Préface
Ce m’est toujours un plaisir de causer de Weiss ! je l’ai tant admiré, tant aimé ! j’ai gardé de lui un si tendre et si éblouissant souvenir ! De tous nos camarades d’école c’est avec About et Taine celui dont j’ai suivi les progrès avec le plus d’orgueil et, j’ose le dire aussi, avec la plus affectueuse inquiétude. Si j’avais eu à choisir l’ouvrage où il me fût permis d’accoler dans une préface mon nom près du sien, il est bien probable que ce n’est pas un recueil d’études sur la littérature allemande auquel je me serais arrêté de préférence. J’ignore la langue de nos voisins d’outre-Rhin et ne sais de leur philosophie et de leur littérature et de leur théâtre que ce qui m’en a été révélé dans les traductions. L’éditeur a plus consulté mon amitié que mes forces.
Il n’y a pas besoin au reste pour se plaire aux choses dont Weiss parle de les connaître à fond. Ce qui est charmant à suivre chez lui, c’est le mouvement de cet esprit agile, qui voltige sur tous les sujets qu’il traite, qui s’échappe sans cesse en fusées d’aperçus ingénieux, en boutades paradoxales, en rapprochements imprévus : on s’intéresse bien moins à la matière dont il s’occupe qu’au perpétuel jaillissement d’idées personnelles, qu’il tire de cette matière, fût-elle la plus ingrate du monde.
Le volume ouvre par un essai sur l’Hermann et Dorothée de Goethe. C’est un des morceaux auxquels Weiss tenait le plus et dont il parlait toujours avec le plus de complaisance. C’est que cette étude sur le poème de Goethe avait été présentée comme thèse de doctorat à la Faculté des lettres de Paris en 1856, et qu’elle y avait fait en quelque sorte révolution. Toutes les thèses à cette époque étaient de vastes monuments d’érudition, où le futur docteur avait accumulé avec un soin et une patience infinis tout ce qu’on avait dit avant lui sur la question, discutant les textes, pesant les témoignages, donnant enfin une de ces monographies achevées qui ne laissent plus de place à aucune recherche, mais d’où ne sort le plus souvent aucune lumière nouvelle.
Lisez la thèse de Weiss ; vous vous imaginerez aisément la surprise des professeurs de la Sorbonne à qui l’on apportait quelques pages, étincelantes de vues nouvelles, d’un style incisif et léger, où se trahissait un esprit amoureux de hardiesses philosophiques et je ne sais quel goût d’aventures : il y avait à craindre que nos professeurs de la Sorbonne fronçassent le sourcil à cette témérité d’un jeune universitaire. Mais sous leur cuirasse d’érudition, ils sont gens d’esprit. Ils furent charmés de cette liberté d’allures, qui était si rare aux soutenances de la Faculté.
Ils sourirent avec indulgence aux pages délicieuses où Weiss analysant les diverses sortes d’amour, a répudié ces passions tumultueuses et enfiévrées dont les romans nous entretiennent et a fait, d’après Goethe, l’éloge de l’amour honnête et sain, qui ne va qu’au mariage.
« Il naît par un élan irrésistible ; il ne croit qu’à un seul être sur la terre ; en lui seul il place le bonheur ; hors de lui, il ne voit que des joies décolorées ; il a ses alternatives d’espoir infini et d’angoisses, de confiance et de doute ; des tourments se mêlent à ses joies ; il est tout ensemble inquiet, résolu, timide, exigeant, puisque enfin c’est l’amour. Mais comme il se développe en des âmes actives, nourries jusque-là de sentiments sains et dès longtemps habituées à n’aimer que ce qui est bon, à ne regarder comme désirable que ce qui est légitime et possible, on n’a pas à craindre qu’il s’égare et use la vie en transports inutiles. La raison le tempère sans l’affaiblir ; elle le guide sans le dépouiller de son charme de liberté juvénile ; elle lui communique je ne sais quoi de fort, par quoi il saura se contenir lui-même et au besoin se vaincre. »
Tout ce commentaire n’est-il pas exquis ? Et comme il explique l’amour de Dorothée pour Hermann ! Mais ne devait-il pas sonner comme une nouveauté singulière sous les voûtes de l’antique Sorbonne ? Ce fut un régal pour les graves professeurs en robe. Weiss termine cette thèse par le développement d’une des idées qui lui sont restées le plus chères. C’est que notre siècle a besoin d’une poésie qui peigne et fasse aimer la vie bourgeoise, la vie simple de tous les jours, qui en dise dans le détail les joies et les tristesses. Il veut que le poète cesse de dédaigner les vertus de famille, qui ont leur grandeur, peut-être plus propre à émouvoir que les vertus chevaleresques.
« Qu’il nous montre, disait-il, fût-ce dans un simple artisan, l’héroïsme du travail : notre âge pacifique ne le sent pas au-dessous de l’héroïsme guerrier. Voilà par quels spectacles la poésie désormais nous instruira ; voilà où elle puisera elle-même, beaucoup plus sûrement que dans la restauration du gothique et dans un faux idéalisme de quoi paraître éternellement jeune. Puisque le cours des choses — que ce soit un bien ou un mal — tend de plus en plus à accroître la part de la multitude dans l’empire du monde, n’est-il pas indispensable que la poésie, si elle ne veut s’abdiquer elle-même, donne Il ces nouveaux souverains des leçons qu’ils puissent directement s’appliquer ? À l’œuvre donc, poètes !… »
Avouez que ce coup de trompette, ce sirsum corda éclatait à l’improviste dans une thèse de Sorbonne. Weiss avait gardé le plus vif souvenir du succès qu’elle obtint. C’est elle qui dans l’Université le mit hors de pair. Ses juges n’eurent pas de peine à démêler en ce téméraire un homme qui pensait par lui-même, un écrivain de race.
Weiss s’est toujours occupé des lettres allemandes. Il était Alsacien d’origine, il avait appris cette langue étrangère au seul âge où on les apprend bien, en ses premières années d’enfance. Quoiqu’il n’y ait jamais eu de meilleur Français que lui, quoiqu’il poussât l’amour de la patrie jusqu’au chauvinisme, il avait gardé un certain goût pour l’esprit et surtout pour le tour d’imagination de la race germanique.
L’Alsace était jadis une province qui servait en quelque sorte de trait d’union entre l’Allemagne et la France. Profondément française de cœur, elle comprenait mieux que nous ne pouvons faire certains traits du caractère de nos voisins, devenus nos irréconciliables ennemis, et elle nous aidait à pénétrer dans ces âmes qui nous sont aujourd’hui un lieu fermé et scellé. Weiss n’a jamais pu se détacher de la sympathie qu’il avait conçue tout jeune pour cette nation ; il l’a exprimée sous toutes les formes, et personne n’ignore qu’un des derniers volumes qu’il publia de son vivant fut une série d’études faites, au cours d’un voyage, sur le vif de la vie allemande, où sans rien oublier de nos ressentiments, il rendait justice aux fortes et sérieuses qualités de ce peuple.
Peut-être même Weiss dut-il une part, une forte part de son originalité à ce mélange qui se fit en lui de deux souffles venus l’un de la France, sa patrie vraie, l’autre de l’Allemagne, qui avait été pour lui, en des temps plus heureux, comme une autre patrie. Il y a toujours eu dans l’âme de Weiss un coin de rêverie et dans son esprit une parcelle d’humour germanique. Je suis convaincu même que son goût pour les situations officielles lui venait de je ne sais quelle influence des idées allemandes.
Aussi personne n’était-il plus propre à nous initier aux idées et aux œuvres de l’Allemagne que ce fils de l’Alsace, qui tenait quelque chose des deux nations, bien que son cœur fût tout entier français. Il s’emporte contre les Allemands qui en leur aveugle obstination de patriotisme ne veulent pas reconnaître ce qu’ils doivent à la France, et quels liens rattachent leur littérature à la nôtre. Il les invite à plus de modestie et à plus de justice.
Il croyait que toutes les littératures d’Europe se pénétraient les unes les autres et qu’elles arriveraient à se fondre en une seule. Vous trouverez exposé dans ce volume ce rêve d’une belle intelligence, éprise d’utopie.
« Depuis les guerres de la Réforme, dit-il, et du système d’équilibre jusqu’à la guerre actuelle, l’Europe va s’étendant et se concentrant sans cesse. Se peut-il que la poésie ait seule échappé à ce mouvement universel vers l’unité, ou plutôt vers l’union des forces, vers le mélange des intérêts et des idées ? Puisqu’il existe aujourd’hui une confédération européenne divisée en plusieurs peuples, ne doit-il pas y avoir aussi une littérature européenne en plusieurs langues, qui soit partout l’expression des mêmes sentiments et des mêmes besoins, l’application des mêmes formules, la reproduction du même idéal ?… »
Je vous renvoie au volume pour la suite du développement. C’est ainsi que Weiss, à propos de n’importe quel ouvrage à peu près inconnu, s’échappe d’un bond loin de son sujet et s’élève à des considérations générales, dont les unes sont de piquants paradoxes, les autres des vérités subtiles ou profondes, mais qui toutes induisent à penser.
Parfois même ces considérations revêtent une forme poétique dont la séduction est enchanteresse. Je vous recommande dans le chapitre qui a pour titre : le Roman philosophique et religieux, deux pages sur la poésie du panthéisme, qu’il compare à ces vapeurs à demi transparentes qu’on voit s’élever à la campagne, par une belle nuit d’été, sur la lisière d’un bois. C’est un morceau merveilleux et digne de figurer dans toutes les anthologies.
Dans un autre genre, lisez le chapitre sur l’Entrevue de Napoléon Ier et de Goethe, vous y trouverez un portrait bien curieux de Bonaparte jeune, mélancolique et contemplatif. L’analyse de ce caractère est bien subtile et bien pénétrante. C’est un point de vue nouveau, qui frappe, quand Weiss, à qui il est soudain apparu, nous le déploie sous les yeux ; nous sommes secoués de ce spectacle inattendu, et nous nous en retournons, songeant à part nous, et disant : après tout, qui sait ?
L’honneur d’un livre, n’est-ce pas de susciter tantôt la réflexion, tantôt la rêverie ? Il n’y en a guère, parmi ceux qu’on a publiés de Weiss, de plus suggestifs que celui-ci, et j’en sens tout le mérite, quoique je me reconnaisse très incompétent pour juger des matières qu’il y traite.
Essai sur Hermann et Dorothée de Goethe1
I
Le poème d’Hermann et Dorothée est une idylle du genre épique. Commencé dans les derniers mois de 1796, il fut achevé le 21 mars 1797. Goethe, alors âgé de quarante-cinq ans, avait déjà donné Gœtz de Berlichingen (1773), Werther (1 774), Iphigénie en Tauride (1786), Egmont (1778-1788), le Tasse (1787-1790), écrit les Élégies romaines (1788-1795), Reinecke Fuchs, et rédigé la plus grande partie des Années d’apprentissage (1777-1794). En même temps, il préparait le Faust, dont il avait déjà publié des fragments considérables (1788-1790), et il travaillait avec Schiller et Voss à l’Almanach des Muses et aux Heures. On le voit, il avait dès cette époque produit ou conçu ses œuvres les plus remarquables ; il était dans la plénitude de son génie.
Schiller lut le premier ce poème, et il en fut ravi. Toute l’Allemagne partagea son admiration. Le succès d’Hermann et Dorothée fut égal à celui de Werther et à celui des Brigands. Après Werther on avait vu nombre de jeunes gens s’éprendre d’un beau dégoût de la vie ; d’autres, après les Brigands, s’étaient érigés en redresseurs de torts dans les forêts de la Thuringe. Cette innocente idylle n’eut point des effets aussi terribles ; mais l’Allemagne l’adopta pour poème national. On se complut à y admirer les vertus germaniques, l’esprit religieux, la bonhomie des ancêtres, déjà si bien représentés dans Gœtz de Berlichingen ; on répéta avec enthousiasme l’éloge du Rhin et le discours patriotique d’Hermann au IVe chant. Les savants, de leur côté, la traduisirent en latin et en grec ; il leur semblait que ces vers, d’une simplicité antique, fussent un larcin qu’il fallait restituer à la langue de Théocrite et de Virgile. Plusieurs, au contraire, y virent une œuvre d’un genre nouveau, et M. Guillaume de Humboldt, quoique rattachant Hermann et Dorothée, aux principes de l’art ancien, alla jusqu’à faire de ce livre l’objet d’une poétique spéciale2.
En France, le succès fut d’abord assez médiocre. Mme de Staël, si prodigue d’éloges pour tout ce qui vient de l’Allemagne, est ici d’une extrême réserve. Bitaubé, qui traduisit le premier Hermann et Dorothée, ne sait à quelle précaution recourir pour faire agréer son travail au public français ; il supplie le lecteur de n’être pas choqué s’il ne retrouve point partout ses idées ou ses habitudes ; il le prévient que Goethe, en Allemagne, passe pour un très beau génie ; il a peur évidemment qu’on ne s’y trompe, et, pour épargner quelque bévue à la critique, en même temps que pour recommander cette œuvre nouvelle par, un grand succès antérieur, il rappelle avec soin que Goethe est l’auteur du livre « intitulé en allemand : Les Peines du jeune Werther, ouvrage universellement admiré ». En effet, ses lecteurs avaient besoin de préparation. Les uns, qui se croyaient les gardiens de la tradition classique, n’admettaient l’épopée qu’avec des rois ou des demi-dieux ; il leur fallait le merveilleux, l’exposition pompeuse, l’invocation préalable aux Muses, et, jugée d’après ces règles, Hermann et Dorothée dut leur paraître une œuvre où les beautés de détail ne rachetaient pas ce que l’ensemble avait de défectueux. Les autres, avides d’impressions rêveuses et de sentiments orageux, allaient bientôt saluer dans la poésie l’avènement d’un système que l’on peut définir le triomphe de la passion. Ceux-là n’avaient pas eu assez d’applaudissements pour Werther et pour les Brigands ; mais qu’auraient-ils trouvé qui pût leur plaire dans la simple histoire d’un jeune homme qui épouse une jeune fille ?
Tel est, en effet, tout le sujet du poème. Les habitants d’un village allemand, chassés par les Français pendant les guerres de la Révolution, traversent le Rhin et passent près de la petite ville où le père d’Hermann exerce la profession d’aubergiste à l’enseigne du « Lion d’Or ». L’aubergiste apprend leur détresse et envoie son fils leur porter des provisions. Hermann voit parmi eux Dorothée, il l’aime, il l’avoue à son père, et, après une légère résistance qu’il n’a point de peine à vaincre, il obtient la permission de se marier avec elle.
Autour des deux principales figures se groupent quelques personnages secondaires en petit nombre : le père et la mère d’Hermann, un pasteur, un pharmacien, qui sont les deux amis de la famille ; enfin le juge de la commune à laquelle appartient Dorothée. Tous ont leur caractère propre et leur rôle dans l’action.
L’action elle-même n’a rien de plus extraordinaire que le sujet. Il n’y a pas un incident qui ne sorte naturellement du caractère des personnages ; il n’y a pas un épisode qui ne soit inspiré par les circonstances de leur vie. Et chaque incident augmente l’intérêt ; chaque épisode agrandit la scène. D’abord, nos regards ne dépassent point les murs de la petite ville d’Hermann ; bientôt ils se portent au-delà sur le tableau de, l’Allemagne envahie, jusqu’à ce qu’enfin le poète nous entraîne avec ses deux personnages à travers toutes les misères et toutes les grandeurs de notre siècle.
Où Goethe a-t-il trouvé le sujet de son poème ? Cette question exerce encore chaque jour la sagacité des savants d’outre-Rhin. Lorsqu’on l’adressait à Goethe, il prenait, dit-on, des airs de sphinx. Mais les commentateurs allemands sont personnes tenaces ; ils se piquèrent d’honneur et firent tant et si bien qu’ils découvrirent à la fin, dans une sorte de chronique de 1732, ni plus ni moins que le poème dont Goethe se croyait naïvement l’auteur. Là se trouvaient racontées l’émigration des luthériens, chassés, par l’évêque de Salzbourg, et l’histoire d’une jeune fille qui, bannie avec eux pour cause de religion, épousa miraculeusement sur sa route le fils d’un riche bourgeois. Le premier qui fit cette belle découverte poussa un cri de triomphe (sein Jubelgeschrei), ce sont les expressions mêmes de la Revue allemande qui raconte le fait. Il nous semble pourtant qu’il n’y avait pas lieu en cette occasion de s’abandonner à un tel excès de joie. Que Goethe ait connu l’histoire de cette jeune fille, nous le voulons bien ; mais beaucoup d’autres la connaissaient avant lui, qui n’auraient pu en tirer seulement la matière de dix bons vers.
Quelle est donc la véritable « source » d’Hermann et Dorothée ? Le génie de Goethe, et l’on en trouverait difficilement une autre. Il est d’autant plus utile d’insister sur ce point que, parmi tous les mérites dont on fait honneur à ce poème, on lui refuse généralement chez nous le mérite de l’originalité. On s’obstine à le présenter comme une imitation des anciens. Il est vrai, la plupart de nos auteurs nous ont habitués à des beautés d’un genre tellement recherché que, si parfois nous nous trouvons tout à coup replacés en face de la vérité simple, notre premier mouvement est de nous écrier : Cela rappelle Virgile ! Ces héros nous viennent d’Homère ! Quelle apparence en effet qu’un moderne ait tiré de son propre fonds des choses aussi peu subtiles ? Si l’on veut toutefois se dégager de cette première impression, on ne tardera pas à reconnaître combien il serait injuste de ne voir dans Hermann et Dorothée qu’une étude artificielle de poésie antique. En quoi consisterait en effet cette imitation de l’antiquité ? Serait-ce dans quelques souvenirs épars çà et là d’Homère et de la Bible ? Comme Homère, Goethe multiplie les adjectifs ; comme lui il accompagne presque toujours les mêmes noms des mêmes épithètes ; mais, outre que cette profusion d’épithètes est de l’essence même de la langue allemande, c’est là, il faut en convenir, un emprunt de bien médiocre importance. Quant à la Bible, elle a peut-être fourni à Goethe l’idée de son septième chant, l’entrevue d’Hemann et de Dorothée à la fontaine ; ou plutôt la Bible n’a fourni que la mise en scène et le fond du tableau ; c’est à Goethe qu’appartiennent les traits qui sont le plus en relief. Aussi, malgré cette réminiscence passagère des livres saints, les mœurs sont partout allemandes ; à peine peut-on lire deux ou trois pages sans trouver une allusion aux coutumes nationales. La scène elle-même de la fontaine nous en serait une preuve : elle se rapporte aussi bien aux habitudes de l’Allemagne qu’à celles de la Judée ; aujourd’hui encore, dans la Franconie, dans la Souabe, il arrive que les mariages se négocient autour des fontaines, comme cela avait lieu en Palestine au temps d’Éliézer et de Rébecca ; et, en vérité, ce n’est point la faute de Goethe si, voulant peindre la vie de famille en Allemagne, il n’a pu le faire sans reproduire tout naturellement les circonstances les plus poétiques de la vie patriarcale.
Est-ce dans les formes et le ton général du style qu’on prétend découvrir cette contrefaçon des anciens ? Je sais bien qu’au moment où Goethe publia son poème, les esprits se portaient avec ardeur vers l’étude de la littérature grecque ; je sais bien que Goethe lui-même y cherchait depuis longtemps ses modèles, qu’il était alors en relation presque journalière avec Voss, le traducteur d’Homère, et qu’on avait déjà observé l’influence salutaire de l’antiquité sur son Iphigénie. Mais ne peut-on s’inspirer des anciens sans être accusé de suivre servilement leurs traces ? Goethe vise comme eux à la simplicité de l’expression ; c’est ce qui frappe d’abord, et c’est aussi la raison pour laquelle il est plus facile de dire en quoi le style d’Hermann et Dorothée se rapporte à celui des anciens que de déterminer par quoi il en diffère. Nous nous bornerons à une seule remarque : chez les Grecs et chez les Latins, les figures de mot sont fréquentes, au moins dans la poésie descriptive ; ici, au contraire, elles sont relativement fort rares ; l’ensemble seul nous représente les objets, et il n’y a de peinture vive que celle qui résulte de l’ordonnance générale du style. Cela est si vrai qu’en Allemagne, si l’on adresse quelquefois un reproche au style d’Hermann et Dorothée c’est que l’expression y est trop sèche et trop nue. Sans accepter cette critique, on est forcé de convenir que la prose même de Werther est plus abondante, plus fleurie, plus poétique, selon le sens vulgaire dii mot, que ne le sont les vers d’Hermann et Dorothée. Qu’on se donne la peine de suivre pas à pas le travail de simplification que Goethe fait subir à la langue allemande pour arriver au style d’Hermann et Dorothée. On verra que, tout en étudiant avec soin les Grecs, les Latins, et, ce que l’on n’a peut-être pas assez remarqué, les Français, il ne songe pas à dérober les formes de leur langage ; il cherche, par ces études successives et par de longues, méditations personnelles, à se former l’idéal d’un style poétique parfait d’où serait bannie toute élégance, pour ainsi dire, extrinsèque, et où la poésie ne résiderait que dans la convenance absolue des termes avec les idées qu’ils expriment, convenance de signification, d’harmonie et d’ordre ; car dans ce style la succession des mots devrait rigoureusement correspondre à la succession naturelle des objets et des idées. Ces qualités générales une fois conçues, Goethe s’efforce de les communiquer autant que possible à sa langue maternelle. Avant lui, l’expression allemande se plaisait dans le vague ; la phrase, surchargée d’une foule de tours obscurs qu’autorisait la grammaire, était souvent inextricable, quand elle n’était pas d’une régularité monotone ; et, ce qu’il y avait de pis, c’est qu’ayant subi, par l’intermédiaire de Frédéric, l’influence do nos salons du xviiie siècle, par l’intermédiaire de l’Autriche l’influence du Milanez et de la Toscane, cette langue, grave entre toutes, s’essayait péniblement aux concetti italiens ou au bel esprit français. La recherche, on le sait, ne dépare que trop souvent le style même de l’Iphigénie de Goethe. Au contraire, quand il écrit Hermann et Dorothée, l’expression est devenue nette et précise ; il n’y a plus nulle part d’affectation. La langue allemande assouplie peut se prêter désormais entre des mains habiles à un plus grand nombre de sujets ; elle peut être, sans effort, spirituelle et légère, aussi bien que pompeuse et passionnée ; en un mot, elle est affranchie de ses entraves, mais elle n’est point dénaturée.
Si de l’étude du style nous passons à celle des caractères, là surtout nous retrouvons le génie créateur de Goethe. On aime à se rappeler, à propos d’Hermann, la douceur et la tendresse de Télémaque, à propos de Dorothée, l’innocence de Nausicaa où la piété d’Antigone. Mais, pour un trait commun, n’y a-t-il pas mille différences entre la timide Nausicaa, qui craint de se montrer aux siens dans la compagnie d’un homme, et cette Dorothée qu’on voit marcher sans en être effrayée à travers tous les hasards de la guerre ? La piété même et le courage d’Antigone ne sont-ils pas empreints d’une tristesse résignée dont il serait difficile de surprendre la trace chez Dorothée ? Antigone a ce courage qui fait braver la mort ; femme antique, elle n’eut point su défendre sa vie. Que Créon l’enlève, elle ne lui oppose que des larmes. Dorothée, dans un cas semblable, prend l’épée pour sauver son honneur et celui de ses compagnes. Antigone, vaincue du sort, n’adresse que des supplications aux Athéniens qui l’accueillent. Réfugiée comme elle sur la terre d’exil, Dorothée n’a jamais le ton d’une suppliante ; elle implore le secours de l’étranger avec une sorte de fierté contenue qui ne se croit nulle part déplacée. Elle a perdu sa famille ; le fiancé qu’elle aimait est allé mourir loin d’elle, victime d’un cœur trop généreux ; elle a tout supporté avec un courage tranquille, continuant à servir ceux qui l’entourent, jugeant avec fermeté les événements, qui l’instruisent sans la dominer, et, pour suivre les derniers conseils de son bien-aimé, prête à recevoir d’un esprit égal le bonheur comme le malheur. Nous ne prétendons pas que cette égalité d’esprit soit toujours un avantage sur Antigone ; peut-être Dorothée perd-elle quelquefois de grâce touchante ce qu’elle gagne de force et de grandeur. Mais qui pourrait ne pas reconnaître en elle une âme mûrie de bonne heure par les orages de notre siècle ?
Et s’il est un beau caractère qui soit fils de ce siècle, assurément c’est Hermann. Oui, sans doute, nous retrouvons chez lui l’harmonie parfaite que nous sommes habitués depuis longtemps à ne plus chercher que parmi les anciens. Mais, sans nous arrêter à de nombreux détails de mœurs que ne comporte pas l’antiquité, sans rechercher par exemple si Télémaque parle à Pénélope du même ton de confiance qu’Hermann à sa mère, il est certain que Télémaque, ayant la délicatesse et la candeur d’Hermann, n’en a pas l’énergie, parce qu’il est, comme Antigone, plus ou moins dominé par le sentiment de la fatalité. À peine ose-t-il résister aux prétendants ! Quelle résolution, au contraire, quels transports dans Hermann, à la seule idée qu’un ennemi menacera le seuil de sa maison ! Et pourtant, cet heureux mélange de douceur et de force, cette absence complète de prétention, jointe à une constante dignité dans le langage et la conduite, le respect du malheur, la haine de l’injustice, l’amour de la patrie, toutes qualités que les anciens ont rarement réunies en un jeune homme, ne sont pas encore ce qui frappe le plus dans Hermann. Il aime : voilà le trait dominant de sa nature. Comme il vit dans une époque d’ébranlement, il demande à l’amour et aux affections de famille l’appui solide qu’il ne voit plus nulle part ailleurs. L’amour lui est à la fois une consolation et un devoir ; et, quand tout le reste menace de manquer à l’homme, il se repose avec sérénité sur la foi d’un cœur digne de lui, comme sur la seule certitude qui, dans ce choc d’idées et de sentiments contraires, lui paraisse inébranlable. Trouvera-t-on chez les anciens, je le demande, beaucoup de personnages qui agissent sous l’empire d’une disposition pareille ?
Nous pourrions multiplier ces remarques. Il vaut mieux nous borner, et invoquer en cette matière le témoignage de Goethe lui-même. Longtemps après l’époque où il écrivit Hermann et Dorothée, alors que, tout chargé d’honneurs, il tenait l’Allemagne occupée à déchiffrer les énigmes du Faust et du Wilhelm Meister, ce n’était ni à Wilhelm Meister, ni à Faust, ni à Werther, qu’il revenait le plus souvent. Il se délassait de sa gloire à relire Hermann et Dorothée. « C’est, disait-il, de tous mes grands poèmes, presque le seul qui me réjouisse ; je ne puis le lire sans être vivement touché. » Et ce langage était sincère ; il ne s’y mêlait aucune gloriole d’auteur. Goethe avait fatigué la renommée à ce point, qu’à peine restait-il place chez lui pour les vanités ordinaires. On lui répétait de toutes parts qu’il était le dieu de la poésie ; et, de cet Olympe où l’élevait l’admiration de son siècle, eut-il daigné abaisser ses regards sur un poème écrit bien des années auparavant, si ce poème n’eût été qu’une copie plus ou moins habile de l’antiquité ? Il faut donc chercher quelque autre raison de cette prédilection singulière, et il n’est pas nécessaire de la chercher bien loin. Si Goethe ne pouvait relire son poème sans être touché, c’est que, pour l’écrire, il était en effet remonté à la source de toutes les émotions naturelles. En même temps, il avait voulu rappeler à son siècle les seules notions élémentaires qui puissent à la fois régler l’art et la vie, et, confondant ces deux termes, pour rendre la leçon plus frappante, il avait exécuté un dessein sans précédent jusqu’alors, et qui a été de s’élever à la plus haute poésie sans sortir de la réalité la plus ordinaire !
II
Pour rendre à Hermann et Dorothée la place qui lui appartient dans l’histoire des lettres, il ne faut pas perdre de vue sur quels objets s’est portée de préférence la poésie de notre temps, et en particulier la poésie allemande. Werther en a été le héros principal, celui du moins qui a servi de modèle à tous les autres. On retrouve chez tous la même inquiétude, la même violence de passion, la même analyse dévorante du cœur humain. Rien n’égale l’impétuosité de leurs désirs, si ce n’est le dégoût profond que recèle cette ardeur d’un moment. C’est trop peu de dire qu’ils veulent vivre, ils aspirent de toutes les forces de leur être à s’élancer dans la vie. Mais, hélas ! qu’est-ce que vivre pour eux ? Les devoirs ordinaires leur sont à charge. Ils seraient capables d’un dévouement héroïque, ils ne le sont pas d’une vertu et d’une activité continues ; ils dédaignent le cercle étroit où se meuvent les occupations des hommes et leur science bornée et leurs fades plaisirs. Encore si c’était là chez eux le sentiment du peu que vaut l’homme ! Peut-être trouveraient-ils dans l’excès de l’humilité des motifs de résignation. Mais ce dédain de toutes choses tient, au contraire, à la conviction impatiente qu’ils ont de leur supériorité. Las de leurs semblables, ils se réfugient dans la contemplation de la nature ; ils se laissent ravir à quelque grande passion, et dès lors les voilà enlevés au-dessus de cette terre tant méprisée ; ils portent en eux l’idéal, ils s’enivrent de l’infini. Ivresse passagère ! Comme leur passion est sans règle, après avoir fait leurs délices, elle se tourne en amertume, et, comme ils ont foulé aux pieds tout ce qui en eût arrêté le déchaînement, ils se trouvent contre elle sans recours. Tel est Werther, mélange désolant de misère et de grandeur, victime encore plus de ses qualités que de ses défauts. Ce n’est pas le lieu d’examiner ici comment ces qualités disparurent peu à peu chez ceux qui le suivirent ; comment les héros de la poésie moderne devinrent chaque jour plus fiers, plus dédaigneux, plus impuissants ; comment cette poésie, pour ainsi dire, altérée d’idéal à son début, est venue par une pente insensible aboutir à Manfred et à l’école byronienne. Qu’il nous suffise d’en suivre rapidement la marche en Allemagne. La poésie, dans Werther, s’était attachée à peindre et à glorifier les tourments de la passion. C’était déjà un grand malheur qu’oubliant de l’homme tout le reste, elle parût se complaire dans l’exaltation d’un sentiment unique, qu’elle montrât pour la première fois avec tant d’éloquence l’âme humaine nécessairement vaincue sans combat, le désespoir avant la lutte, et je ne sais quel dégoût capricieux de la vie, tantôt parce que la route y était trop unie, tantôt parce qu’elle semblait toute semée d’obstacles ; c’en, était un plus grand qu’elle nous apprît à faire systématiquement de notre imagination une source inépuisable de souffrances. Mais, quel que fût dès lors son goût pour le chimérique, elle ne s’était pas encore totalement dégagée de la réalité ; la passion de Werther avait un objet ; ses moindres chagrins, qu’il envenimait à plaisir, partaient d’une cause positive. Que tout est changé quelques années plus tard ! L’Allemagne est inondée d’un déluge de stances et de ballades dont la postérité essaiera peut-être en vain de fixer le sujet. Ce n’est plus à la passion que la poésie a recours pour éteindre dans l’homme l’activité morale ; à cette tyrannie déchirante elle substitue la domination plus douce, mais non moins absolue, de la rêverie pure ; ce ne sont partout que tristesses sans nom, vide de l’âme, aspirations vers l’incompréhensible ; la poésie a brisé la dernière chaîne qui la retînt à la terre. Et voici que pour ces sentiments imaginaires Goethe crée hardiment un personnage qui les réunit tous en lui. Le docteur Faust a épuisé la science humaine, ce qui le désespère ; il y a en vérité dans notre pauvre monde bien des savants qui n’auront jamais pareil sujet de désespoir. Werther croyait encore et pouvait croire que, s’il n’eût point connu Charlotte, il aurait vécu heureux et bon. Le docteur Faust n’a pas de ces illusions. Il nous apprend d’abord qu’il ne sait rien pour rendre les hommes ou meilleurs ou plus heureux ; et c’est pourquoi il s’adonne à la magie ! Faut-il s’étonner qu’avec de pareilles dispositions, ce singulier docteur, qui sait tout et ne sait rien, prétende égaler Dieu lui-même et s’attribuer la puissance créatrice ? La poésie allemande n’a mis que trop d’ardeur à se précipiter dans la même voie ; l’univers créé ne lui suffisant plus, elle s’est formé pour son usage un monde bizarre de lutins et de sylphes ; ou si parfois elle touchait à l’homme, elle le refaisait au point de le rendre méconnaissable. Quels trésors de génie le plus téméraire, hélas ! et le plus attachant écrivain de l’école dite romantique, n’a-t-il pas dépensés à nous montrer l’âme d’une jeune fille confondant ses destinées avec l’âme d’un violon3 ! Mais quand nous aurons bien suivi cette poésie de chimère en chimère, il nous faudra encore admirer en elle une contradiction prodigieuse ; plus elle multiplie les efforts pour briser le joug de la réalité, plus elle s’enfonce dans le matérialisme. Werther, du moins, n’est d’abord séduit que par les vertus de Charlotte ; Faust, au contraire, à la seule vue de Marguerite. Faust qui, dans son dédain pour les servitudes de la condition humaine, ne parlait tout à l’heure que de s’élancer jusqu’aux astres, de tendre incessamment vers le soleil, de flotter au milieu d’un éternel crépuscule, Faust tient un langage dont Méphistophélès, tout diable qu’il est, se déclare révolté. Est-ce là tout cependant ? Non, car dans Faust il y a encore des retours fugitifs, où des idées plus nobles tempèrent la brutalité de la passion. Mais que paraisse Hoffmann ! De devoir et de vertu, il n’en sera plus dit un mot ; le sentiment même sera relégué au second rang ; le véritable domaine d’Hoffmann sera la sensation. Ainsi la poésie, qui a commencé par dégager de la nature humaine la sensibilité, dégage de la sensibilité même ce qu’elle a de plus physique pour en faire son aliment principal ; de telle sorte qu’après une poursuite acharnée de L’idéal, après d’interminables transports d’enthousiasme, elle atteint dans l’art le fantastique, et en morale ne nous enseigne plus rien que l’inertie, le matérialisme ou l’indifférence pure.
