts aboutissent à un bien mince résultat.
Il se peut que la prose « asiatique
» soit utile pour la besogne du
journal, mais la poésie « asiatique » ne doit point être encouragée.
D’ailleurs, on peut dire que la poésie a bien, plus que la prose, besoin de la contrainte volontaire.
Ses conditions sont beaucoup plus délicates.
Elle produit ses effets par des moyens plus subtils.
On ne doit point tolérer qu’elle dégénère en pure rhétorique, en pure éloquence. Elle est, en un sens, celui de tous les arts qui possède la plus grande conscience de soi, en ce qu’elle n’est jamais un moyen pour atteindre une fin, et qu’elle est toujours sa propre fin.
Sir Edwin Arnold a un style très pittoresque, nous devrions peut-être dire, un style très pictural.
Il connaît l’Inde mieux que ne la connaît aucun Anglais vivant et sait l’hindoustani mieux que ne devrait le savoir un écrivain anglais.
Si ses descriptions manquent de distinction, elles ont du moins le mérite d’être vraies, et quand il n’entrelarde point ses pages d’une interminable série de mots exotiques, il est assez agréable.
Mais il n’est point poète. C’est tout simplement un écrivain poétique, voilà tout.
Néanmoins les écrivains poétiques ont leur utilité, et il y a dans le dernier volume de sir Edwin Arnold bien des choses qui récompenseront le lecteur. La scène du récit est placée dans une mosquée dépendant du monument appelé le Taj-Mahal, et un groupe composé d’un savant Mirza, de deux jeunes chanteuses avec leur serviteur, et d’un Anglais, est censé passer la nuit à lire le chapitre de Saadi sur l’Amour, et à s’entretenir sur ce sujet, avec accompagnement de musique et de danse. Bien entendu, l’Anglais n’est autre que sir Edwin Arnold lui-même :
Epris de l’Indetrop épris d’elle, car son cœur y vivaitalors même que ses pas erraient bien loin de là.
Lady Dufferin apparaît
comme Lady Duffreen, la puissante Vice-Reine de la Reine
ce qui est assurément un des vers blancs les plus terribles que nous ayons rencontrés depuis pas mal de temps sur notre route.
M. Renan est « un prêtre du Frangestan »
qui écrit un « français
papillotant »
, Lord Tennyson
un homme que nous honorons pour ses chants,plus grand que Saadi lui-même,
et les Darwiniens sont présentés en « Mollahs de l’Occident »
qui
tiennent les fils d’Adampour la descendance des limaces marines.
Tout cela, c’est de la bonne plaisanterie, en son genre, une sorte de pantomime littéraire, mais les meilleurs endroits du livre sont la description du Taj même, qui est extrêmement soignée, et les diverses traductions de Saadi éparses dans le volume.
Le grand tombeau que Shah-Jahan construisit pour Ayamand, est
tout pénétré de charme — ce n’est point de la maçonnerie,ni de l’architecture, comme le sont toutes les autres,mais c’est l’orgueilleuse passion d’un Empereur épris,tissée en pierre vivante, qui brille, qui planeet qui fait un corps de beauté à une âme, à une pensée.Ainsi se fait-il, quand une facedivinement belle se dévoile devant vos yeuxnous montrant une femme d’une indicible beauté :Et le sang court plus vite, et l’esprit bondit,et le désir d’adorer fait fléchir les genoux dociles,et le souffle s’arrête de lui-même. Tel est le Taj.Vous le voyez avec le cœur, avant que les yeuxaient assez d’espace pour contempler. Partout blancheur, blancheur de neige, blancheur de nuage.
Nous ne pouvons dire beaucoup de bien du sixième vers.
Insomuch that it haps, as when some face
qui est d’une maladresse singulière, et dépourvu de toute mélodie.
Mais voici un remarquable passage de Saadi :
Lorsque la terre affolée s’agita dans les angoisses du tremblement de terre,avec les racines des monts il ceignit de près ses frontières.En ses rocs il enferma turquoise et rubiset à sa verte branche, il suspendit sa rose cramoisie.Il donne aux semences obscures les formes de beaux rêves.Qui peint avec l’eau, comme il sait peindre les choses ?Regardez ! du nuage il fait tomber une goutte sur l’Océan,comme des reins du Père, il apporte une goutte.Et de cela il forme une perle incomparableet de ceci, un jeune homme, une jeune fille de cyprès,il connaît à fond tous leurs organescar pour lui tout est visible. Déroulezvos froids replis, Serpents, courez en rampant, économes fourmis.Sans mains, sans force il pourvoit à vos besoins,Celui qui du « Néant » construisit le « que cela soit ! »et qui plante la Vie dans le vide du Non-Être.
Certes, sir Edwin Arnold pâtit de la comparaison inévitable qu’on ne peut s’empêcher de
faire entre son œuvre et l’œuvre d’Edward Fitzgerald, et certainement Fitzgerald n’eut
jamais écrit un vers comme celui-ci : « utterly wotting all their
innermosts »
; (il connaît à fond tous leurs organes.)
Mais on lit avec intérêt n’importe quelle traduction de ces admirables poètes orientaux qui mêlent si étrangement la philosophie et la sensation, la simple parabole ou fable et les doctrines obscures et mystiques.
Ce que nous regrettons le plus dans le livre de sir Edwin Arnold, c’est son habitude
d’écrire d’une façon qu’on ne peut vraiment appeler d’un autre nom que le pigeon
english, quand nous apprenons que « Lady Duffreen, la Vice-Reine de la
Puissante Reine »
se promène parmi les charpoys
28 du quartier, sans aucune crainte de sitla ou de tap,29
quand le Mirza s’explique ainsi :
Ag lejaoto light the Kallians for the Saheb and me,30
et le domestique obéit en disant Achcha ! Achcha !
Quand nous sommes invités à écouter le « Vina et le tambour »
et qu’on
nous parle d’ekkas, de Byragis, de hamals, de Tamboora, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’à de tels Ghazals nous ne sommes point en mesure de dire Shamash
ou Afrin.
En poésie anglaise, on n’a pas besoin
de chaktis pour les piedsde Jasams pour ceindre les coudes, de gote, et de harde Bala et de mala.
Cela n’est pas de la couleur locale, mais de la décoloration locale ; cela ne rend nullement la scène plus vivante, cela ne met pas l’Orient dans une lumière plus claire devant nous.
C’est simplement un ennui pour le lecteur, et une erreur de la part de l’écrivain.
Il est peut-être difficile à un poète de trouver des synonymes anglais pour des expressions asiatiques, mais la chose fût-elle même impossible, le devoir du poète n’en est pas moins de les trouver.
Nous regrettons qu’un homme érudit et cultivé, tel que sir Arnold, se soit rendu coupable d’une véritable trahison contre notre littérature.
Sans cette erreur, son livre, sans être le moins du monde une œuvre de génie, ou même de haut mérite littéraire, aurait encore possédé une valeur durable.
En somme, sir Edwin Arnold a traduit Saadi, et il faut que quelqu’un traduise sir Edwin Arnold.
Poètes australiens31
M. Sladen dédie son Anthologie, (nous devrions peut-être dire son herbier) de poésies
australiennes à M. Edmond Gosse « dont l’exquise faculté critique, nous dit-il, est
aussi remarquable dans ses poésies que dans ses conférences sur la poésie. »
Après un compliment aussi gracieux, M. Gosse aura certainement pour devoir de faire une série de conférences sur l’art aux antipodes devant les étudiants de Cambridge, qui seront certainement enchantés d’entendre parler de Gordon, de Kendall, de Domett, pour ne rien dire de l’extraordinaire assemblage de médiocrités que M. Sladen a tirées assez étourdîment de leur obscurité aussi modeste que méritée.
Toutefois Gordon est fort mal représenté dans le livre de M. Sladen, les trois spécimens de son œuvre, qui ont été insérés, se composant d’un fragment non revu, de son Poème d’adieux, et de l’Adieu d’un Exilé.
Ce dernier est touchant, cela s’entend, mais après tout, le banal touche toujours, et il est très fâcheux que M. Sladen n’ait pu conclure un arrangement financier avec les possesseurs des droits d’auteur de Gordon.
Il en résulte un dommage irréparable pour le volume que nous avons sous les yeux.
C’est grâce à Gordon que l’Australie a trouvé sa première expression en vers.
Néanmoins il y a ici quelques autres poètes qui méritent d’être étudiés, et on apprend avec intérêt des détails sur les poètes qui reposent sous l’ombre du gommier, cueillent les fleurs du roseau, et le buddawong, et la salsepareille, pour celles qu’ils aiment, et errent parmi les bosquets du mont Bawbaw en écoutant les incultes extases du mopoke.
Pour eux, novembre, c’est
La merveille aux ailes d’orqui met une main dans celle de l’Été, l’autre dans celle du Printemps.
Janvier est plein de « souffles de myrrhe, et de subtiles suggestions du pays des
roses ».
C’est le chaud, le vivant mois de l’éclat, c’est luiqui réjouit la terre et berce la forte et mélancolique mer.
tandis que Février, c’est la « Vraie Déméter »
,
et éclaboussé du talon au genou du riche et chaud sang de la vigneil arrive tout radieux à travers les bois jaunissants.
Chaque mois, à mesure qu’il arrive, reçoit des éloges nouveaux et fait naître une musique
toute différente de la nôtre. Juillet est « une dame, née dans le vent et la
pluie »
. En Août,
à travers la montagne, à travers toutes les landes noircies par le feu,le vigoureux hiver souffle son adieu sauvage dans son cor.
Octobre est « la reine de toute l’année »
« la dame à la blonde chevelure »
qui s’en va, « les pieds entravés
de fleurs »
à travers « les collines aux contours hautains »
et
amène avec elle le Printemps.
Il faut décidément nous habituer au mopoke et à la salsepareille, faire en sorte d’aimer le gommier et le buddawong, autant que nous aimons les oliviers et les narcisses du blanc Colonus.
Après tout, les Muses sont grandes voyageuses, et le même pied, qui foula les crocus de Cumnor, effleurera quelque jour peut-être l’or, qui tombe des fleurs du jonc, et marchera délicatement sur l’herbe de la brousse à la teinte de tan.
M. Sladen a naturellement grande foi dans les perspectives qui s’ouvrent à la poésie australienne.
Il y a en Australie, nous dit-il, beaucoup plus d’auteurs capables de produire des œuvres de valeur qu’on ne l’a supposé.
Il est tout naturel que cela soit, ajoute-t-il. Car l’Australie possède un de ces climats délicieux qui engagent au repos en plein air.
Le milieu de la journée est si chaud qu’il est vraiment plus hygiénique de flâner que de se livrer à un travail plus énergique.
Soit, la flânerie en plein air n’est point une mauvaise école pour les poètes, mais cela dépend beaucoup du flâneur.
Ce qui frappe quand on lit le recueil de M. Sladen, c’est le caractère lamentablement provincial de la tendance et de l’exécution chez presque tous les auteurs.
Les pages succèdent aux pages, sans que nous trouvions autre chose que des échos sans mélodie, des reflets sans beauté, des vers pour magazines de second ordre, et des vers de troisième ordre pour journaux coloniaux.
Il semble que Poë ait exercé quelque influence— du moins il y a plusieurs parodies de sa manière ; — un ou deux auteurs ont lu M. Swinburne, mais l’ensemble nous présente la Nature sans art sous sa forme la plus irritante.
Naturellement l’Australie est jeune, et même plus jeune que l’Amérique, dont la jeunesse est actuellement une de ses traditions les plus anciennes et les plus sacrées, mais le défaut absolu d’originalité dans l’exécution est curieux.
Et peut-être pas si curieux que cela, après tout. L’adolescence est rarement originale.
Il y a toutefois quelques exceptions.
Henry Clarence Kendall a un vrai don poétique.
La série de poésies sur les mois australiens, où nous avons déjà pris des citations, abonde en beautés.
Rose Aylmer, par Landor est un classique en son genre ; mais Rose Lorraine, de Kendall, a des passages qui ne sont pas indignes d’être mentionnés après lui, et la pièce intitulée : Plus loin que Kerguélen est d’une mélodie admirable, par le rythme merveilleux des mots et une véritable richesse d’expression.
Il y a certains vers d’une puissance étrange, et vraiment, en dépit de l’exagération dans l’allitération, peut-être par suite de cela même, toute la pièce est une remarquable œuvre d’art.
Bien loin vers le Sud, vers l’espace où ne paraît pas une voile.Loin de la zone de la fleur et de l’arbre,s’étend, enveloppé d’hiver et de tourbillon et de plainte,le fantôme d’une terre, entouré du fantôme d’une mer.Mystérieux est le brouillard de son sommet à sa base ;le soleil de son ciel est ridé et gris.C’est le fantôme de la lumière que la lumière qui éclaire sa face.Jamais ce n’est la nuit, jamais ce n’est le jour.C’est là le nuage ou il n’y a ni une fleur ni un oiseau ;ou l’on n’entend jamais la douce litanie des sources,rien que l’orgueilleux, l’âpre tonnerre ne s’y perçoit.Rien que la tempête, avec un grondement dans ses ailes.Jadis à l’aurore de cette belle sphère,sur cette terre à la face douloureuse, désoléerayonna le jour bleu, et régna la beauté de l’année,qui nourrit la feuille et la grâce de la fleur.Grandioses étaient les lumières de son midi au cœur de l’Été.Des Matins de majesté brillaient sur ses mers.On y voyait la scintillation des étoiles et la splendeur de la lune,qu’accompagnait la marche de la brise chantante.Vallons et collines, ou murmuraient des ailes,ravins pleins d’asphodèles, — espaces emperlés,fleurissaient, flamboyaient de la splendeur du Printempsau temps lointain, à l’aube de ce monde merveilleux.
M. Sladen présente Alfred Domett comme « l’auteur d’un des plus grands poèmes d’un
siècle où ont fleuri Shelley et Keats, Byron et Scott, Wordsworth et Tennyson »
,
mais les extraits qu’il donne de Ranolf et Amohia ne justifient guère
cette assertion, quoique le chant du Dieu de l’Arbre, au quatrième chant, soit d’une
facture adroite, mais exaspérante.
Un midi du cœur de l’Été par Charles Harpur, « le père
grisonnant de la poésie australienne »
, est joli et gracieux.
Les Accents forestiers par Thomas Henry, et la Nuit du Samedi par Miss Veel, méritent d’être lus, mais en somme les poètes australiens sont extrêmement ternes et prosaïques.
On dirait qu’il y a peu de sirènes dans le Nouveau-Monde.
Quant à M. Sladen lui-même, il a fait son travail d’une manière très consciencieuse. Il va même jusqu’à refaire presque entièrement une pièce, par la raison que la copie manuscrite lui en est arrivée fort mutilée.
C’est un pays charmant que le pays des rêvesAu-delà de l’air lumineuxIl a des jours plus ensoleillés, des ruisseaux plus scintillantsEt des jardins plus beaux que ceux de la Terre.
Telle est la première strophe de cette élucubration, et M. Sladen nous apprend avec un orgueil bien excusable que les endroits imprimés en italique sont de sa façon.
Voilà certainement un comble de la part d’un éditeur, et nous ne pouvons nous empêcher de dire que cela fait plus d’honneur à la bonté d’âme de M. Sladen qu’à son talent de critique et de poète.
De plus la publication, dans un volume de poésies « produites en
Australie »
de passages pris dans l’Orion de Horne, ne saurait se
justifier, d’autant plus qu’on ne nous donne aucun spécimen de la poésie que Horne écrivit
pendant le temps qu’il passa réellement en Australie, où il remplissait l’emploi de
« Gardien des Montagnes Bleues »
, emploi qui, du moins par sa
dénomination, est bien le plus charmant qu’on ait jamais donné à un poète, et qui aurait
admirablement convenu à Wordsworth, je veux dire le Wordsworth des bons moments, car il
lui arrivait souvent d’écrire comme un Distributeur de timbres.
Néanmoins M. Sladen a fait preuve d’une grande énergie dans la compilation de cet épais volume, qui ne contient pas beaucoup de choses d’une réelle valeur, mais qui offre un certain intérêt historique, surtout aux personnes qui auront souci d’étudier les conditions de la vie intellectuelle dans les colonies d’un grand Empire.
Les notices biographiques de l’énorme cohue de versificateurs que contient ce volume, sont en grande partie dues à la plume de M. Patchett Martin.
Il en est de fort insuffisantes.
« Jadis habitant l’Australie Occidentale, résidant actuellement à Boston,
États-Unis, a publié plusieurs volumes de poésie »
voilà qui est plaisamment
concis quand il s’agit d’un homme tel que John Boyle O’Reilly.
De même dans ce qui suit : « poète, essayiste, critique et journaliste, une des figures les plus marquantes du Londres littéraire », bien peu de gens reconnaîtront l’industrieux M. William Sharp.
Néanmoins, et tout bien considéré, nous devons être reconnaissants envers un volume qui nous a donné des spécimens de l’œuvre de Kendall, et peut-être un jour M. Sladen composera-t-il une anthologie de poésie australienne, au lieu d’un herbier de vers.
Son livre actuel a beaucoup de bonnes qualités, mais il est presque illisible.
Les Modèles à Londres32
Les modèles professionnels sont une invention purement moderne.
Chez les Grecs, par exemple, ils étaient tout à fait inconnus.
M. Mahaffy, il est vrai, nous apprend que Périclès avait coutume d’offrir des paons aux grandes dames de la société athénienne pour les décider à poser devant son ami Phidias, et nous savons que Polygnote introduisit dans son tableau des Femmes Troyennes le portrait d’Elpinice, sœur du grand leader conservateur de l’époque, mais il est évident que ces grandes dames ne rentrent pas dans notre sujet.
Quant aux vieux maîtres, il est certain qu’ils firent sans cesse des études d’après leurs élèves et leurs apprentis, que même leurs tableaux religieux abondent en portraits de leurs connaissances, et de leurs parents, mais ils semblent n’avoir point eu l’inestimable avantage de l’existence d’une classe de gens qui ont pour unique profession de poser.
En fait, le modèle, au sens propre du mot, est le produit direct des écoles académiques.
De nos jours, chaque pays, excepté l’Amérique, a ses modèles.
A New-York, et même à Boston, un bon modèle est une telle rareté que la plupart des artistes sont réduits à peindre des Niagara et des millionnaires. Mais en Europe il en est autrement.
Là nous avons des modèles en grand nombre, et de toute nationalité.
Les modèles italiens sont les meilleurs.
La grâce naturelle de leurs attitudes, ainsi que le merveilleux pittoresque de leur teint, fait d’eux des sujets faciles, — peut-être trop faciles, — pour la brosse du peintre.
Les modèles français, quoiqu’ils ne soient pas aussi beaux que les modèles italiens, possèdent une vivacité de sympathie intellectuelle, un don de comprendre l’artiste, qui est tout à fait remarquable.
Ils ont aussi un grand empire sur les variétés de l’expression faciale. Ils sont particulièrement dramatiques et savent jacasser l’argot d’atelier avec autant d’aisance que le critique du Gil-Blas.
Les modèles anglais forment une classe complètement à part.
Ils n’ont point le pittoresque des Italiens. Ils n’ont point la vivacité d’intelligence des Français. Ils sont absolument dépourvus de tradition de leur ordre, pour ainsi dire.
De temps à autre, un antique vétéran frappe à la porte d’un atelier et propose de poser pour Ajax défiant la foudre, ou pour le Roi Lear sur la lande flétrie.
Il y a quelque temps, l’un d’eux se rendit chez un peintre fort connu qui, se trouvant pour le moment, avoir besoin de ses services, l’engagea, et, pour commencer, lui dit de s’agenouiller dans l’attitude de la prière.
— Serai-je biblique ou shakespearien ? demanda le vétéran.
— Va pour shakespearien, répondit l’artiste, en se demandant par quelle subtile nuance d’expression le modèle allait exprimer la différence.
— Très bien, monsieur, dit le professeur de pose.
Puis il s’agenouilla solennellement, et se mit à cligner de l’œil gauche.
Toutefois cette catégorie est en train de disparaître.
Règle générale, de nos jours, le modèle est une jolie fille, d’un âge allant de douze à vingt-cinq ans, qui n’entend rien à l’art, ce qui lui est égal, et qui ne se préoccupe que de gagner sept ou huit shellings par jour sans trop de peine.
Les modèles anglais regardent rarement un tableau et jamais ne se risquent en des théories esthétiques.
En somme, elles réalisent entièrement la conception idéale que se fait M. Whistler d’un critique d’art, car elles ne formulent aucune espèce de critique.
Elles acceptent toutes les écoles d’art avec l’absolue impartialité d’un commissaire-priseur et posent devant un jeune et fantasque impressionniste avec autant de docilité que devant un érudit et laborieux académicien.
Elles ne sont ni pour ni contre les Whistléristes.
La querelle entre l’école des faits et l’école des effets les laisse indifférents.
Les mots d’idéaliste et de naturaliste arrivent à leurs oreilles sans y apporter aucune signification.
Elles désirent seulement que l’atelier soit bien chauffé, que le lunch soit chaud, car tous nos charmants artistes paient le lunch à leurs modèles.
Quant à ce qu’on leur demande de poser, elles ont la même indifférence.
Le lundi, elles endossent les haillons de la jeune pauvresse pour M. Pumper, dont les touchants tableaux de la vie moderne tirent tant de larmes au public, et le mardi elles posent en péplum pour M. Phœbus, qui est convaincu que tous les sujets vraiment artistiques sont nécessairement antérieurs à l’ère chrétienne.
Elles s’en vont gaîment, tête baissée, à travers tous les siècles, à travers tous les costumes, et comme les acteurs, elles ne sont intéressantes que quand elles ne sont pas elles-mêmes.
Elles ont tout à fait bon cœur. Elles sont très accommodantes.
-
— Que posez-vous ? dit un jeune artiste à une modèle qui lui avait envoyé sa carte.
Tous les modèles, disons-le en passant, ont des cartes et un petit sac noir.
-
— Oh ! Tout ce que voudrez, monsieur, dit la jeune personne. Le paysage, s’il le faut.
Il faut convenir qu’au point de vue intellectuel, elles sont des Philistins, mais physiquement elles sont parfaites, — du moins quelques-unes, le sont.
Bien qu’aucune d’elles ne sache parler grec, il y en a beaucoup qui peuvent prendre l’air grec, ce qui, naturellement est d’une grande importance pour un peintre du dix-neuvième siècle.
Leurs remarques se bornent aux banalités qui ont cours au pays de Bohême.
Cependant, quoiqu’elles soient incapables d’apprécier l’artiste, en tant qu’artiste, elles sont toutes disposées à apprécier l’artiste en tant qu’homme.
Elles sont très sensibles aux bons procédés, au respect et à la générosité.
Un modèle, d’une grande beauté, qui avait posé pendant deux ans pour un de nos peintres anglais les plus distingués, était fort montée contre un marchand ambulant de glaces à un penny.
Le jour où elle se maria, le peintre lui envoya un joli cadeau de noces et reçut en retour une belle lettre de remercîments avec ce post-scriptum remarquable :
« N’achetez jamais les glaces vertes »
.
Quand elles sont fatiguées, l’artiste avisé leur accorde du repos.
Alors elles prennent une chaise et lisent des horreurs à un penny jusqu’à ce que, lasses de la tragédie en littérature, elles reprennent leur place dans la tragédie artistique.
Quelques-unes fument des cigarettes.
Toutefois les autres modèles regardent cela comme une preuve de manque de sérieux, et généralement on ne l’approuve pas.
Elles sont engagées à la journée et à la demi-journée.
Le tarif est un shelling par heure, auquel de grands artistes ajoutent les frais d’omnibus.
Les deux meilleures qualités en elles sont leur extrême joliesse et leur extrême respectabilité.
Considérées en bloc, elles ont une conduite excellente, surtout celles qui posent pour la figure, fait curieux ou naturel, suivant l’idée qu’on se fait de la nature humaine.
Généralement elles font de bons mariages. Parfois elles épousent l’artiste.
Il est aussi terrible pour un artiste d’épouser son modèle que pour un gourmet d’épouser sa cuisinière : le premier n’obtient plus de poses, le second n’a plus à dîner.
En somme, les modèles féminins anglais sont des êtres très naïfs, très naturels, très accommodants.
Les vertus, que l’artiste apprécie le plus en elles, sont la joliesse et l’exactitude.
En conséquence, un modèle raisonnable tient note par écrit de ses engagements et s’habille proprement.
Naturellement la morte-saison, c’est l’été, où les artistes quittent la capitale. Mais depuis quelques années, certains artistes ont décidé leurs modèles à les suivre et la femme d’un de nos peintres les plus charmants a souvent à la campagne la charge d’hospitaliser trois ou quatre modèles, de telle sorte que le travail de son mari et des amis de celui-ci ne soit point interrompu.
En France, les modèles émigrent en masse dans les villages qui ont un petit port sur la côte, ou dans les hameaux forestiers où les peintres se groupent.
Mais, règle générale, les modèles anglais attendent patiemment à Londres le retour des artistes.
Presque toutes vivent chez leurs parents et aident à faire marcher le ménage.
Elles ont tout ce qu’il faut pour être immortalisées dans l’art, excepté la beauté des mains.
Les mains du modèle anglais sont presque toujours grossières et rouges.
Quant aux modèles masculins, c’est d’abord le vétéran dont il a déjà été fait mention.
Il a toutes les traditions du grand style, et il est en train de disparaître aussi rapidement que l’école qu’il représente.
Un vieux qui parle de Fuseli, est, naturellement, insupportable, et de plus les patriarches ont cessé d’être des sujets à la mode.
Passons au véritable modèle d’académie.
C’est généralement un homme de trente ans, qui a rarement une bonne figure, mais qui est une vraie merveille de musculature.
En fait, c’est l’apothéose de l’anatomie, et il a si bien conscience de sa splendeur qu’il vous entretient de son tibia ou de son thorax comme si personne au monde n’avait le pareil.
Puis, voici les modèles orientaux.
Leur nombre est restreint, mais il y en a constamment une douzaine dans Londres.
Ils sont très recherchés, car ils peuvent rester immobiles pendant des heures, et généralement ils possèdent de charmants costumes.
Néanmoins, ils ont en très médiocre estime l’art anglais qu’ils regardent comme un compromis entre une personnalité vulgaire et une banale photographie.
Ensuite vient le jeune Italien, qui a passé la Manche tout exprès pour être modèle, ou qui le devient quand son orgue de barbarie est en réparation.
Souvent il est tout à fait charmant avec ses grands yeux mélancoliques, sa chevelure frisée, et son corps svelte et brun.
Il mange de l’ail, il est vrai, mais enfin debout, il sait se tenir comme un fauve, et couché, comme un léopard.
Aussi lui pardonne-t-on son ail.
Il est toujours pleins de jolis compliments, et il passe pour avoir adressé de bonnes paroles d’encouragement, même à nos plus grands artistes.
Quant au jeune Anglais du même âge, il ne pose pas du tout.
Apparemment il ne regarde pas la carrière de modèle comme une profession sérieuse.
En tout cas, il est malaisé, sinon impossible, de mettre la main sur lui.
Les petits Anglais sont aussi difficiles à avoir.
Parfois un ex-modèle qui a un fils, lui frisera les cheveux, lui lavera la figure, et le promènera d’un atelier à l’autre, bien savonné, bien reluisant.
La jeune école ne le goûte guère, mais l’école plus ancienne l’accepte, et quand il apparaît sur les murs de l’Académie Royal, on l’appelle l’Enfance de Samuel.
De temps à autre aussi, un artiste happe dans le ruisseau une paire de gamins et leur demande de venir dans son atelier.
La première fois, ils viennent toujours, mais ensuite, ils ne paraissent plus au rendez-vous.
Ils n’aiment pas à poser dans l’immobilité, et ils ont une forte, mais peut-être naturelle, aversion à prendre des airs pathétiques.
En outre, ils sont sous l’impression constante que l’artiste se moque d’eux. C’est un fait fâcheux, mais un fait certain que les pauvres gens sont complètement inconscient de leur qualité de pittoresque.
Ceux d’entre eux qu’on décide, non sans peine, à poser, le font avec l’idée que l’artiste n’est pas autre chose qu’un philanthrope bienveillant, qui a fait choix d’un moyen excentrique pour distribuer des aumônes aux gens qui ne le méritent pas.
Peut-être le Bureau des Écoles de Beaux Arts apprendra-t-il au gamin de Londres sa valeur artistique, et alors il sera un modèle meilleur qu’il ne l’est maintenant.
Le modèle de l’Académie jouit d’un privilège remarquable, le droit d’extorquer un shelling à tout associé ou membre de l’Académie Royale nouvellement élu.
Ces modèles attendent à Burlington House que l’élection soit annoncée, et alors ils se dirigent au pas de course vers la demeure de l’artiste.
Celui qui arrive le premier reçoit l’argent.
Dans ces derniers temps, ils ont eu beaucoup de mal à cause des longues distances qu’ils ont dû franchir à la course, et ils apprennent avec mécontentement l’élection d’artistes qui habitent à Hampstead ou à Bedford-Park, car ils se font un point d’honneur de ne point recourir au chemin de fer souterrain, aux omnibus, ou aux autres moyens artificiels de locomotion.
Le prix de la course est au plus rapide.
Outre les poseurs de profession, de l’atelier, il y a les poseurs du Row, les gens qui posent aux thés de l’après-midi, ceux qui posent en politique, et les poseurs des cirques.
Toutes ces quatre catégories sont charmantes, mais la dernière seule est vraiment décorative, toujours.
Les acrobates et les gymnastes peuvent donner au jeune peintre une infinité d’idées, car ils mettent dans leur art un élément de vitesse dans le mouvement, de changement incessant qui, de toute nécessité, fait défaut au modèle d’atelier.
Ce qu’il y a d’intéressant en ces « esclaves de l’Arène
», c’est qu’en eux
la Beauté est un résultat inconscient, et non un but cherché, qu’elle résulte, en fait,
d’un calcul mathématique de courbes et de distances, d’une justesse absolue de l’œil, de
la connaissance scientifique de l’équilibre des forces, et d’un entraînement physique
parfait.
Un bon acrobate a toujours de la grâce, bien que la grâce ne soit point son but.
Il a de la grâce parce qu’il fait ce qu’il doit faire de la meilleure manière dont la chose puisse se faire.
Il a de la grâce parce qu’il est naturel.
Si un ancien Grec revenait de nos jours à la vie, ce qui serait une rude épreuve pour nos prétentions, à cause de la sévérité de ses critiques, on le trouverait bien plus souvent au cirque qu’au théâtre.
Un bon cirque est une oasis d’Hellénisme dans un monde qui lit trop pour être sage et pense trop pour être beau.
Sans le terrain de course à pied d’Eton, sans la piste à remorquage d’Oxford, sans les écoles de natation de la Tamise, et les cirques annuels, l’humanité oublierait la perfection plastique et dégénérerait en professeurs myopes et précieuses à lunettes.
Ce n’est pas que les propriétaires de cirques, en général, aient conscience de leur haute mission.
Est-ce qu’ils ne nous assomment pas avec la haute école et ne nous ennuient pas avec leurs clowns à la Shakespeare ?
Mais enfin, ils nous présentent des acrobates, et l’acrobate est un artiste.
Le seul fait qu’il n’adresse jamais la parole au public montre combien il est convaincu de cette grande vérité que le but de l’art n’est point de faire paraître la personnalité, mais de plaire.
Le clown peut être braillard, mais l’acrobate est toujours beau.
Il est une combinaison intéressante de l’essence de la sculpture grecque avec le bariolage du costumier moderne.
Il a même eu son compartiment dans les romans de notre siècle et si dans Manette Salomon, le modèle est démasqué, les Frères Zemganno sont l’apothéose de l’acrobate.
En ce qui concerne l’influence du modèle ordinaire sur notre école anglaise de peinture, on ne saurait dire qu’elle soit absolument bonne.
Certes, c’est un avantage pour un jeune artiste enfermé dans son atelier, que de pouvoir
isoler « un petit coin de vie »
, comme disent les Français, d’avec les
alentours qui le gâtent et d’être en mesure de l’étudier dans certaines conditions de
lumière et d’ombre.
Mais cet isolement même conduit souvent le peintre au maniérisme, et lui fait perdre cette large compréhension des faits généraux de la vie qui est l’essence même de l’art.
En un mot, la peinture, d’après le modèle, peut être la condition de l’art, mais ne saurait en être le but.
C’est simplement la pratique, non la perfection.
Son exercice forme l’œil et la main du peintre, son abus produit, dans son œuvre, un pur effet de pose et de joliesse.
Si donc on trouve un caractère aussi artificiel à l’art moderne, on en découvrira la raison secrète dans cette pose constante de jolies personnes.
Et quand l’art est artificiel, il devient monotone.
En dehors du petit monde de l’atelier, avec ses draperies et son bric-à-brac, s’étend le monde de la vie avec son infini, sa variété shakespearienne.
Nous devons toutefois distinguer entre les deux sortes de modèles, ceux qui posent pour la figure et ceux qui posent pour le costume.
L’étude des premiers est toujours excellente, mais le modèle à costume commence à devenir fatigant dans les tableaux modernes.
Il ne sert vraiment pas à grand’chose d’habiller en draperies grecques une jeune fille de Londres et de la peindre en déesse.
La robe peut être la robe d’Athènes, mais la figure est ordinairement la figure de Brompton.
De temps en temps, sans doute, on tombe sur un modèle féminin dont la figure est un exquis anachronisme, ce qui paraît charmant et naturel dans le costume de tout siècle autre que le sien.
Mais cela se voit rarement.
Règle générale, les modèles sont absolument de notre siècle, et devraient être peints comme tels.
Malheureusement on ne le fait pas, et la conséquence est qu’on nous montre, chaque année, une série de scènes prises, dans des bals travestis et qualifiées de tableaux d’histoire, mais qui ne sont guère que la représentation d’une mascarade de contemporains.
En France, on agit plus sagement.
Le peintre français se sert du modèle simplement pour l’étude et pour l’achèvement du tableau, il se met en face de la vie.
Néanmoins, nous ne devons pas accuser les gens qui posent, des défauts des artistes.
Les modèles anglais sont une classe de gens corrects, de gens laborieux, et s’ils s’intéressent aux artistes plus qu’à l’art, une forte proportion du public est dans le même cas, et nos expositions modernes paraissent justifier leur concours.
Poésie et Prison33
La prison a produit un admirable effet sur M. Wilfrid Blunt poète34.
Les Sonnets d’amour de Proteus, en dépit de leurs ingénieuses modernités à la Musset, de leur esprit rapide et brillant, n’étaient tout au plus qu’affectés ou fantaisistes.
Il n’y avait là que les souvenirs d’humeurs, de moments transitoires, tantôt de mélancolie, tantôt de douceur, et assez souvent ils étaient susceptibles de faire rougir.
Leur sujet n’avait rien d’élevé. Ils n’avaient pas de portée sérieuse.
On y trouvait bien des choses capricieuses et faibles.
D’un autre côté, In Vinculis
35
est un livre qui nous remue par la belle sincérité de son objet, sa
pensée hautaine et passionnée, la profondeur et l’ardeur dans l’intensité du
sentiment.
« L’emprisonnement, dit dans sa préface M. Blunt, est une réalité de discipline
fort utile pour l’âme moderne, bercée qu’elle est par la paresse et le laisser-aller
physique. Ainsi qu’une maladie ou une retraite spirituelle, il purifie et ennoblit, et
l’âme en émerge plus forte et plus concentrée en soi ».
Certainement l’emprisonnement fut pour lui une manière de purification.
Les sonnets du début, composés dans la morne cellule de la prison de Galway et écrits sur
les feuillets de garde du livre de prières du prisonnier, sont pleins de choses noblement
pensées, noblement exprimées, et montrent que, si M. Balfour peut imposer le « régime de
droit commun par ses réglements sur les prisons », il ne saurait empêcher « la
hauteur de pensée »
, non plus que limiter, gêner en quoi que ce soit la liberté
d’une âme d’homme.
Ce sont naturellement des œuvres d’une personnalité intense dans son expression.
Il ne pouvait en être autrement.
Mais la personnalité qu’elles révèlent n’a rien de mesquin, rien de bas.
Le cri pétulant de l’égoïste superficiel qui était la marque caractéristique des Sonnets d’amour de Proteus ne se trouve plus ici.
Il a fait place à une douleur ardente, à un dédain terrible, à une rage farouche, à une passion pareille à la flamme.
Un sonnet comme le suivant jaillit vraiment du foyer d’un cœur et d’un cerveau en feu :
Dieu le sait, ce ne fut point d’après un plan mûri d’avanceque je quittai le confortable séjour de ma paix,et que je cherchai cette lutte contre l’Impie,et que sans trêve, pendant des années qui ne cessent point,j’ai guerroyé avec les Puissances et les Principautés.L’âme que m’a faite la Nature, avant l’heure de ces querelles,était comme une sœur soucieuse de plaire,aimant tout, et par-dessus tout, le clan des hommes.Dieu le sait. Et il sait combien les larmes de l’Univers,me touchèrent. Et il est témoin de ma colère,sait comment elle s’alluma contre les meurtriersqui assassinaient pour de l’or, et comment sur leur routej’allai à leur rencontre. Et depuis ce jour-là, le monde en armesfrappe droit à ma vie avec des colères et des alarmes.
Et le sonnet que voici a toute la force étrange de ce désespoir qui n’est que le prélude d’une espérance plus vaste :
Je croyais accomplir un exploit de chevalerie,un acte de valeur, qui peut-être, aux yeux de cellequi fut ma maîtresse, laisserait un souvenir,comme parmi les nations. Et lorsqu’ainsi la bataillefaiblit, et que des hommes jadis hardis, la figure blême,se tournèrent çà et là, cherchant des excuses à leur fuite,seul, je tins ferme, et par la supériorité de l’agresseurje fus accablé et mutilé cruellement.Alors je me traînai à ses pieds, devant celle dont la cause chériem’avait engagé dans ces hasards, et je lui dis : « Regarde,les blessures que je reçus pour toi dans ces guerres ».Mais elle : « Pauvre estropié, crois-tu donc que j’épouseraisun tronc sans membres ?… » Elle rit et se détourna de moi.Pourtant elle était belle et se nommait « La Liberté ».
Le sonnet qui commence ainsi :
Une prison est un couvent sans Dieu :Pauvreté, chasteté, obéissance.Voilà ses règles
est très beau, de même que le suivant, écrit aussitôt après avoir franchi la porte de la prison :
Nu j’entrai dans le monde de plaisir,Et nu j’entre en cette maison de souffrance.Ici, à cette porte je dépose le trésor de ma vie,mon orgueil, mes vêtements, et le nom que je portais parmi les hommes.Désormais le monde et moi nous serons comme deux.Aucun bruit de moi ne percera, pour le bien ou le mal,ces murs de douleur, ni je n’entendrai le vainrire et les larmes de ceux qui m’aiment encore.Ici quelle vie nouvelle m’attend ? Peu d’aise,une froide couche, des nuits sans sommeil,les ordres d’une voix dure, aucune voix qui apaise, qui plaise.Pour amis, de pauvres voleurs, pour livres des réglements sans signification.Cela, c’est la tombe, — non c’est l’enfer. Pourtant, ô Seigneur de puissancemon esprit, dans la lumière, verra encore la lumière.
Mais disons-le, tous les sonnets méritent d’être lus, et le Canon d’Aughrim la plus longue pièce du livre, est une description de main de maître, une description dramatique de la vie tragique du paysan irlandais.
La littérature ne doit pas grande reconnaissance à M. Balfour pour sa sophistique Apologie du doute philosophique, un des livres les plus ternes que nous connaissions, mais il faut reconnaître qu’en envoyant M. Blunt en prison, il a fait d’un rimeur habile un poète plein de gravité et de pensée profonde.
L’enceinte étroite de la cellule de prison semble bien en rapport avec l’étroit espace de terrain dont dispose le sonnet, et un injuste emprisonnement pour une noble cause donne à la nature de la force autant que de la profondeur.
L’Évangile selon Walt Whitman36
« Nul ne comprendra mes vers, s’il tient à y voir une œuvre littéraire, … ou s’il vise uniquement l’art et l’esthétique. Brins d’herbe… a été avant tout l’efflorescence de ma nature émotionnelle et d’une autre nature personnelle, — une tentative, depuis le commencement jusqu’à la fin, de fixer une Personne, un être humain, (moi-même dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, en Amérique) librement, pleinement, sincèrement. Je n’ai pu découvrir dans la littérature en cours aucune autre peinture analogue qui me satisfit ».
C’est en ces termes que Walt Whitman nous définit la véritable attitude que nous devrions prendre en face de son œuvre.
Il a, en effet, une vue bien plus saine de la valeur et du sens de cette œuvre que ne peuvent se vanter de la posséder soit ses éloquents admirateurs, soit ses bruyants détracteurs.
Son dernier ouvrage : « Brindilles de Novembre », — tel est le titre qu’il lui donne, — publié dans l’hiver de la vie du vieillard, nous révèle, non point à vrai dire, la tragédie d’une âme, car la dernière note en est une de joie et d’espoir, et de noble, d’invincible foi en tout ce qui est beau et digne d’une telle foi, — mais à coup sûr, le drame d’une âme humaine.
Il expose avec une simplicité pénétrée à la fois de douceur et de force, le récit de son développement spirituel, du but et du motif qui ont donné à son œuvre sa manière et son sujet.
Son étrange mode d’expression apparaît en ces pages, comme le résultat d’un choix délibéré en pleine conscience.
Le « barbare coup de gosier »
qu’il a jeté par-dessus « les toits
du monde »
, il y a bien des années, et qui arracha aux lèvres de M. Swinburne un
si hautain panégyrique en vers et une censure aussi bruyante en prose, se montre ainsi
sous un jour qui sera entièrement nouveau pour plus d’un.
En effet, Walt Whitman est artiste presque dans son parti-pris d’écarter l’art.
Il s’est efforcé de produire un certain effet par certains moyens, et il a réussi.
Il y a bien de la méthode dans ce que beaucoup de gens ont appelé sa folie, et certains se figureront peut-être en effet qu’il y en a trop.
Dans l’histoire de sa vie, telle qu’il nous la raconte, nous le trouvons, à l’âge de seize ans, commençant une étude précise et philosophique de la littérature.
« En été et en automne, j’avais l’habitude d’aller passer, une semaine, sans interruption, à la campagne, ou sur les rives de Long-Island.
« Là, en présence des influences de plein air, je parcourus, d’un bout à l’autre, l’Ancien et le Nouveau Testament, et j’absorbai, (probablement d’une manière plus avantageuse pour moi, que je ne l’eusse fait dans une bibliothèque, ou dans une chambre close — il y a tant de différence, selon l’endroit où on lit) Shakespeare, Ossian, les meilleures traductions que je pus me procurer d’Homère, d’Eschyle, de Sophocle, les vieux Nibelungen allemands, les antiques poèmes hindous, et un ou deux autres chefs-d’œuvre, entre autres celui du Dante.« Le hasard fit que je lus la plus grande partie de ce dernier dans une vieille forêt.
« Pour l’Iliade… je la lus pour la première fois d’un bout à l’autre sur la presqu’île d’Orient, à l’extrêmité Nord-Est de Long-Island, dans un creux de rocher et de sable abrité, la mer de chaque côté.
« Depuis je me suis demandé pourquoi je n’ai point été accablé par ces maîtres puissants.
« C’est probablement parce que je les lisais, ainsi que je l’ai décrit, bien face à face avec la Nature, en plein soleil, devant la vaste perspective d’un paysage pittoresque, ou des flots de la mer ».
L’amusante boutade de dogmatisme, où Edgar Allan Poë nous dit qu’étant donné nos
occasions et notre époque, « il ne peut rien y avoir de mieux qu’un poème »
le fascina.
« Déjà la même pensée m’avait hanté l’esprit, dit-il… mais l’argument de Poë acheva l’œuvre et me la démontra ».
La traduction anglaise de la Bible paraît lui avoir suggéré la possibilité d’une forme poétique qui, tout en retenant l’esprit de la poésie, serait affranchie des entraves de la rime, et de tout système défini de métrique.
Après avoir déterminé jusqu’à un certain point ce qu’on pourrait appeler la technique du Whitmanisme, il se mit à rêver profondément sur la nature de cet esprit qui devait donner la vie à cette forme étrange.
Le point central de la poésie à venir lui sembla être nécessairement, « une
identité de corps et d’âme, une personnalité »
, laquelle personnalité, ainsi
qu’il nous le dit franchement « serait moi-même, ce que je décidai après maintes
considérations et réflexions »
.
Toutefois il fallait un stimulus nouveau pour créer, pour révéler réellement cette personnalité, sentie d’abord d’une façon très vague.
Cela se fit grâce à la guerre civile.
Après avoir décrit les nombreux rêves, les passions de son adolescence et des débuts de son âge viril, il reprend :
« Néanmoins ces choses-là et bien d’autres encore n’auraient peut-être abouti à rien, s’il ne m’avait pas été donné pour une nouvelle expression nationalement déclamatoire un stimulus brusque, vaste, terrible, direct et indirect.
« Il est certain, dis-je, que j’avais déjà fait quelques pas, que seule l’explosion de la guerre de Sécessions, ce qu’elle me montra, comme à la lueur des éclairs, que les profondeurs émotionnelles qu’elle sonda et agita (naturellement pas dans mon cœur seul, je l’entends bien, mais dans des millions d’autres, comme je le vis clairement), l’éclat aveuglant, la provocation des tableaux de cette guerre, de ses scènes, furent les raisons finales d’existence d’une poésie autochthone et passionnée.
« Je descendis sur les champs de bataille de la Virginie… Désormais je vécus dans le camp, — je vis de grands combats, et les jours et les nuits qui les suivirent, — je participai à toutes les fluctuations, à la sombre tristesse, au désespoir, au réveil de nouveaux espoirs, au retour du courage — la mort affrontée avec empressement, —à la cause aussi, —à la durée et aux faits de ces années d’agonie et de jours livides, — vraies années de parturition de cette Union désormais homogène.
« Sans ces deux ou trois ans et les épreuves qu’elles firent traverser, les Brins d’herbes n’auraient pas vu le jour ».
Ayant ainsi obtenu le stimulus nécessaire pour faire vivre et animer ce moi personnel,
qui un jour ou l’autre aurait à prendre l’universalité, il chercha à découvrir de nouveaux
accents poétiques, et allant plus loin que la simple passion pour l’expression, il visa à
la « suggestivité »
tout d’abord.
« Je finis, je polis peu, ou pas du tout, et je ne le pouvais pas en restant conséquent avec mon plan.
« Le lecteur ou la lectrice auront leur part de travail, tout comme j’ai eu le mien.