À l’époque qui nous occupe, ces résultats futurs n’inquiétaient personne. Werther et ce que l’on connaissait du Faust répondaient trop bien à l’agitation présente des esprits ; la passion vraie et le sentiment de la nature, presque oubliés au xviiie
siècle, y ressuscitaient avec trop de puissance pour qu’on ne fût point saisi d’enthousiasme à la lecture de ces livres comme au réveil de la poésie. Goethe fut à peu près le seul qui s’effraya de son succès. En écrivant Werther il avait subi l’influence sourde de son temps ; mais il doutait que Werther fût un modèle de perfection morale qu’il fallût sans cesse imiter ; il doutait surtout que l’art dût se renfermer dans la peinture de la passion ou se perdre à la recherche d’un idéal insaisissable. D’abord il dirigea contre la jeunesse allemande, qui affectait de tourner au lugubre, la spirituelle boutade intitulée : le Triomphe de la sensibilité (1777). Si cette tristesse contemplative n’eût été qu’une mode, pour renverser la mode il suffisait du ridicule ; mais il y avait là un mal profond que le siècle portait pour ainsi dire dans ses entrailles, mal d’autant plus funeste que les âmes généreuses l’embrassaient avec fierté comme le signe de la grandeur de l’homme. Goethe, qui le peignit en termes si éloquents, s’occupa aussi de bonne heure d’y chercher un remède. Tantôt il nous représente Werther se calmant tout à coup à la vue de ces créatures fortunées « qui parcourent dans une heureuse paix le cercle étroit de leur existence, trouvent chaque jour le nécessaire et voient-tomber les feuilles sans penser à autre chose sinon que l’hiver approche » ; tantôt il oppose à Faust ces bons bourgeois qui secouent joyeusement, le dimanche, la servitude du métier, et qui, échappés du fond de leurs boutiques, trouvent un plaisir infini à regarder le soir passer les bateaux peints ; ou bien, lorsque le malheureux docteur, vieilli dans les angoisses de l’esprit, s’en va redemander aux sorcières la jeunesse et la paix, Méphistophélès lui dit en haussant les épaules : « Pour te rajeunir, il y a bien un moyen plus naturel, mais celui-là se trouve dans un autre livre, et c’est un curieux chapitre. — Faust. Je veux le savoir. — Méphistophélès. Bon ! Un moyen qui ne demande argent, médecine ni sorcellerie. Rends-toi sur l’heure aux champs, prends la bêche et remue la terre ! Sache te circonscrire, toi et ta pensée, dans un cercle étroit ; ne te nourris que d’aliments simples ; vis comme une bête au milieu des bêtes, et ne dédaigne pas de fumer toi-même le champ où tu moissonnes. » Tous ces passages prouvent une chose : que Goethe se pénétrait plus vivement chaque jour de la nécessité d’une vie active. Mais quoi ! prendre la bêche ! emprisonner l’âme dans les occupations du corps ! Et tout cela pour ne devenir qu’une bête ! En vérité, si telle devait être la condition indispensable du bonheur, Goethe n’eût converti personne. On ne se fût rejeté qu’avec plus d’amour dans le monde tourmenté des rêves. Mais le poète mûrissait lentement son idée : ce n’était point assez pour lui de sentir la douceur des existences les plus humbles et de trouver du prix à celles-là même qui étaient le plus dénuées d’événements romanesques ; il méditait, sans rien y mêler d’extraordinaire ni de violent, d’en faire jaillir la poésie. Il ne cachait plus alors son dédain pour cet enthousiasme d’emprunt et cet amas de fictions sans objet qui défrayaient autour de lui une bonne partie de la littérature allemande. « Ô enthousiastes ! s’écriait-il, si vous étiez en état de comprendre l’idéal, vous sauriez enfin respecter comme il convient la vérité, la réalité, la raison. »
Tandis que ces idées le préoccupaient, trois ouvrages parurent coup sur coup en France et en Allemagne, qui concordaient merveilleusement avec le travail intérieur de son esprit : d’abord, en France, Paul et Virginie (1788) et la Chaumière indienne (1791) ; puis, en Allemagne, la Louise de Voss (Kœnigsberg, 1795). Je ne sais si Bernardin de Saint-Pierre n’avait d’autre but, lorsqu’il composa Paul et Virginie, que d’adapter à un récit, touchant ses plus magnifiques tableaux de la nature tropicale ; je ne sais si, comme on l’a répété, la Chaumière indienne n’était dans ses desseins qu’une satire des Académies. : il ne faut toujours se fier, si l’on veut juger sainement une œuvre, ni aux préfaces des auteurs, ni aux commentaires des critiques. À coup sûr, au point où se trouvait l’Allemagne, ni les descriptions ni les épigrammes n’auraient eu le don d’émouvoir vivement l’esprit de Goethe. Mais Paul et Virginie respirait à chaque page cette poésie de la vie domestique que Goethe se proposait de reproduire dans une de ses œuvres. La Chaumière indienne, sans que Bernardin y songeât, présentait avec Werther un contraste dont il est impossible aujourd’hui de ne pas être frappé. Dans les deux livres, le sentiment de la nature domine, tout ; mais dans l’un c’est pour fortifier l’âme, et dans l’autre c’est pour l’enivrer. Sans malheur apparent, Werther se plaît à arranger de ses mains le long supplice qui le tue : né dans l’aisance, il dépendait de lui de fournir ce que le monde appelle une carrière honorable, mais il se rebute à la première contrariété ; il méprise tout hors sa funeste passion, et il finit par se mépriser lui-même ; tandis que le paria de la Chaumière, poursuivi par l’injustice du sort et la malignité des hommes, sait cependant trouver dans la condition la plus abjecte le bonheur, le contentement et la dignité. Voilà les réflexions qui durent assiéger en foule l’esprit de Goethe et qui débrouillèrent à ses propres yeux le travail confus encore de ses idées. La Louise de Voss, publiée en Allemagne sur ces entrefaites, était loin d’avoir le même charme que Paul et Virginie ; encore moins faudrait-il y chercher la même abondance de poésie. Mais elle présentait à Goethe un intérêt plus spécial. Ce style, toujours élégant et pur, quoique dépourvu d’élévation ; ce vers limpide et net, cette prosodie harmonieuse jusque dans sa monotonie, et même cette malheureuse facilité de description à propos des objets les plus vulgaires, tout lui révélait dans sa langue maternelle des ressources qu’il ignorait. Enfin, ce qui le séduisait encore plus, le sujet du poème était national. Pour la première fois, l’idylle allemande avait laissé là les bergers de fantaisie et pris ses personnages parmi ceux de la nation et du siècle à qui elle s’adressait. Ces trois ouvrages cependant restaient encore loin du but vers lequel tendait Goethe. Tous racontaient une destinée particulière ; par cela même, aucun d’eux n’était concluant pour ceux qu’envahissait le dégoût de la vie. La Louise de Voss n’offrait qu’une suite de tableaux champêtres d’où il ne ressortait aucune leçon générale. Paul, Virginie, le paria, semblaient des êtres en dehors de notre monde. On nous les montrait, il est vrai, supportant avec courage et même avec délices une existence étroite, on répandait déjà sur cette existence des flots de poésie ; mais c’était partout, quoi qu’on pût faire, la vie de la nature opposée à la vie de la société et séparée de celle-ci par un abîme qu’on nous excitait, mais qu’on ne nous enseignait pas à franchir. Les fils de Werther pouvaient répondre que la médiocrité est enviable au sein de la nature : que les mêmes mœurs qui ont tant de prestige à l’île Bourbon deviendraient vulgaires en Europe ; que des hommes dont le cœur et l’esprit sont chaque jour entamés par l’expérience ne sauraient prendre pour modèles deux enfants ignorants perdus au fond des forêts de l’Inde ; que, par la faute du monde où nous vivons et par un effet de cette complication d’intérêts, de sentiments et d’idées dont nous enveloppe de toutes parts la société moderne, les joies simples du paria ne nous sont plus accessibles, tandis que ses malheurs mêmes, malheurs propres à exalter le caractère et à développer de grandes vertus, sont préférables à l’aridité et à la mollesse de notre existence. En ce qui concerne la question d’art, ces livres n’avaient peut-être pas non plus atteint la simplicité absolue. On y trouvait une espèce de poésie, je n’ose pas dire factice, mais purement extérieure et puisée à des sources accessoires. Ici la vie des champs, texte depuis longtemps rebattu ; là l’éloignement, qui prête au récit un air d’étrangeté ; ailleurs cette grandeur un peu théâtrale dont se pare toujours à nos yeux l’homme injustement persécuté. Il restait donc après ces œuvres un pas définitif à accomplir dans la même route. Il fallait choisir un sujet plus rapproché de nos habitudes journalières, et des personnages qui, par état, parus-sent encore moins susceptibles de revêtir l’intérêt poétique. Il fallaif n’entourer leur existence individuelle que de circonstances communes, et cependant la rattacher au développement général de la société et y montrer plus de grandeur vraie que l’imagination n’en saurait mettre dans ses rêves ; il fallait enfin, bien que se plaçant en Allemagne au xviiie siècle et racontant une histoire particulière, arranger cette histoire de telle sorte qu’elle pût être en tout temps, pour le fond, celle de tous les hommes : c’était le seul moyen de séduire et de convaincre un peuple de mœurs honnêtes, bon, loyal, enthousiaste, et, si l’on peut ici parler sa langue, amoureux avant tout de l’universel.
III
Que fait Goethe ? Il prend pour lieu de la scène ce qu’il y a de moins poétique au monde, une petite ville, et dans cette petite ville, une auberge. Hermann, son héros, sera aubergiste ; Dorothée elle-même n’aspire pas plus haut qu’à devenir servante. Il n’était point possible de choisir des personnages je ne dirai pas d’une condition plus basse, — ce serait mal répondre à la pensée de Goethe que d’employer ici ce langage des vanités sociales, — mais, certes, il n’y en-a point où il paraisse moins de cet éclat extérieur et conventionnel qui, dans les œuvres d’art, séduit aussitôt les imaginations. Hermann ne sort ni de son état ni de sa famille ; il s’attache aux lieux où il est né ; il s’y forme sous l’œil de ses parents et il ne demande qu’à y passer toute sa vie ; de telle sorte que, l’idée même d’un changement de fortune lui restant étrangère, il n’y aura pas plus de péripéties dans son existence qu’il n’y a de saillies dans son caractère. Le poète décrit longuement les rapports d’Hermann avec son père et sa mère, avec ses voisins et ses amis ; il nous initie à ses premières affections de jeune homme et à ses premiers projets de mariage : projets bien conformes à la simplicité de cette âme qui ne sait rien désirer de nouveau, car Hermann, s’il n’eût été éloigné par une affectation de supériorité bourgeoise, voulait épouser d’abord la compagne de ses jeux, la fille du riche voisin qui avait grandi avec lui. Mais on se rit de lui, et ce besoin d’aimer que l’on a méconnu, il le renferme au fond de son cœur jusqu’à ce que paraisse Dorothée. Entre les émotions à demi effacées de l’enfance et les soins encore inconnus de l’âge mûr, le poète nous raconte enfin cette joie suprême de la jeunesse : l’amour et l’éternelle union dans l’amour. C’est ici la seule crise que traverse Hermann. Voilà dans le poème le vrai nœud de l’action. Et n’est-ce point aussi le nœud de l’existence humaine ? N’est-ce point le terme auquel se rapportent toutes nos espérances quand nous sommes jeunes, et, quand l’âge est venu, nos plus chers souvenirs ?
Ainsi le plan du poème est identique au plan même de la vie ; le milieu naturel de l’homme, la famille, est aussi celui dans lequel se développe l’action poétique ; les situations principales ne sont que les faits pour ainsi dire élémentaires dont se composent nécessairement les destinées les plus obscures ; le héros, enfin, appartient à la foule, non point à cette foule pompeuse que l’artiste drape à l’aise dans une misère d’apparat, et à qui sa bassesse même peut servir à l’occasion de piédestal. De quelque façon qu’on l’entende, Hermann, nous le répétons, n’est un personnage ni selon les idées du monde ni selon celles du roman. Dans cette vie monotone, d’où viendra cependant l’intérêt ? Qu’est-ce qui donnera du prix à l’existence d’Hermann, et à son état de la dignité ? Le travail et la conscience d’être utile par le travail. Chassez vos rêves, docteur Faust ; au lieu de creuser votre front, arrosez-le, suivant la loi divine, de sueurs fécondes ; prenez la bêche, s’il le faut, et ne craignez pas de devenir une bête. Méphistophélès, en vérité, remplit son rôle de diable et ment lorsqu’il prétend ne vous montrer partout que le repos sans la dignité ou la dignité sans le repos. Prenez la bêche pour accomplir œuvre d’homme. Et vous, Werther, qu‘attendez-vous ? Un emploi assez noble manque à vos facultés ! Et, faute de le découvrir, vous nourrissez une passion que vous ne pouvez ni satisfaire sans déshonneur, ni chasser de votre âme sans qu’elle y laisse après elle le désenchantement et le vide ! Vous criez à tout propos que vous êtes inutile ; vous courez au-devant de la mort sous prétexte que votre vie n’a point de but. Donnez-lui donc ce but dès aujourd’hui. Qu’est-il besoin d’un brillant théâtre ? À quoi bon cette soif de vertus extraordinaires ? Remplissez humblement votre tâche de chaque jour, et, quand vous l’aurez achevée, quand vous servirez avec fruit le prochain, qu’importe, pour la satisfaction de votre cœur, que ce soit dans une chancellerie d’ambassade ou dans le cabinet d’un pauvre bailli de province ?
Le travail assurant il la vie son intérêt, la poésie sortira des qualités actives de l’âme, de l’intelligence et du caractère, de la simplicité des croyances et de la pureté des émotions. Remarquons-le d’abord : Goethe, qui a su prêter à chacun de ses personnages une physionomie distincte, leur a donné à tous pour trait commun, pour trait fondamental, la bonté. Il n’y a pas, en effet, de vertu qui soit à la fois plus essentielle et plus à la portée de ceux qui veulent sincèrement l’acquérir. Elle ne nous inspire pas seulement de servir nos semblables ; ce qui n’est peut-être pas moins rare, elle nous aide à les supporter. Elle nous apprend la patience aussi bien que le dévouement, et, si grâce à elle les hommes avec leurs défauts nous paraissent plus tolérables, la vie avec ses misères nous devient plus facile : car, comme elle n’a pas d’ennemi plus capital que l’orgueil, elle ne se trouve jamais récompensée au-dessous de ses mérites, et, en toute condition, satisfaite du peu qu’elle a, elle jouit de ce peu avec un sentiment paisible de reconnaissance. C’est par là que chacun des personnages de ce poème nous plaît et nous attache. La bonté tempère l’humeur irritable de l’aubergiste et brille en sa femme sans aucun mélange ; elle adoucit les ressentiments de ce juge, violemment chassé de son pays ; elle préserve de toute amertume l’expérience du pasteur, et c’est elle qui respire encore jusque dans l’égoïsme inoffensif et la misanthropie sans aigreur du pharmacien. Werther aussi est bon ; à ceux qui ont pleuré avec lui dans leurs jours de jeunesse il en coûterait d’accuser son cœur. Mais comment a-t-il le courage de se tuer lorsqu’il songe à sa mère ? Ce n’est point de cette vertu sans effet qu’Hermann se contente. Lui aussi, il aime sa mère, et il lui confie ce que son âme a de plus intime ; il aime sa patrie, et il veut s’armer pour sa défense ; il aime la sainte cause de la justice, et au besoin il ne refuserait pas de mourir pour elle. Quant à Dorothée, dénuée elle-même de tout secours, elle trouve encore moyen d’être secourable aux autres. Du reste, aucune ostentation dans le langage ni dans les actes, point de fastueux efforts de vertu ; c’est partout le dévouement de la candeur.
De ce fonds principal, la bonté, se détachent toutes les autres vertus ; on nous épargnera d’en faire ici l’analyse ou l’énumération. Aussi bien chacun voit dès à présent par où la poésie peut entrer dans le monde réel, et la réalité dans l’art. À la rigueur, il suffit, pour parer la vie, de cette bonne foi dans le bien. Mais il est trois sentiments plus ou moins empreints dans le cœur de tous les hommes : le goût de la nature, le besoin de croire et l’amour, dont la poésie n’a jamais cessé de se nourrir, qu’elle a plus d’une fois faussés, et que Goethe n’a pu négliger de mettre en œuvre à sa manière. Que la poésie flotte dans les espaces imaginaires ou qu’elle s’abîme dans la passion, ces trois sentiments perdent soudain leur efficacité ; ils portent le ravage et le deuil là où ils devaient répandre à profusion la joie, la force et la grandeur. Aussi avec quel soin Goethe ne les ramène-t-il pas à leur véritable but ! Au lieu du mysticisme de Werther, c’est dans Hermann et Dorothée une religion éminemment pratique, fondée sur deux croyances qui n’admettent ni confusion ni incertitude : la Providence et l’immortalité de l’âme. L’amour de la nature n’y est pas non plus purement spéculatif ; quelque chose s’y mêle de cette activité que le poète a dessein de ranimer et de glorifier partout dans l’homme. Lorsque le père d’Hermann est amené par ses voyages sur les bords du Rhin, il ne se consume pas en élans d’admiration verbeuse, ruais il sent son âme s’élever ; il reporte sa pensée sur les périls qui menacent sa patrie, et, regardant couler avec orgueil ces flots profonds et tranquilles, ces flots puissants qui en ferment l’entrée, il se prend à songer qu’eux aussi sont les défenseurs de l’Allemagne ; il revient alors plus raffermi dans son patriotisme, plus homme, si je puis dire, et plus Allemand. Il y a loin de là sans doute à la puissance d’émotions que communique à Werther la seule vue de la campagne ; mais cette ardeur contemplative qui le dévore, ces ravissements sans fin, cette joie violente jusqu’au délire, n’est-il point sage de s’en effrayer lorsque le même homme qui s’était prosterné avec amour devant le spectacle de l’éternelle création se plaît ensuite à n’y voir sous une vaine apparence de vie que la mort perpétuellement triomphante, déifiant d’abord la nature pour jeter bientôt sur elle une malédiction pleine d’horreur, et n’échappant à l’idolâtrie que par l’impiété ? Ainsi l’âme, quand elle a usé sa vigueur en d’impuissantes rêveries et consenti à s’abdiquer devant la passion, ne sait plus trouver de douceur aux sentiments mêmes dont les caractères bien réglés font leurs plus chères délices. Dans Hermann et Dorothée, la nature est revêtue du charme consolateur qui lui appartient quand elle agit sur des cœurs sans mollesse et sans orgueil, qui ne prétendent pas plus la dominer que s’anéantir en elle, mais qui veulent en jouir, comme de tous les dons de Dieu, avec mesure ; elle s’unit à chaque sentiment salutaire pour en doubler la force, et elle assiste à chaque scène de bonheur pour y ajouter une grâce de plus ; elle est comme le digne encadrement d’une belle vie, mais un encadrement qui ne peut se séparer du tableau, tant elle a le secret d’y tout embellir, même ce qui brille le mieux de son propre éclat, l’innocence et l’amour !
L’amour est entre les sentiments humains le seul qui remplisse l’âme de l’homme et qui le fasse participer en quelque sorte de l’infini. Tant qu’il dure, il le laisse sans désir et sans regret, il le satisfait pleinement. Dès l’instant où il commence de naître, tout ce qui l’a précédé devient secondaire ; la vie acquiert alors un nouveau prix, ou plutôt il semble qu’elle acquière pour la première fois son prix véritable. Mais ce sentiment, que la nature a fait profond, paisible et salutaire, la société le fait trop souvent mesquin, et la plupart du temps la poésie n’a su le faire que violent. La jalousie, les défiances passionnées, l’attrait même du plaisir et l’imagination corrompent l’amour dans les œuvres des poètes, comme les calculs égoïstes, les convenances et l’habitude l’émoussent dans la société, et nulle part il n’est sans mélange de vanité. S’il se rencontre des œuvres qui nous le montrent dans sa simplicité et dans sa candeur, ou la simplicité y est sans élévation, ou cette candeur suppose tant de précautions ingénieuses et un isolement si absolu que, pour régner intacte en des âmes innocentes, il lui faut encore un monde vierge, un monde à part, l’île heureuse et privilégiée de Paul et Virginie. Dans d’autres livres, l’amour enflamme l’héroïsme, mais c’est une espèce particulière d’héroïsme qui se plaît au milieu des obstacles et qui demande à conquérir ce qu’il aime par de longs combats. Ces livres, il est vrai, nous plaisent et nous instruisent ; leur grand défaut est de nous présenter l’image d’un bonheur qui, en nous séduisant, ne nous semble pas à notre portée. Partout ailleurs l’amour se répand en fureurs ou se consume dans le vague ; il énerve ceux qu’il ne met pas hors d’eux-mêmes ; il est funeste quand il n’est pas stérile. C’est pourquoi les moralistes sévères l’ont souvent condamné, et des moralistes plus indulgents n’y ont vu qu’une science difficile et pleine de délicatesses. Tandis que se marier parce qu’on s’aime est dans l’opinion du monde une pure extravagance, s’aimer et se marier tout uniment dès que l’on s’aime paraît un acte vulgaire et antipathique à la poésie. Nulle part cette séparation arbitraire que la société et l’art se sont entendus pour imaginer entre la réalité et l’idéal n’est ni plus factice, ni plus profonde, ni plus désastreuse. On dirait que, pour goûter vivement la saveur de l’amour, on doive, comme les ancieux preux, arracher sa fiancée aux géants et aux Sarrasins, ou qu’à défaut de géants, il faille du moins avoir à disputer le cœur qu’on s’est choisi aux bienséances du monde, à ses préjugés les plus tyranniques, et quelquefois à ses obligations les plus sacrées.
Tel que l’a conçu Goethe dans Hermann et Dorothée, l’amour n’a pas besoin pour nous intéresser de ces allures téméraires. Là comme partout sans doute, il naît par un élan irrésistible ; il ne croit qu’à un seul être sur la terre ; en lui seul il place le bonheur ; hors de lui il ne voit que des jours décolorés ; il a ses alternatives d’espoir infini et d’angoisses, de confiance et de doute ; des tourments se mêlent à ses joies ; il est tout ensemble inquiet, résolu, timide, exigeant, puisqu’enfin c’est l’amour. Mais, comme il se développe en des âmes actives, nourries jusque-là de sentiments sains et dès longtemps habituées à n’estimer que ce qui est bon, à ne regarder comme désirable que ce qui est légitime et possible, on n’a pas à craindre qu’il s’égare et use la vie en transports inutiles. La raison le tempère sans l’affaiblir ; elle le guide sans le dépouiller de son charme de liberté juvénile ; elle lui communique je ne sais quoi de fort par quoi il saura se contenir lui-même et au besoin se vaincre. Lorsque Dorothée, qui aime secrètement Hermann, se croit dédaignée de lui, son premier mouvement est de pleurer ; le second est de fuir et, reprenant ses anciens labeurs, d’étouffer jusqu’au souvenir de la maison inhospitalière où on l’insulte. Elle ne mourra certes pas de langueur comme la rêveuse Ottilie des Affinités électives, elle que la mort de son premier fiancé a déjà affermie contre les grandes douleurs. Sa fierté, à défaut de son devoir, lui conseillerait de dominer ses chagrins. Hermann, d’autre part, en suivant l’attrait de la passion, obéit aussi à un instinct de bon sens. La solitude lui paraît mauvaise ; il songe « que, dans ces jours d’épreuve, la femme a besoin de la protection de l’homme et l’homme du regard consolateur de la femme ». Quand il voit Dorothée, la compassion respectueuse que lui inspire cette misère courageusement supportée et l’admiration qu’il éprouve pour cette bonté secourable expliquent son amour naissant ; s’il devine en elle l’être l’idéal qui manque à son cœur, cela ne l’empêche point d’y reconnaître la vaillante ménagère que réclame sa maison et la fille soumise qui réjouira la vieillesse de ses parents. Quelque certitude qu’il ait d’avoir bien choisi, il veut que l’expérience des deux amis de son père, le pasteur et le pharmacien, confirment ce choix, et, quelque véhément que soit son amour, il promet de s’en remettre à leur jugement. On présume sans peine qu’une âme aussi bien ordonnée n’eût pas été à jamais bouleversée pour avoir vu par hasard Charlotte, femme après tout ordinaire malgré sa rare beauté, et cruellement coquette bien qu’elle lise Klopstock, pour l’avoir vue, dis-je, faire des tartines de beurre. À supposer même que Dorothée, déjà promise à quelque autre, refuse d’être à lui, il obéira sans murmure à cet arrêt. Son désespoir sera profond, on le comprend à ses discours. Mais, pour partir d’une cause semblable, la douleur mâle et silencieuse d’Hermann n’aura rien de commun dans ses effets avec la douleur chagrine et perpétuellement plaintive de Werther. Car d’aimer par fatalité qui ne peut nous appartenir et d’y renoncer franchement par vertu, ce sont de ces larmes qui retrempent une âme au lieu de l’abattre. Hermann, toutefois, n’est point menacé d’un tel malheur ; trop de prudence et de droiture ont présidé à son choix. Le moment où Dorothée se donne à lui relève encore et ennoblit son amour ; plus de folles craintes, plus de soucis mesquins, plus d’agitation ; il veut aimer avec force et avec sécurité. Son caractère se transforme en même temps que son existence. En un même instant il passe de la jeunesse à la maturité et il sent succéder aux premières atteintes de l’ennui une foi robuste dans le bonheur. Il jette sur les événements de ce monde et sur le rôle qu’il lui convient d’y jouer une vue plus ferme et plus nette ; aucun péril n’est désormais au-dessus de son courage, aucune idée vraiment humaine au-dessus de son intelligence. Ainsi entendu, — et c’est à peu près la seule façon naturelle de l’entendre, l’amour cesse de troubler l’existence, il en complète l’harmonie. Il reprend sa place légitime dans l’ordre universel ; il achève le développement moral de l’homme ; il prépare et il aide celui de la femme ; la famille qui le sanctifie reçoit, de lui en échange un lustre ineffaçable. Ce n’est plus une passion, c’est une partie essentielle de la vertu.
Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus haut et de plus hardi dans ce poème. Si Goethe eût soustrait ses personnages à l’action de leur temps, non seulement cette tranquillité absolue de deux êtres au milieu d’un bouleversement universel eût été une supposition invraisemblable, mais encore l’auteur eût manqué son but moral. Il est des temps, en effet, qui arrachent violemment l’homme à son asile héréditaire. Les vertus privées ne suffisent plus alors aux âmes bien nées ; ce bonheur intime, qui dans les jours d’affaissement est leur dernière consolation, comme le silence et le dédain sont leur dernière dignité, elles le repoussent loin d’elles dans les jours de lutte, où il faudrait l’acheter au prix de l’indifférence ; elles veulent contribuer pour une part, si faible qu’elle soit, aux destinées générales du monde. Elles le veulent ; mais l’ambition des hommes, leurs ressentiments, des perfidies et des violences qui se mêlent à une cause légitime, obscurcissent bientôt la route où elles s’étaient engagées ; elles s’arrêtent, combattues entre le besoin d’agir et une délicatesse de justice qui les effraie sur la moralité des moyens ou une clairvoyance qui ne leur permet pas d’illusion sur l’incertitude des résultats ; elles éprouvent alors cette vérité désolante, qu’en de tels jours, « ce qu’il « y a de plus difficile, ce n’est point de remplir « son devoir, c’est de le connaître » (De Bonald). Sera-ce une poésie bien complète et bien appropriée à toutes les situations possibles de notre vie, celle qui négligera sciemment ces sortes de devoirs ? Sera-ce un héros achevé, celui qui ne saura point les pratiquer ? Et, d’autre part, s’il se jette dans le tourbillon des événements, que deviendront ces images de félicité et de vertus patriarcales que nous retrace le poème de Goethe ? Comment échapper à cette terrible alternative, ou de sacrifier le repos intérieur en se mêlant à l’agitation du siècle, ou de n’en rien connaître et de chercher le bonheur au sein de l’ignorance et de l’isolement, si toutefois l’isolement et l’ignorance ne sont pas plus propres à préparer de lâches victimes et d’aveugles instruments qu’à former des égoïstes paisibles ! Goethe a heureusement évité ces divers écueils. Sans tirer ses personnages de la condition obscure où vient les atteindre le contrecoup de la Révolution, il les a placés par leurs sentiments et leurs idées à la hauteur de ce grand fait. Ces idées sont mesurées avec une parfaite convenance sur le caractère, le degré de culture et l’expérience de chacun d’entre eux. Il est vrai que le pharmacien, à l’heure où le monde s’écroule, n’a souci que de sauver son herbier. Mais tous les autres, comme ils parlent ! comme ils agissent !
Dorothée, pauvre fille emportée par la tempête qui renverse les rois, ne perd pas le temps à se plaindre ; elle comprend seulement que la guerre impose à la femme un sacrifice de plus, qui est de se séparer sans murmure de ce qu’elle aime. Le pasteur, confiant au milieu des ruines, enseigne qu’aucune extrémité n’autorise à douter de la justice de Dieu ni des bons instincts de l’homme ; il retient le blasphème sur les lèvres du vieux juge. Ce juge, lui-même, n’est pas moins qu’un Moïse de village qui sert de guide à son peuple errant et qui raconte son histoire avec une majesté digne de la Bible. Là se trouvent le seul tableau complet que l’on ait retracé de notre Révolution et le seul jugement exact que l’on ait porté sur elle. Là elle revit tout entière avec ses espérances et ses déceptions ; c’est elle dont l’esprit tressaille jusque dans l’indignation provoquée chez le vieillard par les excès de ceux qui l’ont perdue. Et quelle merveilleuse variété de mouvements dans ce récit ! Le ton sévère de l’histoire se mêle à celui de l’hymne, de l’épopée et de l’ïambe. Comme lorsqu’on écoute la Symphonie pastorale de Beethoven, on croit d’abord assister à la naissance d’un jour radieux, le cœur est inondé d’une joie pure ; puis on voit le ciel se troubler, on entend gronder l’orage. Le saint homme Siméon ne salue pas la venue du Christ avec un transport plus puissant d’allégresse ; Anchise ne rencontre pas de terme plus vif pour peindre la grandeur future de Rome ; Tacite a moins de vigueur lorsqu’il maudit la race perverse et misérable des tyrans d’un jour. Recueillons-nous cependant ; relisons de sang-froid ces deux ou trois pages. Aucune de ces idées justes et profondes ne dépasse la portée du simple bon sens ; aucune expression ne paraît forcée ; aucune image, qu’elle soit véhémente, sublime ou gracieuse, n’est choisie en dehors des images familières du peuple. Ce vieillard, qui parle en prophète, ne cesse pas d’être un paysan. Même justesse dans Hermann. Jeune homme, il n’a pas la prétention d’expliquer son siècle. Arrivé à une époque où des principes légitimes ne produisent plus que des résultats funestes pour les siens et pour lui, il ne les condamne pas, mais il ne peut non plus les servir. Dans le doute, il s’attache à ce qui demeure éternellement vrai, éternellement inviolable : le foyer domestique, la famille, la patrie, arche sainte qu’il ne permettra à personne de toucher sous aucun prétexte. Par là, son rôle de citoyen se confond avec ses devoirs de père et d’époux, son patriotisme avec ses affections privées. Assuré premièrement de cette base, il saura, lorsque les temps seront plus propices, retrouver tout le reste et défendre alors ce qu’une nécessité suprême lui ordonne provisoirement de combattre. Voilà comment ces humbles personnages réfléchissent dans leur vie particulière la vie générale du siècle. Voilà comment ils se tiennent, par un effort de leur grand sens et de leur grand cœur, au niveau des événements les plus difficiles, fuyant l’incertitude et l’inaction, mais gardant le repos d’esprit et préservant les joies secrètes de leur âme des catastrophes qui bouleversent les conditions extérieures de leur existence. Tout à l’heure Werther et Faust nous paraissaient malheureux et coupables ; mais ni leurs malheurs, ni leurs fautes, n’étaient destitués d’un certain air de grandeur. Il semble maintenant que la passion de l’un devient presque fade, et que le génie de l’autre pâlisse. En face du pasteur, du juge et d’Hermann, Werther et Faust ne sont pas seulement malheureux, ils sont petits.