« Je ne cherche pas tant à constater, à développer un thème, une pensée, qu’à vous porter, lecteur, dans l’atmosphère du thème, ou de la pensée, — pour que vous poursuiviez votre propre vol. »
Un autre mot-tremplin est Camaraderie et d’autres mots-signes Bonne chère, Contentement, Espoir.
C’était l’individualité que Walt Whitman cherchait particulièrement.
« Du commencement jusqu’à la fin, j’ai fait porter l’effort de mes poésies sur l’individualité américaine, pour l’assister, — non seulement parce qu’elle est une grande leçon dans la nature, dans l’ensemble de ses lois généralisantes, mais encore comme contrepoids aux tendances niveleuses de la démocratie — et pour d’autres raisons.
« Me défiant des conventions ostensibles littéraires et autres, je chante franchement « le grand orgueil que l’homme ressent de lui-même » et j’en fais plus ou moins le motif de presque tous mes vers.« Je crois cet orgueil indispensable à tout Américain.
« Je ne le juge point incompatible avec l’obéissance, l’humilité, la déférence et le doute de soi ».
Il fallait aussi trouver un thème nouveau dans la relation des sexes, conçue sous une forme naturelle, simple et saine, et M. Walt Whitman proteste contre la tentative que fit le pauvre M. William Rossetti pour traiter son vers à la Bowdler37 et l’expurger.
« A un autre point de vue, les Brins d’herbes sont franchement le poème de l’amour et de la faculté d’aimer — bien que des sens, qui, d’ordinaire, n’accompagnent point ces mots, soient toujours derrière eux et doivent se montrer en temps opportun, et tous sont l’objet d’un effort pour les soulever jusqu’en une atmosphère et une lumière différente.
« Au sujet de ce trait rendu intentionnellement palpable dans quelques vers, je dirai seulement que le principe qui s’applique à ces vers donne si bien le souffle à toute entreprise que la presque totalité de mes poésies auraient pu n’être jamais écrites, si ces vers en avaient été omis…
« Si certains faits et symptômes de sociétés sont universels… rien n’est plus rare dans les conventions et dans la poésie moderne, que leur acceptation normale.
« La littérature mande sans cesse le médecin pour le consulter, pour se confesser, et sans cesse elle recourt aux faux-fuyants, aux langes des suppressions au lieu de cette « héroïque nudité » qui seule peut servir de base à un diagnostic sincère.
« Et en ce qui concerne les éditions futures des Brins d’herbes (s’il y en a) je profite de l’occasion présente pour donner à ces lignes la confirmation définitive de convictions, de répétitions volontaires après trente ans, et pour y interdire ici-même, autant qu’un mot de moi peut le faire, toute mutilation ».
Mais au-delà de tous ces accents, éclats d’âme, motifs, il y a le hautain courage qui fait accepter avec grandeur et franchise toutes les choses qui méritent d’exister.
Il désirait, dit Walt Whitman, « formuler un poème où chaque pensée, chaque fait,
serait strictement ou indirectement, ou impliquerait, une croyance formelle en la
sagesse, la santé, le mystère, la beauté de tout ce qui s’accomplit, de tout objet
concret, de toute existence humaine ou autre, en se plaçant au point de vue non
seulement de tous, mais de chacun »
.
Ses deux assertions finales sont que « la poésie vraiment grande est toujours… le
résultat d’un esprit national, et non le privilège du petit nombre des gens cultivés, de
l’élite » et que « les chants les plus forts et les plus doux ne se sont pas encore fait
entendre ».
Telles sont les vues contenues dans l’Essai du début : « Regard en arrière sur
les routes parcourues »
, ainsi qu’il l’intitule.
Mais il y a dans cet attrayant volume un grand nombre d’autres essais, quelques-uns sur des poètes, comme Burns et Lord Tennyson, pour lesquels Walt Whitman professe une admiration profonde ; ou sur des acteurs et chanteurs d’autrefois (Booth l’aîné, Forest, l’Alboni et Mario sont ses principaux favoris) ou sur les Indigènes Indiens, sur l’élément espagnol dans la nationalité américaine, sur le slang de l’Ouest, sur la poésie de la Bible, et sur Abraham Lincoln.
Mais Walt Whitman n’est jamais mieux dans son élément que quand il analyse lui-même son œuvre et fait des plans pour la poésie de l’avenir.
Pour lui, la littérature a un but social nettement défini.
Il cherche à construire les masses, en « construisant »
de grandes
« individualités »
.
Et cependant la littérature elle-même doit être précédée par de nobles formes de vie.
« La meilleure littérature est toujours le résultat de quelque chose de plus grand qu’elle.
« Elle est non pas le héros, mais le portrait du héros. »
Avant qu’il y ait de l’histoire ou un poème à enregistrer, il faut que des faits se soient accomplis.
Assurément, il y a dans les idées de Walt Whitman une large vision, une vigoureuse santé, un bel idéal éthique.
Il ne doit nullement être rangé parmi les littérateurs professionnels de son pays, les romanciers de Boston, les poètes de New-York, etc.
Il occupe une place à part, et la valeur principale de son œuvre est dans ce qu’il prophétise, non dans ce qu’il accomplit.
Il a commencé un prélude à des thèmes plus amples.
Il est le héraut d’une ère nouvelle.
En tant qu’homme, il est le précurseur d’un type futur.
Il est un facteur dans l’évolution héroïque et spirituelle de l’être humain.
Si la Poésie a passé à côté de lui, la philosophie lui accordera son attention.
Le Nouveau Président38
Dans un petit livre qu’il intitule l’Île Enchantée, M. Wyke Bayliss, le nouveau président de la Société Royale des Artistes Anglais a donné au monde son évangile de l’art.
Son prédécesseur, dans cette fonction, a également donné un évangile de l’art, mais cet évangile prenait d’ordinaire la forme d’une autobiographie.
M. Whistler écrivait toujours l’Art, et si nous nous en souvenons bien, il l’écrit encore avec un A majuscule.
Mais il n’était jamais terne ; le brillant de son esprit, la causticité de sa satire, ses amusantes épigrammes, — peut-être préférerions-nous le mot d’épitaphes, —à l’adresse de ses contemporains, rendaient ses appréciations aussi agréables que décevantes, aussi charmantes que malsaines.
En outre, il introduisit l’humour américain dans la critique d’art, et pour cette seule raison, quand il n’y en aurait pas d’autre, il mérite un souvenir affectueux.
D’autre part, M. Wyke Bayliss est assez ennuyeux.
Le dernier président n’a jamais émis des idées vraies, mais le président actuel ne dit jamais rien de neuf, et si l’art est une forêt hantée par les fées, ou bien une île enchantée, nous devons avouer notre préférence en faveur du vieux Puck sur le nouveau Prospero.
L’eau est une chose admirable— du moins les Grecs l’ont dit — et M. Ruskin était un admirable écrivain, mais la combinaison de l’un et de l’autre est plutôt accablante.
Néanmoins il n’est que juste de dire que M. Wyke Bayliss, en ses bons moments, écrit fort bien l’anglais.
M. Whistler, pour telle ou telle raison, employait constamment le langage des petits Prophètes.
Peut-être le faisait-il pour bien marquer ses prétentions si connues à l’inspiration verbale.
Peut-être croyait-il avec Voltaire, qu’Habakkuk était capable de tout et tenait-il à s’abriter derrière l’égide d’un écrivain parfaitement irresponsable, dont aucune prophétie ne s’est accomplie, au dire du philosophe français.
C’était, dans le début, une idée assez ingénieuse, mais à la longue on trouva le procédé monotone.
L’esprit des Hébreux est excellent, mais leur genre de style n’est point à imiter, et une quantité quelconque de plaisanteries américaines ne suffirait pas pour lui donner cette modernité qu’exige, avant tout, un bon style littéraire.
Si admirables que soient sur la toile les feux d’artifice de Whistler, ses feux d’artifice en prose ont de la brusquerie, de la violence, de l’exagération.
Toutefois, depuis le temps de la Pythie, les oracles n’ont jamais été remarquables par le style, et le modeste M. Wyke Bayliss est aussi supérieur comme écrivain à M. Whistler qu’il lui est inférieur comme peintre et artiste.
A vrai dire, il y a dans ce livre quelques passages écrits d’une façon si charmante, en phrases si heureusement tournées, qu’il nous faut reconnaître que le Président des Artistes Anglais, ainsi qu’un président encore plus fameux de notre temps, sait mieux s’exprimer par l’entremise de la littérature, qu’en recourant à la ligne et à la couleur.
Mais ceci s’applique uniquement à la prose de M. Wyke Bayliss.
Sa poésie est très mauvaise, et les sonnets qui terminent le livre sont presque aussi médiocres que les dessins dont ils sont accompagnés.
Leur lecture nous oblige à regretter que sur ce point tout au moins, M. Wyke Bayliss n’ait point suivi l’exemple prudent de son prédécesseur, qui, avec tous ses défauts, ne commit jamais la faute d’écrire un seul vers, et qui, d’ailleurs, est bien incapable de faire quoi que ce soit en ce genre.
Quant au sujet des propos de M. Wyke Bayliss, il faut reconnaître que ses vues sur l’art sont au dernier point banales et vieillottes.
A quoi bon dire aux Artistes qu’ils doivent s’efforcer de peindre la Nature telle qu’elle est réellement.
Ce qu’est réellement la Nature est une question de métaphysique et non d’art.
L’art s’occupe des apparences, et l’œil de l’homme qui contemple la Nature, et devons-nous dire, la vision de l’artiste, nous importe bien plus que l’objet sur lequel il est dirigé.
Il y a bien plus de vérité dans l’aphorisme de Corot qu’un paysage est simplement : « un état d’âme » que dans toutes les laborieuses recherches de M. Bayliss sur le naturalisme.
Et de plus, pourquoi M. Bayliss gaspille-t-il tout un chapitre à faire remarquer des ressemblances réelles ou supposées entre un livre publié par lui, il y a une douzaine d’années, et un article de M. Palgrave paru récemment dans le Nineteenth Century ?
Ni le livre, ni l’article ne contiennent rien de vraiment intéressant, et les passages parallèles, une centaine ou davantage que M. Wyke Bayliss imprime solennellement côte à côte, sont pour la plupart comme les lignes parallèles, qui ne se rencontrent jamais.
La seule proposition originale que M. Bayliss ait à nous offrir, c’est que la Chambre des Communes devrait faire choix, chaque année, d’un événement de l’histoire nationale et contemporaine et le faire connaître aux artistes qui désigneraient l’un d’entre eux pour en faire un tableau.
C’est de cette façon que M. Bayliss croit que nous pourrions avoir un art historique, et
il propose, comme exemple de ce qu’il veut dire, un tableau représentant Miss Florence
Nightingale à Scutari, un tableau représentant l’inauguration du premier Bureau des Écoles
de Londres, et une peinture de la Salle des Séances du Sénat à Cambridge, lors de la
remise à la jeune fille graduée d’un diplôme, où elle serait « reconnue comme
possédant la science du Merlin, tout en restant aussi belle que Viviane ».
Certes, cette proposition témoigne des meilleures intentions, mais, sans parler du danger de laisser l’art historique à la merci d’une majorité dans la Chambre des Communes, qui ne manquerait pas de voter d’après sa manière de voir les choses, M. Bayliss n’a pas l’air de se douter qu’un grand événement n’est point nécessairement un sujet de peinture.
« Les événements décisifs du monde, ainsi qu’on l’a très bien dit, s’accomplissent
dans l’intelligence »
, et pour les Bureaux Scolaires, les cérémonies
académiques, les salles d’hôpital, et le reste, on fera bien de les laisser aux artistes
des journaux illustrés qui s’en tirent admirablement et les donnent exactement comme ils
doivent être dessinés.
D’ailleurs, les tableaux qui représentent des événements contemporains, mariages royaux, revues navales ou autres faits analogues, et qui se voient chaque année à l’Académie, sont toujours extrêmement mauvais, tandis que ces mêmes sujets, traités en noir et blanc dans le Graphic ou le London News, sont excellents.
En outre, si nous tenons à comprendre l’histoire d’une nation par le moyen de l’art, c’est aux arts de l’imagination et de l’idéal que nous devons recourir, et non aux arts qui sont franchement imitatifs.
L’aspect visible de la vie ne contient plus désormais pour nous le secret de l’esprit de la vie.
Probablement il ne le contint jamais.
Et si le Banquet de Waterloo, par M. Barker, et le Mariage du Prince de Galles par M. Frith sont des exemples d’art historique légitime, moins ils contiennent d’art, mieux cela vaut.
Cependant M. Bayliss est plein de la foi la plus ardente et parle très gravement de portraits authentiques de Saint Jean, de Saint Pierre, de Saint Paul datant du premier siècle, et de l’établissement par les Israélites d’une école d’art dans le désert, école qu’aurait dirigé un certain Bezaleel, peu apprécié de nos jours.
Il écrit d’un style agréable et pittoresque, mais il ne devrait point parler de l’art.
L’art est pour lui un livre scellé.
Une des Bibles du Monde39
Le Kalévala est un de ces poèmes que M. William Morris appela un jour les
« Bibles du Monde »
.
Il se range comme épopée nationale, à côté des poèmes homériques, des Niebelungen, du Shahnameth, et du Mahabharata.
L’admirable traduction que vient d’en publier M. John Martin Crawford sera certainement bien accueillie de tous les lettrés, de tous les amis de la poésie primitive.
M. Crawford, dans sa très intéressante préface, revendique pour les Finlandais le mérite d’avoir commencé, avant toute autre nation européenne, à recueillir et conserver leur antique folklore.
Au dix-septième siècle, nous rencontrons des hommes au goût littéraire tels que Palmsköld, qui travaillèrent à rassembler et interpréter les différents chants des habitants des landes marécageuses du Nord.
Mais le Kalévala proprement dit fut réuni par deux grands érudits finlandais de notre siècle même : Zacharias Topélius et Elias Lönnrot.
Tous deux étaient des médecins praticiens, et leur profession les mettait en contact fréquent avec les gens du peuple.
Topélius, qui réunit quatre-vingts fragments épiques du Kalévala, passa les onze dernières années de sa vie au lit, où le retenait une maladie incurable. Mais ce malheur ne refroidit point son enthousiasme.
M. Crawford nous apprend qu’il avait coutume de grouper les colporteurs finlandais auprès de son lit et de les inviter à chanter leurs poésies épiques, qu’il transcrivait à mesure qu’elles étaient récitées, et quand il entendait parler d’un ménestrel finlandais réputé, il faisait tout son possible pour faire venir chez lui le chanteur et recueillir de lui de nouveaux fragments de l’épopée nationale.
Lönnrot parcourut tout le pays à cheval, en traîneau attelé de rennes, en canot, recueillant vieux poèmes et chants chez les chasseurs, les pêcheurs, les bergers.
Chacun lui donnait son concours, et il eut la bonne fortune de trouver un vieux paysan, un des plus vieux parmi les runolainen de la province russe de Wuokinlem, qui surpassait de beaucoup tous les autres chanteurs du pays, et il obtint de lui l’une des rimes les plus splendides du poème.
Et certainement, le Kalévala, tel que nous le possédons, est un des grands poèmes du monde.
Il ne serait peut-être pas tout à fait exact de le présenter comme une épopée.
Il lui manque l’unité centrale du vrai poème épique dans le sens que nous donnons à ce mot.
On y trouve bien des héros, outre Wainamoinen.
C’est à proprement parler un recueil de chants populaires et de ballades.
Son antiquité ne donne aucune prise au doute : il est païen d’un bout à l’autre, même la
légende de la vierge Mariatta, à qui le soleil indique l’endroit « où est caché son
bébé d’or »
,
Là-bas est ton enfant d’or,Là repose endormi ton saint enfant,caché jusqu’à la ceinture dans l’eau,caché dans les joncs et les roseaux,
est nettement antérieure au christianisme, selon tous les savants.
Les Dieux sont surtout des dieux de l’air, de l’eau, de la forêt.
Le plus grand est le dieu du ciel, Ukks, qui est « le père des Brises »
,
« le Pâtre des agneaux-nuages ».
L’éclair est son glaive, l’arc-en-ciel
son arc ; son jupon lance des étincelles de feu, ses bas sont bleus, et ses souliers de
couleur cramoisie.
Les filles du Soleil et de la Lune sont assises sur les bords écarlates des nuages et tissent les rayons de lumière en une toile brillante.
Untar préside aux brouillards et aux brumes, et les passe à travers un tamis d’argent avant de les envoyer sur la terre.
Ahto, le dieu de la vague, habite « avec son épouse au cœur froid et
cruel »
Wellamo, au fond de la mer dans l’abîme des Rochers aux Saumons, et
possède le trésor sans prix du Sampo, le talisman du succès.
Quand les branches des chênes primitifs cachèrent aux régions du Nord la lumière du soleil, Pikku-Mies (Pygmée) émergea de la mer entièrement vêtu de cuivre, avec une hachette de cuivre à la ceinture, et étant parvenu à une stature gigantesque, il abattit en trois coups de sa hachette l’immense chêne.
« Wirokannas » est le prêtre à la robe verte, de la forêt, et Tapio, qui porte un
vêtement en mousse d’arbre, et un haut chapeau en feuilles de pin, est le « Dieu
gracieux des grands bois ».
Otso, l’ours, est « la Patte de miel des montagnes, l’ami des forêts, à la robe de
fourrure ».
En toute chose visible ou invisible, il y a un dieu, une divinité présente.
Il y a trois mondes, et tous peuplés de divinités.
Quant au poème lui-même, il est en vers trochaïques de huit syllabes, avec allitération et écho dans le cours du vers. C’est le mètre dans lequel Longfellow a écrit Hiawatha.
L’un de ses traits caractéristiques est une admirable passion pour la nature, et pour la beauté des objets de la nature.
Lemenkainen dit à Tapio :
« Dieu des forêts, à la barbe noire,avec ton chapeau et ton vêtement d’hermine,habille les arbres des fibres les plus fines,couvre les bosquets des tissus les plus riches,donne aux sapins le luisant de l’argent,revêts d’or les baumes élancés,donne aux bouleaux leur ceinture cuivréeet aux pins leur contour d’argent,donne aux bouleaux des fleurs d’or,couvre leurs troncs d’un réseau d’argent.Tel était leur costume au temps d’autrefois,quand les jours et les nuits avaient plus d’éclat,quand les sapins brillaient comme la lumière du soleil,et les bouleaux comme les rayons de la lune.Que le miel embaume toute la forêt,qui s’étend dans les vallons et sur les montagnes ;que des parfums rares se répandent sur les bords des prés,que l’huile coule à flot des terres basses. »
Tous les métiers, tous les travaux d’art sont écrits, comme dans Homère, avec un minutieux détail :
Alors le forgeron Ilmarinen,l’éternel artiste-forgeron,dans la fournaise, forgea un aigleavec le feu de l’antique savoir.Pour cet oiseau géant de magieil forgea des grilles de fer.Il lui fit le bec d’acier et de cuivre.Il s’asseoit lui-même sur l’aigle,sur le dos, entre les os des ailes,et parle en ces termes à sa créature.Il donne son ordre à l’oiseau de feu :« Puissant aigle, oiseau de beauté,dirige ton vol du côté où je t’enverrai,vers le fleuve Tuoni, noir comme le charbon,vers les profondeurs bleues du fleuve de la Mort.Saisis le puissant poisson de Mana.Empare-toi pour moi de ce monstre aquatique
Et la construction d’une barque par Wainamoinen est un des grands épisodes du poème :
Wainamoinen, vieux et habile,l’éternel faiseur de merveilles,construit son vaisseau avec enchantement,construit son bateau par art et magie.Avec la charpente que fournit le chêne,il en fait la quille et les flancs et le fond.Il chante une chanson et la charpente est jointe.Il en chante une seconde, et les flancs sont assemblés.Il chante une troisième fois, et les taquets de nages sont fixesrames et côtés et gouvernail façonnés,les côtés et les flancs unis ensemble.Maintenant il fait un pont au vaisseau magique.Il peint le bateau en bleu et écarlate,il orne avec de l’or le gaillard d’avant,il couvre la proue avec de l’argent fondu.Il lance à l’eau son magnifique vaisseau qui glissesur les rouleaux faits de sapin.Maintenant il dresse les mâts en bois de pin,sur chaque mât les voiles de toilevoiles bleues, et blanches et écarlates,tissées en un tissu le plus fin.
Tous les traits caractéristiques d’une antique et splendide civilisation se reflètent dans ce merveilleux poème, et l’admirable traduction de M. Crawford devrait rendre les merveilleux héros de Suomi aussi familiers, sinon plus chers à notre peuple, que les héros de la grande épopée ionienne.
Le Socialisme poétique40
M. Stopford Brooke disait, il y a quelque temps, que le Socialisme et l’esprit socialiste donneraient à nos poètes des sujets plus nobles et plus élevés à chanter, élargiraient leurs sympathies, agrandiraient l’horizon de leur vision, et toucheraient, du feu et de l’ardeur d’une foi nouvelle, des lèvres qui, sans cela, resteraient silencieuses, des cœurs qui, sans cet évangile nouveau, resteraient froids.
Que gagne l’Art aux événements contemporains ?
C’est toujours un problème attrayant, et un problème malaisé à résoudre.
Toutefois, il est certain que le Socialisme se met en marche bien équipé.
Il a ses poètes et ses peintres, ses conférenciers artistiques, ses caricaturistes malicieux, ses orateurs puissants, et ses écrivains habiles.
S’il échoue, ce ne sera point faute d’expression.
S’il réussit, son triomphe ne sera pas un triomphe de la simple force brutale.
La première chose qui frappe, quand on jette les yeux sur la liste de ceux qui ont fourni leur appoint aux Chants du Travail de M. Edward Carpenter, c’est la curieuse variété de leurs professions respectives. Ce sont les grandes différences de position sociale qui existent entre eux. C’est cette étrange mêlée d’hommes qu’a réunis un moment une passion commune.
L’éditeur est un « conférencier scientifique »
.
A sa suite, viennent un drapier, un porteur, puis deux ex-maîtres d’Eton, deux bottiers, et ceux-ci à leur tour font place à un ex-Lord-Maire de Dublin, à un relieur, à un photographe, à un ouvrier sur acier, à une femme-auteur.
Dans une même page, nous trouvons un journaliste, un dessinateur, un professeur de musique ; dans une autre, un employé de l’état, un mécanicien-ajusteur, un étudiant en médecine, un ébéniste et un ministre de l’Église d’Écosse.
Certes ce n’est point un mouvement banal qui peut réunir en une étroite fraternité des hommes de tendances aussi différentes, et si nous mentionnons parmi les poètes M. William Morris, et disons que M. Walter Crane a dessiné la couverture et le frontispice du livre, nous ne pouvons ne pas sentir, comme nous l’avons déjà dit, que le socialisme se met en marche bien équipé.
Quant aux chants eux-mêmes, certains d’entre eux, pour citer la préface de l’éditeur :
« sont purement révolutionnaires ; d’autres ont un ton chrétien. Il y en a qu’on
pourrait qualifier de simplement matériels dans leurs tendances tandis que d’autres ont
un caractère hautement idéal et visionnaire ».
Voilà qui, en somme, promet beaucoup.
Cela montre que le Socialisme n’entend pas se laisser ligoter par un credo dur et ferme, ni se mouler dans une formule de fer.
Il accueille bien des natures multiformes.
Il n’en repousse aucune, il a de la place pour toutes.