Pour mieux marquer la portée de son œuvre, Goethe, par des oppositions habilement ménagées, nous laisse partout sentir quelle limite délicate sépare dans nos mœurs le trivial du simple et le vulgaire du beau. Ce que la joie de vivre a de légitime ressort plus nettement à nos yeux lorsque nous voyons au pharmacien cet amour acharné de la vie, qui n’est au vrai que la peur de mourir. L’orgueil bourgeois se pare quelquefois d’un charme que nous ne craignons pas d’appeler vénérable ; l’aubergiste nous le fait connaître quand il parle avec complaisance de sa fortune laborieusement acquise et avec adoration des merveilles de sa petite ville, dont il se pique d’avoir toujours été le conseiller modèle. Mais il peut y avoir aussi dans cet orgueil un ridicule profond qui rétrécisse l’intelligence et dessèche le cœur. Nous l’apercevons chez le riche voisin. On sourit de ses fastueuses réceptions parce que le désir d’être admiré l’emporte chez lui sur le désir de plaire ; on suit avec intérêt l’aubergiste dans l’arrière-salon où il sert à ses amis, avec toutes sortes de précautions raffinées, le meilleur vin de sa cave, et, bien entendu, le meilleur vin du pays. Dorothée de l’auberge du « Lion d’Or » fait presque un sanctuaire ; tout est mesquin dans la maison d’en face, où le père se pâme d’aise à chacun de ses bons mots et où les filles ne songent qu’à danser, chanter et tourmenter leur clavecin en attendant qu’il leur survienne un mari à la mode ; si bien que, dans la même ville, dans la même rue, dans des conditions semblables d’existence, Goethe a placé d’un côté du ruisseau la médiocrité et la poésie, de l’autre le luxe et la prose. Par quel exemple plus concluant pouvait-il nous convaincre qu’il ne dépend que de nous seuls de transporter l’idéal au sein de la réalité ?
Après avoir loué, nous sera-t-il permis de hasarder rapidement quelques critiques ? Nous reprocherons d’abord à l’auteur l’abus du style sentencieux, défaut à peu près inévitable de quiconque a subi dans son éducation l’influence du piétisme protestant. Dorothée a quelque chose de trop viril, et le caractère d’Hermann, dans les premiers chants, paraît trop effacé. Hermann n’est d’abord qu’un jeune homme timide, défiant et replié en lui-même. C’est peut-être pour cette cause que le poète a négligé de lui donner un compagnon de son âge. Parmi tous les sentiments qui peuvent ennoblir la vie et la rendre douce, on regrette de ne point trouver l’amitié. Mais ces défauts, dont le premier choque surtout dans une traduction et n’est peut-être bien sensible que pour des lecteurs français, n’enlèvent rien à l’originalité de l’intention et à la force de la conception morale. Dans cet admirable livre, le bonheur, grâce au charme divin de la poésie, ne paraît pas plus difficile que la vertu. Ou plutôt poésie, bonheur, vertu, sont trois termes identiques et inséparables. Suivant la théorie de Platon, le beau y est vraiment la splendeur du bien, et, suivant une théorie plus particulière à Goethe, l’utile y est l’essence du beau.
IV
Quelque rare que soit une œuvre où l’on a relevé si haut la vie quotidienne, et quoi qu’il y ait de salutaire dans une poésie qui prend pour type la vertu et qui se donne pour couronnement la croyance en Dieu, il faut bien l’avouer, si ce retour à la foi pratique, si ce regard en arrière jeté par l’auteur de Werther et de Faust sur des croyances qu’il semblait avoir abandonnées, si cette peinture des affections innocentes et ce charme naïf prêté à l’accomplissement des devoirs ordinaires ne sont que l’effet d’un caprice, Hermann et Dorothée perd tout le prix que nous y avons attaché. Des expressions heureuses, une suite de scènes dessinées avec art ; çà et là, pour rompre la monotonie, quelques élans d’imagination ; et voilà ce poème tant vanté. Il serait donc fort utile de suivre jusqu’au bout chez Goethe la trace des idées qui ont inspiré Hermann et Dorothée. Mais, encore que cette étude présente un vif intérêt à ceux qui veulent la faire de leur personne, la critique n’en saurait exposer les résultats avec détail sans accabler le lecteur d’une collection de textes nécessairement peu variés, puisqu’ils seraient tous choisis portant sur le même objet, pour la démonstration de la même thèse. Un rapide coup d’œil prouvera du moins que Goethe n’a jamais perdu de vue ce dessein de réhabiliter la vertu active aux dépens de la passion, et qu’en particulier l’éloge du travail, la nécessité d’y avoir recours pour féconder la vie, pour l’agrandir, pour y créer le bien sur les ruines du mal, a été l’un de ses sujets favoris. Ces pensées éclatent dans les Années de voyage, dans les Affinités électives, et même dans les dernières scènes du second Faust. Les Années de voyage ont été l’objet de vives critiques. La noblesse d’Allemagne, fort pointilleuse, n’a pu supporter une œuvre où il ne s’agit que de commerce, d’agriculture et de corporations industrielles. Les grands seigneurs, amis de Goethe, piqués de voir la pioche et la truelle envahir dans le roman la place qu’ils eussent voulu exclusivement garder pour la cape et l’épée, sont allés jusqu’à lui reprocher d’avoir écrit un panégyrique mal déguisé des associations d’Illuminés. N’ayant les mêmes raisons d’effroi ni de dépit que les antiques margraves des bords de l’Elbe, ce qui nous frappe avant tout dans ce livre, ce qui nous paraît clair parmi bien des obscurités, c’est que le travail y est proclamé comme la loi essentielle de la société et le devoir permanent de l’individu. Et, pour qu’on ne se trompe point à l’appareil de franc-maçonnerie répandu dans tout le roman, l’auteur a pris soin de nous en expliquer lui-même la moralité. « Depuis trop longtemps déjà », dit le sage Montan à Wilhelm Meister, « depuis trop longtemps tu t’occupes du cœur, de l’âme, de l’esprit, du caractère et autres choses semblables. Qu’y as-tu gagné pour toi et pour les autres ? Des blessures de cœur et rien de plus. Pour les guérir l’esprit n’est rien, la raison peu de chose ; le temps est beaucoup. Une occupation utile est tout : car elle apprend à chacun à agir pour et par tous, pour et par soi. » Les Affinités électives nous offrent une leçon encore plus haute. Sans la théorie qui sert de point de départ à cet ouvrage, si nous nous gardons d’en exagérer la valeur et si nous voulons bien prendre l’hypothèse de Goethe telle qu’il lui a plu de l’imaginer, qu’-en a-t-il tiré en définitive ? Pas autre chose que la lutte du devoir contre la passion, victoire de la vertu réfléchie sur les emportements de la sensibilité, la contrepartie de Werther et du premier Faust. Enfin, s’il y a quelque chose dans le second Faust que l’on puisse se flatter de comprendre sans témérité, ne sont-ce pas les dernières scènes composées ou retouchées par Goethe à la fin de sa vie, et qui nous montrent le superbe docteur cherchant à expier par un travail utile la stérilité pernicieuse de ses rêves ? Ne sont-ce pas les idées de miséricorde divine, de Providence et d’immortalité qui planent dans un clair-obscur sur la tête du philosophe pénitent ?
Est-ce à dire cependant que ces croyances aient dominé l’esprit de Goethe au point de le posséder sans partage ? Plût au ciel qu’il nous fut permis de l’affirmer hautement ! Mais nous ne savons que trop bien le contraire. Cette même plume éloquente, qui a relevé avec tant de bonheur tout ce que la poésie de notre siècle s’est plu à abattre, elle a plus d’une fois sacrifié aux idoles du jour ; elle a exalté la nature par-dessus le Dieu créateur ; elle a célébré le règne du hasard avec plus d’entraînement peut-être que le règne de la Providence ; elle a eu de beaux vers pour toutes les causes, pour le fatalisme et pour la liberté, pour la passion et pour le devoir, pour le doute aussi bien que pour la foi. Mais ce que nous avons voulu rendre manifeste aux yeux les plus rebelles, c’est que Goethe ne s’est point fait un jeu des salutaires croyances qui lui ont inspiré son œuvre de prédilection ; c’est qu’après les avoir sincèrement glorifiées, il y est sans cesse revenu avec amour ; il les a gardées comme un trésor intime au fond de son cœur, pour en retrouver les dernières lueurs à ses derniers instants. Voilà ce qui, après tout, est demeuré fixe parmi les vicissitudes sans nombre d’une vie intellectuelle qui commence à la veille de 1789 et qui ne finit qu’au lendemain de 1830. Trop longtemps on s’est représenté Goethe comme une sorte de Jupiter Olympien, calme, majestueux, impassible et se donnant, du haut de son piédestal, le plaisir, assez puéril pour un dieu, d’embarrasser les mortels des contradictions de son génie. L’histoire de son siècle renferme plus de contradictions qu’il n’en faut pour expliquer naturellement toutes les siennes, et, en face des bouleversements inouïs qui ont tour à tour modifié l’esprit des générations modernes, on n’a pas lieu de s’étonner beaucoup que lui-même ait pu changer quand rien autour de lui ne restait immuable. Il n’était pas, nécessaire pour cela d’être un charlatan d’indifférence ; il suffisait d’être poète et de sentir vivement tout ce que chaque époque dans la destinée des peuples, et chaque âge dans celle des individus, peut apporter d’impressions contraires. Étudier Goethe en faisant ainsi la part de la faiblesse humaine, suivre à travers chacune de ses œuvres le développement de sa belle intelligence, y sonder les émotions secrètes de son âme, ce ne serait pas seulement avancer dans la connaissance de l’homme et dans celle de notre siècle, dont nul mieux que lui n’a réfléchi l’esprit, ce serait encore raffermir en soi tant de chères croyances dont nul mieux que lui n’a senti le besoin. Et précisément parce qu’il a écrit Werther dans l’âge des passions, et dans l’âge des systèmes le Faust, la vérité simple, quand elle est naïvement célébrée par ce génie que l’on proclamait de toutes parts le génie du doute et de l’erreur, resplendit en ses écrits d’une clarté plus triomphante. N’y gagnât-on du reste que de ne pouvoir plus refuser à un grand poète la bonne foi, source première de toute poésie, ce serait encore assez. Il n’y a rien en effet de plus misérable que le talent qui s’épuise à combiner des mots, qui crée des formes accomplies, qui les adore et qui oublie de dérober le feu du ciel pour les animer. Tel n’a pas été, nous le répétons, le rôle de Goethe. Si l’on doit regretter les égarements de son imagination, il faut du moins le louer d’avoir constamment marché de doctrine en doctrine vers une possession plus complète de la vérité ; il faut admirer ce discernement du bien, souvent obscurci, jamais éteint, qui se fait jour chez lui par brusques saillies quand il n’éclate pas en œuvres d’une magnificence incomparable. Et, pour en revenir à Hermann et à Dorothée, quels éloges ne doit-on pas prodiguer au poète qui le premier, en face de la Révolution victorieuse, a illustré dans ses vers la cause des peuples qu’elle opprimait, protesté contre ses violences, rétabli des principes qu’elle ne pouvait détruire sans se détruire elle-même, et qui a su cependant, ministre presque absolu d’un petit prince d’Allemagne, se garder un esprit assez ferme pour célébrer de cette Révolution l’égalité, sa conquête la plus légitime, et pour chanter son rêve divin, la liberté ?
V
À tous ces titres, le poème de Goethe était digne de faire époque dans l’histoire littéraire de notre temps. Il a inauguré en Allemagne une révolution que les meilleurs esprits ont dès lors poursuivie avec ardeur, et qui a eu pour résultat de substituer peu à peu dans la poésie le culte du devoir et de la vérité à l’abus du sentiment et aux fantaisies déréglées de l’imagination. Plus que toute autre chose, l’admiration que Schiller éprouva pour ce livre contribua à rasséréner son génie. Il conserva sans doute jusqu’à la fin cette impétueuse tendresse de cœur que ni la raison ni l’âge ne pouvaient, Dieu merci ! enlever à l’auteur du Don Carlos. Mais, à partir du Walstein, commencé en 1797 et achevé en 1799, deux ans après Hermann et Dorothée, il laissa peu à peu de côté le ton déclamatoire de ses premières pièces, et le Guillaume Tell, par où il termina sa carrière, le Guillaume Tell, où l’intérêt dramatique réside uniquement dans la vertu d’un peuple et le dévouement de quelques hommes, où le style même n’est pour ainsi dire paré que d’innocence et de patriotisme, le Guillaume Tell, moitié drame, moitié idylle fut au théâtre ce qu’était à l’épopée Hermann et Dorothée. On peut dire qu’Hoffmann même ne s’est point entièrement soustrait à cette bienheureuse influence : témoin l’un de ses plus jolis contes, le Tonnelier de Nuremberg, uniquement consacré à la peinture des mœurs domestiques de la vieille Allemagne, et où plus d’un trait rappelle l’auberge du « Lion d’Or » et son digne maître. La poésie lyrique subit une transformation analogue, qui devient surtout remarquable dans Kœrner et dans Uhland. Le premier n’a permis à sa muse virile d’autres amours que la patrie et la liberté, pour lesquelles il a su noblement mourir ; et, si le second a trop souvent porté ses hommages aux faux dieux de la poésie, si trop souvent il s’est abandonné aux langueurs et aux vaines tristesses, si durant une partie de sa vie il a usé son art dans ces contrefaçons du moyen âge où notre siècle admire de confiance « la couleur locale », faute sans doute d’y trouver un peu de ces couleurs naturelles qui sont de tous les temps et de tous les lieux, du moins des pièces telles que le Vieux bon droit, l’Éloge du Wurtemberg, la Chanson du pauvre homme, à quoi il sera principalement redevable de sa gloire, lui marquent une place élevée parmi les écrivains qui, à l’exemple de Goethe, ont rappelé la poésie allemande au soin de propager les sentiments salutaires, d’exprimer les grandes vérités, de fortifier les âmes et de les consoler. Dans un genre plus humble, mais qu’il a rehaussé par des qualités supérieures, Zschokke appartient à la même école. Ses contes nous offrent des sujets simples, des personnages du commun dont le premier charme est l’honnêteté, une grâce naïve, de la sobriété dans l’éloquence et de la mesure dans le pathétique ; et c’est ce qu’un écrivain plus moderne, Auerbach, s’est également attaché à reproduire dans une suite d’idylles en prose qu’il a intitulées Histoires de village, et où il captive notre intérêt en faveur de héros rustiques : non plus, selon l’ancien système, des Tityres et des Némorins, mais de vrais bâcherons, des conscrits, des cabaretiers et des maîtres d’école de la Forêt-Noire. Ces œuvres diverses, empreintes du même respect pour la réalité et inspirées par le même besoin d’une poésie domestique et populaire, ressemblent toutes en ce point à Hermann et Dorothée qu’elles ont pour effet de nous rendre la vie aimable, et qu’on ne peut les lire sans être disposé à croire les hommes meilleurs et sans respirer en quelque sorte un air plus pur ; ce sont comme autant de sources fraîches qui nous raniment et nous versent en abondance la jeunesse.
Ce n’est point seulement en Allemagne que la poésie a pris de nos jours ce caractère de moralité pratique. Le même phénomène peut s’observer en France. Depuis quelques années il s’accomplit une réaction presque universelle contre l’école du sentiment et de la fantaisie ; les vertus bourgeoises, le spectacle de la paix domestique, l’amour du devoir, ont fourni aux écrivains une ample moisson de sujets. La Mare au diable et le Presbytère, dans le roman, Gabrielle au théâtre, ont été les signes de cette rénovation de l’art. Plaise à Dieu qu’une voie aussi heureusement ouverte soit encore plus heureusement suivie. Sans doute le champ de la poésie est sans limites, et il serait puéril de tracer autour d’elle un cercle infranchissable. Mais il y a une espèce de sujets qui répond plus particulièrement aux nécessités de chaque siècle. Jadis, quand la France était tout entière dans le roi et dans la brillante noblesse qui l’entourait, c’était d’eux premièrement qu’il fallait ravir le suffrage, c’était le roi dont l’idée était partout présente dans les œuvres des poètes : Bérénice racontait ses douleurs ; Agamemnon présentait une image de sa majesté ; Burrhus reprenait adroitement ses défauts ; Joad lui rappelait ses devoirs. Il y aurait eu de la folie alors à choisir ses personnages trop loin du trône. Tout au plus pouvait-on placer à côté des empereurs et des chevaliers ces fiers citoyens de Rome qui avaient conquis le monde par les armes, ou ces premiers martyrs du christianisme qui l’avaient subjugué par la foi. Louis consentait à recevoir des leçons de clémence quand c’était Auguste qui les donnait ; les Condé et les Turenne pouvaient sans déroger s’attendrir sur les malheurs de Chimène et s’incliner devant le génie de Sertorius. Mais qu’eût-on pensé d’une Eliante chaussant le cothurne et d’un Oronte parlant le langage des demi-dieux ? Qu’eût-on dit de voir un vicaire de paroisse principal personnage d’un poème, à moins toutefois que ce ne fût du Lutrin ! La rue Saint-Denis elle-même se fût révoltée ; la basoche eût crié à l’invraisemblance plus fort que Versailles. Aujourd’hui, au contraire, nous sommes une société bourgeoise, et, sans rien proscrire, il nous est bien permis d’exiger à notre tour des héros bourgeois. Assez longtemps nous avons demandé aux âges reculés et aux chefs des nations les seuls types parfaits que l’art sût nous créer. Assez longtemps, lorsque nous avons enfin voulu tirer de nous-mêmes une poésie nouvelle, nous avons souffert victimes de nos illusions, nous avons livré nos cœurs aux désirs sans frein, aux espérances vides, au dégoût du présent, comme s’il n’appartenait qu’aux privilégiés de ce monde de réaliser dans leur existence quelque partie du beau idéal, et qu’à nous, plébéiens, il ne restât d’autre ressource, pour atteindre à la poésie, que de nous arracher violemment au joug de notre état par une agitation insensée de l’âme et de l’esprit ! Nous aussi, nous sentons que notre carrière, si bornée et si aride qu’elle soit, n’est point complètement dépourvue de joie et d’intérêt. Ce que chacun de nous profanes ne peut que sentir confusément, c’est à celui qui plane sur les hauteurs divines, c’est au poète, de l’exprimer avec clarté ; à lui de nous faire savourer dans chaque condition les délices que Dieu y a cachées, de nous révéler notre grandeur si elle nous échappe, de féconder le champ stérile, de découvrir l’or pur sous l’enveloppe de plomb. Et qu’on n’aille point prétendre que les accidents monotones de la vie bourgeoise ne sauraient offrir à l’artiste une matière assez noble. S’il est vrai, comme on nous l’a redit à satiété, que la chute d’une feuille, un brin d’herbe emporté par le vent, l’azur du ciel, le murmure de l’eau suffise pour faire éclore tout un monde d’idées et de sentiments poétiques, quel monde plus vaste et plus magnifique n’offre pas l’âme libre et intelligente de l’homme, à quelque point, de vue qu’on veuille l’envisager. Nous n’insinuons point par là que le poète ait le droit de la manier et de la torturer à sa guise. Nous ne lui proposons pas pour unique but la recherche du nouveau, et nous ne le poussons pas à tout sacrifier à l’ambition de paraître original, même le naturel. Loin de là, c’est à la nature que nous le rappelons, lui donnant pour règle immuable le vrai, et pour objet de son culte, pour patrimoine séculaire, le devoir. Mais ces idées de devoir et d’activité morale, en dehors desquelles nous ne reconnaissons pas d’inspiration féconde et dont nous voulons qu’il compose partout le tissu de ses œuvres, il peut les diversifier à l’infini, les rajeunir et nous les inculquer par des images plus sensibles et des exemples plus directs, en les combinant avec nos émotions habituelles et en nous représentant leurs effets dans les mille situations de la vie ordinaire. Qu’il cesse de dédaigner les vertus de famille ; elles ont leur grandeur, peut-être plus propre à émouvoir que les vertus chevaleresques. Qu’il nous peigne, fut-ce dans un simple artisan, l’héroïsme du travail : notre âge pacifique ne le met pas au-dessous de l’héroïsme guerrier. Voilà par quels spectacles la poésie désormais nous instruira ; voilà où elle puisera elle-même, beaucoup plus sûrement que dans la restauration du gothique et dans un faux idéalisme, de quoi paraître éternellement jeune. Il y va des destinées de l’art et des intérêts de la société : car, puisque le cours des choses — que ce soit un bien ou un mal — tend de plus en plus à accroître la part de la multitude dans l’empire du monde, n’est-il pas indispensable que la poésie, si elle ne veut en quelque sorte s’abdiquer elle-même, donne à ces nouveaux souverains des leçons qu’ils puissent directement s’appliquer. À l’œuvre donc, poètes ! Imitez au besoin ce flatteur d’Auguste : prêtez au peuple les vertus qu’il n’a point pour lui inspirer le désir de les avoir. Ne craignez point de chercher trop bas vos personnages ; faites-nous des laboureurs grands comme des rois, et, s’il se peut, des Français du xixe siècle austères comme des Romains de Corneille : ce ne sera pas dégrader l’art, ce sera réhabiliter la vie !
Quoi qu’il arrive de cette poésie nouvelle, Hermann et Dorothée en restera le type achevé. Si l’amour de la patrie retrempé dans les affections de famille, si la compassion active pour le malheur, si le respect de l’âge et des lumières, la foi religieuse, sont les vertus qu’il importe le plus de ranimer ou d’entretenir au milieu de nous, aucun livre, parmi les livres purement humains, n’y saurait mieux contribuer que celui-ci. Écrit dans un temps de guerre et de bouleversement, il ne perd rien de son prix à être lu dans une époque plus calme. S’il était autrefois nécessaire pour rappeler au monde réel les enthousiastes d’idées et de sentiments, il ne l’est pas moins à l’heure présente pour ramener à la poésie et aux croyances idéales ces esprits secs, légers et décisifs qui les jugent incompatibles avec les Vrais intérêts du monde réel, qui ne regardent comme réel que ce qui se touche, qui prennent la courte vue pour le bon sens, qui se disent positifs quand ils sont grossiers et qui feraient volontiers consister tous les progrès humains dans une plus grande vitesse et une plus grande expansion de la vapeur. Ainsi le siècle a changé de cours et transformé ses passions ; ainsi, depuis soixante ans, il a porté tour à tour sur vingt objets différents l’ambition inquiète qui le tourmente, et, tandis que trop souvent, dans le travail de nos idées, un sophisme n’était vaincu que pour faire place à un autre ; tandis que partout l’excès engendrait l’excès avec une sorte de régularité rapide et accablante, au milieu de tant de vicissitudes à peine croyables, le poème, de Goethe a conservé jusqu’à ce jour la même portée morale et le même à-propos : car la haute raison qui l’a inspiré semble avoir prévu à la fois tous ces maux contraires pour les combattre tous.
Les mémoires de Goethe. « Poésie et vérité »
(Traduction nouvelle par Mme la baronne de Carlowitz. Paris, 18554.)
[I]
On l’a répété mille fois : « Traduttore, traditore. »
Si cela est vrai des traducteurs, que sera-ce quand il s’agit d’une traductrice ? Mme la baronne de Carlowitz vient de publier une rapide analyse des Mémoires de Goethe. Elle a, suivant sa fantaisie de femme, changé, transposé, raccourci, retranché. De longs chapitres sont resserrés en quelques pages et des pages entières en dix lignes. Ouvrez l’original où il vous plaira ; vous n’y trouverez pas deux paragraphes de suite qui soient exactement rendus. C’est ce que Mme de Carlowitz appelle une « traduction nouvelle ». Elle eût dit avec plus de justesse « traduction d’un genre nouveau », si elle n’avait plusieurs fois déjà appliqué le même système sans que personne réclamât. Nous reconnaissons volontiers les services que Mme de Carlowitz a rendus au public. Personne n’a contribué plus activement à répandre parmi nous la connaissance et le goût de la littérature allemande. Elle a osé traduire la Messiade ; elle n’a point reculé devant les Affinités de choix ; elle a voulu que le Wilhelm Meister passât dans notre langue française, et, coûte que coûte, le Wilhelm Meister est devenu français. Certes, c’est là de la bravoure ; nous ajoutons une bravoure heureuse, car Mme de Carlowitz a presque toujours reproduit avec fidélité l’esprit et le ton général de ces divers ouvrages. Nous ne faisons même pas difficulté d’avouer qu’en plusieurs endroits elle se lit plus agréablement que les originaux. Mais nous ne voulons point que le traducteur d’un écrivain lui rende l’humiliant service de se faire plus amusant que lui ; et ce n’est pas seulement l’esprit des auteurs qu’il nous faut, c’est avant tout leur texte.
Poésie et Vérité, voilà le titre un peu leste que Goethe a donné à ses Mémoires. A-t-il voulu se moquer du public dès la couverture ou prévenir loyalement ses commentateurs de ne pas accumuler les suppositions à perte de vue sur des anecdotes qu’il ne se pique point de raconter avec une exactitude judaïque ? Cette seconde explication est d’autant plus probable que la finesse des commentateurs ne lui a jamais épargné les réflexions malveillantes, même de son vivant ; on dirait qu’ils se sont tous donné le mot pour exalter son génie aux dépens de son caractère. Ces Mémoires même, depuis qu’ils ont paru, ont donné lieu à de vives attaques.
Les détracteurs de Goethe se seraient épargné plus d’une injustice et plus d’une méprise s’ils avaient songé que ce ne sont point ici des confessions ou des aveux, mais de simples souvenirs de poète, souvenirs fugitifs et toutefois puissants, qui dans leur forme primitive et leur état virtuel n’ont de prix que pour lui ; frivoles, s’il ne leur prête l’intérêt de son génie ; vagues et obscurs, s’il ne les précise en créant des circonstances ; insipides, s’il n’y ajoute quelquefois une teinte de romanesque. Il ne s’est point proposé de raconter sa vie, il n’a voulu que décrire son intelligence et faire l’histoire de son imagination. Dès lors, c’était pour lui un droit et une obligation de ne rejeter aucun des ornements qui se présentaient en foule à son esprit ; il avait beaucoup moins à se préoccuper des causes en elles-mêmes que des effets produits par ces causes ; et, pour être vrai, ce n’était pas la réalité nue qu’il lui fallait reproduire, c’était la réalité embellie, la réalité pittoresque, la réalité agissant sur son imagination et, à son tour, modifiée instantanément par elle.
Dans un tel récit poésie et vérité devraient si étroitement s’unir qu’il fût désormais presque impossible de les distinguer l’une de l’autre ; et cette étroite union était la seule exactitude permise à un homme du caractère de Goethe. Le bruit et le scandale lui étaient odieux ; il vivait renfermé dans un petit cercle ; il n’avait point cette étonnante candeur d’esprit et cette sauvagerie ignorante ou dédaigneuse du monde, qui donnèrent à Jean-Jacques la force d’écrire ses Confessions. Si, d’une part, sa vie avait été trop unie pour que les petits accidents qui y survinrent valussent la peine d’être racontés sans les impressions qu’il en avait reçues, d’autre part son extrême timidité, sa réserve, une pudeur louable lui interdisaient de livrer sans voiles à la foule les secrets de son cœur. Maintenant, cherchez tant qu’il vous plaira à expliquer ses œuvres par ses Mémoires ; rapprochez les passages, trouvez des rapports ; sous un nom, mettez un autre nom ; c’est votre droit. Mais si quelque anecdote vous paraît choquante, gardez-vous d’accuser trop vite ; il se pourrait que votre blâme tombât sur un fait imaginaire ou sur un sentiment que l’homme se figure avoir éprouvé, tandis que c’est le poète qui l’a conçu.
Je veux bien croire, puisqu’il le dit, qu’il fut amoureux de Gretchen à quatorze ans. Mais à cet âge, pouvait-il l’être autrement qu’en esprit et par précocité d’intelligence ? Je veux bien croire, puisqu’il est le premier à s’accuser, que sa conduite à l’égard de Frédérique ne fut pas exempte de reproche, qu’il y eut là dans sa vie une grande faute, et, à tout prendre, une mauvaise action. Mais ne se fait-il pas plus méchant qu’il ne fut ? Au moment où il rencontre Frédérique, il est jeune, sans expérience, et, comme le dit un de ceux qui l’ont le mieux connu à cette époque de sa vie, « peu solide encore in principiis » ; c’est dans cette disposition d’esprit qu’il s’éprend de la jeune fille. Il aime d’un sentiment vif et pur ; il s’abandonne à cette passion sans avenir avec l’irréflexion cruelle de son âge ; il fait le mal sans le savoir, comme on le fait à vingt ans. Et, lorsqu’il raconte cette touchante histoire, voilà que, forçant son rôle, il raisonne en séducteur de profession. Il a été entraîné et il parle comme s’il avait calculé ses entraînements. Il est Goethe, et il se peint, lui, le sincère et trop aveugle jeune homme, sous des couleurs qui ne conviennent qu’au vaniteux Egmont ou à l’indigne Clarisse. Chose digne de remarque ; Gretchen, Annette, Émilie, Frédérique n’ont été pour lui que des attachements fugitifs. Il les voit une fois, il les aime et il passe. Eh bien ! ce sont d’elles surtout qu’il se plaît à nous entretenir dans ses Mémoires. Il n’omet pas un détail ; il décrit jusqu’à leur costume ; de chacun de ces souvenirs de jeunesse, il tire une comédie, une idylle, un drame en règle avec exposition, lutte de caractères, catastrophes, dénouement. Au contraire, il glisse sur la seule passion profonde et durable qu’il ait jamais éprouvée. Mme Kestner a exercé sur lui une influence décisive ; il n’y a pas eu dans sa vie d’époque plus critique que celle où il l’a connue ; c’est alors que son génie s’est révélé dans toute sa vigueur, c’est alors qu’il a conçu Werther ; et les trois mois passés à Wetzlar auprès de Charlotte ont suffi pour occuper vingt ans sa pensée. Même en 1803 il écrivait encore à sa chère Lotte : « J’aime à me remettre à côté de vous près de la belle rivière de la Lahn… », etc. Pourtant le souvenir de Charlotte occupe à peine deux pages de ses Mémoires. Et encore quelles pages ! si discrètes ! si réservées, malgré la douce émotion qui y règne ! Personne eût-il jamais soupçonné, avant la précieuse publication faite par le fils de Mme Kestner5, que celle-ci eût été pour lui autre chose que le rêve d’un jour ? Et en faut-il davantage pour nous tenir en garde contre les Mémoires et nous montrer combien l’auteur, en donnant libre carrière à son imagination, a su rester maître de ses confidences ?
L’intérêt particulier de ces Mémoires est de nous faire assister à la naissance des œuvres du poète et au développement de son génie. Dès sa première enfance, un théâtre de marionnettes que lui donne sa grand’mère éveille en lui la conception confuse de l’art dramatique. Il sait à peine parler lui-même, et déjà il fait bégayer des personnages. À dix ans il apprend par cœur les plus belles scènes de la Messiade, et il les déclame avec passion. À onze, et même avant, il ébauche ses premiers vers. Si l’on entend par poésie la faculté d’exprimer dans un langage supérieur les sentiments les plus délicats et les passions les plus fortes du cœur humain, il n’y a pas de poète précoce ; la poésie exige l’expérience de la vie, ou de longues études morales. Mais la poésie est aussi le don d’être vivement ému du beau, d’animer les objets à mesure qu’on les perçoit, d’y attacher un sens que le vulgaire n’y découvre point, et de tout faire vivre en soi. Cet enfant qui, impatient de s’armer avec les défenseurs de son pays, répondait fièrement à ceux qui lui conseillaient de grandir avant de songer à combattre : « Je grandirai dans la bataille », avait conçu, dans toute sa sublimité, la poésie de la guerre ; il n’était pas seulement transporté par l’amour de la patrie ; dans le moment qu’il parlait ainsi, il devenait poète ; il avait les sentiments d’un Romain, et le langage d’un héros de Corneille. C’est dans ce sens qu’un enfant même et un ignorant peuvent être poètes, et c’est ainsi que déjà Goethe l’était. Il n’y a rien de plus curieux et de plus amusant, que de voir le petit bonhomme, poussé par son démon, courir les rues de Francfort, regarder à droite et à gauche les vieilles maisons, les vieux édifices, les vieilles têtes de magistrats, se glisser en contrebande dans la grande salle de l’Hôtel de ville pour s’y faire raconter par les porte-clefs la légende de Charlemagne ou de Rodolphe de Habsbourg ; puis s’engager, tout ému, dans le quartier des Juifs, « où l’on mange les enfants des chrétiens », et de là, le soir, revenir en cachette au théâtre, sans que papa le sache. Tout l’inquiète ; il veut tout savoir. Là-haut, sur cette tour, qu’est-ce que ce crâne desséché planté au bout d’une pique ? On lui répond que c’est la tête d’un criminel d’Etat, qui a pillé la ville en 1616. Cela ne le satisfait point. Il se met à lire les chroniques « ornées d’images », et il découvre que ce grand coupable, ce brigand de la tradition, est un malheureux, poussé à bout par la tyrannie des magistrats, qui n’a pris les armes que pour la réforme des abus. « Dès lors, dit-il, je le plaignis, lui et ses compagnons, comme des victimes immolées au bonheur de la république ; car c’est après leur révolte qu’on améliora la constitution », etc. Notez ce sentiment : Gœtz de Berlichingen en sortira. Goethe a déjà le personnage, un héroïque bandit, en révolte avec toutes les lois, parce que les lois n’atteignent que les humbles et les faibles, et cherchant à corriger l’anarchie par l’anarchie même.
Les monuments de Francfort, histoire vivante du temps passé, le couronnement de Joseph II, qui remet sous ses yeux le moyen âge, des cérémonies symboliques, derniers vestiges de mœurs perdues, qui reviennent chaque année, à époque fixe, changer l’aspect de la ville et transporter ses habitants huit siècles en arrière, surtout les « gravures sur bois » des vieilles chroniques lui fournissent la mise en scène ; de sorte qu’on peut dire que le drame de Gœtz est dans sa tête, avant même qu’il ait jamais entendu parler de Gœtz. S’il parcourt les boutiques des artisans, l’étude de leur existence « développe et affermit en lui le sentiment de l’égalité sinon de tous les hommes, du moins de toutes les conditions ; l’existence lui paraît le point capital ; tout le reste lui semble accidentel et indifférent ». Que cette réflexion morale devienne un jour la théorie esthétique qu’il peut y avoir une poésie égale dans toutes les conditions, il aura trouvé chez quelque menuisier l’idée mère de son plus beau poème. Suivez-le maintenant à la foire ; arrêtez-vous, avec ce groupe d’enfants, au théâtre des marionnettes. Une poupée, vêtue de noir, débite des lazzi en compagnie du diable. Ne vous moquez pas : le jeune spectateur devient pensif ; car la poupée n’est rien moins que le docteur Faust. Et ce vieux recteur de collège, à la figure sardonique, qui lui enseigne l’hébreu, homme terrible et redouté, railleur sanglant, habile à éveiller les contradictions dans l’esprit de ses auditeurs, aimant à se jouer d’eux, réservé dans ce qu’il dit, audacieux dans ce qu’il laisse entendre, toussant plutôt que riant, depuis plus de cinquante années, d’un petit rire sec et creux qui pénètre et qui glace : l’écolier, tout en lisant la Bible, le regarde du coin-de l’œil d’une façon étrange ; il ne l’oubliera jamais ; il en fera Méphistophélès. Que s’il vous plaît, la leçon finie, de sortir de la ville « sur la rive droite du Mein, à environ une demi-heure des portes, jaillit une fontaine entourée d’un mur coquet et ombragée par de vieux tilleuls. À un certain jour de l’année les pâtres et les gardeuses de troupeaux du voisinage se rassemblaient sur la pelouse attenante à la source… Les servantes de la famille, dit Goethe, avaient l’habitude de m’y conduire. » Cela ne vous paraît rien maintenant que cette fontaine ? mais attendez quelques années. La fontaine avec son petit mur, avec les tilleuls et les filles de peine, sera transportée, telle que, dans le roman de Werther, pour y être le sujet d’un admirable tableau ; et plus tard encore, au bord de ces mêmes eaux deux fois consacrées par la poésie, à l’ombre de ces mêmes tilleuls, Dorothée — (sans doute une servante qui jouait avec l’enfant ?) — recevra les premiers aveux d’Hermann.
Dans la grande ville de Francfort, ce que Goethe décrit avec le plus de complaisance, c’est la maison de son père. Il n’est pas rare que les lieux que nous habitons influent sur la direction de nos idées ; et l’enfance surtout est sensible à l’impression des objets extérieurs. Des fenêtres de la chambre où il étudiait, sur le derrière de la maison, il apercevait une longue file de jardins bourgeois, et au-delà, la campagne, de fertiles prairies couvertes de bestiaux ; quelquefois l’orage et de lointains incendies. Ce spectacle journalier éveillait chez lui le sentiment profond et calme de la nature, charme impérissable de toutes ses œuvres. Mais, d’autre part, la maison était pleine de recoins obscurs, « ce qui lui donnait le frisson », la rue triste et noire, le rez-de-chaussée privé d’air et de lumière, et comme étouffé sous le poids des galeries qui s’avançaient en saillie aux étages supérieurs. Un tel séjour était bien propre à nourrir en lui une sorte de mélancolie grave à laquelle il était naturellement enclin ; et peut-être avons-nous dans ces deux sensations contradictoires, qui se partagèrent son enfance et sa jeunesse, le secret du double caractère que présentent ses œuvres, où tant de force s’allie à tant de faiblesses et d’agitations. Là-bas, sur la colline, le loyal Gœtz aura son château ; mais ici, au rez-de-chaussée humide et sombre, le docteur Faust pâlira sur ses livres et rongera son esprit dans les veilles. Voilà les mansardes où languiront Marguerite et Claire, tristes victimes de la pauvreté et de l’amour ; mais de l’autre côté de la maison, dans la prairie inondée de lumière, il semble qu’on voie déjà Dorothée marcher bravement à côté de « sa lourde voiture, traînée par deux beaux bœufs, les plus gros et les plus vigoureux du pays » ; c’est par là que Wilhelm Meister s’élancera, le cœur rempli d’espérance, dans le vaste monde, et c’est sur cette place, devant cette vieille maison, que Werther reviendra pleurer sur ses illusions détruites. Par la chère petite fenêtre du second étage, le poète a vu se former confusément tout ce qui, dans ses créations, devait avoir la force, la bonté, le bonheur ; dans la rue étroite et sinueuse il a entrevu tout ce qui serait rongé de tristesse, douteur, inquiet, malheureux ou méchant. Dans l’espace intermédiaire, entre la ville noircie par le temps et la campagne éternellement jeune, ni tout à fait dans l’une, ni tout à fait dans l’autre, il peut déjà placer la foule des indifférents. C’est dans ces jardins que les trop placides bourgeois, contre lesquels s’emporte Werther, « planteront leurs tulipes et arrangeront leurs potagers », sans s’inquiéter d’autre chose. Dans une de ces grandes cours, où l’écolier regarde maintenant « les sociétés se réunir pour s’amuser, les boules rouler et les quilles tomber », le père d’Hermann boira philosophiquement son vin du Rhin ; et tout à côté, dans le verger voisin, l’égoïste pharmacien, bon homme au fond, viendra savourer son café « au sein de la grotte artificielle étincelante de corail ». Ainsi Goethe puisait à son insu dans tout ce qui se passait sous ses yeux les éléments de ses futures créations ; non seulement chaque observation réfléchie, mais encore chaque impression involontaire de son enfance et de sa jeunesse déposait dans son esprit le germe d’un sentiment ou d’une œuvre poétique.
II
Si le livre traduit par Mme de Carlowitz ne répand pas beaucoup de lumière sur les actes et les événements de la vie de Goethe, il contribuera du moins à rétablir pour nous son caractère dans son vrai jour. Il nous corrigera de beaucoup de préjugés, accrédités sur son compte, non seulement par des critiques qui ne l’aiment point, mais encore et surtout par des admirateurs superficiels, qui s’imaginent grandir un homme, lorsqu’ils en font une espèce de demi-dieu sans rapport avec l’humanité. Le temps des idoles est passé. Goethe, avec les attitudes olympiennes qu’on lui prête, n’a les sympathies de personne. Son caractère n’inspire aucune estime ; son talent même perd de son charme. On commence par s’étonner à l’aspect du colosse ; puis on le mesure et on le toise d’une façon assez irrespectueuse. Mais ces fausses idées, je le répète, ne résisteront pas à une lecture attentive des Mémoires. On s’apercevra que Goethe a été un homme comme nous ; qu’il a comme nous aimé ; qu’il a souffert autant et plus que beaucoup d’autres.
Depuis son arrivée à Weimar, c’est-à-dire depuis l’âge de vingt-sept ans environ, sa vie fut heureuse et tranquille, à en juger du moins par les dehors. Mais jusque-là, par combien d’épreuves et de mécomptes n’avait-il point passé ! Il naît avec une imagination libre et mobile : et son père, homme de beaucoup de jugement, mais froid, sec, morose, élève le futur poète avec la même roideur méthodique que s’il se fut agi de former un caporal prussien ! Ses premiers camarades d’école font de lui leur souffre-douleur ; ses premiers amis abusent de sa candeur pour l’exploiter et l’engager, à son insu, dans une affaire de faux. Gretchen, qu’il aime, le traite dédaigneusement en petit garçon, lorsque par malheur il se croit déjà un homme. Voilà son enfance. Sa jeunesse est soumise à la même contrainte et aux mêmes déceptions. Au moment de sa plus vive ferveur religieuse, il a beau converser en esprit avec les patriarches ; d’exacts protestants lui démontrent qu’il n’est pas même chrétien, puisqu’il n’entend pas comme eux le dogme de la Grâce. Toutes les sciences l’attirent, hormis le droit ; c’est le droit qu’il faut qu’il étudie. Du moins à Leipsick, où on l’envoie, il trouvera l’occasion de cultiver les lettres ; il ne manquera ni de conseils ni d’encouragements. Là tenait le sceptre de la littérature le moraliste Gellert, chef d’une école d’écrivains, que Goethe admirait beaucoup alors, mais qu’il nous est permis, sans leur faire tort, d’admirer un peu moins aujourd’hui. Clarté sans couleur, correction sans caractère, chaleur sans inspiration, c’est toute cette école. Dans ce monde de demi-poésie et de demi-éloquence, Goethe s’imagine qu’il n’a qu’à se présenter pour prendre sa place ; et il compose quelques pièces de vers. « Se fût-il mis une pierre au cou ! » Tous les pédants de l’Université crient haro sur le téméraire. Le professeur Clodius, un homme de bonnes traditions, poète lui-même, tout farci de grands mots sonores et à cheval sur son Pégase, lui conseille charitablement de ne plus négliger le Digeste. Gellert même, dont la bienveillance est universelle, Gellert croit beaucoup faire de ne point l’accabler de reproches. Au fond, il ne le tient pas pour un méchant garçon ; mais qu’il fasse moins de vers et qu’il aille plus souvent au prêche ! Que pouvait-il arriver à Goethe, sinon de désespérer de lui-même ? Pour l’achever, au sortir de Leipsick, son étoile le jette à Strasbourg, sous les griffes de Herder. Je ne veux point médire de Herder ; je ne veux point nier que ce fut par la suite un grand bonheur pour Goethe d’avoir subi la domination de cet esprit vigoureux, intraitable ennemi du banal et du factice. Mais Herder, avec son âpreté d’humeur et ses boutades de franchise brutale, était certainement plus propre à décourager un jeune homme qu’à l’éclairer sur sa vocation. Sous son étreinte, Goethe faillit d’abord étouffer. Joignez à ces doutes sur son génie un grand besoin de foi mal satisfait, une âme tendre et expansive — (car on peut en croire sur ce point le sage Kestner, qui nous le montre « ardent dans ses affections, très peu calme sur beaucoup de sujets et haïssant fort scepticismum ») ; — joignez-y de cruelles blessures de cœur et une extrême sensibilité nerveuse, et vous aurez une idée de tout ce qu’il dut souffrir durant cette période de sa vie. Cet impassible Goethe, nous le voyons, lorsque Marguerite lui est ravie, se rouler sur le parquet de sa chambre avec des sanglots de fureur. Ces horribles catastrophes de la vie journalière, devant lesquelles la foule passe insouciante ou qu’elle se délecte à lire chaque matin dans les gazettes, une fille séduite, une banqueroute, un divorce, des fils en lutte avec leur père, tout cela oppresse sa poitrine et trouble son repos lors même qu’il n’est l’ami d’aucun de ceux qui ont à en souffrir. À Leipsick, il tombe dans l’hypocondrie, au point de se croire perdu, lui qui doit vivre quatre-vingt-trois ans ! À Francfort, quand son mariage avec Lili se trouve rompu, tout ce qui l’entoure lui devient insupportable ; et peut-être se fût-il embarqué pour l’Amérique si Charles-Auguste ne lui eût alors offert un asile à Weimar.
Sans doute beaucoup de contrariétés, qui le mettent hors de lui, nous paraissent petites. Mais est-il rien de petit pour une imagination déchaînée qui se fatigue sans cesse à tout grandir ? Aussi fallait-il qu’il se dominât par un effort suprême ou qu’il fût pour toujours victime de sa nature passionnée. De là chez lui cette résolution, suivie désormais avec tant de persévérance, de se faire imperturbable ou du moins de le paraître. De là, la nécessité de se retirer définitivement en lui-même, et de ne plus laisser aucun de ses désirs ni de ses regrets percer ailleurs que dans ses œuvres ou dans les épanchements de l’amitié la plus intime. Mais sous cette froideur, que de douleurs vraies ! Sous ce masque d’impassibilité, quelle raison ardente autant que sereine ! Quelle sympathie pour l’humanité ! On s’y est trompé cependant ; et cette faculté de tout convertir en poésie, qu’on admire si vivement dans l’écrivain, on n’a cessé d’en faire un crime à l’homme comme d’une marque d’égoïsme et d’indifférence.
Goethe, quelle que soit la réalité, ne peut s’empêcher de la voir avec des yeux d’artiste : on en conclut que les joies et les souffrances de la vie réelle n’atteignent point son cœur et n’ont de prise que sur son imagination. Il incarne chaque passion dont il est agité dans un personnage qu’il ne crée que pour lui communiquer son mal et s’en guérir : on lui refuse d’avoir jamais ressenti aucune émotion sincère et on nie l’existence d’un mal, dont le remède est si prompt. En quelque extrémité que sa nature le jette, il garde le don d’analyser et de recomposer à l’instant toutes les sensations qu’il éprouve ; il observe encore quand déjà il ne se possède plus ; son âme est double, pour ainsi dire, et la moitié de lui-même est constamment occupée à contempler et à décrire l’autre moitié. On ne veut point croire à des mouvements tumultueux avec un sang-froid aussi inaltérable ; on ne comprend point les secousses intérieures de l’âme, quand au-dehors le regard reste aussi limpide et aussi net. Maudire d’abord la vie pour l’exalter ensuite, rabaisser la condition humaine au-dessous de celle des bêtes après avoir porté l’homme jusqu’aux nues, souffler le premier sur les rêves qu’il a pris le plus de plaisir à évoquer, ne parler que d’idéal et railler l’idéal, saluer avec enthousiasme l’aurore de la liberté et se plaindre avec amertume que déjà le nouveau soleil incendie l’Allemagne de ses rayons, unir Spinosa à la Bible, admirer l’éducation protestante presque au même moment où il regrette le dogme catholique, se faire à quarante ans imitateur de Catulle en attendant qu’il se transporte à soixante dans le paradis de Mahomet, et, soit qu’il parle le langage d’un prophète ou celui d’un railleur, soit qu’il renverse ou qu’il édifie, soit qu’il se spiritualise jusqu’à n’avoir presque plus rien de saisissable ou qu’il s’abandonne à l’attrait du monde extérieur avec cette franchise et cette plénitude de sensualité qui est le caractère des Élégies romaines, porter partout le même ton de sincérité apparente, être animé partout de la même chaleur, revêtir les sujets les plus divers de couleurs également vives et également vraies, tel est son rôle, telles sont ses contradictions ordinaires. On s’écrie que, pour un homme de cette trempe, l’art est tout, l’art pur, l’art pour l’art ; qu’une activité intellectuelle qui se porte à la fois sur tant d’objets différents est factice ; qu’un poète d’humeur aussi mobile ne s’embarrasse pas plus de croyances que d’émotions ; que son esprit est vide comme son cœur est froid. On soutient qu’il n’existe pour lui dans l’univers que des formes, des sons et des contrastes ; pourvu qu’il peigne, peu lui importe le tableau ; pourvu qu’il taille sa statue, peu lui importe dans quel marbre ; et si la chanson est harmonieuse, il la chante, triste ou gaie, avec le même entrain, sûr que les oreilles en recevront toujours la même impression de plaisir. En un mot, c’est moins un poète que la plus étonnante machine poétique sortie des mains de la nature ; il n’y a en lui qu’un génie sans entrailles.
Pauvre Goethe ! sympathique compagnon de notre jeunesse qui nous contait avec tant de larmes les souffrances du jeune Werther ! Ainsi on le traite ! Et pourquoi ? parce qu’il déclare que c’est pour lui un besoin irrésistible, « de convertir en images ou en poèmes tout ce qui lui cause de la joie ou de la peine ! » Parce qu’il avoue à plusieurs reprises que son tourment s’apaise dès qu’il en a tiré une conception poétique !
Mais lui reprocher cette disposition d’esprit, n’est-ce pas au fond lui reprocher d’être né poète ? Où aurait-il trouvé ailleurs qu’en lui-même des sujets plus intéressants pour lui ? Et comment eût-il été poète s’il ne se fût réjoui dans la conscience de son action créatrice ? Comment eût-il été homme si, en répandant ses chagrins au-dehors, il n’en eût allégé le poids ? « Quand j’ai mis du noir sur du blanc », dit le Famulus de Faust qui ne comprend rien à l’hypocondrie de son maître, « je me sens l’âme toute ragaillardie. » Sous ce mot plaisant d’un nigaud et sous ce contentement d’un barbouilleur de papier, il y a une observation, triste sans doute pour la nature humaine, mais juste et vraie. L’art peut transformer les plus vives douleurs en une sorte de jouissance vague et indéfinissable ; tout au moins, il console, il rend le calme, et, qui médite, oublie. Ce que le travail manuel est pour les hommes de labeur, le jeu régulier des facultés de l’intelligence l’est, non point seulement pour les grands philosophes et pour les grands artistes, mais encore pour le plus humble et le plus infime des hommes d’étude et d’imagination.
Goethe, qui n’a fait que subir la condition commune de l’humanité, a excité contre lui des récriminations toutes particulières pour deux causes : d’abord, parce qu’ayant été plus poète et plus artiste que personne, la disposition que je signale a paru en lui plus fortement accusée et partant plus choquante ; ensuite, parce qu’après l’avoir analysée, il n’a pas jugé à propos d’en faire mystère et que, manquant à sa réserve habituelle, il a brutalement initié la foule des lecteurs à un secret de l’organisation poétique, que ses confrères en Apollon n’avaient pas même cherché jusque-là à s’expliquer pour leur propre compte. Si Molière eût laissé des Mémoires, il nous eût appris, je n’en doute pas, que Célimène et Alceste une fois créés, il lui restait au cœur moins de sa lâche faiblesse pour Armande Béjart. Ce n’est pas une hypothèse arbitraire de prétendre que Racine soit arrivé à la parfaite quiétude, nécessaire pour écrire Esther et Athalie, précisément parce qu’il avait d’abord exhalé en beaux vers les jalousies furieuses et les amours maladives, dont il souffrait plus cruellement lui-même qu’Oreste, Hermione ou Roxelane. Quand La Bruyère disait : « Il y a quelquefois dans la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu » ; il déposait discrètement dans ces lignes, avec le souvenir d’une passion malheureuse, tout ce qui lui restait encore de cette passion ; et j’ai ouï conter qu’Hérold, mourant, sentait peu à peu se calmer le regret d’être arraché à sa gloire et à tout ce qu’il aimait ici-bas, en composant le magnifique Andante funèbre que chantent les basses au troisième acte du Pré aux Clercs.
Cette singulière puissance, ou plutôt ce joug impossible à secouer de l’imagination et de l’esprit d’analyse, explique le mot si dur de Montesquieu : « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’un quart d’heure de lecture n’ait dissipé. » Il y a des chagrins dont il ne faut se consoler ni aussi vite ni d’une façon aussi vulgaire ; et Goethe le sentait aussi bien que personne. Quand il fait une perte irréparable, celle de Schiller, par exemple, son cœur se brise : « pour ne pas succomber, il a besoin de toutes ses forces » ; il ne se console pas avec des amplifications. Mais pour ces vaines inquiétudes, ces espérances presque folles, ces passions décourageantes qui viennent assaillir l’homme, comme autant de maladies particulières à chaque âge, il a raison, puisqu’il le peut, d’appeler l’art à son aide pour en atténuer le péril. Le dégoût de la vie le saisit ; il ne se couche plus sans avoir un poignard à côté de son lit, résolu d’en faire usage, incertain seulement de l’heure qu’il choisira. Ces idées funèbres le dominent au point que déjà il n’est plus maître de l’instant qui va suivre ; et, pour les dissiper, il écrit Werther. Était-il plus sage de mourir ? Était-il plus noble de languir sans autre espoir dans la vie que le coup de poignard qui doit la terminer ? Tourmenté du besoin de connaître, il interroge toutes les sciences ; mais aucune d’elles n’apaise sa curiosité, parce que cette curiosité est à la fois trop impatiente et trop ambitieuse. Impuissant à résoudre par le seul effort de la raison et de la connaissance les deux ou trois énigmes que présente le monde, il souffre de ce qu’il ignore sans jouir de ce qu’il sait. Et cependant, à mesure qu’il s’enfonce dans l’étude, la nature se décompose et se flétrit autour de lui. Il n’y a plus de mystère dans ces nuages bleus qui passent à l’horizon. Le soleil est sans chaleur ; la fleur des bois est sans parfum. Adieu, la fraîcheur de vie ! adieu les émotions suaves, compagnes de la simplicité de cœur ! Un cauchemar de négation et de destruction universelle pèse sur son âme, et, pour dissiper ce cauchemar, il écrit le Faust. Valait-il mieux qu’il se consumât à la poursuite d’une science impossible et d’un absolu chimérique ?
Des chagrins continus ne sont pas compatibles avec notre existence. Il faut qu’ils s’adoucissent ou qu’ils nous tuent. Le vulgaire laisse le temps user la douleur. Les âmes d’élite s’élèvent par elle au-dessus des petitesses du monde, et le poète en tire des œuvres sublimes. Il est comme ces héros des temps primitifs, qui, après avoir pleuré sur les cendres de leur ami, se sentaient plus forts pour de nouveaux exploits ; on reconnaissait seulement leur douleur aux grands coups qu’ils portaient.
Mais, dit-on, en se débarrassant de son mal, Goethe l’inocule au public. Pour chasser la peste de chez lui, il l’envoie chez le voisin. — On lui a surtout adressé ce reproche à propos des nombreux suicides dont fut suivie en Allemagne la, publication de Werther. Sans discuter ici la valeur intrinsèque et la portée du livre, il n’y a qu’un mot à répondre. Werther n’avait pas encore paru lorsque Jérusalem, secrétaire de l’ambassadeur H*** à Wetzlar, se tua ; et le suicide de Jérusalem, qui eût passé inaperçu vingt ans auparavant, prit soudain les proportions d’un grand événement moral6. Goethe l’atteste dans ses Mémoires, et Kestner confirme de son témoignage les paroles de Goethe. « Cet événement, dit-il, a produit sur tout le monde une impression extraordinaire. Ceux même qui n’ont entrevu Jérusalem qu’une fois ont de la peine à se calmer. Plusieurs autres ont depuis perdu le sommeil. » C’est que dans ce jeune homme d’esprit élevé et de condition médiocre, animé d’une ambition active et enfermé dans une voie sans issue par les notes d’un sot qu’on lui a donné pour supérieur, placé par la distinction de sa nature au niveau du plus haut monde et « repoussé par le haut monde d’une manière désagréablement dédaigneuse », avide de la solitude qui nourrit les grandes passions, aimant avec d’autant plus de fureur qu’il ne voit que l’amour qui puisse rehausser la vulgarité de son existence, et, quand l’amour lui manque, ne sachant plus que mourir, beaucoup se reconnaissaient. Werther sortit de cette disposition générale des esprits, et ne la fit point naître. Le mal existait, produit naturel de l’état social à cette époque. Werther le dévoila. Ce livre par lui-même et sans la secrète complicité des âmes, n’aurait poussé personne au suicide, car on ne l’eût pas compris. Mais il aida ceux qui ne pouvaient plus vivre à mourir plus doucement. Et combien furent sauvés ! Combien, méconnus de leurs semblables, trouvèrent enfin un confident de leurs peines dans le doux et triste ami de Charlotte ! Comme ils pleuraient, comme ils se consolaient avec lui au moment où ils étaient le plus froissés de la rudesse des hommes et de la grossièreté de la vie ! Comme ils goûtaient profondément le seul bonheur qui leur restât permis, celui de savoir leurs souffrances si noblement comprises et si noblement exprimées ! « Oh ! vous manquez de foi », écrivait Goethe à Kestner et à sa femme. « Si vous pouviez sentir la millième partie de ce qu’est Werther, pour des milliers de cœurs, vous ne regretteriez point la part que vous y avez prise. »
Kestner, en effet, s’était plaint assez durement qu’il eût compromis sa femme et sacrifié la réputation de deux amis à la gloriole d’écrivain. Mais ce reproche se trouva faux comme les autres. À peine fut-il hors de doute que Werther était un chef-d’œuvre et le « docteur Goethe » un homme de génie, il se rencontra tant à Wetzlar qu’à Francfort une demi-douzaine de dames, parfaitement inconnues de l’auteur, qui donnèrent à entendre avec toute sorte de réserves, qu’elles étaient chacune l’original de Lotte. Au milieu de ce conflit de fausses Charlottes, la vraie put dormir tranquille.
C’est ainsi que devant les témoignages formels des Mémoires de Goethe et devant les témoignages plus irrécusables de sa correspondance, tombent toutes ces accusations d’égoïsme et d’insensibilité orgueilleuse qu’on a si souvent dirigées contre lui. L’ensemble de ses œuvres, mieux étudié, ne nous laisserait pas douter davantage de la moralité de son génie. Il est vrai que Goethe ne s’est fixé sur rien, et notre siècle, dont la constance sera un jour proposée pour modèle aux siècles futurs, n’a pu s’empêcher de blâmer hautement cette perpétuelle instabilité. Courroux honnête et qui lui sied à merveille ! Qu’un homme d’État fasse douze pirouettes en douze heures ! fort bien ; le tour est admirable ; nous crions tous bravo. Mais que le même poète, qui a ressuscité de leurs tombeaux les preux du xvie siècle, s’avise, par une de ces chaudes soirées d’été, où la nature est si pénétrante, d’écrire le Dieu et la Bayadère ! Miséricorde ! Les gens vertueux ne trouvent pas assez de voiles pour se couvrir la face. Qu’ils se rassurent pourtant, et qu’ils veuillent bien y regarder de plus près. Goethe n’a parcouru le cercle entier des idées et des sentiments humains, que pour rapporter de chacune de ses excursions quelque chose qui relève la grandeur morale de l’homme. Un Allemand, qui le voudrait juger comme nous le jugeons, dirait qu’aucun poète n’a plus approché de cet idéal qu’Herder appelait « l’humanitæt ». Un Français ne saurait faire que de répéter le mot de Mme de Staël : « Il n’y a pas d’indifférence dans son impartialité. » Là est en effet toute la question. Et qu’y a-t-il de commun, je le demande, entre cette suprême impartialité du génie, qui découvre partout de quoi admirer ou de quoi instruire, et l’indifférence de la faiblesse, qui ne s’attache à rien, qui ne sent rien, ne comprend rien et ne peut rien !
Herder
(Étude sur Herder, considéré comme antique littéraire, par M. Henri Schmidt, professeur agrégé de langue allemande au lycée de Strasbourg ; 18557.)
Cette étude sur Herder est une thèse que M. B. Schmidt, l’un de nos meilleurs professeurs de langue allemande, a récemment soutenue devant la Faculté des lettres de Strasbourg-. Elle renferme des observations intéressantes et elle dénote chez l’auteur beaucoup de science et un esprit juste. Mais la pensée y manque de précision et de vigueur. On peut reprocher à M. Schmidt de n’avoir pas pénétré au cœur de son sujet.
Herder a passé par bien des vicissitudes d’opinions et de sentiments ; il a émis bien des jugements faux ; les principaux ouvrages de Goethe et de Schiller, qui se sont pourtant formés sur ses théories, n’ont d’abord excité chez lui qu’une sorte de surprise défiante. Semblable en cela à beaucoup d’autres révolutionnaires, il a plus d’une fois méconnu la révolution qu’il avait accomplie, et critiqué avec amertume ce qui était son œuvre. Si l’on regarde son caractère, c’est un mélange de douceur qui attire et d’âpreté qui repousse. Si l’on regarde sa vie, ce sont des alternatives sans raison de joie emportée et de découragement sinistre. Qu’on le prenne dans les moments les plus pénibles, son courage défie la pauvreté aussi bien que la souffrance ; il subit à Strasbourg une opération douloureuse avec une fermeté si calme, « que les assistants semblaient souffrir plus que lui ». Dans le désir de compléter son instruction, il vit plusieurs mois à Kœnigsberg, n’ayant que du pain pour nourriture, quand il en a. Et lorsqu’un avenir brillant lui est enfin assuré, lorsque les offres les plus flatteuses lui arrivent à la fois de l’Université de Gœttingue et de la cour de Saxe-Weimar, c’est le moment qu’il choisit pour écrire à Merck des lettres de désespéré : « Les fleurs de la fantaisie tombent de mon front feuille à feuille. Le matin de ma vie a été inconsidéré ; le midi en est lourd », etc., etc. Ce qui a manqué à Herder, ç’a été la résignation vertueuse d’un Spinosa et d’un Goethe ; ç’a été d’envisager ce monde de sang-froid et d’y marcher toujours du même pas égal avec la tranquille et ferme possession de soi-même ; ç’a été encore de ne pas y savoir renoncer ; car, il est mort, dit-on, avec un peu trop de regret. Son esprit, timide et arrogant, usant et abusant des deux méthodes de raisonnement les plus opposées, l’intuition et l’analyse, a presque toujours été trop loin dans l’enthousiasme comme dans la critique, et il n’est pas rare que son style, du moins le style de ses poésies, emblème des contradictions de son caractère et de son esprit, pèche à la fois par le grandiose outré des pensées et par la sécheresse de l’expression. Avec tous ces défauts cependant, Herder a été l’oracle de l’Allemagne. Il a, dès son début, exercé sur ses contemporains une sorte de domination intellectuelle qu’ont respectée les plus hauts génies et que même ils se sont plu à subir. Goethe, qui n’a pas toujours eu à se louer de ses jugements, le vénère comme un prophète. C’est que Herder, en renouvelant la critique et en l’élevant à la hauteur d’une philosophie, a fait éclore toute une littérature. En quoi les principes de sa critique furent-ils nouveaux ? En quoi a-t-il été le précurseur et, si je puis dire, le héraut de la poésie moderne ? Voilà la question capitale à laquelle M. Schmidt aurait dû s’attacher. Il l’a indiquée, mais timidement. On sent qu’il s’est trop inquiété de son public et de ses juges ; qu’il a craint de ne pouvoir combattre certains préjugés classiques sans choquer en même temps des traditions respectables, et que là où la vue nette des choses ne lui a point manqué, la hardiesse lui a fait défaut pour les montrer comme il les voyait. Boileau est à peine nommé dans cette étude ; il semble pourtant que l’ombre de Boileau revienne se placer d’elle-même en face de nous, chagrine et irritée, dès que nous parlons de Herder. Notre poésie du xviie siècle est appréciée par M. Schmidt en deux pages ; et ces deux pages ne disent rien, quoiqu’on s’aperçoive très bien que l’auteur aurait eu beaucoup à dire. Il ne s’agissait sans doute pas de se faire l’écho de toutes les sottises que les Allemands ont imprimées à propos de notre théâtre, depuis Schlegel jusqu’à M. de Schack. Sans reproche, le théâtre de Goethe, une fois qu’on en a retiré le Faust qui est moins un drame qu’une épopée dialoguée, fait une assez pauvre figure à côté du théâtre de Corneille ; et si l’on me proposait d’échanger Racine contre Schiller en me donnant Werner et Kotzebue par-dessus le marché, je demanderais encore à réfléchir. Mais ce n’est pas non plus vider la querelle de Herder avec la France, que de s’écrier en style d’éloge académique : « Quelle science de l’âme humaine dans Racine ! » Pourquoi ne pas l’avouer ? La grande poésie n’a pas été chez nous le fruit spontané de l’inspiration ; elle est sortie, au xvie siècle, d’un violent effort d’érudition. On ne pouvait se dispenser dans une étude sur Herder considéré comme critique, de signaler fortement ce vice originel, afin de mieux montrer comment l’Allemagne en fut à son tour infectée. Autrement le lecteur comprend-il bien toute la portée de la distinction établie par Herder entre les poètes naturels et les poètes artificiels ?
M. Schmidt a négligé de replacer son auteur en face des théories et des traditions qu’il a combattues. Ce qui est plus grave, il a à peine ébauché le tableau de la révolution accomplie par lui, et il n’en a point jugé les résultats. Et pourtant quel chemin n’a pas mesuré la poésie moderne depuis le jour où Herder, lisant pour la première fois le Vicaire de Wakefield devant Goethe encore incertain de son génie, semblait découvrir au chantre futur d’Hermann et Dorothée un monde vierge, que l’imagination des poètes n’avait pas encore osé conquérir ! Ce fut un moment solennel dans l’histoire des lettres, et si l’on veut remonter à l’origine de tant d’œuvres d’une énergie profonde et pénétrante, qu’a produites notre siècle, il faut se transporter dans cette modeste chambre de Strasbourg où Herder réunissant autour de lui une dizaine d’étudiants alors obscurs, mais tous résolus à jouer leur rôle dans la rénovation de l’Allemagne, commentait d’une voix émue l’histoire du pauvre vicaire et de sa famille, tandis que Jung Stilling reposait sur lui son œil doux et mélancolique et que Wolfgang Goethe le dévorait de son regard de loup. De là date une poésie que l’on peut définir : la poésie pour tous. Là se termine l’ère des littératures exclusivement nationales. Au-dessus d’elles il y aura désormais une littérature européenne, en plusieurs langues ; et c’est Herder qui vient d’en prononcer le fiat lux. Il a proclamé le Vicaire de Wakefield digne d’ouvrir le chœur de ces livres universels que toute l’Europe doit s’arracher, qui agiteront tous les cœurs et qui tireront des larmes de tous les yeux. Bientôt vont paraître les Souffrances du jeune Werther ; puis ce sera Paul et Virginie ; puis René ; puis le Lépreux de la cité d’Aoste ; puis les Méditations. Cette littérature, sortie des entrailles mêmes du siècle, sera d’abord comme lui, il est vrai, pleine de troubles et d’orages. Mais pénétrée de ce sentiment profond de l’humanité, par lequel Herder a entrepris d’opérer en Allemagne la résurrection de la poésie, elle deviendra peu à peu plus sereine, à mesure qu’elle se fera plus complètement populaire par le choix des caractères et des sujets : à Werther succédera Hermann et Dorothée, comme la Chaumière indienne à Paul et Virginie. Et n’est-ce pas là ce que Herder veut préparer et ce que déjà il semble prédire, lorsqu’il prend l’œuvre de Goldsmith pour texte de ses leçons improvisées ?