Il possède l’attrait d’une merveilleuse personnalité.
Il s’adresse au cœur de l’un, au cerveau de l’autre, il attire celui-ci par sa haine de l’injustice, son voisin par sa foi en l’avenir, un troisième, peut-être par son amour de l’art, ou par son culte ardent pour un passé mort et enterré.
Et de cela, tout est bien. Car rendre les hommes socialistes n’est rien, mais humaniser le socialisme est une grande chose.
Ils ne sont pas d’une très haute valeur littéraire, ces poèmes qui ont été si adroitement mis en musique.
Ils sont faits pour être chantés, non pour être lus.
Ils sont rudes, directs, vigoureux.
Les airs sont entraînants et familiers, et on peut dire que la première cohue venue les gazouillerait aisément.
Les transpositions qu’on a faites sont très amusantes :
« C’était dans Trafalgar-Square »
est mis sur l’air de : « C’était
dans la baie de Trafalgar »
.
« Debout, peuple ! »
chanson très révolutionnaire, par M. John Gregory,
bottier, et qui a pour refrain :
Debout, peuple, ou descendez dans votre tombe !Les lâches seront toujours esclaves,
doit se chanter sur l’air de Rule Britannia.
Le vieil air du Vicaire de Bray accompagnera la nouvelle Ballade de
Loi et de l’Ordre, qui néanmoins, n’est point du tout une ballade, et, sur celui
de Voici pour la timide fillette de quinze
ans, la démocratie de l’avenir
lancera de sa voix tonnante une des compositions lyriques les plus fortes et les plus
touchantes de M. T. D. Sullivan.
Il est clair que les Socialistes entendent faire marcher l’éducation musicale du peuple du même pas que son éducation dans la science politique, et sur ce point, comme sur tous les autres, ils semblent complètement exempts de toute préoccupation étroite, de tout préjugé conventionnel.
Mendelsohn est imité par Moody et Sankey :41 La Garde sur le Rhin figure côte à côte avec la Marseillaise.
Lillibulero est un chœur de Norma ; John Brown et un air de la Neuvième Symphonie de Beethoven leur sont tous également agréables.
Ils chantent l’hymne national dans la version de Shelley.
La voix du labeur de M. William Morris, à la cadence fluide de
« Vous, rives et landes de Bonny Doon ».
Victor Hugo parle quelque part du cri
terrible « du tigre populaire »
mais, il est évident, d’après le livre de
M. Carpenter, que si jamais la Révolution éclatait en Angleterre, ce ne serait point en un
rugissement inarticulé, mais plutôt en de charmantes chansons, en de gracieux
couplets.
On gagnerait certainement au change.
Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait, du moins à ce que disent des historiens inexacts, mais c’est pour bâtir une cité éternelle que les Socialistes de nos jours se sont occupés de faire de la musique et ils ont une entière confiance dans les instincts artistiques du peuple.
Ils disent que le peuple est brutal,qu’en lui sont mort les instincts de beauté.Si c’était vrai, honte à ceux qui le condamnentà la lutte désespérée pour le pain !Mais ils mentent en leur gorge, quand ils parlent ainsiCar le peuple a le cœur tendre,et une source profonde de beauté se cachesous la fièvre et la douleur aiguë de sa vie.
Voilà une stance prise dans une des poésies de ce volume, et le sentiment exprimé en ces mots domine partout.
La Réforme gagna beaucoup de terrain en employant les airs populaires de cantiques.
Les Socialistes paraissent décidés à conquérir la faveur du peuple par des moyens analogues. Mais ils feront bien d’être modestes dans leur attente.
Les murs de Thèbes s’élevèrent au son de la musique, et Thèbes fut une cité vraiment bien sotte.
Essais, par M. Brander Matthews42
« Si vous tenez à ce que votre livre soit apprécié favorablement, faites vous une bonne réclame dans votre préface. »
Telle est la règle d’or formulée pour servir de guide aux auteurs par M. Brander Matthews
dans un amusant essai sur l’art d’écrire une préface et mettant sa théorie en pratique, il
annonce son volume comme « le plus intéressant et le plus instinctif de la
décade. »
Amusant, il l’est certainement par endroits.
L’Essai sur le poker, par exemple, est écrit avec beaucoup de verve et d’agrément.
M. Proctor blâmait le poker par une raison assez triviale.
C’était pour lui une manière de mensonge, et autre raison plus sérieuse, il offrait des occasions très favorables pour tricher.
A vrai dire, la seule existence de ce jeu, en dehors des tapis-francs était, selon lui,
« un des phénomènes les plus monstrueux de la civilisation
américaine. »
M. Brander Matthews répond à ces graves accusations que bluffer se
réduit à la « Suppressio veri »
et que cet acte exige du joueur une forte
dose de courage physique.
Quant à l’acte de tricher, il soutient que le poker n’offre pas plus d’occasions pour l’exercice de cet art que le Whist ou l’Écarté, tout en admettant que l’attitude à prendre en face d’un adversaire dont la veine est indûment persistante, est celle de l’Allemand d’Amérique qui trouvant quatre as dans son jeu, était naturellement disposé à parier, quand il lui vint une idée soudaine :
- — Qui a distribué les cartes ? demanda-t-il.
- — Jakey Einstein, lui répondit-on.
- — Jakey Einstein ! répéta-t-il en abattant son jeu. Alors je passe.
L’histoire de ce jeu paraîtra fort intéressante à tout amateur des cartes.
Ainsi que la plupart des produits franchement nationaux de l’Amérique, il semble avoir été importé de l’étranger, et on peut en suivre l’origine jusqu’à un jeu italien du quinzième siècle.
L’Euchre fut probablement acclimaté sur le Mississipi par les voyageurs canadiens.
C’est une forme du jeu français de triomphe.
Un citoyen du Kentucky, désirant dire à ses fils quelques mots d’avis pour leur conduite future dans la vie, les convoqua autour de son lit de mort et leur parla ainsi :
- — Mes gars, quand vous descendrez le fleuve jusqu’à la Nouvelle-Orléans, méfiez-vous d’un certain jeu appelé le Yucker, où le valet est plus fort que l’as. Ce n’est pas chrétien.
Et cet avis donné, il s’allongea et mourut en paix.
Et c’était à l’Euchre que jouaient ces deux gentlemen, à bord d’un bateau sur le Mississipi, quand un spectateur, scandalisé de la fréquence avec laquelle un des joueurs tournait le valet, prit la liberté d’avertir l’autre joueur que le gagnant prenait les cartes de dessous.
Ce à quoi le perdant, sûr de savoir se défendre, répondit d’un ton bourru :
- — Bah ! je suppose bien qu’il le fait. C’est son tour de donner.
Le chapitre sur l’Antiquité des mots pour rire avec sa proposition d’une exposition internationale de plaisanteries, est des plus remarquables.
Une exposition de ce genre, comme le remarque M. Matthews, aurait du moins pour effet de détruire tout ce qui reste d’autorité au bon vieux dicton d’après lequel il n’existe au monde que trente-huit bonnes plaisanteries et que trente-sept ne peuvent être dites devant des dames et la section rétrospective serait d’un grand secours pour tout folkloriste digne de ce nom.
Car la plupart des bonnes histoires de notre temps appartiennent en réalité au folklore, sont des mythes survivants, des échos du passé.
Les deux proverbes américains bien connus : « Nous avons eu un enfer de temps »
et « que l’autre marche »
sont l’un et l’autre suivis jusqu’à leur origine par
M. Matthews.
Le premier se retrouve dans les lettres de Walpole, le second dans une histoire que le
Pogge raconte à un habitant de Pérouse qui s’en allait, l’air mélancolique, parce qu’il ne
pouvait pas payer ses dettes : « Va ! Stulte, lui fut-il conseillé, laissez
l’inquiétude à vos créanciers. »
Même la brillante riposte faite par M. Evart quand on lui dit que Washington avait une
fois lancé un dollar au-delà du Pont Naturel en Virginie : « En ces temps-là un
dollar allait bien plus loin que de nos jours »
paraît descendre en ligne
directe d’une spirituelle remarque de Foote, quoique dans ce cas, nous préférions le fils
au père.
L’Essai sur le français tel que le parlent ceux qui ne parlent pas français est aussi écrit d’une façon très fine d’ailleurs. Sur tous les sujets, excepté en littérature, M. Matthews mérite d’être lu.
En littérature et sur les sujets littéraires, il est certainement tout à fait piteux.
L’Essai sur l’Éthique du plagiat, avec son pénible effort pour réhabiliter
M. Rider Haggard, et les sottes remarques sur l’admirable article de Poë, au sujet de
« M. Longfellow et autres plagiaires »
est extrêmement terne et banal, et
dans le laborieux parallèle qu’il établit entre M. Frédéric Locker et M. Austin Dobson,
l’auteur de Plume et Encre montre qu’il est absolument dépourvu de toute
vraie faculté critique, de toute finesse de tact pour discerner entre les vers courants de
société et l’œuvre exquise d’un très-parfait artiste en poésie.
Nous ne trouvons point mauvais que M. Matthews compare M. Locker et M. Du Maurier, M. Dobson ou M. Randolph Caldecott, et M. Edwin Abbey.
Ces sortes de comparaisons, si elles sont très sottes, ne font aucun mal.
En fait, elles ne signifient rien, et selon toute apparence, on ne veut pas qu’elles aient une portée.
D’autre part, nous sommes réellement tenus de protester contre les efforts de M. Matthews pour confondre la poésie de Piccadilly avec la poésie du Parnasse.
Nous dire, par exemple que le vers de M. Dobson « n’a point la clarté condensée,
ni la vigueur incisive de M. Locker »
est vraiment trop mauvais, même pour de la
critique transatlantique.
Pour peu qu’on se pique de se connaître en littérature on se gardera de rapprocher ces deux noms.
M. Locker a écrit quelques agréables vers de société, quelques bagatelles rimées à mettre en musique, admirablement bien faites pour les albums de dames et les magazines.
Mais citer pêle-mêle Herrick, Suckling et M. Austin Dobson, c’est chose absurde.
Herrick n’est point un poète.
D’autre part, M. Dobson, a produit des pièces absolument classiques dans leur exquise beauté de forme.
Rien qui ait plus de perfection artistique en son genre que les Vers à une jeune Grecque n’a été écrit de notre temps.
Ce petit poème restera dans les mémoires, aussi longtemps qu’y restera Thyrsis et Thyrsis ne sera jamais oublié.
Tous deux ont ce caractère de distinction qui est si rare en ces jours de violence, d’exagération et de rhétorique.
Certes, quand on avance comme le fait M. Matthews que les pièces de M. Dobson appartiennent à « la littérature forte », on dit une chose ridicule.
Elles ne visent point à la force et elles ne la réalisent point.
Elles ont d’autres qualités, et dans leur sphère délicatement circonscrite, elles n’ont point de rivales contemporaines ; il n’en est même aucune qui se place au second rang après elles.
Mais M. Matthews ne s’effraye de rien et s’évertue à traîner M. Locker en dehors de Piccadilly, où il était tout à fait dans son élément, et à le planter sur le Parnasse, où il n’a pas le droit de prendre place, où il ne réclamerait point une place.
Il loue son œuvre avec le zèle étourdi d’un commissaire-priseur éloquent.
Ces vers d’une grande banalité, et même d’une légère vulgarité, sur un Crâne humain :
Il a peut-être contenu (pour émettre au hasard quelques idées),ton cerveau, o Eliza Fry ! ou celui de Baron Byron ;l’esprit de Nell Gwynne, ou du docteur Watts.Deux bardes qu’on cite. Deux sirènes philanthropes.Mais, j’espère, cela s’entend bien,qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, qu’ils aient été adorés ou détestés,l’être qui posséda ce crâne ne fut pas tout à fait aussi bon,ni tout à fait aussi mauvais que bien des gens l’ont affirmé.
Ces vers-là lui paraissent « avoir de la gaîté et de l’éclat »
« être pleins d’un humour agréable »
, et il faut « y relever deux
choses en particulier : l’individualité et la franchise de l’expression. »
Individualité, franchise d’expression !
Nous nous demandons quel est pour
M. Matthews le sens de ces mots.
M. Locker n’a pas de chance avec son lourdaud d’admirateur américain.
Comme il doit rougir en lisant ce panégyrique pesant !
Il faut dire que M. Matthews lui-même a du moins un accès de remords d’avoir tenté de mettre l’œuvre de M. Locker à côté de l’œuvre de M. Dobson, mais comme il arrive après les accès de remords, cela n’aboutit à rien.
Dès la page suivante, nous l’entendons se plaindre de ce que le vers de M. Dobson n’a
point la « clarté condensée »
et la « vigueur incisive »
de
celui de M. Locker.
M. Matthews devait s’en tenir à ses ingénieux articles de journaux sur l’Euchre, le Poker, le mauvais français et les plaisanteries d’antan.
Sur ces sujets-là, il sait « écrire des choses drôles »
selon sa propre
expression.
Il écrit aussi « des choses drôles » sur la littérature, mais la drôlerie n’est
pas tout à fait aussi amusante.
Le dernier livre de M. William Morris43
Le dernier livre de M. Morris est, d’un bout à l’autre, une pure œuvre d’art, et la distance même qui sépare son style du commun langage et des intérêts terre à terre de notre temps, donne à tout le récit une étrange beauté, un charme qui n’a rien de familier.
Il est écrit dans un mélange de prose et de vers, comme le « cante fable »
du moyen âge et nous conte l’histoire de la maison des Wolfings dans ses luttes contre les
légionnaires de Rome qui pénétraient alors dans la Germanie du Nord.
C’est une sorte de Saga, et le langage dans lequel est écrite cette épopée populaire, comme nous pourrions la nommer, rappelle la dignité, la franchise antique de notre langue anglaise d’il y a quatre siècles.
A un point de vue artistique, on peut la qualifier un essai pour se replacer par un effort conscient dans le milieu d’un siècle plus ancien, qui aurait plus de fraîcheur.
Les tentatives de ce genre ne sont point chose rare dans l’histoire de l’art.
C’est d’un sentiment analogue que sont sortis le mouvement préraphaélite de nos jours et la tendance archaïque de la sculpture grecque à son époque postérieure.
Quand le résultat est beau, le procédé est justifié. Les cris aigus, de ceux qui s’obstinent à réclamer une absolue modernité comme une prétendue nécessité, ne sauraient prévaloir contre la valeur d’une œuvre qui possède l’incomparable excellence du style.
Il est certain que l’œuvre de M. Morris possède cette excellence.
Ses belles harmonies, ses riches cadences créent chez le lecteur cet esprit sans lequel son esprit ne peut être interprété, éveillent en lui quelque chose du caractère romanesque, et le tirant de son propre siècle le placent dans un rapport meilleur et plus vivant avec les grands chefs-d’œuvre de tous les temps.
C’est chose mauvaise pour un siècle que de regarder sans cesse dans l’art pour y trouver son image.
Il est bon que de temps à autre, on nous donne une œuvre noblement imaginative en sa méthode et purement artistique dans son but.
En lisant le récit de M. Morris avec ses belles alternances de vers et de prose, avec sa façon merveilleuse de traiter les sujets de roman et d’aventures, nous ne pouvons nous soustraire à la sensation d’être transportés aussi loin de la fiction ignoble que nous le sommes des faits ignobles de notre temps.
Nous respirons un air plus pur, nous avons des rêves d’une époque où la vie avait quelque chose de poétique qui lui était propre, où elle était simple, imposante et complète.
L’intérêt tragique de La Maison des Wolfings se concentre autour de Thiodolf, le grand héros de la tribu.
La déesse, dont il est aimé, lui donne, au moment où il va livrer bataille aux Romains, un haubert magique auquel est attaché un étrange destin : celui qui le portera sera invulnérable, mais il causera la perte de son pays.
Thiodolf découvre ce secret et rapporte le haubert à Soleil des Bois, — ainsi se nomme-t-elle, — et préfère sa propre mort à la ruine de sa cause.
Ainsi finit l’histoire.
Mais M. Morris a toujours mieux aimé le roman que la tragédie, et place le développement de l’action au-dessus de la concentration de la passion.
Son récit est semblable à une vieille et splendide tapisserie toute pleine de personnages imposants et enrichie de détails délicats et charmants.
L’impression, qu’elle laisse en nous, n’est point celle d’une figure centrale qui domine l’ensemble, mais plutôt d’un magnifique dessin, auquel tout est subordonné, et par lequel tout acquiert une signification durable.
C’est le tableau d’ensemble de la vie primitive, qui exerce une réelle fascination.
Ce qui, entre d’autres mains n’aurait été que de l’archéologie est transformé ici par un instinct artistique vivant, nous est présenté sous un aspect merveilleux, mais humain, et plein d’un intérêt élevé.
Il semble que le monde ancien revient à la vie pour nous charmer.
Il est difficile de donner par la simple citation une idée adéquate d’une œuvre aussi considérable, achevée avec autant de perfection qu’elle a été conçue.
Cependant, voici un passage qui peut servir comme spécimen de sa valeur narrative.
C’est la description de la visite faite par Thiodolf au Soleil des Bois.
La lumière de la lune s’épandait à grands flots sur le gazon découvert, et la rosée tombait, en cette heure la plus froide de la nuit, et la terre exhalait un doux parfum : toute la demeure était alors endormie. En aucun des bruits ne se reconnaissait le bruit d’une créature, si ce n’est que de la prairie lointaine arrivait le mugissement d’une vache qui avait perdu son veau, et qu’une chouette blanche voletait près des rebords du toit, jetant son cri sauvage, pareil à la raillerie d’un éclat de rire maintenant silencieux.
Thiodolf se dirigea vers le bois et marcha sans s’arrêter à travers les noisetiers clairsemés, passa de là dans la masse dense des bouleaux, dont le tronc se dressait lisse et argenté, haut, compacte. En allant ainsi, il avait l’air de quelqu’un qui suit un sentier familier, bien qu’aucun sentier ne fût marqué, jusqu’à ce que la lumière lunaire fût entièrement éteinte par le toit serré du feuillage ; et cependant aucun homme n’était capable d’aller par là malgré l’obscurité, sans s’apercevoir qu’il avait au-dessus de lui une voûte verte.
Il avançait toujours en dépit des ténèbres et vit enfin devant lui une faible lueur, qui devint de plus en plus brillante. Il parvint alors à une petite clairière où reparaissait le gazon, un gazon bien peu épais, parce que bien peu de lumière du soleil y arrivait, tant étaient serrés les hauts arbres des alentours.
Thiodolf ne leva pas un instant les yeux vers le ciel, ni vers les arbres, en parcourant le sol semé de cosses, que formait la pelouse, mais ses yeux regardaient droit devant lui, vers le point qui formait le centre de la pelouse.
Il n’y avait rien d’étonnant à cela, car là, sur un siège de pierre, une femme était assise, d’une extrême beauté, vêtue d’un vêtement scintillant, dont la chevelure s’épandait aussi pâle à la lumière de la lune sur la terre grise que les plaines couvertes d’orge, en une nuit d’août, avant que les faucilles recourbées y passent.
Elle était assise là comme dans l’attente de quelqu’un. Il ne suspendit point sa marche, il ne s’arrêta point, il alla droit à elle, la prit dans ses bras, lui baisa la bouche et les yeux. Elle lui rendit ses caresses. Alors il s’assit à côté d’elle.
Comme exemple de la beauté du vers, nous donnerions ce passage du chant de Soleil des Bois.
Il montre au moins, avec quelle perfection la poésie s’harmonise avec la prose, et combien est naturelle la transition de l’une à l’autre.
« En maints endroits habite la Destinée, qui ne dort ni jour ni nuit.Elle baise le bord de la coupe et porte le flambeau à la flamme vacillantequand les rois des hommes quittent la table, heureux, pour le lit nuptial.C’est peu de dire qu’elle émousse le tranchant de l’épée aiguisée,lorsqu’elle erre pendant bien des jours par la maison à demi construite.Elle balaie du rivage le navire, et sur la route accoutumée,le chasseur montagnard va là où son pied ne glissa jamais.Elle est là où la haute falaise s’émiette enfin sur le bord du fleuve ;C’est elle qui aiguise la faux du faucheur, qui plonge le berger dans le sommeil,là où le mortel serpent veille parmi les moutons à l’abandon.Or, nous qui appartenons à la race divine, nous connaissons ses projets,mais nous ne savons rien de sa Volonté sur la vie des mortels et leur fin.Ainsi donc je t’enjoins de ne rien craindre pour toi de la Destinée et de ses actes,mais de les craindre pour moi, et je t’enjoins de prêter une oreille secourable à mon danger.Sans cela… Es-tu heureux dans la vie, ou te plaît-il de mourirà la fleur de tes jours, quand ta gloire et tes souhaits auraient atteint leur épanouissement ?
Le dernier chapitre du livre, où nous est décrite la grande fête en l’honneur des morts est si belle de style que nous ne pouvons nous empêcher de citer ce passage.
« Or les ténèbres tombaient sur la terre, mais la salle était resplendissante à l’intérieur, tout ainsi que l’avait promis le Soleil de la Salle. Là s’étalait le trésor des Wolfings. De belles draperies étaient tendues sur les murs : des vêtements finement brodés suspendus aux colonnes, de superbes
vasesde bronze, des coffres aux belles sculptures étaient rangés dans les angles, où les gens pouvaient bien les voir, des vases d’or et d’argent étaient disposés çà et là sur la table du festin. Les colonnes étaient aussi parées de fleurs et des guirlandes fleuries pendaient aux murs sur les tapisseries précieuses. Des résines aromatiques et des parfums brûlaient dans des encensoirs de bronze d’un beau travail. Tant de lumières étaient allumées sous le toit, qu’il paraissait embrasé d’une flamme moins vive le jour où les Romains y avaient brûlé des fagots pour le détruire par le feu, dans la hâte du matin de la bataille.« Alors commença le festin, dans la montée de leur retour, où ils rapportaient dans leurs mains la victoire, et les corps inanimés de Thiodolf et d’Otter, vêtus d’habits étincelants et précieux, les contemplaient du siège élevé. Les parents qui leur rendaient hommage étaient joyeux, et l’on but la coupe devant eux et d’autres, que ce fussent des Dieux ou des hommes.
En des jours de réalisme lourdaud et d’imitation sans imagination, c’est avec un plaisir intense qu’on souhaite la bienvenue à des œuvres de ce genre.
C’est là un livre que tous les amis de la littérature seront certainement enchantés de lire.
Adam Lindsay Gordon44
Un critique a fait remarquer récemment à propos d’Adam Lindsay Gordon45, que grâce à lui l’Australie avait trouvé sa première expression en beaux vers.
Mais c’est là une erreur bienveillante.
Il y a fort peu d’Australie dans la poésie de Gordon.
Son cœur, son esprit, son imagination étaient toujours préoccupés de souvenirs et de rêves anglais, et de la culture telle qu’il l’avait reçue de l’Angleterre.
Il ne dut rien à son pays d’adoption.
S’il était resté dans la terre natale, il aurait fait de bien plus belles choses.
En quelques pièces telles que le Stockrider46 malade, De l’Épave, Loup et Chien de chasse, il y a des indices d’influences australiennes, et ces stances dans le genre de Swinburne tirées des Ballades de la Brousse méritent d’être citées, bien qu’elles contiennent une promesse qui n’a jamais été réalisée.
Ce sont là des rimes qui se suivent, reliées moins par le son que par le sens,en des pays où de brillantes fleurs sont dépourvues de parfum,où de brillants oiseaux sont dépourvus de chant,où, le feu et l’ardente sécheresse dans ses tresses, l’insatiable été opprimeles tardives forêts, les mélancoliques déserts, les troupeaux et les animaux défaillants.D’où viennent-elles ? Le vaste grésillement de la sauterellepeut fournir une mesure.Le tintement d’une rouelle, d’un éperon le choc d’une vague,le coassement de la grenouille parmi les joncs,qui réveille les échos entre les pauses, les silencesde la nuit tombante, du torrent qui se précipite,de la tempête en délire.Pendant que s’épaissit là-haut l’obscuritédans l’intervalle de calme et de silence,quand rougissent d’une teinte de flamme les arbres de la forêt,sur les pentes de la montagne,quand les Eucalyptus aux troncs rabougris et difformessemblent porter, pareils à d’étranges colonnes égyptiennesdes dessins curieux, de bizarres inscriptions,des sortes d’hiéroglyphes ;Au printemps, lorsque l’acacia frissonneentre l’ombre et la lumière,quand chaque bouffée d’air chargée de rosée ressembleà une longue gorgée de vin,quand la ligne bleue de l’horizon offre une résistancequi donne plus de profondeur à la distance la plus vague,Une sorte de chant s’éveille dans tous les cœurs ;Et ces chants-là, ce furent les miens.
Mais en général, Gordon est franchement Anglais, et les paysages qu’il décrit sont toujours les paysages de notre pays.
Il chante les seigneurs et les dames du moyen-âge dans ses Rimes de joyeuse garde, les Cavaliers et les Têtes-Rondes dans son Roman de Britomarte.
Astaroth, sa pièce la plus longue et la plus ambitieuse, a pour sujet les aventures des barons normands et des chevaliers danois du temps jadis.
Imprégné de Swinburne et passionné de Browning, il s’évertue à reproduire la merveilleuse mélodie du premier et la vigueur dramatique, l’âpre énergie du second.
De l’Épave est en quelque sorte une édition australienne de la Chevauchée à Gand.
Voici les trois premières stances d’une des soi-disant Ballades de la Brousse.
Aux cieux tranquilles et semés d’étoiless’accrochent des lustres blancs,et des éclairs d’un gris écarlateet des éclairs rouge et or.Et les gloires du soleil couvrentla rose, au-dessus de laquelle elles se déversent ;comme amant et maîtresseils flambent et se déploient.Fleurissement muet dans le jardin,carré vert de pelouse, d’un vert frais,alors que les pâturages se durcissent,et que baillent les fissures de la sécheresse,et que des feuilles tombent en grand nombre,que les pétales de rose tombent pour vous,feuilles emperlées de rosée,et or que frappe l’aurore.La pelouse se souviendrad’avoir été foulée par vos piedsen la cendre chaude d’automne,quand la sécheresse se ligue avec la chaleur,quand la dernière des rosesse ferme désespéréeen ce sommeil qui repose,avant que le vent d’orage prenne son vol.
Et les vers suivants d’Astaroth montrent que le baron normand a lu Dolorès juste une fois de trop :
Prêtres défunts d’Osiris, et d’Isiset d’Apis ! cette doctrine mystiquepareille à un cauchemar, conçue dans une crisede fièvre, n’est plus étudiée.Mage mort, cette troupe d’étoiles qui rayela voûte de ce firmament, là-hautregarde, calme, comme une armée d’anges blancsla sèche poussière d’adorateurs disparus.Sur des mers inexplorées, le navire peut-il esquiverles rochers à fleur d’eau ? L’homme peut-il suivre les enchaînements de la vie,passée ou future, que n’ont point résolus les Égyptiens,les Thébains, dont le sphinx n’a rien dit ?L’énigme s’offre encore toujours enchevêtrée,aux chercheurs qui consument l’huile nocturne.Ô terre, nous avons peiné, nous avons travaillé :Combien de temps resterons-nous à la peine, au labeur ?
Les classiques exercèrent toujours une grande fascination sur Gordon. Il aimait ce qu’il
appelle : « le rouleau à la fois divin et grec »
bien qu’il ne soit pas
sûr de ses quantités, qu’il fasse rimer « Polyxena »
et
« Athéna »
, « Aphrodite »
et « Light »
et
que parfois il émette des assertions très hasardées, par exemple quand il représente
Léonidas criant aux Trois-Cents des Thermopyles :
Ho ! camarades, dinons gaîment :Ce soir nous souperons avec Platon !
A moins qu’il n’y ait là, ainsi que nous l’espérons, une faute d’impression.
Ce que les Australiens aimaient le plus, c’étaient ses poésies de courses de chevaux, de chasse, pièces qui avaient de l’entrain, avec quelque rudesse.
Et même il ne se décida à sortir de l’anonymat, à se montrer dans le rôle franchement
accepté d’écrivain en vers, que quand il s’aperçut que « Comment nous avons battu
le favori »
était dans la bouche de tous.
Jusqu’à ce jour là, il avait produit ses pièces en cachette, les griffonnant sur des bouts de papier, et les envoyant non signés aux Magazines.
Le fait est que l’atmosphère sociale de Melbourne n’était point favorable aux poètes, que les braves colons paraissent avoir douté, avec Aubrey, que la poésie fût une chose véritablement honnête.
Ce fut seulement lorsque Gordon eut gagné la Coupe du steeple-chase pour le major Baker,
en 1868 qu’il devint vraiment populaire, et il y eut probablement bien des gens qui
trouvèrent que diriger Babillard vers le poteau gagnant était un plus beau tour de force
que de « babiller sur la verdure des prés. »
En somme, on ne saurait que regretter l’émigration de Gordon.
On ne peut lui refuser de la valeur littéraire, mais elle fut paralysée par un milieu défavorable, et gachée par la rude existence qu’il fut obligé de mener.
L’Australie a transformé un bon nombre de nos ratés en médiocrités prospères et admirables, mais elle nous a sûrement gâté un de nos poètes.
Ovide à Tomi n’est pas plus tragique que Gordon menant des bêtes à cornes ou exploitant une improductive ferme à moutons.
Mais l’Australie fera quelque jour amende honorable en produisant un poète qui soit bien à elle, nous n’en doutons pas, et pour lui il y aura de nouveaux accents à faire entendre, de nouvelles merveilles à nous conter.
La description, que donne dans la préface de ce volume M. Marcus Clarke, de l’aspect et de l’esprit de la Nature en Australie est des plus curieuses et des plus suggestive.
« Les forêts australiennes », nous dit-il, sont funèbres et sévères, et paraissent« étouffer, dans leurs gorges noires, une histoire de morne désespoir ».Pas de chute des feuilles, « mais le mélancolique gommier laisse pendre de son tronc des bandes sonores d’écorce blanche.
« De grands kangourous qui bondissent sans bruit sur une herbe grossière, des vols de Kakatoès passent, en jetant des cris d’âmes en peine.
« Le soleil disparaît brusquement, et les mopokes, lâchent d’horribles éclats de rire à demi-humain.
« Les indigènes prétendent que, la nuit venue, des profondeurs insondables d’une lagune monte un monstre informe, qui traîne sur la vase un long corps répugnant.
« D’un coin de la forêt part un chant plein de tristesse, et autour d’un feu les indigènes dansent, peints en squelette47.« Tout inspire la crainte, tout est sombre. »
Point de brillante fantaisie autour des souvenirs qui s’attachent aux montagnes. Des explorateurs à bout d’espoir leur ont donné les noms de leurs souffrances : Mont Misère, Mont de la Terreur, Mont du Désespoir.
« C’est justement en Australie, dit M. Clarke, qu’on trouvera le grotesque, l’étrange, les mystérieux gribouillages de la Nature qui apprend à écrire. Mais l’homme qui habite le désert en arrive à trouver un charme subtil à ce fantastique pays de monstruosités.
« Il devient familier avec la beauté de la solitude.
« Prêtant l’oreille aux murmures des myriades de voix de la solitude, il apprend le langage de la stérilité, du difforme, il arrive à lire les hiéroglyphes des gommiers hagards, éclatés en formes étranges, tordus par des vents furieux, ou recroquevillés par les froides nuits, lorsque la Croix du Sud se gèle au milieu d’un ciel sans nuage, d’un bleu de glace.
« La fantasmagorie de cette sauvage terre de rêve, qu’on nomme la Brousse, s’interprète d’elle même, et le poète de notre désolation commence à comprendre pourquoi Esaü aimait son héritage de désert mieux que toute la plantureuse richesse de l’Égypte ».
Il y a certainement là une matière nouvelle pour le poète, il y a là une terre qui attend son chanteur.
Ce chanteur-là, ce ne fut point Gordon : il resta profondément Anglais, et le mieux que nous puissions dire de lui, c’est qu’il écrivit d’une manière imparfaite en Australie ces poèmes qu’il aurait pu porter à la perfection en Angleterre.
Le Livre Bleu de M. Froude48
Les Livres Bleus sont généralement d’une lecture pénible, mais les Livres Bleus sur l’Irlande ont toujours été intéressants.
Ils sont le récit d’une des grandes tragédies de l’Europe moderne.
En eux, l’Angleterre a écrit elle-même son propre acte d’accusation et a donné à l’univers l’histoire de sa honte.
Si, dans le siècle dernier, elle tenta de gouverner l’Irlande avec une insolence qu’intensifiait le préjugé de race et de religion, elle a cherché en ce siècle-ci à la gouverner avec une stupidité qui fut aggravée par de bonnes intentions.
Toutefois, le dernier de ces Livres Bleus, un lourd roman de M. Froude49, a paru un peu trop tard.
La société, qu’il décrit, a disparu depuis longtemps.
Un facteur entièrement nouveau s’est montré dans le développement social du pays, et ce facteur, c’est l’Irlandais-Américain, et son influence.
Pour mûrir ses facultés, concentrer ses actes, apprendre le secret de sa propre force, et de la faiblesse de l’Angleterre, l’intellect celtique a dû traverser l’Atlantique.
Chez lui, il n’avait appris que la touchante faiblesse de la nationalité ; à l’étranger, il a pris conscience des forces indomptables que possède la nationalité.
Ce que fut pour les Juifs la captivité, l’exil l’a été pour les Irlandais.
L’Amérique et l’influence américaine ont fait leur éducation.
Leur premier chef pratique est un Irlandais américain.
Mais si le livre de M. Froude n’a point de relation pratique avec la politique irlandaise moderne et ne présente point de solution de la question présente, il a une certaine valeur historique.
C’est un vivant tableau de l’Irlande dans la dernière moitié du dix-huitième siècle, tableau où les lumières sont souvent fausses, les ombres exagérées, mais ce n’en est pas moins un tableau.
M. Froude avoue le martyre de l’Irlande, mais il regrette que le martyre n’ait point été poussé jusqu’au bout.
Le reproche, qu’il fait au bourreau, n’est point d’exercer son métier, mais de le bousiller.
Il ne reproche point à l’épée d’être cruelle, mais d’être émoussée.
Un gouvernement résolu, ce Shibboleth superficiel de ceux qui ne comprennent pas quelle chose compliquée c’est que l’art du gouvernement, voilà sa panacée posthume pour les maux passés.
Son héros, le Colonel Goring, a toujours sur les lèvres les mots : Ordre,
loi
. Il entend par le premier l’application violente d’une législation injuste ;
le second signifie pour lui la suppression de toute noble aspiration nationale.
Un gouvernement qui impose l’iniquité, et des gouvernés qui s’y soumettent, voilà ce qui paraît à M. Froude, et ce qui est certainement pour bien d’autres, le vrai idéal de la science politique.
Ainsi que la plupart des hommes de plume, il exagère le pouvoir de l’épée.
Partout où l’Angleterre a dû lutter, elle a été prudente.
Partout où elle a eu, comme en Irlande, la force matérielle de son côté, elle s’est vue paralysée par cette force.
Ses mains vigoureuses lui ont fermé les yeux.
Elle a eu de la force et n’a point eu de direction.
Naturellement il y a une histoire dans le roman de M. Froude. Ce n’est pas une simple thèse politique.
L’intérêt du récit, tel quel, se concentre autour de deux hommes, le Colonel Goring et Morty Sullivan, l’homme de Cromwell et le Celte.
Ces deux hommes sont ennemis par la race, par la religion, par le sentiment.
Le premier représente le remède de M. Froude pour l’Irlande. Il est résolument anglais, avec de fortes tendances non-conformistes. Il établit une colonie industrielle sur la côte de Kerry, et il a des objections profondément enracinées contre le commerce de contrebande avec la France, qui, au siècle dernier, était le seul moyen qu’eut le peuple irlandais pour payer ses fermages à des propriétaires absentéistes.
Le Colonel Goring regrette amèrement que les lois pénales contre les Catholiques ne soient pas rigoureusement appliquées.
C’est un homme de la Police « à tout prix ».
« Et c’est ce que vous appelez gouverner l’Irlande ! dit Goring avec mépris. Suspendre la loi comme un épouvantail à corbeaux dans le jardin, jusqu’à ce que tous les moineaux aient appris à s’en faire un jeu. Vos lois contre le Papisme ! Bon, vous les avez empruntées à la France. Les Catholiques français n’ont point jugé à propos de garder les Huguenots chez eux, et ils ont révoqué l’Édit de Nantes. Vous dites dans tout l’univers que vous traiterez les Papistes comme ils ont traité les Huguenots. Vous avez emprunté à la France jusqu’au langage de vos statuts, mais les Français ne craignent pas d’imposer leur loi, et vous, vous avez peur d’appliquer la vôtre. Vous laissez le peuple s’en rire, et en lui accordant le mépris d’une loi, vous lui enseignez à mépriser toutes les lois, celles de Dieu, celles de l’homme pareillement. Je ne saurais dire comment cela finira, mais ce que je puis vous dire, c’est que vous formez, vous élevez une race, qui en viendra un jour à étonner l’humanité par l’éducation que vous lui donnez ».
Le résumé, que M. Froude écrit de l’histoire de l’Irlande, ne manque pas de force, bien qu’il soit fort éloigné de l’exactitude.
« L’Irlandais, nous dit-il, a répudié les réalités de la vie, et les réalités de la vie se sont montrées les plus fortes ».
Les Anglais, incapables de tolérer l’anarchie aussi près de leurs côtes, ont consulté le Pape. Le Pape leur a donné l’autorisation d’intervenir, et le Pape a gagné au marché. Car l’anglais l’a introduit ici, et l’Irlandais… l’y a maintenu.
Les premiers colons d’Angleterre étaient des nobles normands ; ils sont devenus plus Irlandais que les Irlandais, et l’Angleterre s’est trouvé en présence de la difficulté que voici :
L’abandon de l’Irlande serait un discrédit pour elle ; la gouverner comme une province serait contraire aux traditions anglaises.
Alors elle a « cherché à gouverner par la division »
, elle a échoué.
Le Pape était trop fort pour elle.
A la fin, elle a fait cette grande découverte politique : Ce qu’il fallait à l’Irlande,
c’était évidemment d’avoir une population entièrement nouvelle « de la même race et
de la religion que la population de l’Angleterre ».
Le nouveau système a été mis partiellement à exécution.
« Elisabeth d’abord, puis Jacques, ensuite Cromwell, repeuplèrent l’Irlande, en introduisant des Anglais, des Écossais, des Huguenots, des Flamands, des dizaines de mille de familles de vigoureux et sérieux protestants, qui apportèrent avec eux leurs industries.
Deux fois les Irlandais… tentèrent d’expulser ce nouvel élément, … ils échouèrent…
Mais l’Angleterre avait à peine accompli sa longue tâche qu’elle se mit à la gâter elle-même.
Elle détruisit les industries de ses colons par ses lois commerciales. Elle employa les Évêques pour leur ôter leur religion…
Et quant à la noblesse, l’objet qui avait déterminé à l’introduire en Irlande resta inachevé. Ce n’étaient plus que des étrangers, des intrus, qui ne faisaient rien, qu’on laissait ne rien faire.
Le temps devait venir où une population exaspérée demanderait que la terre lui fût rendue, et alors, peut-être, l’Angleterre abandonnerait la noblesse aux loups, dans l’espoir d’une paix passagère.
Mais son tour viendrait ensuite.
Elle se verrait face à face avec l’ancien problème, ou de faire une nouvelle conquête, ou de se retirer avec déshonneur.
Ce genre de thèses politiques, de prophéties après coup, se retrouve à chaque instant dans le livre de M. Froude, et presque toutes les deux pages, nous rencontrons des aphorismes sur le caractère irlandais, sur les leçons que donne l’histoire d’Irlande, et sur l’essence du système gouvernemental de l’Angleterre.
Quelques-uns d’entre eux expriment les vues personnelles de M. Froude, les autres sont entièrement dramatiques, introduits pour marquer les traits caractéristiques.
Nous en reproduisons quelques spécimens. En tant qu’épigrammes, ils ne sont pas très heureux, mais à certains points de vue, ils offrent de l’intérêt.
« La société irlandaise s’est développée au milieu d’une heureuse insouciance. L’insécurité en rendait la jouissance plus piquante.
« Nous autres Irlandais, nous devons rire ou pleurer. Si nous prenions le part des pleurs, nous nous pendrions tous.
« Un rapport trop intime avec les Irlandais a produit une déchéance à la fois dans le caractère et dans la religion partout où les Anglais se sont établis.« Avec le whiskey et les têtes cassées, nous vieillissons vite en Irlande.
« Les leaders irlandais ne peuvent combattre. Ils peuvent rendre le pays ingouvernable et occuper une armée anglaise exclusivement à les surveiller.
« Aucune nation ne peut conquérir, autrement que par les armes sur le champ de bataille, une liberté qui ne soit point un fléau pour elle.
« Dès le berceau on enseigne (aux Irlandais) que le gouvernement par l’Angleterre est la cause de toutes leurs misères. Ils étaient tout aussi malheureux sous leurs propres chefs, mais ils supporteraient de la part de leurs leaders naturels ce qu’ils ne supporteraient point de la nôtre, et si nous n’avons point empiré leur sort, nous ne l’avons pas non plus rendu meilleur.
« Patriotisme ? Oui, patriotisme dans le genre Hibernois. Le pays a été mal traité : il est pauvre et misérable. C’est le fond de commerce du patriote. Tient-il à ce qu’on y porte remède ? Oh ! que non pas. Il n’aurait plus d’occupation.
« La corruption irlandaise est la sœur jumelle de l’éloquence irlandaise.
« L’Angleterre ne veut pas nous laisser casser la tête à nos coquins : elle ne veut pas les casser elle-même. Nous sommes un pays libre, et nous devons en accepter les conséquences.
« Les fonctions du Gouvernement Anglo-Irlandais consistèrent à faire ce qui ne devait point être fait, et à ne point faire ce qu’il fallait faire.
« La race irlandaise a toujours été bruyante, inutile, incapable de résultats. Elle n’a rien produit, elle n’a rien fait qui puisse être admiré. Ce qu’elle est, elle le fut toujours et le seul espoir qui leur reste c’est que leur ridicule nationalité irlandaise soit ensevelie et oubliée.
« Les Irlandais sont les meilleurs acteurs du monde.
« L’ordre est une plante exotique en Irlande : il a été importé d’Angleterre, mais il ne peut s’enraciner. Il ne s’accommode ni au sol, ni au climat. Si les Anglais tenaient à avoir de l’ordre en Irlande, ils ne laisseraient pas un de nous vivant.
« Quand les pouvoirs gouvernants sont injustes, la nature reprend ses droits.
« L’anarchie elle-même a ses avantages.
« La nature tient exactement ses comptes… Plus on tarde à payer un billet, plus lourds sont les intérêts accumulés.
« Vous ne sauriez vivre en Irlande sans enfreindre les lois dans un sens ou dans l’autre. Donc : pecca fortiter, … comme disait Luther.
« La vitalité animale de l’Irlandais a survécu quand tout le reste avait disparu, et s’ils vivent sans avoir de but, ils jouissent du moins de l’existence.« Les paysans irlandais savent rendre la vie dans le pays impossible à un gentleman protestant, mais ils ne sont pas capables d’autre chose. »
Ainsi que nous l’avons dit, si M. Froude se proposait par son livre d’aider le gouvernement Tory à résoudre la question irlandaise, il a absolument manqué son but.
L’Irlande, dont il parle, a disparu.
Toutefois, comme témoignage de l’incapacité d’un peuple teutonique à gouverner un peuple celtique contre le gré de celui-ci, son livre n’est pas sans valeur.
Il est ennuyeux, mais présentement les livres ennuyeux sont très en vogue, et comme l’on commence à se lasser un peu de parler de Robert Elsmere, on se mettra sans doute à discuter Les Deux Chefs de Dunboy50.
Il en est qui feront un accueil empressé à l’idée de résoudre la question irlandaise par la destruction du peuple irlandais.
D’autres se rappelleront que l’Irlande a élargi ses frontières, et que nous avons à compter avec elle, non seulement dans l’Ancien Monde, mais encore dans le Nouveau.
Le Nouveau roman de Ouida51
Ouida clôt la liste des romantiques.
Elle appartient à l’école de Bulwer Lytton ou de George Sand, bien qu’il lui manque l’érudition de l’un et la sincérité de l’autre.
Elle s’efforce de faire entrer la passion, l’imagination et la poésie dans le domaine de la fiction.
Elle croit encore aux héros et aux héroïnes. Elle est fleurie, et fervente, et pleine de fantaisie.
Et pourtant elle aussi, la grande-prêtresse de l’impossible, subit l’influence de son siècle.
Son dernier livre, Guilderoy, ainsi qu’elle l’intitule, est une étude psychologique approfondie de tempéraments modernes.
Pour elle, c’est du réalisme, et elle a certainement pris une forte proportion du ton et du caractère de la société contemporaine.
Ses personnages se meuvent avec aisance, avec grâce, avec indolence.
On peut donner ce livre pour une étude de la pairie à un point de vue poétique.
Ceux qui en ont assez des jeunes clergymen médiocres, affligés de doutes, ou des jeunes dames sérieuses qui ont des missions, ou des banales têtes de cire de la plupart des romans anglais de nos jours, trouveront plaisir, sinon profit, à lire cet étonnant roman.
C’est un magnifique portrait de notre aristocratie. Rien n’a été épargné. Il n’en coûte que la somme relativement faible de une livre onze shillings pour être présenté à la meilleure société.
Les figures centrales sont exagérées, mais le fond est admirable.
Malgré qu’on en ait, cela vous donne une sensation comme celle de la vie.
Quel est le récit ? Eh bien, nous devons avouer qu’il nous est venu un léger soupçon d’avoir déjà entendu Ouida nous le faire.
Lord Guilderoy, « dont le nom était aussi ancien que les temps de Knut »
s’éprend follement d’amour, ou se figure qu’il s’éprend follement d’amour, pour une
Perdita champêtre, une Artémis provinciale, qui a « une figure à la Gainsborough,
avec de grands yeux interrogateurs, et une chevelure châtain clair en
désordre ».
Elle est pauvre, mais bien née, car elle est la fille unique de M. Vernon de Llanarth, singulier ermite, à moitié pédant, à moitié donquichottesque.
Guilderoy l’épouse, et ennuyé de la trouver si timide, si embarrassée pour se faire comprendre, si peu au fait de la vie fashionable, il revient à ses premières amours, une merveilleuse créature, qui se nomme la Duchesse de Soria.
Lady Guilderoy se gèle, la Duchesse s’embrase.
A la fin du livre, Guilderoy est un objet de pitié.
Il lui faut accepter le pardon d’une femme, et l’oubli de l’autre.