On ne pourrait donner à ces idées le développement qu’elles méritent sans dépasser les bornes d’un simple compte rendu. Je regrette d’autant plus vivement que M. Schmidt n’ait pas cru devoir les développer lui-même. Son grand tort a été de disperser son attention sur trop de points ; de telle sorte que rien chez lui ne fait saillie. C’est l’impression qui reste de son petit ouvrage après qu’on l’a achevé, et c’est le jugement qu’il faut encore porter sur chacun de ses chapitres, considérés à part. Pourquoi dans le chapitre III ne pas nous faire grâce d’un seul des auteurs étudiés par Herder ? Au lieu de dresser, à propos « des influences qu’il a subies », un catalogue de tous les critiques anciens et modernes, ne valait-il pas mieux se borner, ne prendre que Lessing, Hamann et Rousseau, qui tous trois ont agi si fortement sur lui ? montrer quelles ressemblances le rapprochaient de chacun d’entre eux, quelles différences l’en séparaient ? M. Schmidt, qui est fort instruit, n’a voulu sacrifier aucune de ses connaissances acquises et il s’est perdu dans sa propre science. Il faut pourtant se résigner à paraître ignorer beaucoup de choses lorsqu’on veut en exposer clairement quelques-unes.
Hettner et le xviiie siècle anglais
(Histoire de la littérature au xviiie siècle, première partie : La littérature anglaise de 1660 à 1770, par Hermann Hettner8.)
Un écrivain allemand encore peu connu parmi nous, M. H. Hettner, vient d’entreprendre une œuvre d’attention. Il se propose de raconter l’histoire de la littérature de l’Europe au xviiie siècle. Le premier volume, qui a seul paru jusqu’à présent, traite de la littérature anglaise depuis Milton et Dryden jusqu’à Burns.
On a observé de bonne heure les rapports momentanés qui, à la faveur de certaines luttes ou de certaines alliances politiques, se sont établis entre telle et telle littérature particulière ; mais on ne s’est élevé que tard à la conception d’une littérature européenne. Nous autres Français, nous apprenons, dès l’école primaire, que nos philosophes du xviiie siècle ont exercé sur les intelligences en Europe une domination presque absolue. Mais nous parvenons à l’âge mûr sans nous demander comment ce succès universel a été possible. C’est tout au plus si nous avons un vague soupçon de l’espèce d’invasion violente que nos théories du xviie siècle ont faite à la fois dans toutes les littératures. À peine nous doutons-nous que nous avons réussi à rendre Shakespeare presque odieux aux Anglais ; que grâce à nous, les Espagnols ont pour un temps oublié Calderon, et les Allemands la prose de Luther. Nous ne savons pas, ou nous savons mal que, durant une cinquantaine d’années, Boileau a converti à ses idées plus d’écrivains et de poètes que Voltaire et Rousseau n’ont séduit de rois et de ministres. Même au xviiie siècle, il y a un fait d’une importance capitale qui nous échappe presque toujours : c’est la révolution que les drames de Diderot, à peine lus aujourd’hui par ceux qui lisent le plus, ont opérée en Allemagne. Insoucieux des richesses que les autres nous dérobent, nous ne le sommes pas moins de celles que nous tenons d’eux. Combien de gens ne surprendrait-on pas, si l’on affirmait que la poésie de Lamartine, si spontanée, si profondément originale, nous est cependant venue d’Allemagne, apportée par Mme de Staël ? Et les Allemands mêmes, que leur esprit d’investigation pousse en éclaireurs sur toutes les routes de la science, qui réduisent tout en lois générales, dont la mission en toutes choses semble être de découvrir et de révéler l’universel, les Allemands méconnaissent à chaque instant les liens qui rattachent leur littérature à la nôtre. Dans le vaste domaine de l’histoire, il n’y a pas de ténèbres qu’ils ne se flattent d’éclaircir, grâce à ce don de seconde vue, qui fait chez eux de la critique une œuvre d’inspiration presque autant que de réflexion. En ce point seulement ils sont aveugles. Leurs préjugés les éblouissent et les rendent injustes. Longtemps opprimés par Gottsched et les admirateurs du xviie siècle, ils proclament que le génie n’a été émancipé chez eux que du jour où ils ont connu et goûté Shakespeare. Ils veulent tout devoir à l’Angleterre et rien aux Français, si ce n’est de plates tragédies et des drames larmoyants dont nous ne revendiquons nullement la créance. Goethe, dans le jugement qu’il porte de Paul et Virginie, s’aperçoit très bien que Paul est le petit-cousin de Werther. Mais quand il se demande naïvement à quoi l’on peut comparer Werther même, il ne s’avise pas de nommer la Nouvelle Héloïse. Werther est cependant l’élève de Rousseau ; cela saute aux yeux. Il sait par cœur, quoiqu’il se garde bien de le dire, la troisième lettre à M. de Malesherbes, et même tout Français un peu instruit remarquera d’abord qu’il n’aurait pas à sa disposition un tel trésor d’expressions subtiles pour peindre la sensibilité maladive dont il souffre, si durant sa première jeunesse, tandis que les troupes du roi Louis XV occupaient Francfort, il n’était allé au théâtre, un peu plus souvent peut-être qu’il ne convenait à son imagination exaltée, pleurer avec Bérénice et se tuer avec Phèdre. Goethe, lui, ne s’en doute pas. Werther lui a été uniquement inspiré par les Nuits d’Young.
Ainsi nous vivons, ignorants des services réciproques qui nous obligent les uns envers les autres. Il est cependant impossible d’apprécier sainement les différentes littératures de l’Europe, si l’on n’a une connaissance exacte de leurs rapports ; et on juge mal ces rapports si on les regarde comme des accidents isolés, si on ne s’élève pas jusqu’à l’idée d’un enchaînement nécessaire de toutes les littératures entre elles. La solidarité politique des peuples de l’Europe est un fait qui, depuis longtemps, n’échappe plus à personne. C’est le grand intérêt de l’histoire moderne de nous montrer cette solidarité chaque jour plus forte et plus complète ; depuis les guerres de la Réforme et du système d’équilibre jusqu’à la guerre actuelle, l’Europe va s’étendant et se concentrant sans cesse. Se peut-il que la poésie ait seule échappé à ce mouvement universel vers l’unité, ou plutôt vers l’union des forces, vers le mélange des intérêts et des idées ? Puisqu’il existe aujourd’hui une confédération européenne divisée en plusieurs peuples, ne doit-il pas y avoir aussi une littérature européenne en plusieurs langues, qui soit partout l’expression des mêmes sentiments et des mêmes besoins, l’application des mêmes formules, la reproduction du même idéal ? De même que chacune des grandes puissances de l’Europe a successivement menacé l’indépendance de toutes les autres, et qu’après avoir pour un temps dominé, elle a été réduite à rentrer dans l’égalité commune, ajoutant encore, en dépit de son ambition, à la force et à la stabilité de l’union générale et mêlant quelques flots de plus à ce grand fleuve formé de tant de sources différentes ; de même, n’est-il pas légitime de supposer que chaque littérature n’a exercé à son tour la suprématie et n’a momentanément comprimé chez les autres peuples ou détourné l’essor du génie national, que pour communiquer à leur langage et il leur esprit des qualités indispensables qui leur manquaient ? N’est-ce pas à l’équilibre des facultés contradictoires de l’Italien, de l’Espagnol, du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, n’est-ce pas à un admirable concert des intelligences <-t des imaginations que doivent aboutir tant de projets avortés de monarchie universelle en littérature et tant de résistances glorieuses qu’on y a opposées ? Et s’il se trouvait un critique ayant assez d’instruction et de génie pour entreprendre de raconter l’histoire de la poésie en Europe depuis Dante, ou seulement depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, n’arriverait-il pas à établir, dans cette histoire, des divisions et un progrès analogue à celui que l’on observe dans les événements politiques ?
H. Hettner n’a pas cru devoir embrasser en une fois ce vaste ensemble. Mais puisqu’il voulait choisir parmi les quatre grands siècles de l’histoire moderne, le xviiie était en effet le plus propre à faire nettement ressortir ce que l’on peut appeler la solidarité littéraire de l’Europe. Outre que ce siècle a légué aux générations contemporaines l’héritage qu’il avait reçu du xvie et du xviie , toutes les littératures sont alors étroitement liées l’une à l’autre ; et jamais l’unité de l’esprit humain ne s’est mieux révélée dans la variété infinie de ses manifestations. Philosophie, lettres, politique, sciences, semblent ne former qu’un seul empire indivisible. Un principe, bon ou mauvais, d’où qu’il parte, produit partout les mêmes conséquences ; et il s’opère dans les mœurs et dans les idées, aussi bien que dans les lois, une suite de révolutions, fâcheuses ou salutaires, dont l’empreinte se retrouve dans les ouvrages de l’art et dont il faut peut-être chercher l’explication la plus vraie et la plus profonde dans la grande poésie de ce temps-là, dans Bernardin de Saint-Pierre, dans Goethe et dans Schiller. On peut reprocher à M. Hettner d’avoir fait de temps à autre la part trop large à l’histoire purement politique. Quelque sympathie que méritent de nous inspirer beaucoup de ses théories, nous ne saurions accepter sans réclamation un système historique qui, sans être hostile au Christianisme, affecte trop de s’élever au-dessus de lui et de s’en détacher. Mais il faut convenir que l’étude de la littérature générale et comparée communique à l’esprit une étendue singulière et une impartialité rare. Ceux des compatriotes de M. Hettner qui envisagent en eux-mêmes nos poètes du xviie siècle, apportent dans la discussion de leurs œuvres une faveur de dénigrement à peine concevable. Le sang-froid de M. Hettner contraste avec la sauvagerie de ces Vandales. M. Hettner n’est pas sans doute un admirateur de Corneille et de Racine : ce serait trop que de demander à un Allemand de l’admiration pour notre théâtre. Au fond il accepte et reproduit quelques-unes des critiques les plus violentes de ses devanciers, bien qu’il les exprime avec plus de modération. On ne lui persuadera point que les chefs-d’œuvre de la scène française soient autre chose que « des tragédies mécaniques. » Mais du moins il distingue Corneille et Racine des plats imitateurs qu’ils ont rencontrés en Espagne, en Italie, en Angleterre et surtout en Allemagne. Il fait plus : il émet l’idée encore neuve au-delà du Rhin, bien que Goethe l’ait déjà risquée timidement dans ses Mémoires, il émet l’idée que Gottsched, en poussant les Allemands vers l’imitation du xviie siècle, a plutôt favorisé chez eux que contrarié le progrès littéraire. Examinant quelle a été l’influence de nos classiques sur le développement général de la littérature, il remarque qu’on leur doit ce qui était d’abord indispensable pour la culture des intelligences et des idiomes : la pureté des formes, le goût, la méthode ; qu’ils ont poli l’Europe, restée rude et grossière, en dépit de Dante, de Shakespeare et de Cervantès ; que par là ils ont contribué pour leur part à préparer la grande poésie allemande, la poésie par excellence, qui allie à la perfection de la forme l’indépendance complète de l’inspiration, qui est naïve et non pas inculte, populaire sans bassesse, simple et hardie, savante et pleine d’abandon, et qui a épuisé l’art pour reproduire toute la fougue et toute l’aimable liberté de la nature en lui laissant ses laideurs et la brusquerie trop souvent choquante de ses contrastes. C’est la langue française, dit M. Hettner, qui vulgarise les idées, quelle que soit leur origine, et qui seule peut leur donner droit de cité dans l’univers. Or, cette langue, le xviie siècle l’a créée. Hommage plus décisif qu’on ne croit rendu à notre supériorité ! hommage doublement flatteur quand c’est de Brunswick qu’il nous arrive ! Quelle gloire en effet pour nos écrivains (quand bien même il serait vrai qu’ils ne doivent prétendre à aucune autre) d’avoir été les interprètes du monde dans ce fécond et admirable commerce des esprits ! Quelle gloire pour eux d’avoir seuls sauvé tant d’idées utiles, qui sans eux seraient lourdement retombées à terre, et de leur avoir prêté les ailes de cette belle langue française, langue de conquérants, langue victorieuse et irrésistible, qui va partout où elle veut aller, comme les soldats qui la parlent !
Le xviiie siècle anglais, dont M. Hettner nous retrace aujourd’hui l’histoire, offre un exemple frappant de ces vicissitudes intellectuelles et de ce mélange des théories littéraires de tous les peuples que nous signalons au début de notre article. Il s’ouvre par l’invasion de la littérature française en Angleterre, tandis que, par un juste retour, la philosophie et les doctrines politiques de l’Angleterre commencent à faire irruption sur le continent ; il se termine par la résurrection du génie anglo-saxon qui, volant par-dessus le détroit, et se glissant de compagnie avec Rousseau au-delà du Rhin, en dépit de la surveillance rigoureuse exercée par les fidèles de Gottsched, y provoque ces efforts gigantesques et d’abord malheureux de rénovation à outrance, désignés du nom de Titanisme. Subissant le joug de la France, puis imposant pour quelques années le sien à l’Allemagne, l’Angleterre était merveilleusement préparée à ce double rôle par la double origine, normande et saxonne, qui la rattache à la fois aux deux pays et la rend également capable, dans le domaine des lettres, d’agir sur l’un et de se modeler sur l’autre sans faire violence à son génie propre. M. Hettner a eu raison, avant de nous jeter dans le xviiie siècle proprement dit, de tracer un tableau de la littérature et de la société sous la Restauration. C’est le vestibule du temple ; vestibule bigarré, qui nous laisse pressentir combien, avant de pénétrer jusqu’au saint des saints, nous rencontrerons sur notre route de dieux différents. Le sceptique Ashley Cooper inaugure, sous les Stuarts, l’athéisme de salon et l’immortalité élégante, qui aura plus tard ses représentants accomplis dans Bolingbroke et dans Chesterfield. Butler, en poursuivant de ses sarcasmes le puritanisme abattu, fait la place nette aux mœurs et aux idées françaises, tandis que sous la, poésie biblique de Milton couvent déjà le roman moral et le roman de famille par où doit renaître le génie anglais. Il n’y a pas jusqu’aux comédies cyniques de Wycherley, délices du monde frivole et corrompu de ce temps-là qui, par une réaction salutaire, ne contribueront à rejeter les esprits vers la littérature puritaine et moralisante, comme les excès mêmes et les prétentions exclusives de cette littérature moralisante, feront éclore le génie de Fielding. Importées de France dès le temps de Charles II et de Dryden, les doctrines du xviie siècle exercent une domination incontestée en Angleterre avec Pope et Addison. Alors se développe une sorte de poésie philosophique, où le goût a plus de part que le génie, où l’imagination cède la place à l’intelligence, où la raison et la science tiennent lieu d’inspiration. Les poètes dissertent ou imitent ; on dirait qu’ils ont peur de créer ; car Gulliver et Robinson, œuvres originales qui paraissent, il est vrai, à cette époque, doivent être considérés comme des phénomènes exceptionnels et isolés au milieu du mouvement général qui entraîne les esprits vers l’imitation de la France. Samuel Johnson se fait le critique et le panégyriste de l’école classique au moment où son règne est ébranlé et où le roman, révélant au public l’intérêt profond de la vie réelle, va le rendre désormais indifférent à tout ce qui n’est que convention de l’art. Voici venir Richardson avec Paméla et Clarisse, héroïnes bourgeoises, qui se présentent sans pompe et sans apparat, sinon toujours sans apprêt, figures du temps présent, figures anglaises que toute l’Angleterre salue avec enthousiasme. Et à côté de lui, contre lui, mais aussi Anglais que lui-même, s’élève l’aimable et souriant Fielding, le réaliste à la bouche d’or, le poète de la muse familière. Il ne se joue pas de la morale, comme les puritains l’en accusent, mais il l’embellit enfin de toutes les grâces de la fantaisie ; il ne se perd pas dans l’idéal, mais il ne s’enfonce pas non plus dans la terre, et des vertes collines sur lesquelles il pose, toujours prêt à s’envoler et toujours rasant le sol, il fait briller à nos yeux ce quelque chose de charmant et de désirable, moitié divin, moitié terrestre, que l’on rêve à vingt ans, que l’on se rappelle à soixante, et que l’on n’a cependant jamais rencontré dans l’intervalle. M. Hettner a écrit, sur la chute de ce qu’il appelle la classique et sur le roman anglais, une suite de chapitres d’un grand intérêt, nourris d’idées et de faits, où il nous montre, à leur naissance en Angleterre, ces théories sur l’originalité poétique et sur l’inspiration, développées presque aussitôt et fécondées en Allemagne par Herder. Nous regrettons vivement, qu’après s’être arrêté si longtemps sur Richardson, il ait passé si vite sur Goldsmith. N’est-ce pas, après tout, le succès du Vicaire de Wakefield qui met fin à la domination exclusive des théories classiques ? La poésie devient dès lors plus franchement populaire, et, si je puis dire, plus intime. Déjà Young, précurseur et prophète de cette révolution, avait prévenu les secrets instincts du siècle en écrivant les Nuits. Macpherson essaie de les tromper en inventant les poèmes d’Ossian. Bientôt paraît Burns, et Burns est le contemporain de Goethe.
Nous n’avons montré à nos lecteurs qu’une moitié du tableau que M. Hettner déroule devant nous. Pour donner une idée complète de son livre, il faudrait le suivre dans ses explorations sur le terrain de la science, de la politique, de la philosophie et des beaux-arts. Il embrasse et il expose sans confusion tous les faits qui caractérisent le travail de l’esprit humain au xviiie siècle. Sa méthode est toute française : beaucoup d’analyse et peu de synthèse, des anecdotes familières mêlées aux jugements de la critique, des peintures de mœurs avec des biographies, des récits, et seulement ce qu’il faut de système pour que l’esprit du lecteur ne se promène pas à l’aventure, sans savoir où il arrivera. Les Allemands reprocheront sans doute à M. Hettner d’être superficiel. Ils chercheront vainement dans son livre cette vigueur de conception et cette logique serrée qu’ils admirent à juste titre dans les ouvrages de Gervinus et d’Hillebrand.
Nous, Français, qui retrouvons en lui des qualités que nous aimons, parce qu’elles sont les nôtres, nous le féliciterons de sa science sans prétention, de son langage rapide et clair, quoiqu’un peu trop dépourvu de force et d’élévation, de son art de conter, du charme sympathique ou de la compassion sévère avec lesquels il rappelle les fautes de Swift et les malheurs de Daniel Defoë. L’ouvrage de M. Hettner, quand il sera achevé, prouvera, une fois de plus, que si les étrangers risquent toujours beaucoup à vouloir se faire nos imitateurs trop fidèles, ce n’est jamais du moins sans profit pour eux-mêmes qu’ils nous étudient et nous rendent justice.
Henri Heine
(Souvenirs, par A. Meissner ; Hambourg, 18569.)
Ce sont ici les souvenirs d’un poète sur un autre poète. Ils contiennent beaucoup de détails intimes auxquels le nom de Henri Heine, la piété de M. Meissner envers une mémoire illustre, son style vif et coloré ont pu seuls ajouter du prix. Certaines anecdotes y ont un air de scandale, sorte de friandise qui allèche, à ce qu’il paraît, la bonhomie allemande aussi bien que la malice française, mais dont le livre de M. Meissner aurait pu aisément se passer. Ce qui domine tout, c’est le tableau de la longue agonie de Henri Heine, et un tel tableau n’a besoin que d’être vrai pour être d’une éloquence saisissante.
On pourrait intituler ce livre l’agonie de l’athée. Que M. Meissner se rassure ! Je ne suis pas un pharisien ; je ne viens pas prêcher la damnation à un pauvre poète qui n’a eu que trop son enfer ici-bas. Mais quelle vie que celle de Heine ! quelle effrayante simplicité et quelle logique dans son développement ! Henri Heine était bon, et M. Meissner en cite assez de preuves pour convaincre quiconque n’a pas saigné sous sa griffe. Où sont cependant les œuvres suivies de sa bonté ? Il avait en beaucoup de cas un bon sens implacable. Où sont les fruits de son bon sens ? Armé d’un esprit terrible, il n’a trop souvent exercé son esprit que par besoin de l’exercer ; poète, il n’a pas été autre chose qu’un admirable poète. Joie, douleur, volupté, désespoir, rêves généreux, colères brûlantes, tout ce que l’imagination et la sensibilité peuvent inspirer, il l’a ressenti, il l’a exprimé dans ses vers avec une grâce, une profondeur, une amertume qu’on ne surpassera point. L’Allemagne ne mettra au-dessus de lui que Goethe et Schiller, ou, si elle y met encore Uhland, ce sera par un effort de raison qu’elle regrettera peut-être elle-même en l’accomplissant. Henri Heine n’a point cru ; voilà le secret de sa vie si cruellement brisée, de son talent profané ou perdu. À Dieu ne plaise que je lui reproche de ne s’être attaché à aucun parti ni à aucune secte ! La mission du poète est trop haute et trop universelle pour qu’il la poursuive à l’aise, en la circonscrivant dans le terre-à-terre borné d’un parti ; même en servant les mêmes dieux, autre est l’œuvre de la politique, autre celle de la poésie. M. Meissner a raison quand il loue Henri Heine de n’avoir été d’aucune faction, et je lui passe, puisqu’il le veut, d’aucune église. Ce qui est contestable, c’est qu’il ait été d’aucune idée et d’aucune religion. La pitié amère pour les souffrances de l’espèce humaine, l’instinct de l’égalité, naturel aux esprits et aux âmes d’élite, ne constituent point, quand ils restent à cet état vague, quand ils sont soumis à ces vicissitudes capricieuses, une foi politique ; pas plus que l’horreur du matérialisme tout nu ne constitue une foi religieuse. Ce n’est pas croire à quelque chose que de soupçonner, confusément répandue dans la nature, pour la maintenir, une force qui n’en est pas distincte et qui n’a pas conscience de son œuvre. On voit du moins par la pratique le peu que vaut cette croyance équivoque. Je ne demanderai pas si elle a servi à Henri Heine pour réprimer ses passions ; dans la lutte contre la passion, les doctrines les plus fortes et les plus saines ne sont pas toujours sûres de la victoire. Mais l’opinion qu’il se formait de l’Univers-Dieu n’a-t-elle pas contribué beaucoup à l’égarer et à le perdre ? Qu’on se figure l’effet de ces illusions enivrantes sur sa jeune imagination, quand les jouissances couraient en foule au-devant de lui, quand Francfort le proclamait, en le couronnant, « poète favori de l’Allemagne », quand les jeunes filles, habillées de blanc, venaient répandre des fleurs sur le chemin où il passait ! Quelle arme si forte avait-il contre les tentations ? Comment aucune volupté l’eût-elle trouvé défiant ? La volupté n’est-elle pas une forme, comme une autre, de la vie universelle, et la vie, par cela seul qu’elle est la vie, n’est-elle pas légitime et sainte ? Ainsi l’emporta, au milieu des sophismes, le tourbillon des plaisirs de ce monde. Un jour vint cependant, jour tardif et encore trop tôt venu, où à demi aveugle, à demi paralytique, se traînant à grand’peine, appuyé sur un bâton, pour faire dans Paris sa dernière promenade, un hasard l’amena au Louvre ; et il se trouva tout à coup en face de la Vénus de Milo, l’idole brillante de sa jeunesse. Il regarda et il pleura amèrement. La vie continuait autour de lui son cours éternel ; l’indifférente déesse gardait son inaltérable beauté ; les femmes passaient et repassaient, jeunes comme autrefois, joyeuses, légères, irrésistibles. Mais lui, que lui restait-il ?
Il lui restait un crucifiement de dix années sur le lit de douleur dont il ne devait plus se relever. En cet état misérable, l’amour d’une femme, qui lui donna jusqu’à la fin mille témoignages d’un dévouement au-dessus de toute louange, pouvait être encore pour lui le bonheur. Mais à force d’affecter de ne point croire aux femmes, il en était venu à ne point croire plus fermement à celle-là qu’aux autres. « Ah ! disait-il avec amertume, la grande Babylone est devant elle. Que puis-je faire ? Seul et malade, comment lutte-rais-je contre un demi-million d’hommes ? Il faut que je m’en remette au sort et à la grâce de Dieu. » Par malheur, Dieu dans sa bouche n’était qu’un mot, et un mot ne rassure pas. Parlerai-je de ses amis ? Combien peu eurent le courage de rester jusqu’au bout fidèles à son malheur ! Ah ! l’amitié est une belle et douce chose, si délicate qu’elle paraît gâtée dès que le devoir perce un peu trop dans ce qu’elle devrait seule nous inspirer ! Si cependant quelque idée de devoir ne la pénètre et ne la soutient, comment survivra-t-elle aux agréments qui l’ont fait naître ? Si elle ne se sent dominée par quelque chose de supérieur à elle et de plus durable que cette vie terrestre, comment mettra-t-elle sa gloire et sa douceur à aimer toujours ce qu’elle a d’abord aimé, comment saura-t-elle dédaigner sans effort des charmes plus vifs et plus nouveaux ? Aussi, qu’arrive-t-i] ? Il n’y a de commun entre Henri Heine et ses amis qu’un échange de pensées frivoles. Pendant un an, deux ans, trois même, ils se résignent, de temps à autre, à venir le distraire et lui conter les anecdotes du jour. Puis peu à peu, ils disparaissent ; quand ils voudraient encore songer à lui, ils n’en auraient plus le loisir. Ne faut-il point que Mme N*** se sacrifie à son rôle de femme à la mode et que Mlle J***, devenue une grande dame du quartier Bréda, paraisse chaque jour au bois avant de se montrer dans sa loge ? Les poètes mêmes, les artistes oublient le chemin de la maison où achève d’expirer ce qui reste de Henri Heine ; pour l’art qui n’a d’autre culte que la vie, c’est un vilain spectacle que celui d’une agonie qui semble sans cesse près de finir et qui, sans cesse, recommence. Que de douleurs comprimées, quelle longue suite de sentiments amers éclatent dans ce mot par lequel Henri Heine accueille un jour la visite de Berlioz : « Ah ! Berlioz, vous venez me voir ! Vous avez toujours été un original ! » Joignez à ce délaissement qui, sans M. Meissner, eût été complet ou peu s’en faut, les exaspérations d’un amour-propre littéraire, devenu d’une délicatesse et d’une puérilité à peine imaginable ; la critique, de quelque plat gazetier qu’elle lui vînt, le mettait hors de lui. C’est que son génie avait été son seul Dieu. Pauvre Dieu, maintenant couvert d’outrages et que rien ne défendait plus des petites passions acharnées contre lui ! Combien Heine eût gardé plus sûrement jusqu’au bout la conscience sereine de son talent, s’il lui avait donné pour objet et pour appui des croyances plus fermes, la Providence, l’humanité, la justice ! Telles étaient ses souffrances dont les pointes acérées redoublaient de cuisant, lorsqu’il se reportait aux jours de sa jeunesse et de ses succès, aux couronnes de fleurs, aux femmes souriantes, au souffle si doux de la première brise de gloire. Pouvait-il, quand il voyait s’enfuir ainsi tous les biens de la terre, ne pas essayer, au moins, quelques tentatives de foi ? M. Meissner semble vouloir le défendre, comme d’une superstition, d’être revenu à une sorte de christianisme encore trop incertain et de s’être rattaché, ne fût-ce que par intervalles, à la foi en un Dieu, distinct du monde. Si c’est là une superstition, les poètes de la trempe de Heine ne peuvent jamais se vanter, grâce au ciel, d’en être complètement à l’abri. Ses écrits, les conversations que reproduit M. Meissner, portent la trace non équivoque des combats qu’il livra pour ressaisir son Dieu. Dieu lui échappa, ou plutôt il fut incapable d’accomplir le suprême effort de se reposer définitivement en lui. Sa dernière poésie est une profession assez peu déguisée d’athéisme ; qu’on se figure les Dieux païens de Schiller, moins la fantaisie et la grâce du sentiment, moins le talent même, qui finit, lui aussi, ami infidèle comme les autres, par abandonner Heine. L’un de ses derniers mots termina les combats de son âme par une raillerie où l’on aimerait au moins à ne rien voir de sinistre. On lui demandait s’il s’était réconcilié avec Dieu : « Bah ! dit-il. Il me pardonnera. C’est son métier. » Il mourut le lendemain.
Le livre de M. Meissner ne devrait, ce semble, nous laisser qu’une impression de malaise ; il se lit, au contraire, avec un charme qui, de la première page à la dernière, ne faiblit point. C’est l’image de la mort, mais avec des guirlandes de roses et de violettes. L’imagination de M. Meissner, son esprit plein de finesse, la tendre admiration qu’il a vouée à Henri Heine, son art, attirent et retiennent le lecteur. Ce qu’il y a de triste dans les dernières années de Heine, ce qu’il y a de désolant dans le spectacle de cette ironie incessante qu’il n’a été donné à rien, pas même à la mort, de fatiguer, s’efface et disparaît presque à nos yeux, tant l’auteur met adroitement en relief les grâces d’esprit et de langage » la douce malice, la riante poésie que Henri Heine savait encore retrouver par moments, et, plus que tout, cette fermeté sur soi-même et cet héroïsme à endurer les plus cruelles souffrances qui paraît incroyable, quand on songe que rien ne le soutenait. On remarquera la comparaison ingénieuse que M. Meissner fait de Heine avec Rousseau, l’un, esprit français parmi les Allemands, l’autre, âme allemande parmi les Français. On s’arrêtera sur ces belles pages, où il cherche à expliquer comment ont tour à tour avorté tant de poètes, qui promettaient d’être l’honneur de son pays, bien que l’explication, par la faute de ses idées philosophiques, paraisse incomplète. Les anecdotes qu’il a semées en grand nombre dans son livre offrent toutes un intérêt piquant ; elles nous délassent, en quelque sorte, des douleurs de Heine. Je n’en veux recueillir ici qu’une seule, qui prouve, une fois de plus, combien l’histoire ressemble à un conte des Mille et une Nuits.
Le 7 avril 1847, Meissner assista avec Heine au banquet que les disciples du Phalanstère célébraient annuellement en l’honneur de Fourier. Discours enthousiastes, fraternité chaleureuse, rêves splendides, rien n’y manqua. On but, on chanta des hymnes, on célébra avec ivresse le nom de Fourier, on se prodigua les témoignages d’amitié virile. On fut heureux quelques heures par l’imagination, sans se douter qu’on le fût, ni que le bonheur, vers lequel on s’élançait dans l’avenir, on le goûtât dans le présent, fragile et rapide comme est tout bonheur ici-bas. Lorsqu’on se sépara, le visage radieux, le cœur inondé d’une joie pure, pour rentrer dans la monotonie de la vie bourgeoise, Heine et Meissner tombèrent en sortant sur une façon de citadin bourru qui, les pieds dans la boue, regardait dédaigneusement défiler ces figures illuminées d’un reflet céleste, apostrophait l’un, se moquait de l’autre, parlait bon sens à la façon d’un garde national et déclamait, avec force gestes, contre les prophètes mystiques en général et saint Fourier en particulier. Il était trapu et ramassé ; il avait le front large, il portait lunettes. Ses yeux lançaient des flammes pendant que sa bouche blasphémait les dieux. Ce n’était pas M. Thiers, c’était P.-J. Proudhon, le diable, disait Heine tout à coup rafraîchi par un seul mot de lui de tant de tirades brûlantes, l’Antéchrist de la religion nouvelle, l’ange révolté qui avait, sans en rien dire, mangé la pomme du Paradis phalanstérien, et qui connaissait maintenant, mieux que Fourier lui-même, le bien et le mal, le fort et le faible du monde idéal créé par Fourier. Ainsi s’inscrivait d’avance en caractères de feu sur les murs du Phalanstère le foudroyant Mané, Thécel, Pharès, qui devait s’appeler un jour : Lettre à Victor Considérant.
Entrevue de Napoléon Ier et de Goethe
(Suivie de notes et commentaires, par S. Sklower, professeur d’allemand au lycée Charlemagne. Deuxième édition ; Paris, 185710.)
Il y a vingt-cinq ans au plus que Goethe est mort, et déjà il a produit une armée de commentateurs. On a démontré tour à tour qu’il était catholique, athée, protestant, panthéiste, indifférent, démocrate, libéral, absolutiste. On l’a flétri dans un certain parti comme le poète à gages de l’aristocratie et des princes, et du sein de ce même parti, il s’est levé un admirateur enthousiaste qui a donné la riposte à ses confrères en le présentant, non sans beaucoup d’esprit et de force, comme le premier apôtre du communisme. M. Sklower n’a pas écrit son petit ouvrage pour prêter à Goethe une opinion de plus, et faire de lui un pur napoléonien. Il a trouvé, sans doute, que Goethe était assez riche. Son seul but a été de raconter complètement, pour la première fois, un épisode de sa vie, et d’éclaircir un point resté obscur dans cet épisode.