Il est foncièrement faible, dépourvu de toute valeur, et c’est le personnage le plus attrayant de tout le récit.
Il y figure en outre sa sœur Lady Sunbury, qui est très désireuse de voir Guilderoy se marier, et est parfaitement résolue à détester sa femme.
C’est réellement une figure très bien posée.
Ouida la décrit comme une « de ces femmes d’une admirable vertu qui détournèrent
les hommes, plus sûrement que les sirènes les plus méchantes, des sentiers de la
vertu.
»
Elle s’irrite, elle s’aliène ses enfants, elle met en fureur son mari.
-
— Vous avez parfaitement raison. Je sais que vous avez toujours raison, mais c’est justement là ce qui vous rend si infernalement odieuse ! dit un jour Lord Sunbury, dans un accès de rage, en sa propre maison, avec des éclats d’une voix de Stentor tels que des passants de Grosvenor-Street levaient les yeux vers ses fenêtres ouvertes, et qu’un balayeur dit à un marchand d’allumettes : « Ma foi, je crois qu’il est en train d’en conter de belles à la vieille ».
Le caractère le plus noble du livre est celui de Lord Aubrey. Comme il n’a pas de génie, il se conduit, ainsi qu’il est naturel, d’une manière admirable en toute circonstance.
On le voit d’abord prenant en pitié Lady Guilderoy laissée à l’abandon et finissant par
l’aimer. Mais il fait le grand renoncement, ce qui produit un effet considérable, et après
avoir décidé Lady Guilderoy à accueillir de nouveau son mari, il accepte une « Vice
Royauté distante et ardue »
.
Il est pour Ouida l’idéal du véritable homme politique, car apparemment Ouida s’est mise à étudier la politique anglaise.
Elle a consacré une bonne partie de son livre à des thèses politiques. Elle croit que les gouvernants qui conviennent à un pays comme le nôtre sont les aristocrates.
L’oligarchie est pour elle pleine d’attraits.
Elle a de vilaines idées du peuple ; elle adore la Chambre des Lords et Lord Salisbury.
Voici quelques-unes de ses vues ; nous ne les appellerons pas ses idées :
« La Chambre des Lords ne demande rien à la Nation : elle est donc la seule tutrice sincère et désintéressée des besoins et des ressources du peuple. Elle ne s’est jamais mise en travers du véritable désir du pays. Elle s’est simplement placée entre le pays et ses sottises impétueuses et passagères.
» Une démocratie ne saurait comprendre l’honneur. Comment le comprendrait-elle ? Le Caucus52 est principalement composé de gens qui mettent du sable dans le sucre, de l’alun dans le pain, forgent des baïonnettes et des solives métalliques qui ploient comme des brins d’osier, envoient dans l’Inde du mauvais calicot, et assurent au Lloyd des navires qu’ils savent destinés couler, au bout de dix jours de navigation.» Lord Salisbury a été souvent accusé d’arrogance. On n’a jamais vu que cette prétendue arrogance était la conscience naturelle, sincère, d’un grand patricien certain d’être plus capable de diriger le pays que la plupart des gens qui le composent.
» La démocratie, après avoir rendu toutes choses hideuses et insupportables au plus haut degré pour tout le monde, finit toujours par se pendre aux basques d’un général victorieux.
» Le politicien, qui a réussi, peut être honnête, mais son honnêteté est tout au plus de qualité douteuse. Dès le jour où une chose devient un métier, il est parfaitement absurde de parler de désintéressement à propos de sa pratique. Pour le politicien professionnel, les affaires de la nation sont une manufacture, à laquelle il consacre son audace et son temps, et de laquelle il espère tirer sa vie durant, un certain tant pour cent.» Il existe une tendance trop marquée à gouverner le monde par le tapage. »
Les aphorismes de Ouida sur les femmes, l’amour, la société moderne, sont un peu plus caractérisés.
» Les femmes parlent comme si on pouvait à son gré faire du cœur une pierre ou un bain.
» La moitié des passions des hommes ont une fin prématurée, parce qu’on s’attend à ce qu’elles soient éternelles.
» Ce qui fait le charme de la vie, c’est sa folie.
» Qu’est-ce qui cause la moitié des souffrances des femmes ? C’est que leur amour est autrement tendre que celui de l’homme. Ce dernier prend de la force à mesure que le premier s’affaiblit.
» Pour supporter longtemps la campagne, en Angleterre, il faut avoir la rusticité d’esprit de Wordsworth, avec des bottes et des bas tout aussi grossiers.
» C’est parce que bien des gens sentent la nécessité de s’expliquer qu’ils arrivent à prendre l’habitude de dire ce qui n’est point vrai. La femme avisée ne s’obstine jamais à donner une explication.» L’amour peut faire de son univers une solitude à deux, le mariage ne le peut pas.
» Monogame de nom, toute société cultivée est polygame ; souvent même polyandrique.
» Les moralistes disent qu’une âme devrait résister à la passion. Ils pourraient aussi bien dire qu’une maison devrait résister à un tremblement de terre.
» Le monde entier est en ce moment même à genoux devant les classes pauvres. On prend pour accordé qu’elles possèdent toutes les vertus cardinales, et que la propriété de tout genre est seule coupable.
» En général, les hommes ne prennent point en pitié les larmes des femmes, et quand c’est une femme de leur entourage qui pleure, ils se bornent à sortir, en fermant la porte avec fracas.
» Les hommes croient toujours les femmes injustes à leur égard, quand elles omettent de déifier leurs faiblesses.
» Jamais passion, une fois rompue, ne supportera le renouvellement.
» Le sentiment perd sa force et sa délicatesse, quand nous le regardons trop souvent au microscope.
» Tout ce qui n’est pas flatterie paraît injustice à la femme.
» Quand la société s’aperçoit que vous la prenez pour une bande d’oies, elle se venge en sifflant à grand bruit derrière votre dos. »
Pour des descriptions de paysage et d’art, nous les trouvons naturellement en grand nombre, et il est impossible de méconnaître la touche d’Ouida dans ce qui suit :
» C’était un vieux palais, haut, spacieux, magnifique et morne. Des bustes de marbre terni, jauni, des bronzes étranges allongeant des bras maigres dans l’obscurité, des ivoires brunis par le temps, des brocards usés où brillaient des fils d’or, des tapisseries aux figures singulières et pâlies de divinités mortes, s’entrevoyaient dans un demi-jour de crépuscule. Et comme il allait et venait parmi ces choses, une figure qui semblait presque aussi pâle que l’Adonis de la tapisserie, debout, immobile comme la statue de l’amour blessé, se détacha de l’ombre devant son regard. C’était celle de Gladys.
Le style est plein d’exagération, d’une emphase outrée, mais il possède quelques remarquables qualités de rhétorique et une bonne proportion de coloris.
Ouida aime à montrer un léger vernis de culture, mais elle a en propre une certaine pénétration, et bien qu’elle soit rarement vraie, elle n’est jamais ennuyeuse.
Guilderoy, malgré ses défauts, qui sont grands, et ses absurdités, qui sont plus grandes encore, est un livre à lire.
Un roman par un liseur de pensée53
On pourrait dire bien des choses en faveur du système qui consiste à lire un roman à rebours.
En général, la dernière page est la plus intéressante, et lorsqu’on commence par la catastrophe, ou le dénouement, on se sent en termes agréables de familiarité avec l’auteur.
C’est comme si on allait dans les coulisses d’un théâtre. On n’est plus mis dedans, et quand il s’en faut de l’épaisseur d’un cheveu que le héros ne périsse, quand l’héroïne est dans les transes les plus angoissantes, cela vous laisse parfaitement froid.
On connaît le secret jalousement gardé, et on peut se permettre de sourire on voyant l’anxiété tout à fait superflue que les marionnettes de la pièce croient de leur devoir de témoigner.
Dans le cas du roman de M. Stuart Cumberland, l’Insondable profondeur, ainsi qu’il l’intitule, la dernière page donne un vrai frisson, et nous rend curieux d’en savoir plus sur Brown, le médium.
Scène : une chambre capitonnée dans une maison de fous, aux États-Unis.
Un aliéné énonce des propos sans suite ; en se lançant avec fureur à travers la pièce, à la poursuite de formes invisibles.
— Celui-ci, c’est notre cas le plus marqué, dit un médecin en ouvrant la porte de la cellule à l’un des inspecteurs des aliénés. Il était médecin, et il est continuellement hanté par les créations de son imagination. Nous avons à le surveiller de près, car il manifeste des tendances au suicide.
Le fou se jette sur les visiteurs pendant qu’ils battent en retraite, et la porte se
fermantsur lui, il se laisse tomber sur le sol avec un hurlement.
Une semaine après, le cadavre de Brown le médium est découvert, pendu au bec de gaz de sa cellule.
Comme on voit tout avec clarté ! Quelle force, quelle netteté dans le style ! Et quel air
de réalisme dans cette simple mention d’un « bec de gaz ».
Certes, l’Insondable profondeur est un livre à lire.
Et nous l’avons lu, et même avec grande attention.
Bien que l’autobiographie y tienne une grande place, ce n’en est pas moins une œuvre de fiction, et quoi que la plupart d’entre nous soient d’avis qu’elle ne servira guère à démasquer ce qui est déjà démasqué, et à révéler les secrets de Polichinelle, il y aura sans doute bien des gens qui apprendront avec intérêt les trucs et les supercheries d’ingénieux médiums avec leurs masques de gaze, leurs baguettes télescopiques, leurs invisibles fils de soie, avec les étonnants coups qu’ils savent produire par le simple déplacement du muscle long-péronier.
Le livre débute autour du lit de mort de l’Alderman Parkinson.
Le Docteur Josiah Brown, éminent médium, lui donne ses soins et s’évertue à réconforter le brave négociant par la production de coups secs dans le bois de lit.
Mais M. Parkinson, qui désire vivement revenir auprès de Mistress Parkinson, après sa
mort, sous une forme matérialisée, ne se tient pour satisfait qu’après avoir obtenu de sa
femme la promesse solennelle de ne point se remarier, car à ses yeux, un mariage serait de
la vraie bigamie. Après avoir reçu d’elle cette promesse formelle, M. Parkinson meurt, et
son âme, au dire du médium, est escortée jusqu’aux sphères par une « troupe d’anges
en robes blanches »
. Tel est le prologue.
Le chapitre suivant a pour titre « Cinq ans après. »
Violette Parkinson, fille unique de l’Alderman, aime Jack Alston, qui est
« pauvre, mais intelligent »
. Mistress Parkinson ne veut pas entendre
parler de mariage jusqu’au jour où feu l’Alderman se sera matérialisé et aura donné son
consentement formel.
Une séance a lieu, où Jack Alston démasque le médium et fait voir l’imposture du Docteur Brown : ce qui est une sottise de sa part. En effet, il est chassé de la maison par Mistress Parkinson, furieuse, dont la confiance envers le docteur n’est pas le moins du monde ébranlée par cette malencontreuse révélation.
Voilà donc les amants séparés.
Jack s’embarque pour Terre-Neuve, fait naufrage, et est soigné avec attention, peut-être avec trop d’attention, par La-Ki-Wa, ou l’Étoile Brillante, jeune et charmante Indienne qui appartient à la tribu des Micmacs.
C’est une créature enchanteresse, qui porte un « collier fait de treize pépites
d’or pur »
, une couverture de fabrication anglaise, et des pantalons de cuir
tanné. En somme, ainsi que le fait remarquer M. Cumberland, elle a l’air d’être la
« personnification de l’aube fraîche emperlée de rosée. »
Lorsque Jack, revenant à lui, la voit, il lui demande naturellement qui elle est.
Elle répond, en ce langage simple que nous a fait aimer Fenimore Cooper :
-
— Je suis La-Ki-Wa ; je suis la fille unique de mon père, le Grand Pin, chef des Dildoos.
Elle parle très bien l’anglais, et M. Cumberland nous en informe.
Jack lui confie aussitôt le télégramme suivant, qu’il écrit au verso d’un billet de cinq
livres : « Miss Violette Parkinson, Hôtel Kronprins, Franzensbad, Autriche. —
Sauvé — Jack. »
Mais La-Ki-Wa, chose fâcheuse à dire, se tient ce langage : « Le Blanc appartient
à Grand-Pin, aux Dildoos, et à moi »
et n’a garde d’envoyer le télégramme.
Par la suite, La-Ki-Wa offre sa main à Jack, qui la refuse et, avec la dureté de cœur qui est le propre des hommes, lui offre une affection fraternelle.
La-Ki-Wa regrette naturellement d’avoir prématurément laissé voir sa passion, et elle pleure :
- — Mon frère, fait-elle, va croire que j’ai le cœur timide d’un daim avec la voix pleurante d’une papoose. Moi, la fille du Grand-Pin… Moi, une Micmac, montrer la peine que j’ai au cœur ! Ô mon frère, j’en suis confuse.
Jack la réconforte avec les vains sophismes d’un être civilisé et lui fait présent de sa photographie.
Pendant qu’il se rend au steamer, il reçoit de Gros Daim un morceau salé d’une enveloppe de biscuit.
La-Ki-Wa y a écrit l’aveu de sa conduite coupable à propos du télégramme :
« Il eut, nous dit M. Cumberland, des idées très amères au sujet de La-Ki-Wa, mais elles s’adoucirent par degrés, quand il se fut souvenu de ce qu’il lui devait. »
Tout finit heureusement.
Jack arrive en Angleterre juste assez à temps pour empêcher le Docteur Josiah Brown de magnétiser Violette, que l’intrigant docteur voudrait bien épouser, et il jette son rival par la fenêtre.
La victime est retrouvée « contusionnée et couverte de sang parmi les débris des
pots à fleurs »
par un policeman comique.
Mistress Parkinson garde la foi au spiritisme, mais elle ne veut plus entendre parler de
Brown, après avoir découvert que la « barbe matérialisée » de feu l’Alderman était
en horrible, en grossier crin de cheval. »
Jack et Violette s’épousent enfin et Jack est assez cynique pour envoyer à
« La-Ki-Wa »
une autre photographie.
Quant à la fin du docteur, elle a été rapportée ci-dessus.
Si nous avions ignoré ce qui l’attendait, nous n’aurions pas été sans peine jusqu’au bout du livre.
Il y a trop, beaucoup trop de rembourrage à propos du Docteur Slade, et du Docteur Bartram, et autres médiums.
Les considérations sur l’avenir commercial de Terre-Neuve paraissent n’en pas finir. Elles sont insupportables.
Toutefois, il y a plus d’une sorte de public, et M. Stuart Cumberland est toujours assuré d’un auditoire.
Son défaut principal est la tendance au bas comique, mais il est des gens qui goûtent le bas comique dans la fiction.
Le dernier volume de M. Swinburne54
M. Swinburne mit jadis en feu ses contemporains par un volume de très parfaite et très vénéneuse poésie.
Puis, il devint révolutionnaire et panthéiste, et prit à partie les gens qui occupent de hautes situations tant au ciel que sur terre.
Ensuite il inventa Marie Stuart et nous fit supporter le poids accablant de Bothwell.
Par la suite, il se retira dans la chambre d’enfants et écrivit sur les enfants des poésies caractérisées par un excès de subtilité.
Présentement il est tout à fait patriote et s’arrange pour combiner, avec son patriotisme, une grande sympathie pour le parti tory.
Il a toujours été un grand poète. Mais il a ses limites, dont la principale a ceci de particulièrement curieux, qu’elle consiste dans l’absence totale de tout sentiment de la limite.
Ses chants sont presque toujours trop sonores pour son sujet.
Sa magnifique rhétorique, nulle part plus magnifique que dans le volume que nous avons en ce moment sous les yeux, cache plutôt qu’elle ne révèle.
On a dit de lui, et avec grande vérité, qu’il est un maître du langage, mais on peut dire avec plus de vérité encore que le langage est son maître.
Il semble que les mots le dominent.
L’allitération le tyrannise.
Le son pur règne souvent sur lui.
Il est si éloquent que tout ce qu’il touche devient irréel.
Prenons la pièce sur l’Armada :
« Les ailes du vent du Sud-Ouest s’élargissent, le souffle de ses lèvres ardentes. Plus tranchant que le fil d’une épée, plus brûlant que le feu, tombe en plein sur les navires
qui plongent. C’est lui le pilote de la fuite vers le nord, lui leur homme et l’homme de la barre : un homme de barre vêtu de la tempête, ceint de force pour contraindre la mer. Et l’armée qu’ils forment, tremble, et frissonne dans la rude étreinte de sa main comme un oiseau sous les filets. Car la fureur et la joie qui le possèdent sont plus puissantes que celle de l’homme qu’il égorge et dépouille. Et vainement, le cœur coupé en deux, avec l’effort d’une volonté indécise, le chef de leur armée tient conseil avec l’espoir se demandant si l’étoile favorable brille encore.
Nous avons déjà entendu cela sous une forme ou sous une autre.
Cela vient-il de ce que parmi tous les poètes qui ont jamais vécu, M. Swinburne est le plus limité dans ses images ?
Il faut reconnaître qu’il en est ainsi.
Il nous a lassés par sa monotonie : Feu et Mer
, voilà les deux mots qu’il
a toujours sur les lèvres.
Nous devons aussi avouer que ce chant suraigu — tout admirable qu’il soit, — nous laisse hors d’haleine.
Voici un passage tiré d’une pièce intitulée : Un mot avec le Vent.
Que l’éclat du soleil soit nu ou voilé, le ciel superbe ou caché d’un linceul, que l’eau soit calme, lâche, languissante, tourmentée, agacée, agile ou entravée, pâle et patiente, vêtue de feu ou de nuée, se torture vainement le cœur, on donne en replis de serpents, c’est vers toi qu’elle regarde, aveugle et déçue, lasse, épuisée de colère, repoussée éternellement par les vents qui bercent l’oiseau, des vents qui pareils à la poitrine des mouettes, triomphent de la mer, et ordonnent aux
vagues mornes d’être aussi lasses que des cœurs qui succombent aux espoirs retardés, que le clairon sonne de l’ouest, que le sud rende témoignage de l’éclat dont résonnent et brillent les splendeurs de ta divinité, ordonne à la terre qu’elle se réjouisse de voir les larges ailes du vent de terre brisées, ordonne à la mer de prendre courage, ordonne au monde d’être à toi !
Des vers de cette sorte méritent peut-être un juste éloge pour la force soutenue et la vigueur de leur arrangement métrique. L’excellence purement technique en est extraordinaire. Mais est-ce plus qu’un tour de force oratoire ?
Cela suggère-t-il vraiment quelque chose ? Cela charme-t-il ?
Pourrions-nous relire et relire encore avec un nouveau plaisir ? Nous ne le croyons pas. Cela nous paraît vide.
Naturellement nous ne devons point chercher dans ces poésies de révélation de l’âme humaine.
Ne faire qu’un avec les éléments, tel semble être le but de M. Swinburne.
Il cherche à parler par le souffle du vent et la vague.
Le grondement de la flamme est sans cesse dans son oreille.
Il met son clairon aux lèvres du Printemps et lui ordonne de souffler, et la Terre s’éveille de ses rêves et lui dit son secret.
Il est le premier poète lyrique qui ait tenté le renoncement absolu à sa personnalité, et il a réussi.
Nous entendons le chant, mais nous ne voyons jamais le chanteur.
Nous n’arrivons jamais à être près de lui.
En dehors du tonnerre et de la splendeur des mots, il ne dit rien lui-même.
Nous avons vu souvent l’interprétation de la nature par l’homme.
Maintenant, c’est la Nature qui nous interprète l’homme, et il est curieux de voir combien elle a peu de chose à dire.
Force et Liberté, voilà ce qu’elle lui annonce vaguement.
Elle nous assourdit de ses clameurs.
Mais M. Swinburne ne chevauche pas toujours le tourbillon et n’invoque pas toujours les abîmes de la mer.
Les ballades romantiques dans le dialecte du Border n’ont pas perdu leur enchantement pour lui, et ce tout récent volume contient plusieurs exemples de cette sorte de poésie curieusement artificielle.
La proportion de plaisir que donne le dialecte est uniquement affaire de tempérament.
Dire Mither, au lieu de Mother, donne à certains la sensation romantique au plus haut degré d’intensité.
D’autres ne sont pas tout à fait aussi enclins à croire à la vertu d’émotion des provincialismes.
Toutefois on ne peut douter de la maitrise de la forme que M. Swinburne possède, que cette forme soit très légitime ou non.
Le Mariage fatigué a la concentration et la couleur d’un grand drame et la singularité du style y ajoute quelque chose de grotesque.
La ballade de la Sorcière-Mère, Médée du moyen-âge qui égorge ses enfants, parce que son seigneur est infidèle, mérite d’être lue, à cause de son horrible simplicité.
La Tragédie de la Fiancée, avec son étrange refrain,
Dedans, dedans, dehors et dedansSouffle le vent et se tord l’ajonc,
l’Exil du Jacobite :
O ! La Loire et la Seine ont un cours imposant,et la noire Durance, un flot bruyant,mais les landes de la Tyne ont un éclat plus beauque toutes les campagnes de la FranceEt les vagues de Till qui parlent si bas,ont des reflets plus doux, partout où elles brillent.
La Veuve des Bords de la Tyne et la Formule qui sauve le pendard sont autant de pièces d’une belle venue d’imagination. Certaines sont terribles en leur ardente intensité de passion.
La poésie anglaise ne court point le danger de se rétrécir en une forme aussi étroite que la ballade romantique en dialecte.
Elle est d’une vitalité trop forte pour cela.
Nous pouvons donc saluer les essais que fait d’une manière magistrale M. Swinburne, avec l’espoir qu’on n’imitera point les choses qui ne se prêtent point à l’imitation.
Le recueil se termine par quelques poésies sur les enfants, quelques sonnets, une thrénodie sur John William Inchbold, et une charmante pièce lyrique intitulée les Interprètes :
Dans la pensée humaine toutes choses ont une habitation ; nos jours rient, abaissent et allègent le passé, et ne trouvent aucune place qui dure. Mais la pensée et la foi sont choses trop puissantes pour que le temps puisse les entamer, quand une fois elles ont été rendues splendides par la parole ou sublimées par le chant. Le souvenir, alors même que le flux et le reflux du changement mobile se lasse de vieillesse, donne à la terre et aux cieux, par l’effet du chant et celui de l’âme, leur gloire.
Certainement, « dans l’intérêt du chant » nous aimerions l’œuvre de M. Swinburne, et même nous ne pouvons ne pas l’aimer, tant il est un merveilleux artiste en musique.
Mais qu’y a-t-il d’âme ?
Pour l’âme, nous devons chercher ailleurs.
Trois poètes nouveaux55
Les livres de poésie des jeunes écrivains sont d’ordinaire des billets qui ne sont jamais payés.
Néanmoins, on rencontre de temps en temps un volume si supérieur à la moyenne, qu’on résiste à grand’peine à la tentation attrayante de prophétiser étourdîment un bel avenir pour son auteur.
Le livre de M. Yeats : Les Voyages d’Oisin est certainement un de ceux-là.
Ici nous trouvons un noble sujet noblement traité, la délicatesse de l’instinct poétique, et la richesse d’imagination.
Une bonne partie de l’œuvre est inégale, peu soutenue, il faut le reconnaître.
M. Yeats n’essaie pas de dépasser Wordworth en enfance, nous sommes heureux de le dire,
mais de temps à autre il réussit à « surpasser Keats en brillant »
et il y
a, çà et là, dans son livre des choses d’une étrange crudité, des endroits d’une recherche
irritante.
Mais dans les meilleurs passages, il est excellent.
S’il n’a pas la grandiose simplicité de la facture épique, il a au moins quelque chose de la largeur de vision qui appartient au caractère épique.
Il ne diminue point la stature des grands héros de la mythologie celtique.
Il est très naïf, très primitif et parle de ses géants de l’air d’un enfant.
Voici un passage caractéristique du récit où Oisin revient de l’Île de l’oubli.
Et je suivis les bords de la mer, où tout est nu et gris,sable gris sur le vert des gazons, et sur les arbres imprégnés d’eau,qui suintent et penchent du côté de la terre, comme s’ils avaient hâte de partir,comme une armée de vieillards soupirant après le repos loin de la plainte des mers.Les flocons d’écume fuirent longtemps autour de moi ; les vents fuirent loin de l’étendueemportant l’oiseau dans leurs plis, et je ne sus point, plongé dans mes pensées à l’écart,quand ils gelèrent l’étoffe sur mon corps comme une cuirasse fortement rivée,Car la Souvenance, dressant sa maigreur, gémit dans les portes de mon cœur,jusqu’à ce que chargeant les vents du matin, une odeur de foin fraîchement coupé,arriva, mon front s’inclina très bas, et mes larmes tombèrent comme des baies.Plus tard ce fut un son, à demi perdu dans le son d’un rivage lointain.C’était la grande barnacle qui appelait, et plus tard les bruns vents de la côte.Si j’étais comme je fus jadis, les fers d’or écrasant le sable et les coquillages,venant de la mer, comme le matin avec des lèvres rouges murmurant un chant,ne toussant pas, ma tête sur les genoux, et priant, et irrité contre les cloches,je ne laisserais à aucun saint sa tête sur son corps, lors même que ses terres seraient grandes et fortes.M’éloignant des houles qui s’allumaient, je suivis un sentier de cheval,m’étonnant beaucoup de voir de tous côtés, faites de roseaux et de charpentesdes églises surmontées d’une cloche, et le cairn sacré et la terre sans gardiens,et une petite et faible populace courbée, le pic et la bêche à la main.
Dans un ou deux endroits, la mélodie est fautive, la construction est parfois trop embrouillée, et le mot de populace du dernier vers est mal choisi, mais quand tout cela est dit, il est impossible de ne pas sentir dans ces stances la présence du véritable esprit poétique.
Une jeune dame, qui vise à « un chant qui surpasse le sens »
et tente de
reproduire le système de vers de Browning pour notre édification, paraîtra peut-être dans
un état d’esprit inquiétant.
Mais l’œuvre de Miss Caroline Fitz Gerald vaut mieux que sa tendance.
Venetia Victrix est un beau poème à plus d’un point de vue.
L’histoire est étrange.
Un certain Vénitien, haïssant un des Dix qui commit une injustice envers lui, et identifiant son ennemi avec Venise même, abandonne sa ville natale et fait vœu de vouer son âme à l’Enfer plutôt que de faire un geste pour Venise.
Comme il s’éloigne de l’Adriatique la nuit, son vaisseau est arrêté par un calme soudain, et il voit une immense galère
où était assiscomme des puissants conseillers, affranchis de tout et orgueilleux,les démons triomphants au milieu de leur flamme
et ils se dirigent vers Venise.
Il lui faut choisir entre sa perte et celle de sa cité.
Après une lutte, il prend le parti de se sacrifier à son téméraire serment.
Je montais. Mon cerveau avait produit une pensée,un espoir, un but. Et j’entendis le sifflementdu désappointement furieux, enragé de manquersa proie, — j’entendis le léchement de la flammequi allait et venait à travers les figures blêmies,qui dardait avec colère ses langues aux hurlements des démons.Je levai haut cette croix, et criai : « A l’Enfermon âme pour toujours, et à Dieu mon acte !Pourvu que Venise soit loin de danger, que cette vile argileaille où le destin l’entraîne ». Et alors (quel rire hideuxdu démons en pleine possession, ardents à boirele vin d’une âme nouvelle, vin que n’ont point affaibli les larmeset qui retentissait comme le tonnerre de la ruine à mes oreilles)je tombai et n’entendis plus rien. Le pâle jour paraissaità travers les fenêtres du lazaret, lorsque je me réveillai une fois encore,me souvenant que peut-être je n’aurais plus la hardiesse de prier.
Venetia Victrix est suivie d’Ophélion, curieuse pièce lyrique dont les personnages sont la Nuit, la Mort, l’Aurore et un savant.
C’est compliqué plutôt que musical, mais certains chants ont de la grâce, notablement celui qui débute ainsi !
Dame des cieux très pure et sainte,Artémis, rapide comme le daim qui fuit,glisse à travers les ténèbres comme une ombre d’argent,reflète ton front dans le lac solitaire.
Le volume de Miss Fitzgerald mérite certainement d’être lu.
Le petit livre de M. Richard Le Gallienne, Volumes in-folio, comme il l’intitule plaisamment, est plein de vers jolis, d’une fantaisie délicate.
Des vers comme les suivants :
Et soudain ! la blanche face de l’aurores’accusa comme celle d’un fantôme sur la vitre,un fantôme sanglotant parmi la pluie,ou comme une rose glacée, pâliequi se redresse lentement de la pelouse,
font entendre, avec leur choix fantastique de métaphores une note agréable.
Il semble que présentement la muse de M. Le Gallienne se consacre tout entière au culte des livres et M. Le Gallienne lui-même est tout pénétré de traditions littéraires.
Il prend pour modèle Keats et cherche à reproduire quelque chose de la richesse du débordement d’images de Keats.
Il a une très-vive conscience de la source d’où vient son inspiration :
Des vers de moi ! pourquoi demander une si pauvre chose, alors que j’ai pu cueillir sur les allées de jardins, l’offrande parfumée d’un souvenir ensoleillé, des fleurs qui ne meurent point, des blancs rameaux que rien ne flétrit ?
Shakespeare m’a donné une rose anglaise, et Spenser du chèvrefeuille aussi doux que la rosée, on bien je vous aurais apporté de cette retraite rêveuse la fleur de la passion de Keats, ou le bleu mystique de la fleur étoilée, le chant de Shelley, ou j’aurais fait tomber l’or des lis de la Damoiselle Bénie ou dérobé du feu dans les plis écarlates des pavots de Swinburne…
Cependant, maintenant qu’il a joué son prélude avec tant de sensibilité et de grâce, nous ne doutons point qu’il n’aborde des thèmes plus vastes et des sujets plus nobles, et ne réalise l’espoir qu’il exprime dans cette strophe de six vers :
Car si par bonheur je venais à posséder quelque mélodie, j’en lancerais au loin les notes comme une mer irritée, pour balayer les édifices de la tyrannie, pour donner la liberté à l’amour, délivrer la foi de tout dogme, oh ! que je voudrais emplir le vide de mon vers, et faire de mon pipeau d’avoine une trompette.
Un sage chinois56
Un éminent théologien d’Oxford fit un jour la remarque que sa seule objection contre le progrès moderne était que l’on progressait en avant au lieu d’aller à reculons. Cette vue séduisit tellement un certain artiste du monde des étudiants, qu’il se hâta d’écrire un article sur quelques analogies restées inaperçues entre le développement des idées et les mouvements du crabe marin commun.
Je suis certain que le Speaker ne sera point soupçonné même par ses amis les plus enthousiastes de professer cette dangereuse hérésie de la marche à reculons.
Mais, je dois l’avouer franchement, j’en suis venu à conclure que je n’ai jamais rencontré depuis quelque temps de critique plus mordante de la vie moderne que celle qu’on trouve dans les écrits du savant Chuang-Tzù, récemment traduits en langue anglaise par M. Herbert Giles, Consul de sa Majesté à Tamsui.
La diffusion de l’éducation a sans doute rendu le nom de ce grand penseur familier au grand public, mais dans l’intérêt du petit nombre et des gens ultra-cultivés, je sens qu’il est de mon devoir de dire exactement qui il était et de donner une brève esquisse de ce qui caractérise sa philosophie.
Chuang-Tzù, dont il faut avoir bien soin d’écrire le nom, autrement qu’il ne se prononce, naquit dans le quatrième siècle avant Jésus-Christ, sur les bords du Fleuve Jaune, dans le Pays Fleuri, et l’on peut trouver encore de nos jours, sur les simples plateaux à thé et les modestes écrans de nos plus respectables intérieurs de la banlieue, des portraits de cet admirable sage assis sur le dragon volant de la contemplation.
L’honnête contribuable et sa florissante famille se sont certainement égayés maintes fois du front en forme de dôme du philosophe ; ils ont ri de l’étrange perspective du paysage qui s’étend au-dessous de lui.
S’ils avaient réellement su qui il était, ils trembleraient. Car Chuang-Tzù passa sa vie à prêcher la grande religion de l’Inaction et à faire remarquer l’inutilité de toutes les choses utiles.
« Ne fais rien, et tout se fera »
telle était la doctrine que lui légua
son grand maître Lao-Tzù.
Résoudre l’action en pensée, et la pensée en abstraction, tel était son but criminel et transcendant.
Comme l’obscur philosophe de la spéculation grecque primitive, il croyait à l’identité des contraires.
Comme Platon, il était idéaliste, et il avait tout le mépris de l’idéaliste pour les systèmes utilitaires, il était mystique comme Denis, Scot, Érigène, Jacob Boehme.
Il tenait avec eux et avec Philon, que le but de la vie est de s’affranchir de la conscience de soi, et de devenir l’inconscient véhicule d’une illumination plus haute.
En fait, on peut dire que Chuang-Tzù a résumé en lui presque toutes les formes de la pensée métaphysique ou mystique, depuis Héraclite jusqu’à Hégel.
Il y avait aussi en lui quelque chose du quiétiste, et dans son culte du Rien, on peut dire jusqu’à un certain point, de ces étranges rêveurs de l’époque médiévale, qui comme Tauler et le Maître Eckart ont adoré le Purum Nihil et l’Abîme.
Les grandes classes moyennes du pays auxquelles, ainsi que chacun de nous le sait, nous devons toute notre prospérité, sinon notre civilisation, hausseront peut-être les épaules devant tout cela, et demanderont non sans une certaine dose de raison, quelle importance a pour eux l’identité des contraires, et pourquoi elles s’affranchiraient de la conscience d’elles-mêmes, qui est leur trait de caractère le plus marqué.
Mais Chuang-Tzù était quelque chose de plus qu’un métaphysicien et un illuminé : il cherchait à détruire la société, et ce qu’il y a de triste, c’est qu’il unit avec l’éloquence passionnée d’un Rousseau, le raisonnement scientifique d’un Herbert Spencer.
Il n’y a point de sentimentalisme en lui ; il plaint les riches plus que les pauvres, si tant est qu’il plaigne quelqu’un, et la prospérité lui paraît chose aussi tragique que la souffrance.
Il n’a rien de la sympathie moderne pour les vaincus. Il ne propose pas davantage de recourir à des raisons morales pour décerner les prix à ceux qui arrivent les derniers dans la course.
C’est à la course même qu’il trouve à redire.
Quant à la sympathie active, qui de nos jours est devenue une profession pour tant de braves gens, il croit que vouloir faire du bien aux autres est une occupation aussi sotte que de battre du tambour dans une forêt, afin de retrouver un fuyard.
C’est dépenser de l’énergie en pure perte.
Voilà tout.
Au lieu d’être un individu profondément sympathique, on n’est, aux yeux de Chuang-Tzù, qu’un homme qui ne cesse de vouloir être un autre que soi-même, et qui dès lors se prive de la seule excuse par laquelle il puisse justifier son existence.
Oui, si incroyable que cela puisse paraître, ce curieux penseur, se tournait, avec un soupir de regret, vers un certain Âge d’or, où il n’existait ni examen de concours, ni assommants systèmes d’éducation, ni missionnaires, ni dîners à deux sous pour le peuple, ni Églises établies, ni Sociétés humanitaires, ni mornes conférences sur vos devoirs envers votre prochain, ni ennuyeux sermons sur quelque sujet que ce fût.
En ce temps idéal, nous dit-il, les gens s’aimaient entre eux, sans se douter de ce que c’est que la charité, sans écrire à ce propos dans les journaux.
Ils étaient probes, et pourtant ils ne publiaient jamais de livres sur l’Altruisme.
Comme chacun gardait pour soi ce qu’il savait, le monde échappait au fléau du scepticisme, et comme chacun gardait ses vertus pour soi, personne ne se mêlait des affaires d’autrui.
On passait sa vie simplement, paisiblement, et on se contentait de la nourriture et des vêtements qu’on pouvait se procurer.
On s’apercevait d’un district à l’autre ; « on entendait dans l’un les chiens et
les coqs de l’autre »
, et pourtant les gens vieillissaient et mouraient sans
jamais échanger de visites.
On ne jasait pas à propos de gens malins, on n’avait point d’éloges pour des gens honnêtes.
Le sentiment intolérable de l’obligation était inconnu ; les actes de l’espèce humaine ne laissaient aucune trace, et ses affaires ne devenaient point une rengaine que transmettent à la postérité d’imbéciles historiens.
Ce fut un jour fâcheux que celui où apparut le Philanthrope, apportant avec lui la malfaisante idée du Gouvernement :
« C’est une certaine chose, dit Chuang-Tzù, que de laisser l’espèce humaine tranquille ; il n’a jamais rien existé qui consiste à gouverner l’espèce humaine. »
Tous les genres de gouvernement sont mauvais.
Ils sont anti-scientifiques, parce qu’ils cherchent à modifier l’entourage naturel de l’homme.
Ils sont immoraux, parce qu’en intervenant chez l’individu, ils produisent la forme la plus agressive de l’égotisme.
Ils sont ignorants, parce qu’ils s’efforcent de répandre l’éducation.
Ils sont destructeurs d’eux-mêmes, parce qu’ils engendrent l’anarchie.
« Jadis, nous dit-il, l’Empereur Jaune fut le premier à faire en sorte que la charité et le devoir envers le prochain se mêlassent avec la bonté naturelle du cœur humain. En conséquence de cela, Yao et Shun s’usèrent les poils des jambes à se donner du mal pour nourrir leur peuple. Ils dérangèrent leur économie interne afin de faire de la place à des vertus artificielles. Ils épuisèrent leurs énergies à fabriquer des lois, et ce furent tout autant de fiascos.
Le cœur humain, poursuit notre philosophe, peut être ralenti par force ou surmené, mais dans l’un et l’autre cas, le dénouement est fatal. »
Yao rendit le peuple trop heureux. Aussi celui-ci ne fut-il point satisfait.
Chieh le rendit trop misérable. Aussi fut-il mécontent.
Alors tout le monde se mit à raisonner sur la meilleure manière de raccommoder la société.
Il est parfaitement clair qu’il faut faire quelque chose, se dirent les gens les uns aux autres, et alors il y eut une ruée générale vers la science.
Les résultats furent si terribles que le Gouvernement d’alors dut introduire la Contrainte, et la conséquence fut que les hommes vertueux cherchèrent un refuge dans les cavernes des montagnes, pendant que les maîtres de l’état restaient à trembler dans les demeures des ancêtres.
Alors, comme toutes choses étaient dans un parfait chaos, les Réformateurs de la Société montèrent sur des estrades, et empêchèrent la façon d’échapper aux maux qu’eux et leurs systèmes avaient causés ! Pauvres Réformateurs de Société !
« Ils ne connaissent point la honte, ils ne savent ce que c’est que de rougir. »
Tel est le verdict que rend sur eux Chuang-Tzù.
La question économique est aussi discutée copieusement par ce sage aux yeux en amande, et il écrit sur le fléau du capital en termes aussi éloquents que M. Hyndman.
Pour lui, l’origine du mal c’est l’accumulation de la richesse.
Elle rend violents les forts, malhonnêtes les faibles.
Elle crée le volereau et l’enferme dans une cage de bambou.
Elle crée le gros voleur et le met sur un trône de jade blanc.
Le capital est le père de la concurrence, et la concurrence c’est le gaspillage, aussi bien que la destruction de l’énergie.
La volonté de la nature, c’est le repos, la répétition et la paix.
La lassitude et la guerre sont les résultats d’une société artificielle fondée sur le capital, et plus cette société devient riche, plus elle s’enfonce en réalité dans la banqueroute, car elle n’a ni assez de récompenses pour les bons, ni assez de châtiments pour les méchants.
Il faut aussi se rappeler ceci, que les récompenses du monde dégradent un homme tout autant que les châtiments du monde.
Le siècle est pourri par son culte du succès.
Quant à l’éducation, la véritable sagesse ne peut être ni apprise, ni enseignée.
C’est un état d’esprit, auquel parvient celui qui vit en harmonie avec la nature.
La science est superficielle, si nous la comparons avec l’étendue de l’inconnu, et l’inconnu seul a de la valeur.
La société produit des coquins, et l’éducation rend un coquin plus malin qu’un autre.
C’est le seul résultat que puissent obtenir des Bureaux scolaires.
En outre, quelle importance philosophique pourrait bien avoir l’éducation, si elle aboutit simplement à rendre un homme différent de son voisin ?
Nous arrivons en définitive à un chaos d’opinions, au doute universel ; nous tombons dans la vulgaire habitude d’argumenter, et celui-là seul argumente, qui est perdu au point de vue intellectuel.
Voyez plutôt Hui-Tzu.
« C’était un homme à idées nombreuses. Les œuvres rempliraient cinq chariots, mais ses doctrines étaient paradoxales ».
Il disait qu’il y avait des plumes dans un œuf, parce que le poussin a des plumes ; qu’un chien pouvait être un mouton, parce que les noms sont arbitraires ; qu’il y a un moment où une flèche au vol rapide n’est ni en mouvement, ni en repos ; que si vous prenez un bâton d’un pied de long, et que vous le coupiez chaque jour en deux, vous n’arriverez jamais à la fin ; qu’un cheval bai, et une vache brune font trois, parce que, pris séparément, ils sont deux ; pris ensemble ils font un, et que un et deux font trois.
Il était pareil à un homme qui lutte de vitesse avec son ombre, qui fait du bruit pour qu’on n’entende pas l’écho.
C’était un taon très intelligent : voilà tout.
A quoi servait-il ?
Naturellement, la moralité est une chose différente.
Elle passa de mode, dit Chuang-Tzù, quand on se met à moraliser.
On cessa d’être spontané et d’agir par intuition.
On devint prude et artificiel, aveugle au point d’avoir dans la vie un but défini.
Alors vinrent les Gouvernements et les Philanthropes, ces deux pestes du siècle.
Les premiers entreprirent de contraindre le peuple à être bon, et détruisirent ainsi la bonté naturelle de l’homme.
Les derniers étaient une bande d’agressifs touche-à-tout, qui mettaient le désordre partout où ils se montraient.
Ils portaient la stupidité jusqu’à avoir des principes, et ils étaient assez malheureux pour y conformer leur conduite.
Tous finirent mal et prouvèrent que l’altruisme universel donne des résultats aussi mauvais que l’égotisme universel.
Ils firent trébucher le peuple sur la charité et l’entravèrent de devoirs envers le prochain.
Ils débordaient à propos de musique et faisaient des embarras en fait de cérémonies.
La conséquence de tout cela fut que le monde perdit son équilibre, et que depuis lors, il marche d’un pas incertain.
Quel est donc, selon Chuang-Tzù, l’homme parfait ? Et de quelle façon vit-il ?
L’homme parfait ne fait pas autre chose que de contempler l’univers.
Il n’adopte aucune attitude absolue.
Dans le mouvement, il est comme l’eau. Dans le repos, il est comme un miroir. Et, comme l’écho, il ne répond que quand on l’appelle.
Il laisse les choses extérieures s’arranger à leur gré. Rien de matériel ne lui fait du tort ; rien de spirituel ne le punit.
Son équilibre mental lui donne l’empire du monde.
Il n’est jamais l’esclave des existences objectives.
Il sait que de même que les meilleurs propos sont ceux qu’on ne tient jamais, de même la meilleure action est celle qu’on n’accomplit jamais.
Il est passif, et il accepte les lois de la vie.
Il se repose dans l’inaction, et il voit le monde devenir, de lui-même, vertueux.
Il ne tente jamais de « réaliser ses bonnes actions. »
Il ne se dépense jamais en effort.
Il ne se met point en peine de distinctions morales.
Il sait que les choses sont ce qu’elles sont et que les conséquences en seront ce qu’elles seront.
Son esprit est le « miroir de la création » et il est toujours en paix.
Il est évident que tout cela est excessivement dangereux, mais nous devons nous souvenir que Chuang-Tzù vivait il y a plus de deux mille ans et qu’il n’eut jamais l’occasion de voir notre incomparable civilisation.
Et pourtant il pourrait se faire que s’il revenait sur terre, et qu’il nous rendît visite, il eût quelque chose à dire à M. Balfour, au sujet de sa contrainte, et de l’activité avec laquelle l’Irlande est mal gouvernée.
Il sourirait peut-être de certaines de nos ardeurs philanthropiques.
Il hocherait la tête devant un grand nombre de nos institutions de bienfaisance. Le Bureau Scolaire ne lui ferait peut-être pas beaucoup d’impression, et notre course à la richesse ne le frapperait point d’admiration.
Il serait étonné de nos idéals et pris de mélancolie à voir ce que nous avons réalisé.
Peut-être vaut-il mieux que Chuang-Tzù ne puisse pas revenir ici-bas.
En attendant grâce à M. Giles et à M. Quaritch, nous avons son livre pour nous consoler, et c’est certainement là un livre charmant, exquis.
Chuang-Tzù est un des Darwiniens qui ont précédé Darwin.
Il suit l’homme à partir du germe et voit son unité avec la nature.
Comme anthropologiste, il est extrêmement intéressant, et il décrit notre ancêtre, le primitif habitant des arbres, où il vivait dans l’épouvante d’animaux plus forts que lui, et ne se connaissant d’autre parent que sa mère, et il le dit avec autant de précision qu’un conférencier de la Société Royale.
Comme Platon, il emploie le dialogue comme moyen d’expression, « mettant des mots
dans la bouche des gens, nous dit-il, afin d’arriver à la largeur de vues. »
Comme conteur d’histoires, il est charmant.
Le récit de la visite faite par le respectable Confucius au Grand Voleur Chê est des plus animés, des plus brillants, et il est impossible de ne pas rire de la déconfiture finale du Sage, qui voit la stérilité de ses platitudes morales rudement mise en lumière par l’heureux bandit.
Même dans sa métaphysique, Chuang-Tzù possède un humour intense.
Il personnifie ses abstractions et leur fait jouer des pièces devant vous.
Il nous conte comme l’Esprit des Nuées, se rendant du côté de l’Est à travers l’espace aérien, rencontra par hasard le Principe Vital.
Ce dernier se donnait des tapes sur les côtes et allait sautillant.
Sur quoi l’Esprit des Nuées dit :
- — Qui êtes-vous, vieux, et que faites-vous ?
- — Je me promène, répondit le Principe Vital, sans s’arrêter, car toutes les activités sont incapables de repos.
- — Je voudrais bien savoir quelque chose, dit l’Esprit des Nuées.
- — Ah ! s’écria le Principe vital, d’un ton de désapprobation.
Puis vient un merveilleux entretien, qui offre quelque analogie avec celui du Sphinx et de la Chimère dans le curieux drame de Flaubert.