Rien n’était plus fait pour piquer la curiosité des amis de Goethe, qu’un récit complet de son entrevue avec Napoléon, en 1808, et la discussion des divers textes qui s’y rapportent. Le siècle qui commençait ne comptait pas deux noms plus illustres, quoiqu’ils le fussent d’une manière si différente. L’un traversait l’Allemagne en conquérant ; l’autre était encore en ce moment l’idole de la jeunesse enthousiaste des universités qui devait, cinq ans plus tard, s’armer, en récitant ses vers, pour briser à Leipsick l’œuvre de la conquête. Tous deux éprouvaient l’un pour l’autre une sympathie secrète où le caprice n’entrait pour rien, qui, malgré les vicissitudes de la fortune, ne devait plus depuis se démentir chez le poète ; qui, née chez l’Empereur à une époque où il était pauvre et inconnu, venait de se réveiller en lui, dans le moment même qu’il donnait à Talma son fameux parterre de rois, comme l’un des souvenirs les plus doux de ce passé dont il avait oublié tant de choses. L’entretien fut d’abord un peu solennel ; Évidemment Napoléon voulut frapper Goethe par quelques-uns de ces mots à effet qu’il aimait, et qu’il croyait propres à fixer pour toujours dans l’esprit de l’auditeur la mémoire d’une circonstance fugitive. « Monsieur Goethe, lui dit-il après l’avoir considéré avec attention, vous êtes un homme. » Qu’on juge de la portée de cet éloge, tombant d’une telle bouche et en de telles conjonctures. « Je suis étonné, lui dit-il encore, qu’un grand esprit comme vous n’aime pas les genres tranchés. » Puis le mot de fatalité tragique étant venu à tomber dans la conversation : « Que veulent dire les poètes, s’écria-t-il, avec leur fatalité ? La fatalité, c’est la politique. » N’est-ce point là comme un pressentiment et une révélation ? Peu à peu, cependant, la conversation était devenue moins gênée. On parla de Werther ; l’Empereur avait si présents tous les beaux endroits de l’ouvrage, il en jugeait les moindres traits avec tant de science et de sûreté, qu’il fallait qu’en son temps il l’eût appris par cœur. Goethe fut stupéfait. Celui qui broyait les monarchies en deux batailles, un contemplatif et un mélancolique ! Et pourquoi non ? À dix-huit ans, sous le ministère de Calonne, rêvant des grades qui ne lui viendraient pas de sitôt et des batailles qu’il ne livrerait peut-être jamais, il avait eu tout ce qu’il fallait pour l’être. Tous ceux qui étaient jeunes alors et condamnés à l’inaction, tous ceux qui, après les petites mœurs du xviiie siècle, avaient soif ou de pureté ou de grandeur, avaient reçu une étincelle de Werther ; ils avaient pleuré avec lui, comme ils allaient pleurer avec l’amant de Virginie. Werther et Paul n’étaient pas des créations capricieuses de la poésie ; ils représentaient une génération fatiguée de ce qui était, se repliant sur elle-même et y souffrant de 89 qui n’arrivait pas assez vite. Une ambition méditative, une ambition immense et sourde régnait partout. Comment n’eût-elle pas été dans l’âme du lieutenant Bonaparte ?
L’Empereur critiqua vivement un passage de Werther. Goethe, en qui c’était une manie de faire le mystérieux, n’a jamais voulu dire lequel. Comme l’on pense bien, les critiques allemands n’étaient pas hommes à ne le point deviner. Chacun l’a découvert à son tour ; de sorte qu’au lieu d’une seule faute choquante, signalée par l’Empereur, nous en connaissons une dizaine ; Goethe est bien puni de sa discrétion. M. Sklower n’a pu se dispenser de donner aussi son explication, et elle paraît de toutes la plus probable. M. Sklower discute les diverses éditions de Werther, en signale les différences, groupe habilement les textes et persuade le lecteur. Selon lui, et le témoignage du chancelier Müller confirme son opinion, l’Empereur aurait blâmé Goethe d’avoir représenté Werther « poussé au suicide autant par les chagrins de l’ambition froissée que par sa passion pour Charlotte ». Goethe trouva le reproche juste. Il nous semble pourtant aujourd’hui que Werther sans ambition serait incomplet.
À ce récit de l’entrevue de Napoléon avec Goethe, M. Sklower a eu l’heureuse idée de joindre celui de son entretien avec Wieland. Wieland avait été l’un des premiers en Europe qui exhorta publiquement le vainqueur d’Italie à prendre pour lui la France. Il ne témoigna cependant aucun désir d’être présenté à l’Empereur. Peut-être en 1808, après Austerlitz et Iéna, trouvait-il que son héros commençait à prendre trop de choses. Il était vieux d’ailleurs. Il avait perdu beaucoup d’illusions. Rien n’était plus capable de l’éblouir. Il vivait dans la retraite, assistant sans amertume au déclin de sa propre gloire, éclipsée de son vivant par des gloires plus jeunes et plus brillantes, heureux du moins d’avoir, comme Agathon, conquis la sagesse. L’Empereur remarqua son absence et en éprouva quelque surprise. Il ne fit pas précisément comme Alexandre avec Diogène. Ce n’est guère l’usage des conquérants et des victorieux de visiter les philosophes en leur tonneau ; et je soupçonne l’ami Plutarque de nous en avoir conté. Mais il exprima deux ou trois fois son regret de ne pas voir Wieland, et la dernière, au bal de la duchesse de Weimar, en termes si pressants, qu’il fallut envoyer un carrosse de la cour à la recherche du poète. Celui-ci se rendit au château, comme il se trouvait, en calotte, sans poudre, avec des bottes de drap pour chaussure. Dès que l’Empereur le vit entrer, il alla à sa rencontre de l’autre bout de la salle. Il le prit à part et se mit à causer avec lui comme avec un égal (seines gleichen). L’entretien ne dura pas moins d’une heure et demie. Wieland demanda le premier la permission d’y mettre fin, en s’excusant sur son âge et sur ses habitudes casanières. Il se retira comblé de prévenances. On remarqua beaucoup alors l’espèce d’affectation que l’Empereur avait mise à courir au-devant d’un vieillard en calotte et en pantoufles, qui n’était venu que sur sommation ; à laisser là, pour l’entretenir, les premiers personnages de l’Europe, des princes, des ambassadeurs, des généraux illustres, et à attendre d’être quitté par lui, au lieu de donner lui-même congé, comme c’eût été de règle. Napoléon redoutait les esprits libres et ne s’en cachait point. Mais dans les rares intervalles où se calmait sa fièvre de conquête et de domination, et où il voulait jouir de tout lui-même, il ne se trouvait de pair qu’avec ceux qui pensaient librement. Maître du monde, qui sait s’il ne redevenait pas alors, au moins en idée, le jeune lecteur, de Werther et de Paul et Virginie sur qui le monde avait pesé, et qui avait eu, lui aussi, ses heures d’enthousiasme stérile et d’ambition impuissante, où il avait senti remuer en lui l’âme révoltée du siècle ?
Le roman métaphysique et religieux en Allemagne
(Eritis sicut Deus. Ein anonymer Roman. Hamburg11.)
Parmi les hommes qui pensent, il en est peu qui, en des heures sombres, ne se soient quelquefois demandé ce que deviendrait le monde, si la foi en Dieu pouvait en disparaître. Ce n’est pas la négation pure et simple de la Divinité qui est à craindre. L’étude exclusive de certaines sciences, le raisonnement, les déceptions de cette vie terrestre, la haine du crime heureux, ont produit dans tous les temps des athées qui l’étaient par toute autre cause que par la connaissance positive de la non-existence d’un Dieu créateur et conservateur de l’univers. Leur doctrine, soit qu’elle s’offrît sèche et nue, soit qu’elle éclatât en éloquentes révoltes de l’esprit, tenait à des causes trop accidentelles pour séduire l’universalité des intelligences. Ce qui serait bien plus terrible, ce serait de voir l’Europe chrétienne envahie peu à peu par une conception de la force créatrice, équivalente à l’athéisme, séduite par des apparences de divinité, enivrée de généreux sophismes sur l’unité absolue de l’univers, sur la révélation continue de l’idée religieuse par le continuel progrès de l’esprit humain qui serait désormais reconnu pleinement identique à l’esprit divin, et, au moment où sa foi semblerait le plus enthousiaste, dépouillée à son insu du Dieu de ses dix-huit siècles qu’elle croirait toujours posséder. Quel état que celui d’un peuple qui se serait endormi confiant dans un rêve de religion vaine et que la secousse imprévue des événements réveillerait tout à coup athée ! Le panthéisme a lentement pénétré, et pénètre chaque jour encore un grand nombre d’esprits d’élite et d’âmes honnêtes. Il coule à pleins bords dans les plus belles pages de la poésie moderne. Lorsqu’un de ces grands écrivains, ivres de leur propre éloquence, comme notre siècle en a produit quelques-uns, monte sur le trépied pour nous dévoiler les mystères de la foi nouvelle, on dirait que la vie se révèle pour la première fois à nous, telle qu’elle est, simple et indivisible dans la multiplicité de ses phénomènes, et que toutes les puissances de la nature, fondant sur nous, s’emparent de notre être pour l’emporter dans une extase sublime et le bercer mollement dans la contemplation de l’Univers et de son unique secret. Il ne faut pas sans doute y regarder de trop près. La poésie du panthéisme — et la poésie est encore ce qu’il y a de plus philosophique en lui — ressemble à ces vapeurs à demi transparentes qu’on voit s’élever à la campagne par une belle nuit d’été, sur la lisière des bois. Les rayons de la lune se jouent au milieu des atomes flottants et leur prêtent en un instant des milliers de formes ; les chênes projettent leurs ombres à droite et à gauche, et derrière s’agite et frémit un océan de feuillage obscur, indécis, immense. Tant que l’on reste loin, le silence pénétrant de la nuit, les parfums de la terre qui montent au cerveau, le sentiment de la solitude mettent l’âme en harmonie avec ce spectacle ; l’imagination, doucement excitée, achève l’ébauche de la nature et se crée jusqu’à des terreurs délicieuses dont elle jouit ; les arbres deviennent des fantômes gémissants qui nous tendent leurs bras comme pour nous invoquer et nous étreindre ; il semble que, par une force inexplicable, tantôt ils s’enfoncent dans la forêt et tantôt veulent en sortir. On distingue à demi dans la vapeur qui monte la robe traînante des nymphes, et, dans une échappée de lumière, le sourire des fées. Plus se prolonge cette vague vision, plus elle devient riche et éblouissante ; l’œil ne se borne plus à voir, il transforme, il évoque, il anéantit, il sent, il pense. Si l’on approche, tout se dissipe ; fées, nymphes, fantômes se fondent en une petite pluie fine qui tombe sur un étang d’eau trouble, couronné de bruyères.
Deux causes cependant expliquent les séductions du panthéisme et les rendent de nos jours particulièrement périlleuses. Ses principes ont beau être destructeurs de toute foi et ne donner, quand on les presse, que le néant, son langage est celui d’une religion enthousiaste ; il respire la passion du divin ; on doute si la piété la plus ardente et la plus solide s’exprimerait avec plus d’onction persuasive. Lorsque Marguerite demande à Faust s’il croit en Dieu : « Si j’y crois ? » réplique le docteur ; et alors s’échappe de ses lèvres, en paroles brûlantes et mélodieuses, cette profession de foi, éternellement sublime, éternellement vide, sous laquelle l’âme de la pauvre fille est prête à se fondre de volupté. « Ah ! s’écrie-t-elle, que tout cela est beau ! Notre prêtre dit à peu près les mêmes choses ; mais il les dit un peu autrement. » Cet un peu autrement ne semble rien et il est tout. Car combien de cœurs, trop prompts et trop emportés dans l’amour divin, contents pourvu qu’on leur donne quelque chose à aimer, ne veulent pas s’imposer la fatigue de discerner une si petite nuance ! Joignez à cela que le panthéisme s’est fait parti politique et qu’il s’est offert avec assurance aux esprits impatients de progrès comme la seule force capable de pousser l’humanité en avant. Je plains ceux, quels qu’ils soient, qui donnent cette base à leur édifice. Sur ce fleuve mouvant et sans fond d’idées indistinctes, on ne bâtit point de monument, on poursuit des fantômes à la dérive. Ç’a été une mode, je le sais, de confondre les termes de démocratie et de panthéisme ; mode chez les tribuns, mode chez leurs adversaires ; nous avons entendu là-dessus Donoso-Cortès donner la réplique à Struve, et les échos royalistes des Pyrénées répéter les hymnes populaires de la Forêt-Noire. Tandis que, d’une part, on s’ingéniait à démontrer qu’il fallait revenir à l’ancien régime pour ne point tomber dans l’athéisme pur, on rejetait, de l’autre, le dogme d’un Dieu personnel et celui d’une âme immortelle comme suspects d’aristocratie. J’ai beau chercher cependant, je n’imagine aucun degré de culture possible, ni aucun état de civilisation régulier, où la foi en Dieu puisse nuire aux intérêts et aux droits du plus grand nombre, où la négation de Dieu puisse servir autre chose que des emportements d’un jour. La divinisation des forces de la nature, qui n’est qu’une façon de panthéisme moins raffiné, produit dans l’extrême Orient l’effet de l’opium ; elle endort, elle énerve, elle rive les peuples éblouis et stupides au régime des castes. Par quel miracle formerait-elle en Occident des nations dignes d’être libres ? Par quelle transformation, sanctionnant dans l’Inde l’asservissement des parias, deviendrait-elle en Europe le palladium de l’égalité ?
Trop de sophismes obscurcissent encore sur ce point le bon sens public. Le panthéisme, toutefois, n’est point la seule maladie intellectuelle qui menace la société européenne. Il n’est pas le seul danger que les croyances chrétiennes aient à courir ; il y en a, pour elles, un autre non moins grave dans l’intolérance religieuse que nous avons vue partout renaître en Europe depuis la crise de février ! Le panthéisme et l’intolérance ne se sont pas assurément donné le mot pour s’entr’aider et se faire valoir. Mais ils ne se nuisent point, et, s’ils élevaient l’un contre l’autre des plaintes trop vives, ils auraient tort. C’est parce qu’on s’effraie de voir Dieu chanceler dans les âmes que les voix impérieuses, qui protestent contre la liberté de conscience et réclament la soumission forcée de tous à l’autorité exclusive de telle ou telle Eglise, ont repris, depuis quelques années, une autorité qu’elles avaient perdue. C’est parce que les idées religieuses sont si étrangement exploitées par des passions violentes et des intérêts de secte, c’est parce qu’elles affichent la prétention de tout asservir, même les gouvernements et les lois, parce qu’elles poursuivent, non seulement ce qui leur est hostile ou ce qui affecte à leur égard l’indifférence, mais encore tout ce qui est autre chose qu’elles-mêmes, c’est pour cela que le nombre s’accroît sans cesse de ceux qui demandent au panthéisme plus libre, plus généreux dans ses paroles, plus large dans ses maximes, la satisfaction des besoins spirituels, inhérents à la nature de l’homme. Cette disposition des esprits, déjà très sensible en France, paraît surtout fortement accusée en Allemagne. Là, chaque rêve, l’imagination aidant, se présente avec la consistance de la réalité. Là, on croit tout ce qu’on dit avec une ardeur et une sincérité qui le rendent contagieux ; on se fait vénérer des autres parce qu’on se vénère soi-même ; il n’y a pas jusqu’au matérialisme brutal, occupé en ce moment même à souffler sur les nuages d’Hegel, qui ne se produise au grand jour décoré du nom respectable de science, déclinant ses titres et qualités, comme un jeune séminariste, d’un air de candeur et de componction. On donne ainsi gravement et saintement dans des maximes grossières ; on se passionne en sens opposés ; on élève doctrine contre doctrine ; il est naturel que là, plus facilement qu’ailleurs, la crainte du panthéisme mène à l’intolérance, tandis que l’horreur pour l’intolérance rejette dans le panthéisme.
I
C’est au milieu de ces vacillations d’esprit dont les théoriciens politiques et les classes lettrées donnent surtout le spectacle, c’est dans cette mêlée confuse d’idées et de sectes, qu’est venu récemment tomber un livre bizarre, informe, grossier, trivial, impossible, sans art et quelquefois sans style, plein d’éclairs sinistres, tour à tour la plus ennuyeuse des rapsodies et la plus saisissante des analyses morales, qui a été lu, commenté et réimprimé au milieu des bravos et des sifflets. L’auteur a voulu garder l’anonyme. Ce n’est point par modestie. Moïse, en brisant les tables de la loi à la descente du Sinaï, était moins impérieux que l’auteur d’Eritis sicut Deus, foudroyant dans la préface de sa seconde édition les idolâtres qui l’ont critiqué. Mais l’anonyme produit l’effet du lointain ; il augmente le respect. En face d’un livre non signé, on n’a plus devant soi un misérable écrivain, sujet aux erreurs de l’humanité, qui se hausse sur un piédestal et y trébuche. On écoute des voix vibrantes qui pénètrent et font tressaillir sans que l’on sache d’où elles partent ; on regarde la main sans corps tracer des caractères de feu sur les murs de Balthazar ; on reste désarmé et incertain devant un ennemi vague, dont l’imagination exagère la force ; le livre devient légion. Ce stratagème de l’anonyme était indispensable pour prêter quelque autorité à un livre qui a des prétentions d’apocalypse. La dernière scène du roman, puissamment inspirée de la Bible, mais inspirée à faux, est une vision, un songe, une révélation, une prophétie, une extase, tout ce que l’on voudra, qui, selon les règles de l’art profane, n’a pas le sens commun. Le héros se voit transporté dans les sphères célestes, ou les sphères célestes s’abaissent jusqu’à lui ; cela n’est pas bien clair. Toujours est-il que le voile qui dérobe l’autre monde aux humains est plus qu’à demi déchiré, et l’auteur entre lui-même en rapport direct avec le Juge suprême et le Roi des rois. L’effet d’une telle scène est risqué, je ne dis pas seulement pour les incrédules, mais encore pour ceux mêmes qui, en approuvant le dessein de l’auteur, n’ont pourtant pas une foi robuste dans l’espèce de mission surnaturelle qu’il s’attribue. Jugez si l’on savait son nom, le numéro de sa rue, ses habitudes journalières, comment il s’habille et dans quelle toilette il a pu paraître devant le Très-Haut. On croit savoir cependant que cet auteur est une femme. C’est, en ce cas, une femme qui a fait sa théologie, suivi patiemment des cours de métaphysique dans quelque université saxonne, et coudoyé — en tout bien, tout honneur) — un trop grand nombre d’étudiants qui n’étaient pas tous les mieux élevés du monde. Son livre se meut entre trois extrêmes : Goethe, l’Église et la tabagie. À de certaines tirades sur l’amour écrites en beau style noble, suffisamment embellies de comparaisons affectées et de mouvements déclamatoires, on reconnaît une pensionnaire. À de certaines plaisanteries, plus que masculines, on croirait reconnaître un officier de pandours, s’essayant à prêcher morale, si l’on ne savait d’ailleurs combien ce sont les âmes habituées aux sentiments purs qui restent le moins maîtresses de leur langage et dépassent le plus facilement les strictes limites de la bienséance, quand elles veulent exprimer et flétrir des mœurs grossières.
Quel a été le but de l’auteur ? Les critiques d’Allemagne se sont creusé la cervelle, en conscience, pour pénétrer la pensée du livre et deviner ce qu’Eritis sicut Deus veut dire ; de quoi l’anonyme s’applaudit fièrement. Chacun met sa fierté où il peut. Il me semble, toutefois, que nos confrères d’outre-Rhin, laborieux chercheurs, qui n’ont pas assez de toute l’antiquité et de tout le moyen âge à commenter, se posent un peu des énigmes à tort et à travers pour se donner le plaisir de les résoudre. Malgré les airs de profondeur dont s’enveloppe l’écrivain anonyme, tout ce qu’il y a de raisonnable dans son œuvre est transparent ; le reste ne vaut peut-être pas la peine qu’on le débrouille. Son but principal n’a certes pas été de peindre la vie étrange, mêlée d’esthétique raffinée et de bière, qu’on mène dans les universités allemandes, quoiqu’on pût extraire là-dessus de son livre un mortel volume de fastidieux détails. Il n’a point voulu davantage, comme l’en ont accusé des philosophes trop prompts à se reconnaître, livrer à l’indignation et à la risée publique la caricature plus ou moins réussie de personnes réelles. Sans être très familier avec le personnel des docteurs et doctoresses d’Allemagne, on peut affirmer que quelques-uns des acteurs principaux d’Eritis sicut Deus n’ont jamais vécu nulle part. Ils ont trop de qualités ou trop de défauts. Ce sont des êtres abstraits, des systèmes incarnés, des syllogismes qui marchent. Ils figurent, celui-ci les prémisses, celui-là les conséquences ; leur vie n’est pas cette suite d’événements imprévus qui se succèdent et se poussent au hasard de la destinée ou à la volonté de Dieu, sans que ceux qui les subissent en aperçoivent clairement le lien ni la raison ; elle forme une chaîne prolongée à perte de vue, sinon toujours très fortement serrée, de maximes et de conclusions. Leur type commun, celui du moins qui nous montre le mieux dans quel moule l’esprit dont ils procèdent les a jetés pour les façonner, c’est celui qu’on appelle Substance : création originale qui atteint par moments aux dernières limites de l’improbable. Substance exprime la tragi-comédie du dogme hégélien. Son malheur est d’avoir voulu étudier la philosophie. Que ne restait-il bourgeois et Philistin ? Que ne jouissait-il de la vie sans chercher à se l’expliquer ? Ou, s’il voulait devenir docteur, que ne le devenait-il résolument de fait comme de nom ? Mais il flotte dans les limbes de la métaphysique, suspendu et disputé entre la superstition et la science, entre le monde des phénomènes sensibles et celui de l’idée absolue. Sa pauvre tête, qu’on lui a persuadé contenir l’intelligence divine, accablée d’un si prodigieux fardeau, élargie jusqu’à éclater, n’est plus qu’un chaos sans bornes, où recommence chaque jour, avec un cliquetis de croyances et d’explications également obscures, la bataille sans relâche des écoles et des sectes, dont pas une ne consent à faire trêve et à s’abdiquer dans la connaissance désormais positive de l’Univers-Dieu. Réduit à être le spectateur passif et le théâtre de cette mêlée, il n’a proprement ni idées, ni sentiments, ni passion, ni volonté ; il n’est point sûr de savoir quelque chose ni de ne rien savoir du tout ; il vit étourdi et abasourdi dans le perpétuel devenir, voyant tout passer, se voyant passer lui-même, incapable de se saisir et de se retenir à aucun moment de son existence fluide, incapable d’avancer, d’aller à droite ou à gauche, d’agir en un mot, crainte de la conséquence infinie des actions qu’aucune force au monde, pas même cette autre substance vaporeuse, désignée du nom de Dieu, n’a le pouvoir d’arrêter, et qui est, suivant les maîtres de la doctrine, la seule immortalité de l’individu, la seule justice qui le frappe et le récompense. C’est en vain qu’il suffirait d’un mot de Substance pour épargner à ses amis les plus chers d’épouvantables malheurs ; une parole est un acte, et Substance se tait. Si la philosophie avait fait de lui un idiot sans cœur, du moins serait-ce un idiot vraisemblable. Mais Substance a, au contraire, le sens très sûr et l’esprit vif ; il débite des allégories d’une sagesse transperçante ; il est bon, pleinement dévoué — d’un dévouement intérieur et idéal, il est vrai — à ceux qui l’entourent, et avec, tout cela, il se conduit comme un égoïste obtus ! N’est-ce pas là un être de raison, un symbole et non un homme, un pur conflit d’idées, un état d’esprit, considéré en soi et hors de la commune vie, qui, nécessairement, le modifierait, autour duquel enfin l’auteur, appliquant à l’ordre intellectuel un procédé qui n’est possible dans l’ordre des choses physiques que par exception, a fait le vide absolu ! Évidemment, avec de tels personnages, Eritis sicut Deus n’est point dirigé contre un individu ni une collection d’individus, mais contre une philosophie, personnifiée en des êtres, plutôt construits selon la logique d’un système que selon la nature. Ces combats et les douleurs d’une âme qui perd son Dieu, voilà le véritable sujet à Eritis sicut Deus. Un duel à mort contre le panthéisme, voilà son but. L’intérêt supérieur du livre réside uniquement dans l’espèce de lutte morale qui s’établit et se poursuivit peu à peu entre le professeur Robert Schærtel, l’un des plus déterminés champions de la doctrine nouvelle, et sa femme Élisabeth, qui l’aime d’abord avec passion, mais qui déteste ses erreurs, qui se cramponne avec une ardeur fébrile au christianisme, prêt à lui échapper, fait des efforts surhumains pour rester fidèle tout ensemble à son mari et à son Dieu, et vaincue par des sophismes répétés, par le doute, par les tentations de la vie, par d’horribles catastrophes, perd son amour pour l’un, en même temps que sa foi en l’autre.
Il n’y a guère de genre en littérature qui se prête mieux à l’expression des besoins d’une société que le roman. Il n’y eu a point qui offre à l’observateur un cadre plus commode, plus flexible et plus libre. Le roman a cela de bon que, nouveau venu dans l’histoire des lettres, survivant seul à la ruine imminente des anciennes formes littéraires, il s’impose tel qu’il est, et fait la loi à la critique au lieu de la recevoir. On ne peut alléguer contre lui ni la tradition, ni les exemples, ni des règles convenues, ni Aristote. Le monde lui appartient ; il l’exploite comme il l’entend. Mais quelques libertés qu’on soit d’ailleurs disposé à accorder au roman, surtout quand il est œuvre de circonstance et instrument de polémique, l’auteur d’Eritis sicut Deus les dépasse toutes. Si la critique réclame, il lui impose silence au nom du droit divin. Il faut voir avec quelle candeur il plaint les esprits communs qui se jettent sur le grossier de son livre et n’en distinguent pas le délicat ; avec quel orgueil il appelle son œuvre une pierre de touche pour les esprits ! Pierre de touche tant qu’il vous plaira ! Mais nous ne sommes pas de purs raisonneurs, sensibles seulement à l’idée et peu touchés du vêtement dont elle se pare. Vous-même, vous ne nous considérez pas comme tels, puisqu’au lieu de nous adresser un sermon, vous nous contez une histoire. Faites des sermons, personne ne vous l’interdit ; mais si vous nous contez une histoire, encore faut-il qu’elle suive une marche quelconque, et qu’elle soit soumise à de certaines proportions. Or, le sentiment des proportions et de la mesure est ce qui manque le plus à l’auteur anonyme. Son livre commencé parce qu’il faut bien commencer, et il se termine parce que tout a une fin dans ce monde. Je ne vois pas ce qu’un peu de bon goût et d’art eût apporté de dommage à la morale du roman : L’anonyme a beau afficher son dédain pour les artifices profanes. Il a beau s’écrier qu’on exige d’un livre qu’il forme un tout, qu’Eritis est un tout, qu’aucun connaisseur ne le niera. Sans contredit. Mais le dossier d’un juge d’instruction est aussi un tout. Un roman doit-il être une œuvre d’art ou un dossier ? L’auteur d’Eritis procède comme s’il instruisait un procès ; il dépouille une à une les pièces de conviction, leur donne des numéros d’ordre, les aligne à la file sans autre souci que d’entasser le plus de preuves possible devant le lecteur. Voici d’abord une lettre passionnée, écrite par la femme de l’accusé. Le rapporteur exact en détache un fragment ; puis il se souvient de trois paroles qui furent dites le même soir dans une chambre de la maison, utiles peut-être pour l’éclaircissement général de la cause, mais sans lien avec ce qui précède. Si un journal de pensées intimes lui tombe d’aventure sous la main, il cite le journal, il glane quelques renseignements jusque dans le livre de cuisine, et il n’oublie pas de répéter ce qu’un passant a appris d’une servante à la fontaine. Jetez, au milieu de tout cela, des entretiens interminables sur la poésie et les beaux-arts, des descriptions de fêtes païennes, des représentations mythologiques, sans cesse renouvelées, dont le sens est quelquefois un rébus ; Hélène, Roméo et Juliette, la pomme de Paris, la pomme d’Ève, Proserpine, sainte Geneviève, étonnées de se heurter l’une l’autre, dans une suite de tableaux vivants et de distractions érudites ; un feu roulant de plaisanteries esthétiques sous lesquelles le cerveau plie et gémit, les termes de l’école employés jusque dans les déclarations d’amour, des tête-à-tête brûlants qui se passent à disserter sur l’idée du près et sur celle du loin, des antithèses d’abstraction, les pires des antithèses, froidement combinées, au milieu des catastrophes les plus terribles, par des gens qui ne sont d’ailleurs ni des maniaques ni des poupées sans âme ; une dramaturgie ridicule, le vieux stratagème des morts qui ressuscitent, des événements mal préparés et mal amenés qui ressemblent à la chute fortuite d’une cheminée sur la tête du lecteur, et jugez de l’effet produit par ce pêle-mêle ! Il faut ajouter que l’auteur revient sans scrupule sur ses pas, traverse une histoire par une autre, escamote une circonstance grave dans une parenthèse, après avoir consacré trois chapitres à une puérilité, se rappelle soudain qu’il a négligé de nous dire les antécédents de tel ou tel personnage, prend alors son temps pour nous décrire ses mœurs, par la raison que le récit ne nous le montrera point tel qu’il est, — comme si tous les héros d’un roman n’étaient pas strictement tenus de se peindre eux-mêmes par leurs paroles et par leurs actes, — puis, après l’avoir tourné et retourné en tout sens, le laisse là sans plus de façon pour courir après un autre et ne le plus ramener devant nous, trompant ainsi notre intérêt qu’il a surpris, et gaspillant notre attention comme une monnaie vulgaire. Je ne puis me refuser un détail mesquin, mais expressif. Vers la fin du livre, l’auteur éprouve un redoublement de colère et de pitié ironique pour son héros, et, afin de rendre l’ironie intelligible, il est réduit à mettre en note : « Je marque ici que Robert avait les favoris rouges ! » Une note, à la page 503 du troisième volume, pour nous apprendre de quelle couleur était la barbe du héros ! Ce scrupule de barbe révèle dans quelle méthode le livre a été composé.
Particularité bien curieuse, si l’auteur est en effet une femme ! Le tact même et la discrétion lui font assez souvent défaut dans la peinture des femmes et dans les choses du cœur. La plupart de ses héroïnes n’ont été créées que pour faire mentir la fameuse maxime : « On ne devient pas criminelle en un jour. » Des jeunes filles, à qui l’on ne pouvait reprocher jusque-là que d’être trop frivoles ou trop sérieuses, deviennent tout à coup des monstres de perversité par le seul effet d’une passion naissante, soutenue de deux ou trois aphorismes de philosophie. Pour ce qui touche l’application de la philosophie à l’amour, l’auteur franchit toutes les bornes ; le monde réel n’a plus ni lois ni usages qui le retiennent. Si l’on vous disait que, dans son livre, un amant vient, sans préface, sommer un mari de lui céder sa femme, vous trouveriez la sommation étrange. Si l’on ajoutait qu’avant de s’expliquer, l’amant a d’abord sauté à la gorge du mari, ce préliminaire aimable ne vous rendrait pas la situation plus facile à accepter. Si l’on vous racontait ensuite que le mari, après avoir doucement écarté les mains qui l’étranglaient, s’est mis à démontrer à l’amant qu’en bonne métaphysique il a tort ; que celui-ci, touché, lui a demandé la permission de l’embrasser ; que, par un juste retour de cette réconciliation trop prompte, les deux rivaux, séance tenante, se sont boxés (je prends le terme élégant de madame l’anonyme), pour terminer enfin par une nouvelle embrassade, vous vous écrieriez que la fantastique du cœur ne saurait aller plus loin ! mais vous compteriez sans la philosophie du mari. Ici, il faut citer : « Le peintre (c’est l’amant d’Élisabeth) se jeta lui-même sur un tabouret, placé vis-à-vis le sopha, posa sa tête sur le sein de l’autre, les yeux levés vers lui. « Robert, murmura-t-il, quel enfantillage de nous haïr, puisqu’enfin nous nous aimons. Robert, je n’ai point osé lui prendre un seul baiser depuis ce jour dans la caverne, et hier devant toi ; si tu m’en donnais toi-même la permission, je ne serais plus ton adversaire. » Robert fut saisi de cette loyauté et de cette bonne foi. Il devait considérer comme une grâce qu’on daignât encore en ce point demander sa permission. La crainte que lui inspirait la grâce de son rival luttait dans son cœur avec son amour pour lui. L’autre disait doucement, bien doucement : « Encore une fois !… la baiser !… peut-être serai-je mieux alors ! » Robert savait fort bien que le peintre n’en serait pas mieux pour cela ; mais celui-ci était si suppliant !… Robert donna la permission d’une voix mourante, et pour échapper aux pensées critiques qui vinrent aussitôt l’assaillir, il absorba son esprit dans la contemplation du beau visage qu’il avait devant lui. »
Où peut conduire cependant le goût de l’esthétique ! Et que serait-ce, si je traduisais encore ce qui suit, et comment tout cela est la faute de Jupiter et de Ganymède !
II
On voit ce qui, en cet endroit, comme en plusieurs autres, égare l’auteur. Il veut, coûte que coûte, forcer la doctrine panthéiste à subir dans son livre les conséquences absurdes qui sortent rigoureusement de ses principes, mais dont elle esquive dans la vie réelle les extrémités, parce qu’en ce monde, par quelque sage prévision de la nature, notre conduite ne saurait toujours être aussi extravagante que nos maximes. Mais était-il nécessaire de torturer si hardiment la réalité ? Non ; car la vie, étudiée telle qu’elle est, lui a fourni un tableau dramatique et éloquent, son vrai livre, l’histoire d’Élisabeth.