Les animaux parlants ont aussi leur rôle dans les paraboles et les histoires de Chuang-Tzù et son étrange philosophie sait s’exprimer d’une manière musicale par le mythe, la poésie, et la fantaisie.
On éprouve une tristesse naturelle à s’entendre dire qu’il est immoral d’avoir de la bonté consciente, et que faire quelque chose est la pire forme de l’inaction.
Des milliers de philanthropes, excellents et réellement convaincus, retomberaient bel et bien à la charge des contribuables, si nous adoptions l’idée que l’on ne doit permettre à personne de se mêler de ce qui ne le regarde pas.
La doctrine de l’inutilité de toutes les choses utiles aurait pour effet non seulement de compromettre notre suprématie commerciale en tant que nation, mais encore de jeter le discrédit sur un grand nombre de membres prospères et sérieux de la classe des boutiquiers.
Qu’adviendrait-il de nos prédicateurs populaires, de nos orateurs d’Exeter-Hall, de nos
Évangélistes de salon, si nous leur disions, dans le langage même de Chuang-Tzù :
« Les moustiques tiennent un homme éveillé toute la nuit par leurs piqûres. C’est
exactement de la même façon que ces propos de charité, de devoir envers son prochain
vous rendent presque fous, Messieurs, efforcez-vous de ramener le monde à sa primitive
simplicité, et comme le vent souffle où il lui plaît, laissez la Vertu s’établir
d’elle-même. A quoi bon cette inopportune énergie ? »
Et quel serait le sort des gouvernements et des politiciens de profession, si nous en venions à conclure que le gouvernement de l’espèce humaine, cela n’existe pas.
Évidemment, Chuang-Tzù est un écrivain des plus dangereux, et la publication de son livre en Angleterre, deux mille ans après sa mort, est manifestement prématurée, et causera peut-être beaucoup de peine à bien des personnes profondément respectables et industrieuses.
Il est peut-être vrai que l’idéal de culture par soi-même, de développement par soi-même, qui est le but de son plan de vie, et la base de son système de philosophie, est un idéal dont le besoin se fait quelque peu sentir dans un siècle comme le nôtre, où l’on voit tant de gens si occupés de l’éducation de leur prochain, qu’il ne leur reste pas un moment pour leur propre éducation.
Mais serait-il prudent de le dire ?
Il me semble que si nous admettions une seule fois la valeur d’une quelconque des critiques destructives, nous serions obligés de renoncer à notre habitude nationale de nous glorifier nous-mêmes.
La seule chose qui console jamais l’homme des choses stupides qu’il fait, c’est l’éloge qu’il ne manque pas de se donner pour les avoir faites.
Il peut néanmoins se trouver des gens qui en aient enfin assez de cette étrange tendance moderne qui charge l’enthousiasme de faire le travail de l’intelligence.
Pour ceux-là et leurs semblables, Chuang-Tzù sera le bienvenu.
Mais ils n’ont qu’à le lire.
Qu’ils le fassent sans parler de lui. Il serait un trouble-fête aux dîners, il serait impossible aux thés de l’après-midi, car sa vie entière fut une protestation contre la parole en public.
« L’homme parfait s’ignore lui-même ; l’homme divin ignore l’action ; le véritable sage ignore la réputation. »
Tels sont les Principes de Chuang-Tzù.
Le dernier livre de M. Pater57
Lorsque j’eus pour la première fois le privilège — que j’estime très haut, — de
rencontrer M. Walter Pater, il me dit en souriant : « Pourquoi écrivez-vous
toujours des vers ? Pourquoi n’écrivez-vous pas en prose ? La prose est bien autrement
difficile. »
Cela date du temps où j’étais étudiant à Oxford, temps d’ardeur lyrique, où j’écrivais des sonnets travaillés avec soin, temps où l’on aimait la complication exquise et les répétitions musicales de la ballade et de la villanelle, avec l’enchaînement de ses échos amenés de loin, et sa forme curieusement complète, temps où l’on cherchait solennellement en quel état d’esprit il fallait être pour écrire un triolet, temps délicieux, où je suis heureux de dire qu’il y avait bien plus de rime que de raison.
Je puis franchement en convenir aujourd’hui. Je ne saisis pas très bien alors le sens réel des paroles de M. Pater.
Ce ne fut qu’après une étude attentive de ses beaux Essais si suggestifs sur la Renaissance que je compris comment l’art d’écrire en prose anglaise est, ou comment on peut en faire, un art merveilleux, et conscient de lui-même.
L’orageuse rhétorique de Carlyle, l’éloquence ailée et passionnée de Ruskin, m’avaient paru jaillir de l’enthousiasme plutôt que de l’art.
Je crois que j’ignorais alors que les prophètes eux-mêmes corrigent leurs épreuves.
La prose du temps de Jacques I, je la trouvais exubérante ; la prose du temps de la Reine
Anne me paraissait d’une calvitie terrible, d’une raison irritante. Mais les
Essais de M. Pater devinrent pour moi « le livre d’or de l’esprit,
du bon sens, Écriture sainte de la Beauté. »
Ils le sont encore pour moi.
Certes, il se peut que j’en parle avec exagération : et même je l’espère car il n’y a pas d’amour sans exagération, et là où l’amour fait défaut, l’intelligence est absente.
C’est seulement à propos de choses qui ne vous intéressent pas que vous pouvez exprimer une opinion vraiment impartiale, et c’est sans doute pour cela qu’une opinion impartiale est toujours dépourvue de valeur.
Mais il ne faut pas que je laisse tourner à l’autobiographie cette courte notice du nouveau livre de M. Pater.
Je me rappelle qu’en Amérique on me dit que quand Margaret Fuller écrivait un essai sur Emerson, les imprimeurs étaient toujours obligés d’envoyer chercher un supplément de Je, et il me paraît opportun de profiter de cet avertissement transatlantique.
Appréciations dans le beau sens latin du mot, tel est le titre donné par M. Pater à son livre, qui est une collection exquise d’essais exquis, d’œuvres d’art délicatement travaillées, — dont quelques-unes sont presque grecs en leur pureté de contour et leur perfection de forme.
D’autres ont un air médiéval en leur étrangeté de couleur, en leur passion communicative, et tous sont absolument modernes dans le sens vrai du terme de modernité.
Car celui qui n’a de présent à l’esprit que le présent ne connaît rien du siècle dans lequel il vit.
Pour bien comprendre le dix-neuvième siècle, il faut bien comprendre chacun des siècles qui l’ont précédé, et qui ont contribué à le faire.
Pour savoir quelque chose sur soi-même, il faut tout savoir sur les autres.
Il faut qu’il n’y ait pas un état d’esprit avec lequel on ne puisse sympathiser, pas un type disparu d’existence auquel on ne puisse rendre la vie.
Les legs de l’hérédité peuvent nous faire modifier nos idées sur la responsabilité morale, mais ils ne peuvent qu’intensifier notre sentiment de la valeur de la critique, car le véritable critique est l’homme qui porte en soi les rêves, et les idées, et les sentiments d’une myriade de générations, celui auquel nulle forme de pensée n’est étrangère, pour lequel aucune impulsion émotionnelle ne manque de clarté.
Le plus intéressant peut-être, et certainement le moins réussi des essais réunis dans le présent volume est celui qui a pour titre le Style.
C’est le plus intéressant, parce qu’il est l’œuvre d’un homme qui parle avec la grande autorité que donne la noble réalisation de choses noblement conçues.
C’est le moins réussi, parce que le sujet est trop abstrait.
Un véritable artiste, tel que M. Pater, réussit surtout quand il a affaire au concret, dont les bornes mêmes lui donnent une plus belle Liberté, tout en exigeant une vision plus intense.
Et pourtant quel haut idéal on trouve en ces quelques pages !
Combien il est bon pour nous, en ces temps d’éducation populaire et de facile
journalisme, de s’entendre rappeler qu’une vraie culture est essentielle à l’écrivain
accompli, qui, « sincèrement épris des mots pour eux-mêmes, observateur minutieux
et constant de leur physionomie »
, évitera ce qui est pure rhétorique, ornement
d’ostentation, mauvais choix des mots par négligence, redondance sans portée, qui se fera
reconnaître à des omissions pleines de tact, par son habileté dans l’économie des moyens,
par son choix, l’art de se restreindre, et peut-être surtout par cette construction
artistique, consciente, qui est l’expression de l’esprit dans le style.
Je crois que j’ai eu tort de dire que le sujet était trop abstrait.
Entre les mains de M. Pater, il devient vraiment très réel pour nous, et il nous montre comment il faut qu’il y ait la passion d’une âme d’homme derrière la perfection de style de l’homme.
Quand on passe au reste du volume, on trouve des Essais sur Wordsworth, sur Coleridge, sur Charles Lamb, sur Sir Thomas Browne, sur quelques-unes des pièces de Shakespeare, et sur les rois qu’a créés Shakespeare, sur Dante Rossetti et sur William Morris.
De même que celui qui traite de Wordsworth paraît être la dernière œuvre de M. Pater, de même celui qui a pour sujet le chanteur de la Défense de Guenevère est certainement son écrit le plus ancien, ou peu s’en faut, et il est intéressant de remarquer le changement qui s’est produit dans son style.
Ce changement n’est peut-être pas très apparent à première vue.
En 1868, nous voyons M. Pater écrire avec le même choix exquis des mots, avec la même mélodie soignée, avec le même caractère, et d’un style qui est presque analogue.
Mais à mesure qu’il avance dans la vie, l’architecture du style se fait plus riche et plus complexe, l’épithète devient plus précise et plus intellectuelle.
De temps à autre on peut être porté à trouver qu’il y a ici ou là une phrase un peu longue, et peut-être, se hasarderait-on à dire, un peu lourde, un peu empêtrée dans son mouvement. Mais s’il en est ainsi, cela est dû à ces vues latérales, qui se révèlent soudain à l’idée pendant sa marche, et qui ne font que la mettre en lumière ; ou bien à ces heureuses arrière-pensées qui donnent au dessin central un fini plus complet, tout en gardant l’air charmant d’une trouvaille ; ou bien à un désir d’indiquer légèrement les nuances du sens avec leur accumulation d’effet, et d’éviter, parfois, la violence et la rudesse d’une opinion trop définie et trop exclusive.
En effet, au moins en matière d’art, la pensée est inévitablement colorée par l’émotion.
Aussi est-elle fluide plutôt que fixée, et se reconnaissant dépendante des états d’esprit et de la passion des beaux moments, elle n’acceptera point la rigidité d’une formule scientifique ou d’un dogme théologique.
En outre, le plaisir critique que nous éprouvons à suivre à travers les détours d’apparence compliquée, d’une phrase, le travail de l’intelligence constructive, n’est point à dédaigner.
Dès que nous nous sommes rendu compte du dessin, tout paraît si clair et si simple.
Avec le temps, ces longues phrases de M. Pater finissent par acquérir le charme d’un morceau de savante musique, et par avoir aussi l’unité d’une belle musique.
J’ai donné à entendre que l’essai sur Wordsworth est probablement le morceau le plus récent que contienne le volume.
Si l’on pouvait faire un choix entre autant de bonnes choses, je serais porté à dire que c’est aussi le meilleur.
L’essai sur Lamb est curieusement suggestif. Il évoque vraiment une figure un peu plus tragique, plus sombre que celle que l’on a pris l’habitude d’unir dans sa pensée à celle de l’auteur des Essais d’Elia.
C’est un point de vue intéressant pour regarder Lamb, mais il aurait peut-être éprouvé quelque difficulté à se reconnaître en ce portrait.
Il eut, à n’en pas douter, de grands chagrins ou sujets de chagrins, mais il savait se consoler, séance tenante, des tragédies réelles de la vie en lisant la première venue des tragédies de l’époque d’Elisabeth, pourvu que ce fût dans l’édition in-folio.
L’essai sur Sir Thomas Browne est très agréable et possède le charme étrange, personnel, fantasque de l’auteur de Religio Médici.
M. Pater saisit souvent la couleur et l’accent de tout artiste, de toute œuvre d’art dont il traite.
L’essai sur Coleridge, avec l’insistance qu’il met à recommander la culture du relatif, comme opposition à l’esprit absolu, en philosophie et en éthique, son appréciation élevée de la place du poète dans notre littérature, est une œuvre tout à fait irréprochable pour le style et le fond.
La grâce dans l’expression et une subtilité délicate dans la pensée et la phrase caractérisent l’Essai sur Shakespeare. Mais l’Essai sur Wordsworth a une beauté intellectuelle qui lui est propre.
Il s’adresse non point au Wordsworthien ordinaire, avec son tempérament dépourvu de critique, sa grossière confusion entre les problèmes éthiques ou esthétiques, mais plutôt à ceux qui désirent séparer l’or de la gangue, et arriver jusqu’au vrai Wordsworth, à travers la masse de composition ennuyeuse et prosaïque, qui porte son nom, et qui sert souvent à nous le cacher.
La présence d’un élément étranger dans l’art de Wordsworth est naturellement admise par M. Pater, mais il en parle en passant simplement au point de vue psychologique, et en faisant remarquer combien cette qualité des états d’esprits élevés ou inférieurs produit dans sa poésie l’effet d’une faculté qui n’était pas entièrement à lui ou sous son « contrôle » d’une faculté qui va et qui vient à son gré, en sorte que l’antique fantaisie d’après laquelle l’art du poète est un enthousiasme, une forme de possession divine, paraît absolument vraie pour lui.
Les premiers Essais de M. Pater avaient leurs purpurei panni si remarquablement bien faits pour être cités, comme le fameux passage sur Monna Lisa, et cet autre où l’étrange idée que Botticelli se faisait de la Vierge est si étrangement exposée.
Il est difficile de choisir dans le présent volume un passage de préférence à un autre pour caractériser avec plus de précision la manière de M. Pater.
En voici toutefois un qui mérite d’être cité tout au long.
Il contient une vérité éminemment appropriée à notre siècle.
« Que la fin de la vie soit non point l’action, mais la contemplation, — être en tant que distinct d’agir, — une certaine disposition d’esprit, tel est sous une forme ou une autre, le principe de toute moralité supérieure. En poésie, en art, si vous entrez réellement dans leur esprit véritable, vous touchez, en quelque sorte, ce principe : tous deux, par leur stérilité, sont un type du fait de contempler sans autre objet que la simple joie de contempler. Traiter la vie dans l’esprit de l’art, c’est faire de la vie une chose dans laquelle fins et moyens ne font plus qu’un : encourager cette attitude, telle est la vraie signification morale de l’art et de la poésie. Wordsworth et d’autres poètes, qui ont été comme lui en des temps anciens ou plus récents, sont les maîtres, les experts dans cet art de la contemplation impassible. Leur œuvre ne tend pas à donner des leçons, à imposer des règles, ni même à nous stimuler vers de nobles buts, mais à éloigner pour un temps nos pensées du pur mécanisme de la vie, à les fixer par des émotions appropriées sur le spectacle de ces grands faits de l’existence humaine qu’aucun mécanisme ne domine, “sur les grandes et universelles passions des hommes, sur les plus générales et les plus intéressantes de leurs occupations, sur l’ensemble du monde de la nature”, sur “les opérations des éléments et les apparences de l’univers visible, sur l’orage et l’éclat du soleil, sur les révolutions des saisons, sur le froid et la chaleur, sur la perte d’amis et de parents, sur les injustices, les ressentiments, la gratitude et l’espoir, sur la crainte et la souffrance.” Assister à ce spectacle avec les émotions qui conviennent, tel est le but de toute culture, et une poésie comme celle de Wordsworth est une nourriture substantielle, un stimulant pour ces émotions. Il voit la nature pleine de sentiment et d’émotion. Il voit les hommes et les femmes comme des parties de la Nature, passionnées, émues, en un groupement étrange, en rapport avec la grandeur et la beauté du monde naturel, images, ce sont ses propres expressions, d’hommes souffrants parmi des formes et des puissances redoutables. »
Certainement le véritable secret de Wordsworth n’a jamais été mieux exprimé.
Après avoir lu et relu l’Essai de M. Pater, — car il exige une seconde lecture, — on revient à l’œuvre du poète avec un nouveau sentiment d’admiration, une sorte d’attente vive et passionnée.
Et c’est là ce qu’on pourrait regarder, sans trop approfondir, comme la marque ou la pierre de touche de la plus fine critique.
Pour conclure, on ne peut s’empêcher de remarquer le délicat instinct qui a conduit à donner son tour particulier au bref épilogue qui termine ce charmant volume.
La différence entre l’esprit classique et l’esprit romantique dans l’art a été souvent discutée, et avec une grande exagération d’emphase.
Mais avec quelle touche légère et sûre, M. Pater écrit sur ce point.
Combien ses distinctions sont subtiles et certaines !
Si la prose imaginative est vraiment l’art spécial de ce siècle, M. Pater a droit à une place parmi les plus caractéristiques de ce siècle.
En certaines choses, il est absolument unique.
Le siècle a produit d’étonnants styles en prose, tout troublés d’individualisme, et que l’excès de rhétorique rendait violents.
Mais chez M. Pater, comme chez le Cardinal Newman, nous trouvons l’union de la personnalité et de la perfection.
Il n’a pas de rival dans sa propre sphère, et il a échappé aux disciples.
Et cela, non point par ce qu’il n’a point été imité, mais parce qu’en un art aussi fin que le sien, il y a quelque chose qui est, par essence, inimitable.
Primavera58
Pendant le trimestre d’été, Oxford enseigne l’art exquis de la flânerie, une des choses les plus importantes que puisse enseigner une Université, et il vient de paraître dans cette aimable ville, un mignon et charmant volume, œuvre de quatre amis, qui peut-être forme les prémices de cette rêverie sous le cloître gris, dans le silencieux jardin, qui a pour effet de former ou de perdre un homme.
Ces quatre nouveaux poètes sont M. Laurence Binyon, qui vient de gagner le prix de Newdigate ; M. Manmohan Ghose, jeune hindou distingué par son érudition, et par ses grands progrès en littérature qui donnent quelque éclat à Christ Church ; M. Stephen Phillips, qui a récemment joué le rôle du Fantôme dans Hamlet au Théâtre du Globe, avec une dignité et un talent de diction si admirables ; et M. Arthur Cripps, de Trinity.
Un intérêt particulier s’attache naturellement à l’œuvre de M. Ghose.
Né aux Indes, de parents de pure race hindoue, il a été élevé uniquement en Angleterre.
Il a reçu son éducation à l’École de Saint Paul, et ses vers nous montrent avec quelle promptitude et quelle finesse se forment les sympathies intellectuelles de l’esprit oriental et nous indiquent combien est étroit le lien qui, peut-être un jour, unira l’Inde à nous par d’autres moyens que le commerce et la force des armes.
Il y a quelque chose de charmant à trouver un jeune Hindou qui emploie notre langue avec autant de souci de la mélodie et des termes que le fait M. Ghose.
Voici une de ses pièces.
Par dessus ta tête, en joyeux détours,à travers les vastes espaces du ciel, librementles oiseaux volent avec de la musique dans les ailes,Et de la mer bleue, rudeles poissons brillent et bondissent.Il y a une vie des choses les plus charmantesSur toi, en ton sommeil si profond.Aux profondeurs de l’Orient les cieux deviennent plus célestesD’un soir à l’autre et encoreles glorieuses étoiles se souviennent de paraître ;Les roses, sur la collinesont parfumées comme avant.Seulement ta figure, chère entre toutes choses,Je ne la verrai jamais plus.
Il y a là des défauts ; il y a beaucoup de défauts.
Mais les vers que nous avons mis en gras sont charmants.
Le tempérament de Keats, les états d’esprit de Matthew Arnold ont influencé M. Ghose : pouvait-il y avoir une influence meilleure pour un débutant.
Voici quelques stances d’une autre poésie de M. Ghose.
Sous une ombre épaisse je m’étendrai, et sous l’ombre plus épaisse encorede la nuit, où pas une feuille ne connaît ses voisines ;Oubliant l’éclat des étoiles, oubliantLa visite printanière de la rose ;Et loin de tous les délices, préparant le repos à mon cœur.Oh ! n’implore pas le silence, toi ! trop tôt, trop sûrementL’automne viendra, et pleurera à travers ces branches :Quelques oiseaux se tairont, des fleurs ne vivront plusEt tu glisseras maigre toi tristement sous le sol.Et tu seras silencieux dans ce sommeil éternel.Il y a de la verdure encore, la où s’égare la blonde déesse :Alors suis-la, jusqu’à ce que tout se flétrisse autour de toi.Ne perds pas une vision de sa figure passagère.Ne perds pas un bruit de sa robe moëlleuse, quand iciElle traîne sur les feuilles humides de l’année en son déclin rapide.
Le second vers est très beau, et l’ensemble annonce de la culture, du goût et du sentiment.
M. Ghose arrivera un jour à se faire un nom dans notre littérature.
M. Stephen Phillips a une Muse plus solennelle, plus classique.
Son œuvre la meilleure est son Oreste.
La Justice m’a appelé dans des pays lointains, la froide reineparmi les morts, qui après la chaleur et la hâteenfin trouve le loisir pour sa voix forte et fermequi puise du calme dans les grandes profondeurs de l’enfer.Elle m’a appelé, me disant : « J’ai entendu un cri pendant la nuit ?Va et ne fais pas de question ; dans ta demeurema volonté attend l’exécution.…………………………………………… Et elle gît là,ma mère ! oui, encore ma mère.Ô chevelure avec laquelle j’ai joué dans cette demeure ! Ô yeuxqui m’ont reconnu un instant à mon arrivée,et se sont éclairés et ont battu d’affection ;et l’instant d’après ont été éteints par ma main ! Oh ! malheur à moi !Vous ne vous poserez plus sur moi en ce monde.Pourtant tu seras peut-être plus heureuse, si tu vasEn quelque terre de vent et de feuilles agitées,dormir sous une étoile ; mais quant à moi,l’Enfer a faim, et les Furies infatigables attendent. »
Milton et le procédé de la tragédie grecque, telles sont les influences qui ont agi sur M. Phillips, et ici encore nous allons dire : quelles influences meilleures pouvaient agir sur un jeune poète ?
Son vers a de la dignité et de la distinction.
M. Cripps a parfois de la mélodie, et M. Binyon, le récent lauréat d’Oxford, nous prouve dans son Ode lyrique sur la jeunesse, qu’il sait manier adroitement un mètre difficile, et que, dans le sonnet suivant, il est capable de saisir les doux échos qui dorment dans les sonnets de Shakespeare :
Je ne puis relever mes paupières, quand s’en va le sommeilsans être visité par des pensées de vous.Le repos n’a rien dont la fraîcheur soit à moitié aussi profondeQue le doux matin, qui réveille de nouveau mon cœur.Je ne puis éloigner le trivial souci de la vieque vous ne veniez aussitôt, furtivement, avec votre charme, vers moi ?Mes plus purs moments sont votre fidèle miroir ;Ma plus profonde pensée trouve en vous la vérité la plus brillante.Vous êtes la charmante reine qui règne sur mon esprit,le ciel constant pour la mer toujours agitée ;pourtant puisque c’est vous qui régnez sur moi, comment ne pas trouverune plus douce liberté en une telle tyrannie.Si les anxieux royaumes du monde étaient ainsi gouvernés,leurs souffrances s’effaceraient, leur plainte s’éteindrait à demi.
En somme, Primavera est un agréable petit livre, et nous nous empressons de lui souhaiter la bienvenue.
Il est « établi » d’une façon charmante, et les étudiants de l’Université gagneront à le lire pendant les heures de leçon.
FIN