En attaquant un mal, l’auteur en a signalé deux. Le protestantisme, rigide et enthousiaste, qui lui a inspiré son œuvre, ne l’a point aveuglé sur les défauts de l’Église, ou plutôt, du clergé protestant, et sur les torts qu’elle se donne chaque jour, non seulement aux yeux des indifférents et des ennemis, mais encore aux yeux de ceux qui lui sont le plus dévoués. Son premier mérite est d’avoir senti, comme d’instinct et presque sans se l’avouer à lui-même, la connexion intime qui existe entre les égarements superbes de la raison et les tyrannies de la foi. Élisabeth tombe dans un gouffre. Qui l’y pousse ? l’intolérance. La domination des esprits étroits est toujours redoutable. Mais quels ravages autour d’eux quand c’est au nom de la religion, revêtus de l’autorité qu’elle prête à ses ministres, parés d’une charité de surface, qu’ils exercent en toute sécurité de conscience leur orgueil et leur dureté ! Je ne parle point des embarras et des périls que l’intolérance religieuse suscite à la société tout entière. Elle convertit la spéculation paisible en complot et elle arme tous ceux qu’elle déclasse et qu’elle exclut. C’est ce qu’explique très bien l’un des personnages d’Eritis, l’avocat Wolf, lorsque Robert Schærtel, victime d’intrigues mesquines, est renvoyé de la chaire qu’il occupait à l’Université de X***. Wolf, artisan de factions sans cœur, mais très clairvoyant dans ses haines, raisonne en politique ambitieux, prêt à profiter des moindres fautes de ses adversaires : « Depuis longtemps, dit-il, je vois avec intérêt ce qui se passe dans les Universités. Je souhaiterais que les hommes de valeur en fussent bannis, comme vous. Notre vieil édifice politique tombe en ruines… Plus on mettra de rigueur impitoyable à chasser de l’édifice vermoulu tout ce qui est intelligence et force, plus il se rassemblera en dehors de lui de vaillants ennemis pour lui donner l’assaut et le renverser. » Mais pourquoi s’inquiéter des périls de cette vie présente, quand c’est pour la vie éternelle que l’intolérance sème les ruines ! Combien d’âmes délicates, comme celle d’Élisabeth, sont jetées soudain dans le doute par la brutalité d’un puritain !
Élisabeth grandissait heureuse et tranquille sous l’œil d’un tuteur bienveillant. Survint un pasteur piétiste ; la guerre civile se met dans la maison. Elle se croyait chrétienne ; on lui démontre qu’elle est livrée au diable. Elle ignorait jusqu’à l’idée du mal ; sous prétexte d’opérer en elle ce que les gens de la secte appellent la conversion, on lui révèle d’un seul coup toutes les concupiscences. C’est un curieux personnage que le pasteur Schwerdtmann, fervent propagateur de la grâce, implacable ennemi du libre arbitre mondain. Il fulmine contre les poètes qu’il n’a point lus et contre l’art qu’il est incapable de sentir. Il supprimerait volontiers tous les livres, excepté la Bible, et tous les plaisirs, excepté le prêche. Il soupçonne partout si énergiquement le péché, qu’il n’a besoin que de jeter sur l’innocence même un regard scrutateur pour la faire rougir et la souiller. S’il raconte des traits de chrétien accompli, c’est un christianisme qui donne le frisson. Il veut que la religion devienne un parti, que ce parti fasse tout plier et que lui-même eu soit le chef ; du reste maladroit à merveille, sans tact, sans lumières, gonflé d’autant d’estime pour lui-même que de mépris pour les autres, et pourtant, s’il faut en croire l’auteur, honnête homme et austère. Je crains que ceci ne soit de trop, ayant rencontré quelque part, pour mes péchés, le pasteur Schwerdtmann, qui heureusement est un type rare dans l’église protestante de France, et ne l’ayant trouvé ni austère ni honnête. Qu’on se figure maintenant les angoisses d’une jeune fille habituée à ne voir dans la religion qu’amour et indulgence, à chercher dans l’art et la poésie des jouissances innocentes, à faire la part légitime du monde sans croire rien dérober à Dieu, et apprenant tout à coup que son cœur n’est « qu’ordure » et que le Dieu sévère, qui veut qu’on soit tout à lui, la rejette avec horreur d’entre les siens parce qu’elle déclame de temps à autre : « Kennst du das Land », et joue sur son clavecin des airs de la Flûte enchantée ! On n’aura pas de peine à comprendre l’accueil favorable que rencontre Robert Schærtel lorsque, dans cette maison bouleversée par un dogmatisme farouche et noyée sous un déluge de platitudes soi-disant orthodoxes, il apporte ses théories sur l’art qui épure et la poésie qui régénère. Pour l’âme troublée d’Élisabeth, Robert est un ange sauveur. En un instant, elle se trouve conquise et subjuguée par le contraste de cette philosophie aisée avec le christianisme raide et implacable du pasteur. Quelle brusquerie repoussante dans celui-ci ! Et dans celui-là, au contraire, que de paroles d’or sur l’idéal, le beau, le « pur humain ! » S’il manque aux maximes éblouissantes du jeune docteur quelque chose de précis et de net si cette musique mélodieuse paraît quelquefois étrange et sonne faux, Élisabeth ne songe pas à s’en inquiéter. Elle est trop heureuse d’être arrachée aux griffes de son piétiste ! Aimer l’art en toute liberté et en toute sécurité de conscience ! relire ses chers poètes et n’être pas pour cela une femme perdue ! il lui semble qu’on l’a réveillée au milieu d’un cauchemar. Quand elle écrit à Lénore, son amie : « Oui, je le sais maintenant ; la poésie est sainte, l’art est légitime », c’est presque l’enthousiasme et l’ivresse de Werther au sortir du bal où il a rencontré Charlotte. Elle se promet et se donne à Robert, avant de bien savoir qui il est ; c’est assez pour elle qu’il soit le contraire du pasteur Schwerdtmann, et la voilà mariée à l’athéisme par la faute de l’orthodoxie.
Ce qui n’atteste pas dans l’auteur d’Eritis sicut Deus une observation moins subtile et moins juste de la vie et de son train naturel, c’est la manière dont s’éclaircit peu à peu le malentendu spirituel qui existait entre Élisabeth et Robert, dès avant le mariage ; ce sont les petits accidents qui l’enveniment ou qui, du moins, en augmentent chaque jour la gravité, après qu’elle l’a suivi à l’Université de X***, où il est nommé professeur ordinaire. Elle se doutait bien qu’il n’avait pas en la Providence une foi aussi ferme et aussi régulière qu’elle l’eût souhaité ; mais de là à deviner que Dieu ne fût pour lui qu’une idée, et non un fait, et que cette idée ne représentât rien à son esprit ni à son cœur de distinct du monde, il y avait un abîme. Si Robert, qui est un honnête homme et un homme d’honneur, n’a pas pris soin de l’en éclaircir avant le mariage, c’est qu’il n’attache à ce point qu’une importance médiocre, sûr qu’il est de trouver dans sa droiture et dans sa libéralité d’esprit de quoi rendre toujours sa femme heureuse, et résolu d’ailleurs à ne point l’initier à sa périlleuse science. Il a découvert, en effet, au moment de se marier, que les systèmes ont aussi leur sexe, et que les femmes ont été créées pour se confiner éternellement dans les illusions de la foi. Il sera, lui, dans sa famille, le philosophe : il représentera la haute culture intellectuelle et le progrès de l’idée ; sa femme sera la croyante : elle représentera le sentiment, l’âge des superstitions naïves ; et, grâce à ce partage et à cette inconséquence, dans le plus parfait des ménages allemands, l’humanité trouvera en même temps, et au même degré, sa double expression : la science et la poésie. Mais n’est pas inconséquent qui veut. La préoccupation constante de l’esprit finit toujours par percer, quoi qu’on en ait, dans une maxime, dans un mot, dans un geste. On croyait pouvoir renfermer son idée en soi-même, parce qu’on ne la jugeait applicable qu’aux occasions solennelles de la vie, qui sont rares, et où le grandiose des mots, si propre à dissimuler le caractère précis des théories qu’il recouvre, paraît plus naturellement de mise. On s’aperçoit bientôt qu’il y a mille petites circonstances, qui paraissaient jusque-là insignifiantes, et où il faut qu’on laisse l’idée se dévoiler à demi, à peine de tomber dans l’hypocrisie ou le mensonge. Si Robert se tait, ses amis parlent et le forcent à s’expliquer plus qu’il ne voudrait. Un mot seul n’est rien, pas plus qu’on ne sent une bulle d’air froid qui vient tout à coup se mêler à une chaude atmosphère ; une suite de mots, s’ajoutant les uns aux autres, quelquefois inaperçus, jamais perdus, finissent par composer un air subtil, répandu partout, qui n’affecte plus les sens de la même manière dont ils étaient jadis affectés. Robert, d’ailleurs, a compté sans la tendresse inquiète d’Élisabeth, sans la curiosité et sans la finesse toujours en éveil des femmes. Élisabeth ne serait pas fille d’Ève si elle pouvait soupçonner quelque part, dans son voisinage, un arbre, quel qu’il soit, de la science du bien et du mal, sans être incommodée d’un besoin aigu, je ne dis pas d’y toucher, mais au moins d’y regarder. Je demande pardon à l’auteur d’Eritis, qui ne savait peut-être pas bien avoir mis une tendance si frivole dans la sérieuse Élisabeth ; mais je suis obligé, çà et là, de lui traduire, ou, s’il aime mieux, de lui travestir ses caractères à la française, pour les rendre intelligibles à mes lecteurs. Que deviendraient-ils, si je leur exposais par le détail la délicieuse vie de professoresse allemande qu’a rêvée Élisabeth, le matin à sa cuisine, l’après-midi aux fleurettes esthétiques des jeunes privat-docents, le soir au clavecin, le dimanche au prêche, et si j’entreprenais de leur faire entendre bon gré, mal gré, pourquoi il manque quelque chose d’essentiel à cette longue suite de bonheurs tranquilles, tant qu’il reste dans le cerveau de son mari une seule abstraction qu’elle ne comprend pas ! Ainsi le plan de Robert avorte ; Élisabeth apprend qu’il existe une science rigoureusement construite de l’humanité, de ses droits et de ses devoirs, d’où la notion de Dieu, telle que la conçoivent les chrétiens, est absente, et que cette science n’a plus de mystère pour son mari. Toute son existence en est dès lors troublée.
Si l’auteur d’Eritis s’était borné à nous peindre la paix du ménage détruite par des antipathies religieuses où chacun des deux époux se serait chaque jour obstiné davantage, il n’eût atteint qu’un résultat médiocre. Les mères chrétiennes eussent découvert dans son livre qu’elles doivent éviter pour leurs filles les maris philosophes ; mais la morale de l’histoire eût été aussi bien que la piété en ménage n’est pas toujours pour les maris philosophes un gage de parfait bonheur. Il eût refait la Femme vertueuse de Balzac, et nous aurions su une fois de plus qu’il faut des époux assortis. Sa conception est plus vigoureuse et plus haute. Il prend d’une part un honnête homme, qui a connu les égarements de la jeunesse et qui les déteste, qui ne s’impose pas de devoir plus cher que celui de vivre tout entier pour sa femme, qui ne connaît pas de plaisirs plus doux que ceux du foyer domestique, qui a l’esprit large, l’humeur aisée, une condescendance aussi rare chez les philosophes que chez les théologiens ; il lui donne pour compagne une femme affectueuse et dévouée, point dévote, point prêcheuse, simple, douce, ayant appris, jeune fille, par un événement cruel, qu’il n’y a si innocente coquetterie qui ne puisse amener sa catastrophe, plutôt portée pour cette cause vers le scrupule excessif en matière de sentiment que vers les transactions de conscience ; et, avec tout cela, il nous montre le mariage impossible sans l’idée de Dieu. Il saisit corps à corps le panthéisme ; il le discute principe par principe, phrase par phrase ; il le pousse en ses derniers retranchements ; il disperse les nuages resplendissants derrière lesquels il se dérobe, et, le mettant aux prises avec la vie pratique, il le force à répondre à son vrai nom, qui est l’athéisme. Le lecteur fait comme Élisabeth : il recule, saisi d’effroi, lorsque, tous voiles déchirés, toute lumière d’emprunt dissipée, il se trouve en face du sépulcre vide. Soutenu par la force d’un sentiment vrai, l’auteur, écrivain, nous l’avons vu, assez inégal et fort dédaigneux des règles du goût, s’élève par moments à ce qu’il y a de plus difficile dans l’art ; c’est par les plus petits moyens qu’il produit les effets les plus dramatiques et les plus saisissants. Il n’y a pas un doute naturel aux âmes bien atteintes ; il n’y a pas une seule de ces surprises si fréquentes dans l’histoire du cœur, qui ne serve à faire éclater aux yeux les moins prévenus et l’impuissance du panthéisme à corriger le mauvais naturel, et la vanité de ses règles de conduite, et la négation effective de toute Providence et de toute morale qu’il cache sous des prétentions de morale plus désintéressée et de religion moins puérile. S’agit-il de la fidélité conjugale ? Robert a beau attester son amour ; Élisabeth songe en elle-même que ce n’est là qu’une base fragile. Elle sait que trop de fatalité capricieuse se mêle à nos sentiments les plus forts. Elle entend répéter autour d’elle que le seul but de l’homme est de cultiver son être par le développement de ses facultés ; que le bonheur identique au devoir est à ce prix ; que là où se trouve la félicité parfaite, là aussi se trouve la plus haute dignité de la vie. À la vérité, Robert ajoute que ce bonheur parfait n’est que dans les biens idéaux. Mais pourquoi l’ajoute-t-il ? Pourquoi les préférer aux biens réels si c’est vers ceux-ci que nous poussent le plus vivement nos facultés ? Quel fondement une femme peut-elle faire sur le cœur de son mari, quand il ne se reconnaît en définitive d’autre devoir que de se rendre heureux, quand il ne peut l’être sans cultiver précieusement son intelligence, sans suivre sa vocation, sans donner l’essor à son génie, quand rien ne l’assure elle-même que les complications de la vie n’amèneront pas telle circonstance où elle sera à sa fortune et à sa gloire un obstacle invincible ? Si l’homme est Dieu, ne serait-il pas puéril et sacrilège à ce Dieu de se retenir en des liens dont il ne sent plus la douceur, et de manquer, par je ne sais quel respect pour des engagements vulgaires, les grandes choses qu’il rêve et qu’on attend de lui ? Faut-il tant blâmer ce collègue de Robert, honnête homme après tout et conséquent à sa doctrine, qui répudie sa femme, par la raison qu’une autre est nécessaire à la prospérité de son être moral et à l’activité de son intelligence ; que, sans elle, il perd toute force et que la philosophie, but sublime de son existence, ne trouve plus en lui qu’un serviteur languissant et un disciple désormais inutile ? Je ne puis reproduire ici, même en abrégé, cette série de sensations contradictoires, de petits événements et de coups de foudre qui composent la vie d’Élisabeth ; l’espèce de crainte que lui inspire peu à peu Robert ; sa passion naissante pour Otto ; comment cette passion naît, grandit, se développe et devient presque irrésistible. Ce qu’il importe d’observer, c’est que chacun de ses progrès est provoqué par un sophisme de Robert. Nous possédons sur la scène française nombre de comédies où l’on voit le maître jaloux d’une jeune femme introduire lui-même l’ennemi au cœur du domicile conjugal, l’y installer de force, se charger des lettres qui ne sauraient être confiées sûrement à d’autres mains que les siennes, ourdir au besoin et exécuter les stratagèmes dont il sera la première victime ; dans la cruelle comédie métaphysique qu’Eritis sicut Deus nous met sous les yeux, Robert, fidèle à sa manière à l’éternelle tradition de notre théâtre, prend la peine de dissiper lui-même chez Otto et chez Élisabeth tous les scrupules qui retiennent d’ordinaire les cœurs droits. Tantôt il émet l’idée qu’il n’y a point de poésie sans la passion, et que ces âmes seules sont grandes et capables de goûter le bonheur qui, après avoir traversé le désordre, réussissent à se réconcilier avec elles-mêmes. Tantôt il lui échappe des maximes sur l’unité des contraires qui, obscures dans leur forme abstraite, n’aboutissent pas moins nettement dans la pratique à l’identité du bien et du mal et à l’indifférence morale. D’autres fois, aveuglé par son culte idolâtrique pour le beau, il appelle l’art et ses mille séductions au secours de la passion chancelante et à moitié vaincue, chez sa femme, par le bon sens et par l’honneur. Regardez-y de près : c’est Dieu qui manque à toutes ses maximes dangereuses, Dieu qui manque à son amour du bien, à son admiration pour les chefs-d’œuvre du génie humain, à son indulgence pour les faiblesses du cœur, rachetées par une vie plus grave et par la bonté. Si, près de succomber, Élisabeth n’oppose à Otto, comme dernière défense, que ses serments, reçus par Robert devant Dieu, un vertige la saisit, et la nuit se fait autour d’elle, quand Otto lui répond que Dieu n’est pas et que Robert le prouve. Si ensuite, soupçonnée trop tard par Robert, « qui n’était pas jaloux quand il aurait dû l’être », et sortie cependant triomphante de l’épreuve la plus périlleuse qu’elle pût traverser, elle prend Dieu à témoin de la pureté de sa vie, le nom de Dieu expire sur ses lèvres ; Robert n’y croit point ; est-elle bien sûre d’y croire encore elle-même ? Dans une heure de trouble, pour se rattacher plus fortement à Robert, elle l’a renié. Et maintenant il n’est plus là entre eux, pour les rassurer l’un et l’autre, pour ramener la femme à son mari, pour leur donner le plus doux des biens du cœur, la confiance réciproque, en échange d’un peu de foi en lui. Le fier docteur, désespéré de ne point croire ! désespéré que sa femme ne croie plus et faisant bientôt de vains efforts pour la rejeter dans la foi ! Un pareil trait ne pouvait être surpassé. Le tort de l’auteur, qui n’a point écrit pour des femmelettes et qui ne se pique point d’épargner beaucoup nos nerfs, a été de croire qu’il pût l’être. Je voudrais effacer de son livre bien des scènes sinistres qui n’ont même pas le mérite de la vraisemblance. J’en effacerais certainement le persiflage panthéiste de cette toute gracieuse demoiselle, qui sait, dès l’âge de seize ans, à quoi s’en tenir sur la création et sur Dieu, le récit de ses duretés envers une sœur difforme, qui agacerait la sensibilité d’un portefaix ; même le tableau de sa mort prématurée ; quoiqu’on puisse difficilement imaginer quelque chose de plus plaisant, je dis plaisant et non point gai, que ces logiciens candides qui, pour consoler une jeune fille vaine et égoïste, mourant au moment où elle embrasse la vie avec une avidité furieuse, s’amusent à lui remontrer qu’à la vérité elle mourra tout entière et que cela est fâcheux, mais que le plan général du monde est bon, qu’il est le fruit d’une haute conception morale, et qu’elle devrait mettre son bonheur et sa gloire à renoncer tranquillement à son moi pour confirmer l’ordre immuable de la nécessité universelle.
À côté du drame de fait que jette, dans la vie d’Élisabeth, sa passion pour Otto, il y en a un autre, tout psychologique, qui s’accomplit uniquement dans son esprit et qui commence le jour où Élisabeth s’aperçoit qu’elle a été envahie par les doctrines de son mari, où elle veut les rejeter, où elle ne le peut déjà plus sans effort et sans douleur. C’est celui que l’auteur a développé avec le plus d’éloquence et de sobriété. En ce genre, les Allemands sont passés maires.
Si trop souvent les personnages d’Eritis sicut Deus se meuvent et agissent comme des idées pures, en revanche, la lutte des doctrines et le choc des raisonnements contraires, abstraction faite de leur portée morale, abstraction faite même de la personne d’Élisabeth, captivent notre intérêt, s’emparent de notre imagination, nous ébranlent et nous remuent de la même façon que s’il s’agissait là d’un monde visible et tangible.
Prenez dans cette suite d’angoisses et de tortures intellectuelles, auxquelles l’âme d’Élisabeth est livrée, tel moment qui vous plaira ; il sera pathétique. Les objections qu’elle voit s’élever contre la foi de ses jeunes années, qu’elle renverse, qui reviennent, qu’elle renverse encore, ne sont pas seulement des objections, ce sont des péripéties au bout desquelles on pressent une catastrophe ; mais, avant qu’elle arrive, que de coups portés au panthéisme et quelle vigueur dans ces coups ! Il faut louer une fois de plus ici l’impartialité hardie de l’auteur. Élisabeth est de bonne foi ; elle ne demanderait pas mieux que de se reposer dans les croyances de son mari, si elle pouvait se convaincre que ces croyances sont quelque chose de solide. Elle ne repousse pas dédaigneusement les remarques profondes que Robert laisse tomber sur le monde et la nature humaine. Elle les admire ; elle en est éblouie ; elle en reconnaît la justesse et la force. D’arguments contre l’existence de Dieu qui puissent embarrasser les plus croyants, il n’en manque pas, hélas ! et elle l’apprend bien vite. Nous serions trop heureux sur la terre si Dieu était comme le soleil, s’il suffisait d’entr’ouvrir paresseusement la paupière pour le saisir dans tout l’éclat manifeste de sa réalité.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
les maux, les maladies, les souffrances de toute sorte, rien n’y ferait ; nous aurions le paradis dès ici-bas. Le mot profond de l’Évangile : « Heureux ceux qui ont cru et qui n’ont pas vu »
, n’aurait plus de sens. Si Dieu est, il veut qu’on le cherche. Le panthéisme proclame bien haut que le pur chrétien n’est point capable de dévouement ; que, les yeux toujours fixés sur la vie future, il n’est, après tout, qu’un calculateur prudent qui, par des sacrifices éphémères, se prépare une éternité de jouissances. Reproche irréfutable, s’il n’y avait dans le monde aucune objection contre la Providence qui ne fût une folie et si l’âme humaine n’était raisonnablement capable de doute. Ce qui rend frivole cette accusation, en apparence si grave, c’est précisément qu’au fond de la foi la plus ferme il reste toujours, sinon un dernier doute, du moins la possibilité d’un tel doute, qui laisse aux bonnes actions les plus assurées de leur récompense tout le mérite du désintéressement. Mais s’il se dresse contre la foi en Dieu dans l’esprit d’Élisabeth des objections qui l’ébranlent, les objections qu’elle conçoit en même temps contre le panthéisme ne sont point de celles qui ébranlent ; ce sont de celles qui accablent et qui écrasent.
Le panthéisme a cela de particulier qu’il serait à peu près inintelligible sans la notion préalable d’un Dieu personnel qu’il veut nous arracher et qu’il est cependant réduit à supposer d’abord en nous avant de l’altérer et de la mutiler à sa guise. Quand l’athée dit : « Il n’y a point de Dieu », ce n’est point là sans doute une doctrine qui ne laisse à notre intelligence aucun embarras. Du moins, n’est-ce pas non plus un jugement dont le sens littéral nous soit obscur. La proposition est simple et facile à entendre comme l’est toute négation. L’athée rejette l’explication suprême que nous donnons du monde, de ses phénomènes et de ses lois, soit parce qu’elle ne lui semble pas suffisamment prouvée, soit parce qu’elle répugne, selon lui, à la nature de ces lois et de ces phénomènes. Il n’a pas besoin de notre hypothèse » pour expliquer la création, et il s’en passe. Le panthéisme, au contraire, s’empare de l’hypothèse ; il prend soin de déclarer qu’elle est non seulement une force nécessaire de notre esprit, mais encore le complément indispensable de notre existence ; il prend le mot du déisme, il prend même l’idée, il ne supprime que la réalité enfermée sous l’idée et exprimée par le mot, c’est-à-dire qu’il prétend relever la divinité du même coup qu’il la renverse. Il croit détruire une superstition en niant que Dieu soit quelque chose de distinct de l’univers et ne rien retrancher des plus nobles croyances de l’homme, en ajoutant que « Dieu est tout ce qui est ». Or, je le demande, une telle définition de la divinité, difficile à entendre même pour un esprit qui possède déjà la notion de Dieu, ne devient-elle pas, sans cette notion, une énigme insoluble ? N’est-ce point par l’équivoque implicite d’une idée précise avec une idée obscure que nous nous figurons l’entendre ? Et que voulez-vous que devienne Élisabeth, à qui son intelligence, encore peu assouplie aux subtilités de la métaphysique, fournit uniquement, en matière de réflexions, ce qu’on peut appeler le pain quotidien de la raison, que voulez-vous qu’elle devienne lorsqu’elle essaie d’embrasser le Dieu du panthéisme avec la même netteté de regard et la même sûreté de conscience qu’elle possède le sien ? La nature et le devoir de l’homme, dit Robert, est d’aspirer au divin ! Mais qu’est cela ? Que signifie le divin sans Dieu ? Où a-t-on jamais vu un adjectif qui ne corresponde à aucun substantif ? Qu’il n’y ait point de Dieu, depuis qu’Élisabeth assiste aux entretiens de Robert et de ses amis, ce doute affreux n’envahit que trop son âme. Mais qu’il y ait un Dieu et que ce ne soit pas celui qu’elle avait appris à aimer, voilà ce qui l’étonné et la confond. Plus elle fait d’efforts pour concevoir ce Dieu, plus elle s’irrite de retomber vaincue sur elle-même à chaque nouvel effort, d’étendre sans cesse la main et de la retirer sans cesse vide. Identité de l’être et de l’idée, harmonie du sentiment et de la raison, progrès de l’esprit vers lui-même à travers les différentes conceptions de la divinité depuis les païens jusqu’à Hegel, connaissance du moi en soi, tous ces fantômes aux couleurs éblouissantes miroitent à sa vue : l’invitant à s’élancer vers eux, fuyant dès qu’elle s’élance.
Étourdie par la métaphysique des hégéliens, cherche-t-elle du moins son repos dans leur morale ? Ce sont pour elle de nouveaux tours de passe-passe et de haute prestidigitation philosophique. Le panthéiste, qui est réduit à nier la vie future, et qui sent bien qu’une morale, privée de sanction, n’est plus qu’une chimère, affirme que nos mauvaises actions trouvent ici-bas leur châtiment comme nos actions vertueuses leur récompense. Mais comment ? pourquoi ? d’où lui vient cette certitude ? Je ne veux point discuter l’idée qu’il conçoit du bien et du mal, ni lui demander comment il explique la notion du juste et de l’injuste. Élisabeth le fait cependant ; elle est conduite, à son grand effroi, par les maximes hégéliennes, à considérer la société humaine simplement comme un ensemble de forces contradictoires, l’injustice comme l’empiétement trop violent et l’usurpation d’une force sur une autre, le devoir, comme la transaction de toutes les forces entre elles. Et de ces définitions nouvelles de la morale que de conséquences bizarres ! quelle confusion inextricable ! Si les forces ont le droit absolu d’être, comment ont-elles le devoir non moins absolu : de transiger ? Si elles ont le devoir de transiger, ne sera-ce pas les natures magnanimes qui, plus promptes à reconnaître les droits d’autrui, seront par cela même affaiblies dans leur activité et fléchiront au milieu de la lutte nécessaire de toutes les forces entre elles, tandis que les natures communes triompheront à l’aise ? Et quelle misérable chose seront alors et ce monde et cette vie ! Mais je laisse de côté cette querelle un peu subtile pour des lecteurs français, et, pour ne pas être trop exigeant, j’admets que le panthéisme se fasse du juste et de l’injuste la même idée que nous. J’admets, ce qu’il prétend démontrer, qu’en dehors de l’hypothèse du pur hasard et de celle d’une Providence distincte du monde, il y ait une troisième possibilité, à savoir, des conséquences nécessaires et un enchaînement régulier de faits moraux ; que le juste, étant une loi de notre nature, cette loi ne saurait être violée, sans que, par le fait même, le seul fait de la violation, il n’en résulte de certains désordres. Je l’admets et je le comprends : Mais s’il ajoute que ces désordres se produiront de toute nécessité au détriment de celui qui commet l’injustice, je ne comprends plus. Si j’agis sans me conformer au devoir, qui est la règle naturelle des actions humaines, l’acte une fois commis entraîne à sa suite une série de perturbations qu’il n’est plus en mon pouvoir de prévenir. Si je prétends maintenir un pot de fleurs en équilibre sur une fenêtre, sans me conformer aux lois de l’équilibre des corps, le pot, que je le veuille ou non, tombe et se brise. Mais il tombe sur la tête du passant qui n’en peut mais, et non sur la mienne. Comment, à moins de supposer l’intervention d’un être supérieur, dont l’intelligence infinie dirige jusqu’au hasard, et se réserve, au moment qu’il lui plaît, de réparer nos désordres, comment les lois morales, abandonnées à elles-mêmes, auraient-elles, en ce qui touche leur violation, un privilège de discernement que n’ont pas les lois physiques ? Je conviens encore une fois qu’il peut y avoir en ce monde certains enchaînements nécessaires de faits moraux. J’accorde à l’extrême rigueur — bien que je l’entende d’une autre façon que le panthéiste — que la vie, elle aussi, nous traite toujours selon nos mérites. Mais elle nous traite plus durement pour avoir manqué de prudence que pour avoir manqué de vertu. Si les vices violents nous châtient par leur violence même, n’y a-t-il point de sages vicieux qui, en gouvernant leurs vices, les tournent à leur profit, et qui savent jouir de leurs mauvais penchants sans se laisser tourmenter par eux ? Les vicissitudes de la destinée, étudiées de près, les conséquences qu’entraînent pour nous nos actions dès ici-bas, nous enseignent à être tempérants plutôt qu’à être justes ; elles nous montrent la nécessité d’un bon régime moral plutôt que l’utilité de la vertu active et du dévouement. Reste la conscience, et c’est à la représenter seule et suffisante vengeresse du devoir violé que les panthéistes triomphent. Inconséquence singulière de leur philosophie ! Ils nous exhortent à vaincre nos passions les plus vives ; nous avons en nous-mêmes, ils le proclament, tout ce qu’il faut pour leur résister, même quand elles sont si douces et si attrayantes qu’elles mettent notre volonté de leur parti, si subtiles et si ingénieuses qu’elles séduisent jusqu’à notre raison. Et nous ne saurions pas éluder les objections candides de la conscience ! nous n’étoufferions point sa voix incommode, surtout quand nous sommes assurés que ce juge, qu’on nous fait si incorruptible, fragile et périssable comme le reste en nous, doit retourner au néant en même temps que notre corps tombera en poussière ! Ou la conscience est le témoin qui portera un jour témoignage contre nous devant un autre juge qu’elle, ou elle n’est qu’un sentiment ou un instinct pareil aux autres, que des sentiments plus forts peuvent réduire au silence, que les passions auront tout intérêt à surmonter et à vaincre si, lui vaincu, elles n’ont plus à redouter que les lois qu’il n’est pas toujours nécessaire de violer : l’opinion publique, qu’on trompe avec un peu d’adresse, les hommes, à qui l’on impose avec de l’audace. Ah ! qu’Élisabeth sent bien, aux jours de la tentation, que la voix de la conscience réduite à ses propres forces, est impuissante contre la voix du cœur ! Plus de Dieu et plus de morale ! C’est trop pour cette âme chancelante d’être à la fois privée de ces deux appuis. « Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie-t-elle avec désespoir. Que ne puis-je chasser de ma tête toutes ces subtilités. Ne plus douter ! Croire ! croire ! Seigneur, je crois ! Viens au secours de mon incrédulité ! »
Il résulte de là une situation violente, dont l’auteur a presque toujours tiré, pour la démonstration de sa thèse, un parti excellent. Les jugements ingénieux sur les poètes allemands et sur leur influence, et en particulier sur Goethe, des observations fines et profondes sur l’avenir que le panthéisme réserve à la poésie, se mêlent heureusement, dans les pages détachées du journal d’Élisabeth, à de vigoureuses controverses morales, à une raillerie amère, à la peinture monotone et puissante par sa monotonie même des angoisses de l’esprit. Une telle situation, quand elle se prolonge, ne saurait avoir d’autre issue que la folie. Élisabeth devient folle, et elle ne recouvre la raison que pour mourir en ressaisissant la foi qu’elle avait perdue. Je n’ai point le courage de suivre l’auteur dans cette troisième partie de son œuvre ; bien qu’il s’y trouve encore, au milieu d’une foule d’évènements sans suite, cousus tant bien que mal les uns aux autres, de grandes beautés tragiques. Mais la corruption trop prompte du caractère de Robert y choque et y déroute le lecteur. On n’admet pas qu’un honnête homme, auquel on s’est intéressé en dépit de ses chimères, devienne si résolument et si vite un tyran sans âme et, peu s’en faut, un scélérat. On comprend difficilement qu’avec ses goûts aristocratiques il se laisse entraîner par des sociétés crapuleuses. On trouve puéril que, durant une maladie, par un raffinement imprévu de son culte pour l’esprit humain fait Dieu, il adore avec simplicité de cœur l’appareil galvanique qui doit le guérir et lui adresse en toute dévotion sa prière du matin.
Il serait à souhaiter aussi que l’auteur n’eût point prodigué, dans son troisième volume, des épisodes politiques sans portée et sans valeur, où son impartialité l’abandonne. On a certes amplement le droit, en 1857, de ne point trouver que les évolutions du peuple allemand en 1848 aient été le chef-d’œuvre de l’esprit de conduite. On peut croire, et je crois, que le panthéisme a aussi en politique ses illusions et ses nécessités funestes, qu’il ne lui est point permis d’éviter. Mais introduire violemment la révolution de 48 là où elle n’a que faire ; mettre partout dans la bouche de quelque ivrogne le fameux : « Il est trop tard ! » qui a été prononcé pour la première fois, si je ne me trompe, par M. de Lamartine ou M. de La Rochejacquelein ; nous montrer les assassins seuls prompts à réclamer l’abolition de la peine de mort, les voleurs et les débauchés seuls ardents à bâtir des systèmes sur la famille et la propriété ; est-ce là juger l’Allemagne de 48, est-ce là discuter la politique du panthéisme ? Ah ! que l’auteur l’eût bien mieux discutée en nous montrant, sous quelque constitution et dans quelque état de société que ce soit, l’égoïsme méthodique et l’adresse devenus chez les puissants du jour les seuls principes de gouvernement par la conviction qu’il n’y a plus ni Dieu ni justice ! Mais des scènes de cabaret ! des émeutes de malheureux qui souffrent et qui, dans l’excès de leur ignorance, fruit de leur misère, se figurent que leurs souffrances vont finir parce qu’ils auront décrété qu’il n’y a point de Dieu ! Qu’est-ce que cela prouve ? Il est malheureusement aussi facile de tromper l’ignorance et de soulever la misère au nom de la religion qu’au moyen de l’athéisme ; et, pour ce qui est du cabaret, que les romanciers allemands me permettent de le leur dire : il joue décidément un trop grand rôle dans leurs controverses. C’est tout l’argument, on le sait, de M. Freytag à l’endroit des Polonais12. C’est celui dont l’auteur d’Eritis use et abuse avec le plus de complaisance contre ses adversaires. Quelque agréable qu’il soit, il finit par sembler monotone. Un peu de variété ne nuit pas, même dans l’insulte, et je prends la liberté de recommander à l’auteur anonyme le procédé de son compatriote, M. Friedrich, qui, dans une œuvre remarquable à plus d’un titre, dirigée contre le pharisaïsme piétiste, — duquel me préserve le ciel d’être le champion, — a imaginé récemment d’incarner un grand parti religieux dans un pasteur infanticide. Cela est assurément plus vif que d’avoir fait son personnage ivrogne ; mais cela est plus nouveau.
III
Des épisodes, comme ceux que nous venons de signaler, sont regrettables. Ils nous distraient de l’effet principal du livre, mais ils ne le détruisent point. Considéré comme œuvre littéraire, le roman anonyme a des taches nombreuses ; nous ne les avons point dissimulées. Comme œuvre politique, il ne contient guère que des déclamations maladroites ou malséantes. Mais on ne saurait nier la grande portée sociale qu’il emprunte des circonstances présentes, et l’on n’ébranlera point les conclusions morales auxquelles il nous mène. Un récit, dont le fond reste simple et naturel, en dépit des incidents forcés qui s’y mêlent, montre mieux que la discussion la plus serrée combien sont vaines et fragiles les règles de conduite que la morale hégélienne apporte aux hommes. Ce récit, où la foi vivante au Dieu vivant anime et réchauffe toutes les pages, où la justesse qui persuade s’unit à la passion qui entraîne, convertira des esprits que le pur raisonnement n’eût point touchés, et trouvera sans doute le chemin de bien des cœurs que la prédication laisserait insensibles. Le succès du panthéisme repose sur deux ou trois équivoques ; le mérite de l’auteur, en les dissipant, est d’avoir montré l’identité dans la pratique du panthéisme et de l’athéisme. Le philosophe hégélien, lorsqu’il substitue à la personne divine son Dieu-idée, fait-il autre chose que de supposer dans la nature un agent de plus que le physicien, et un agent semblable en tout à ceux que suppose celui-ci ? Or, en des opinions de cette nature, c’est surtout la pratique qui nous importe. Qu’on n’allègue point que les idées sont vraies ou fausses en elles-mêmes, quelle que soit l’application qu’on en tire, qu’un fait incontestable ne cesse pas, pour avoir des conséquences dangereuses, d’être un fait incontestable, et que l’unique objet de la science est de savoir. Sur ce terrain encore, on serait vaincu. Où a-t-on vu, en effet, que les démonstrations de l’athéisme eussent la rigueur scientifique dont il se vante ? Des arguments qui renversent les nôtres, l’athée en produit quelquefois ; cela prouve que nos arguments ne sont pas toujours bons. Des faits qui embarrassent notre intelligence et peuvent ébranler notre foi, nous avons été les premiers à reconnaître qu’il n’en manque point. Mais un seul fait, un seul argument irrésistible qui doive nous imposer la conviction contraire comme la géométrie nous impose ses théorèmes et la chimie ses combinaisons ; c’est un phénix que l’athée n’a point encore découvert. Je suppose en matière de religion et de philosophie un pur sceptique, — c’est une supposition qu’il n’est que trop naturel de faire dans le pays où j’écris ; — que verra-t-il dans les raisonnements de l’athée ? Des conjectures, établies avec plus ou moins d’art, mais rien qui doive légitimement le mener à un athéisme certain. Quand je vois un homme qui doute qu’il y ait un Dieu, je le comprends et je compatis avec lui ; il se peut d’ailleurs que rien ne m’interdise de le trouver sage. C’est le grand cas que je sais faire, à l’occasion, du scepticisme. Quand je vois un homme assuré qu’il n’y a pas de Dieu, je l’admire ; mais je ne puis m’empêcher de le juger en ce point bien crédule, fut-il Laplace ou Lalande, et je songe que Sganarelle, en affirmant l’existence du moine bourru, croyait à quelque chose d’aussi solidement établi que la non-existence de Dieu. C’est tout le cas que je fais de l’athéisme prétendu scientifique. Conjectures pour conjectures, le sceptique, juge impartial, conviendra que celles qui raffermissent la morale valent mieux que celles qui l’ébranlent. Il ne faut pas s’en tenir à des raisonnements qui se discutent ; il faut apporter un long amas de preuves bien inébranlables, que personne n’a jusqu’ici apportées, pour arracher à l’homme quelque chose qui lui est aussi nécessaire et aussi essentiel que la croyance en Dieu. Supprimez l’attraction du monde physique, vous n’y produirez pas une perturbation plus grande que celle qui se produira dans le monde moral si vous parvenez à en retrancher la foi en une providence. L’âme sans Dieu est comme ces folles balances qui ne peuvent plus trouver dans aucune situation l’équilibre qui est leur nécessité et leur loi.
Et combien de ces âmes l’Allemagne n’a-t-elle point produites durant le demi-siècle qui vient de s’écouler ? Combien n’en a-t-on point vues parmi les plus délicates et les plus nobles, s’élancer légères vers cet idéal flottant du panthéisme et retomber lourdement sur la terre, découragées de n’avoir rien atteint de solide à quoi se rattacher ! Combien de talents ont avorté ! Combien ont fini brusquement par la folie, par le suicide, ou, ce qui équivaut pour le talent au suicide, par de vulgaires désordres ! Que de noms je citerais, si je ne craignais de réveiller des douleurs encore trop récentes ! « Il y a », s’écriait Henri Heine dans les dernières années de sa vie, avec un accent de conviction sauvage, « il y a une malédiction sur les poètes allemands. » Oui, et cette malédiction, c’est d’avoir eu en toute chose l’enthousiasme sans la foi positive. L’enthousiasme vide est une maladie d’esprit qui a été de tout temps particulière au peuple allemand ; le panthéisme n’est point fait pour la guérir. Ceux d’entre les lettrés et les philosophes qui, dans je ne sais quel espoir chimérique, persistent à énerver les âmes par leurs attaques sans cesse renouvelées contre « la superstition déiste » devraient enfin ouvrir les yeux et s’apercevoir qu’ils font fausse route. Il y a des affaires plus pressantes que de supprimer Dieu dans un pays où nos principes de 89 et du code Napoléon, lentement introduits, sont, à l’heure qu’il est, si vivement menacés. Quand bien même, ce que nous nous refusons à entendre, Dieu serait un obstacle aux progrès d’une nation, Dieu est loin, et les débats de la Chambre des Seigneurs à Berlin, des discours comme ceux qu’on y tenait récemment sur la sainteté des privilèges féodaux, nous révèlent des obstacles plus immédiats et qu’il serait peut-être plus utile et plus glorieux de vaincre. Je ne dirai pas à l’Allemagne comme une voix célèbre : « Plus de rêves ! plus de poésie ! » Mais je lui dirai : « Plus de rêves ! plus de métaphysique ! » Quoi ! toute l’intelligence et tout le génie d’une grande nation, dépensés à construire des systèmes que les plus subtils peuvent à peine saisir et où l’on ne parvient à sauver les principes élémentaires de la morale que par des prodiges d’inconséquence et d’adresse ! Ne serait-il pas plus sage de continuer de croire au moins par provision ce qu’on a toujours cru, lorsqu’après avoir cherché avec tant de persévérance, on n’entrevoit même pas, au bout de ces longs efforts, quelque chose qui vaille ce que l’on sacrifie ? Que de temps perdu pour agir et pour vivre ! Et n’est-ce pas vivre qui est la première affaire des vivants ? « Toute théorie est grise, et éternellement vert est l’arbre d’or de la vie. » Ainsi parle Méphistophélès. C’est à peu près le philosophe le plus sensé qu’ait produit l’Allemagne. Je crois sa maxime, qui date déjà d’un peu loin, utile encore à méditer, en 1857, malgré l’aigre bruit croissant des machines et des locomotives, pourvu toutefois qu’on se souvienne à propos que la maxime est d’un diable, et qu’il y a aussi des théories aux fruits d’or sans lesquelles c’est la vie qui devient plate et grise.
Le roman religieux en Allemagne
(Les Orthodoxes. Roman du temps présent, par Fr. Friedrich. Leipsick, 185113.)
M. Friedrich est-il un écrivain supérieur ? Non. Un romancier qui sache inventer ? Non. Un observateur habile ? Non. C’est un conteur, rien de plus ; et ce serait beaucoup s’avancer de prétendre que son livre, quelques matières brûlantes qu’il traite, fait en Allemagne une sensation bien vive. Mais le moraliste, qui étudie son temps et qui aspire à le faire connaître, ne doit pas seulement s’inquiéter des gloires bruyantes. Là où il sent une passion vraie, il s’arrête. La douleur d’une âme blessée vaut pour lui les plus retentissants spectacles ; elle lui ouvre sur l’état d’une société et l’action d’un parti des lumières que peut-être il eût longtemps et vainement cherchées ailleurs.
Rien ne sera bientôt plus étranger à une certaine fraction du clergé protestant que l’esprit même du protestantisme. La réaction religieuse, — je prends, pour le moment, ce mot dans un sens général auquel je n’attache nulle idée de défaveur, — la réaction religieuse, qui a suivi dans tous les États de l’Europe les événements de 1848, a été conduite dans l’Allemagne protestante par une secte qui se désigne elle-même du nom d’orthodoxe. Les orthodoxes protestants sont ceux qui ne veulent point varier dans la doctrine du xvie siècle sur la prédestination. Les œuvres inutiles pour le salut, les âmes sauvées ou damnées de toute éternité, même avant que de naître, par un décret divin : voilà, comme chacun sait, le principe de cette doctrine. C’est déjà beaucoup se méprendre sur la nature de la réforme religieuse au xvie siècle, que de faire consister tout le protestantisme dans un dogme spécial que Zwingle n’a fait que traverser, que Luther n’a jamais rigoureusement défini, qu’une bonne partie de l’Église calviniste elle-même, dès le début du xvie siècle, a rejeté ou essayé de mitiger. Mais c’est se méprendre bien plus encore que de qualifier d’impie quiconque discute ce dogme ou croit autrement, et d’aspirer à détruire le libre examen dans une Église qui n’est fondée que sur cette base. La réaction religieuse de l’Allemagne est allée jusque-là. Il ne manque point de gens, en effet, qui, dans l’excès de leur sollicitude, se figurent sans cesse le christianisme prêt à disparaître de la surface de la terre, comme par un coup de baguette. Ils agissent du moins comme s’ils le pensaient ; c’est le prétexte qu’ils donnent à leurs violences quand ils poursuivent si âprement l’incrédulité en voyant partout des incrédules. Cette sorte de gens, dans presque tous les pays et toutes les communions de l’Europe, a repris depuis 1848, sur l’opinion publique, un crédit qui n’est déjà plus à son apogée, mais qui ne paraît pas encore à son déclin. Le singulier mouvement d’idées et de passions que l’année 1848 a vu éclater, est encore bien mal connu dans ses causes, dans sa nature et dans ses conséquences. Un seul trait y reste en relief ; c’est que, dans un accès de belle ferveur, on a aspiré alors à tout améliorer, y compris la Providence, contre laquelle nombre de gens se souviennent d’avoir lu, chez nos voisins de Bade, des instructions rédigées en fort beau style allemand, par les chefs de Carlsruhe. De là des alarmes de toute espèce qui n’ont été que trop exploitées en Allemagne et ailleurs. Je compatis aux craintes des âmes pieuses, fussent-elles exagérées. Je comprends le zèle à défendre une croyance, fût-il excessif. Mais c’est à condition que ce zèle soit pur de tout mélange de l’orgueil humain et de l’esprit de domination sacerdotale. En est-il toujours ainsi chez ces champions de l’orthodoxie allemande, si prompts à refuser à des protestants comme eux jusqu’au titre de chrétiens ? Je voudrais le croire. Mais comment l’intolérance n’aurait-elle pas pour conséquence nécessaire le pharisaïsme ? Comment une secte entreprenante qui veut devenir parti dans l’État et qui le proclame chaque jour assez haut, ne serait-elle point un appât jeté aux ambitieux désœuvrés ? C’est le châtiment légitime de l’étroitesse d’esprit qu’elle serve d’instrument à l’intrigue, et des principes durs qu’ils couvrent et consacrent la dureté des méchants. Il est si commode de régner au nom de l’orthodoxie ! Nous n’avons à discuter ici ni les doctrines des orthodoxes luthériens ou calvinistes, ni le titre qu’ils se donnent, ni pourquoi ils veulent rompre, au nom du dogme de la prédestination, avec quiconque, dans l’Église protestante, n’entend pas ce dogme de la même façon qu’eux. Ce serait affaire de théologie plus que d’histoire morale. Mais si les orthodoxes prennent plaisir à effrayer les consciences, s’ils troublent les esprits, s’ils irritent les âmes, tout honnête homme a droit de leur demander compte des colères soulevées contre eux par eux-mêmes ; car elles constituent pour la foi chrétienne un péril plus grave que les dissidences qu’ils voudraient étouffer.
Le livre de M. Friedrich est l’expression de ces colères, et, dès les premières pages, on peut sonder la profondeur du mal. Une indignation douloureuse les remplit. Elle va d’abord à l’extrême ; elle n’est pas cependant d’un esprit chagrin et qui se tourmente à inventer des noirceurs ; elle n’est pas d’un sectaire. Elle est d’un homme, irrémédiablement frappé, en qui l’on devine un homme d’honneur et de jugement. Ce livre a été écrit comme il sera lu, avec une émotion de révolte contre les Pharisiens. C’est l’histoire d’un jeune candidat en théologie, Albert Richter, pauvre et sans appui, qui ne paraît être ni orthodoxe ni dissident, mais qui a la foi évangélique, beaucoup de zèle et d’instruction, qui rêve d’obtenir une paroisse de village, de s’y marier avec une simple jeune fille qu’il aime de tout son cœur, et de vivre là, à côté de son vieux père, dont il sera le soutien, à la façon des patriarches et du vicaire de Wakefield, cultivant son jardin, élevant dans l’amour du Christ les enfants qui lui viendront, consolant ses ouailles, portant la pauvreté avec joie, et disputant sur la grâce le moins possible : Mais, comme il ne caresse l’orthodoxie de personne et qu’il témoigne un goût médiocre à se faire paladin de la damnation quand même, il lui faut dire adieu à ce songe riant d’une existence selon la Bible. Il ne sera ni pasteur ni maître d’école. Quand il vient solliciter auprès des puissances de l’Eglise, on lui donne des injures au lieu d’une place. On le persécute, lui et son ami Schrœter, jusques-là qu’on les accuse auprès du prince de tramer des complots contre sa personne. Je le répète. M. Friedrich ne s’annonce pas comme un romancier de premier ordre. Il a pourtant un grand signe de vocation : la sincérité et la force de sentiment. Il écrit de haute lutte. Avec cela on intéresse sans qu’il soit besoin ni d’une imagination inventive ni d’un rare génie d’observateur. À lire seulement la scène qui ouvre son livre, le sang bout dans les veines. Ils sont là tous réunis en synode, le surintendant Mœller, le conseiller consistorial Ellis, le pasteur Burger, accompagné de son gendre Otto, pour juger la thèse d’Albert Richter. Toutes leurs paroles, tous leurs gestes sont des affronts sanglants pour le pauvre candidat. Avec quelle injustice ils méconnaissent son humilité et son bon vouloir ! Avec quel dédain glacial ils tournent une à une les pages de ce manuscrit, son premier amour, le premier fils de son esprit, son chef-d’œuvre ! Il a commis une faute impardonnable, en vérité ! Luthérien, il a mieux aimé se rencontrer avec Luther qu’avec eux-mêmes sur une question de liturgie. Et puis, il a étudié à Tubingue ! Qui peut répondre dès lors qu’il n’est pas secrètement abonné à quelque recueil pervers, allemand ou français, tel que le Lien du pasteur Coquerel ou le Disciple de Jésus-Christ de M. Martin-Paschoud ? C’est pourquoi ils l’appellent philosophe et ignorant, deux mots synonymes. Sa pâleur ne les touche point ; la candeur de ses explications ne fait que redoubler leurs mépris ; ils le renvoient le cœur brisé, l’esprit plein de doutes, désormais sans espérance et sans vocation fixe, lui que Dieu avait peut-être marqué pour être du petit nombre de ceux qui le servent en esprit et en vérité. Quelque irritation que nous cause cette scène, elle nous laisse calmes auprès de celle qui suit presque aussitôt. Nous sommes à l’église. Le consistorial Ellis célèbre un mariage. Les deux fiancés, qui s’aimaient avant de pouvoir s’unir l’un à l’autre, ont autrefois commis une faute, longuement expiée par six années de repentir assidu. Ellis le sait par les aveux mêmes de la jeune femme ; dans sa religion scrupuleuse, elle aurait cru surprendre les bénédictions de l’Eglise si elle l’avait tu. Néanmoins Ellis a voulu qu’elle se présentât devant l’autel avec le costume ordinaire des vierges chrétiennes, une couronne de myrtes dans les cheveux. Il fallait à l’orthodoxie sa proie. Je cite ici textuellement pour donner une idée de la passion entraînante, qualité principale de l’auteur.
Emma se tenait tremblante devant l’autel ; on pouvait presque entendre les battements de son cœur. Le conseiller consistorial s’avança, mais non pas comme un pasteur de l’Église qui se prépare à accomplir un acte de bénédiction. Il avait le visage superbe. On sentait l’orgueil jusque dans la prière qu’il prononça à haute voix. Il inclina la tête, mais sans aucune humilité. Son extérieur était à mille lieues de l’humilité véritable. Il lui suffisait que les hommes s’y trompassent et le tinssent pour humble. Après la prière, il se tut un instant ; il contempla d’un œil raide et sévère le couple debout devant lui, fit un pas en avant, puis commença son discours sur le texte des Psaumes (LI, 2) :
« Sois-moi clément, ô Dieu, selon ta bonté, et anéantis mes péchés selon ta miséricorde ; car je confesse mon crime et mon péché est devant moi. »
Ces mots renfermaient la pensée dominante du sermon nuptial.
Une rougeur sombre courut sur le visage des deux époux. Avec des paroles tristes et dures le conseiller commenta le sens du psaume ; plus il parlait, plus il touchait de près à la faute commise par les deux malheureux ; plus ses allusions devenaient claires. Emma douta un instant si elle ne devait point se jeter à ses pieds pour implorer sa compassion. Mais elle ne le put point ; ses membres lui refusaient leur service. Elle ne put que lui adresser un regard, un seul regard, exprimant si bien la complète mortification intérieure, si plein d’un repentir et d’une humilité célestes, si suppliant dans sa douceur qu’il eût attendri le cœur d’un scélérat et ému une statue ; mais le regard du saint conseiller ne rendit que rudesse, orgueil et mépris.
Son discours devenait de plus en plus violent. « Et vous aussi, vous appartenez à la race déchue ; vous avez succombé à la tentation, et cependant vous ne reconnaissez point vos péchés, et vous ne les avez point devant vous. Vous avez recouvert votre perversité du manteau de l’innocence. La vanité vous pousse à vous présenter devant le monde comme si vous étiez purs. Emma se cramponna aux bras de son fiancé avec un effort suprême. Tout son sang paraissait avoir quitté ses veines ; elle se tenait là, pâle comme la mort. Les yeux de tous les assistants se dirigeaient sur elle, pleins d’angoisses et de pitié. Les yeux du conseiller consistorial restaient froids et superbes.
Il continua, en se tournant vers la fiancée : « Tu te présentes à l’autel du Seigneur avec la couronne qui ne convient qu’à l’innocence d’une vierge pure. Loin de toi cette couronne ! Tu n’es plus vierge ! » Et il s’avança sur la fiancée ; il lui arracha sa couronne ; les boucles de ses cheveux retombèrent en désordre comme sur la tête de la Madeleine. Il jeta les myrtes à terre et les foula aux pieds.
« Lâchez-moi ! lâchez-moi ! je vais à elle ! » cria une voix au fond de l’église. C’était Schrœter. Il était hors de lui. Des amis l’entraînèrent hors de la maison du Seigneur, pour empêcher qu’il n’arrivât quelque pire scandale.
Tout redevint tranquille. La fiancée s’était évanouie. Pâle et muet, Linde (son amant) restait penché sur elle. La conscience de sa faute pesait lourdement 5ur lui. Il ne savait ce qu’il faisait.
On voulut emporter la fiancée. « Laissez-la, s’écria le conseiller consistorial, il faut qu’elle s’éveille au pied de l’autel du Seigneur pour expier sa faute. »
Il échangea les anneaux du jeune couple, et lorsqu’il eut fini son discours, il se jeta à genoux, et s’écria, en levant les mains jointes : « Ô Vierge céleste et pure ! ô Seigneur ! ce péché tournera à ta gloire et à celle de ton Église ! Toi-même as tout dirigé. Nous tous qui sommes sans péché, nous levons les bras vers toi et nous te supplions ; maintiens-nous dans ta grâce, reçois-nous dans ton royaume. Amen ! »
Personne ne bougea. Aucun bras ne se leva, hors celui du conseiller consistorial.
Cette scène est dramatique, mais on y sent l’excès, et plus d’un détail y dépasse les bornes du vraisemblable. C’est par l’excès que se traduisent à la fois, chez M. Friedrich, et les blessures incurables qu’a dû recevoir l’honnête homme et l’inexpérience de l’écrivain. Ellis, dans toute la première partie du récit, est un personnage impossible, brutal assassin d’une jeune femme qui se confie à lui, suborneur, et, pour couronner le tout, infanticide. C’est trop, même pour un orthodoxe. De tels caractères et de telles vies restent toujours et partout des caractères et des vies d’exception. Et l’on rencontre dans le livre de M. Friedrich bon nombre d’imputations du même genre, qui, généralisées comme elles le sont, ressemblent, à d’aveugles calomnies. Puisque M. Friedrich voulait signaler les vices propres à un clergé luthérien, exclusif en dépit de Luther, et dominateur superbe au nom d’une religion de libre examen, qu’avait-il besoin de battre la campagne et de courir après les infanticides ? L’intolérance, l’esprit persécuteur, conséquence naturelle de l’esprit d’exclusion, les paroles hypocrites, la sainteté fausse, l’abus sacrilège des promesses de la grâce, ne sont-ce point là des choses par elles-mêmes assez odieuses pour soutenir l’indignation du lecteur et assez fécondes en événements tragiques pour soutenir la verve du romancier ?
M. Friedrich aurait du mieux le comprendre. Son conseiller consistorial Ellis est une invention forcée qui d’abord nous secoue mollement, mais qui, à la réflexion, nous fait sourire. Avec plus d’habileté à adoucir certaines nuances encore trop crues, son pasteur Otto eût été un personnage réussi. La théorie d’Otto sur le péché, agréable au Seigneur quand ce sont les élus qui le commettent et qui lui fournissent ainsi une occasion d’exercer sa grâce, eût scandalisé l’âme austère de Calvin. Ce n’est pas toutefois une aberration qui ne puisse naître de la doctrine « orthodoxe » de la grâce dans un cerveau de théologien orgueilleux, enivré de son éloquence sonore. Mais quand l’auteur essaie de montrer, par l’histoire d’Élisabeth, vers quelles pentes dangereuses glissent les enseignements des orthodoxes, il devrait procéder avec moins de brusquerie et soupçonner que, parmi les choses probables, toutes n’arrivent point dans la vie réelle aussi aisément qu’on les peut raconter dans les livres. Otto bouleverse, à force de raideur superbe, la paroisse confiée à ses soins. Au lieu de cultiver humblement la vigne du Seigneur, il la ravage de fond en comble ; il la traite comme l’ivraie. À Halle, dont il vient de quitter les bancs, les maîtres de la doctrine lui ont appris qu’une nouvelle peste s’est répandue sur le monde et l’infecte, à savoir les rationalistes déguisés sous le nom de chrétiens ; impies, cela va sans dire, athées, païens, panthéistes, mais ayant ceci de singulièrement redoutable qu’ils poussent la perfidie jusqu’à enseigner la divinité de Jésus-Christ, comme de véritables chrétiens, et même jusqu’à y croire. Aussi, à peine installé comme pasteur dans le bourg de B…, il remarque très bien que tous ses paysans ont une petite pointe d’hégélianisme. Quelle matière pour sa vaillance ! Violenter les consciences par le rétablissement de formules vieillies, sacrifier l’esprit à la lettre, outrager ceux qui résistent, flétrir du haut de la chaire les plus honnêtes gens, humilier la vieillesse ; contraindre l’enfance : tout cela, c’est l’orthodoxie. Le temple désert et l’autorité des magistrats invoquée pour le remplir, tel est le résultat des prédications d’Otto. Si de ce douloureux tableau du divorce d’un pasteur avec son église, M. Friedrich eût fait le principal et même l’unique objet de son livre, il eût porté de grands coups.
Mais il esquisse quelques traits d’une main rapide et il passe outre. M. Friedrich ressemble à un voyageur altéré qui rencontre de temps à autre de minces filets d’eau bruissant dans les prairies, mouille ses lèvres, continue sa route et ne s’aperçoit point qu’en écartant les herbes, il eût découvert une source. Aussi bien que des situations, il crée des personnages pour n’en rien tirer. Que fait-il, par exemple, du pasteur Binder ? Celui-là est un honnête homme. Il a horreur du zèle bruyant et des vaines querelles. Ses collègues le dédaignent et l’oppriment, d’abord parce qu’il faut bien en ce monde qu’une compagnie nombreuse ait quelqu’un de ses membres à opprimer et à dédaigner, ensuite parce qu’il est le plus doux d’entre eux, le plus humble, le plus facile à accabler et que sa piété bienfaisante accuse chaque jour le faste et la stérilité de leur dévotion. Mais quelle figure effacée ! quel manque de précision dans les détails ! On eut voulu connaître une à une ses douleurs, on eût voulu en savourer le contraste avec les triomphes d’Otto. Balzac a retracé, dans d’autres conditions et des conditions de trivialité mesquine, la rivalité de deux prêtres, l’un, séminariste fougueux et expert aux ruses de ce monde, l’autre, bon homme, innocent comme l’agneau pascal, sans aucune idée du mal, timide, déjà vieux, victime sans cesse de sa bonté et de son imprévoyance. De ce duel implacable une mort d’homme est le terme, et l’on ne distingue même pas le cliquetis des épées. Un changement de paroisse, la rivière à traverser, deux ou trois maisons qu’il trouve, un soir, fermées devant lui : il n’en faut pas davantage pour tuer l’abbé Birotteau, et il était nécessaire que cela le tuât. Admirez maintenant la candeur de M. Friedrich qui se tourne la cervelle à imaginer un amas de crimes, capable de défrayer trois sessions de cours d’assises : vol avec effraction, faux, poison, introduction de concubine au domicile conjugal, excitation à la débauche, enfants étouffés au sortir du ventre de leur mère, incendie, noyade, que sais-je encore ? Et tout cela, sous prétexte de peindre le parti des saints en Allemagne ! Heureux M. Friedrich, avec ses infanticides ! il ne connaît pas les saints et leurs ressources. Qu’il suppose le pasteur Binder placé dans la même paroisse qu’Otto et refusant de se plier à sa liturgie ; Otto le tuera en dix ans, sans poignard ni poison, d’un coup d’épingle par jour, et il prononcera son oraison funèbre. J’ai vu cela.
M. Friedrich manque donc l’ensemble de son œuvre. Il le manque par cette foule d’incidents d’un romanesque banal qui traînent partout ; il le manque par le dénouement qui ne conclut rien, qui n’est qu’une pièce de rapport juxtaposée tant bien que mal, un reste du récit, un moyen de théâtre, renouvelé de la mort de Bug-Jargal et de celle de Mordaunt dans les Trois Mousquetaires. Son style même, d’une poésie tout enfantine, qui a certainement son charme et son attrait particuliers, révèle cependant je ne sais quoi de trop neuf, je ne sais quelle ingénuité d’allures mal convenable à un romancier. Il y a tel de ses chapitres auquel il ne manque que d’être copié par une petite fille à tête blonde, pour son concours d’écriture, sur un cahier de papier blanc satiné, cousu d’un ruban bleu. Mais ses qualités morales, la vivacité de ses impressions, les haines vigoureuses que lui inspire le mal, le ramènent sans cesse au vrai de son sujet dont l’écarte sans cesse l’insuffisance de son talent ; il a jeté dans la trame lâche de son récit plus d’un épisode fortement conçu, qui saisit et qui émeut, et il faudrait ajouter à ceux que nous avons déjà cités cette histoire déchirante de la famille d’Henri, une pauvre famille d’ouvriers aux prises avec le pasteur Otto et son frère le fabricant, avec la dévotion hypocrite et sa digne compagne, la richesse sans entrailles. Ainsi, alors même que par défaut d’expérience ou d’adresse naturelle l’écrivain manque son but, l’homme sait nous retenir, et c’est surtout la disposition d’esprit dans laquelle se trouve l’homme qui excite en nous les pensées sérieuses. Nous ne voulons pas creuser trop avant les opinions religieuses de M. Friedrich. Nous craindrions d’y découvrir, sous un respect purement philosophique de l’évangile, et mêlée à de vagues retours de christianisme, une hostilité réelle contre toute doctrine vraiment chrétienne. Il ne faut pas, en effet, que sa dédicace « à Sa Grandeur, le conseiller consistorial supérieur, Charles Schwarz, prédicateur de la cour à Gotha », nous fasse illusion. Le panthéisme est le fond de son œuvre. Quand bien même on n’y verrait point percer, en deux ou trois scènes calquées en sens contraire sur des scènes d’Eritis sicut Deus, la secrète préoccupation de répondre aux arguments de ce livre contre les philosophes, comme la défense répond à l’attaque, le panthéisme éclate dans ses théories sur le repentir, sur la mort, sur la vie future. Qui l’a fait panthéiste ? Qui lui a inspiré, contre toute espèce de religion positive, cette antipathie qu’il n’avoue point, mais qui se découvre assez d’elle-même ? Quelque Otto qu’il aura trouvé sur son chemin avec sa piété sèche, débitant sans terreur des phrases terribles sur la damnation éternelle, prêchant le mépris des biens de ce monde et vivant avec plus d’aises que les mondains, montrant la porte étroite et passant d’un pas superbe par la porte large ; doux à lui-même, intraitable aux autres ; sans une larme devant la mort sous prétexte qu’elle est dans les desseins de Dieu, sans un repentir de ses propres péchés, parce que ce sont les péchés du juste ; au fond, peu soucieux que l’on croie en Jésus-Christ et que l’on suive, selon sa conscience, les maîtres de la Réforme, si l’on néglige le moindre iota des enseignements orgueilleux qu’il laisse tomber du haut de sa chaire, si l’on ne se prosterne point sans réserve comme sans murmure devant sa personne sacro-sainte et tout ce qui lui appartient, devant sa femme, ses enfants, sa servante et son bœuf ! Quand je songe à ceux qu’attaque M. Friedrich, je me range hautement de ‘son parti. Quand je le regarde lui-même, quand j’écoute ses doctrines, quand je vois sa violence sombre, je ne puis m’empêcher de le blâmer. Son égarement m’effraie et m’attriste. Hélas ! et ce n’est pas l’égarement d’un seul, ce n’est pas le cri de détresse d’une âme isolée ! Si celui-là a été jeté hors de la droite voie et de la saine doctrine, combien d’autres ont dû l’être avant lui par les mêmes causes ! Qui sait le peu qu’il eût fallu d’efforts pour le retenir dans la foi ? Les gaucheries même de l’écrivain, l’inexpérience du polémiste, sa docilité à se faire l’écho des opinions nouvelles qu’il a embrassées, sa morale qui reste chrétienne quand sa philosophie ne l’est plus ; cette poésie innocente du style où l’âge d’or de l’enfance a jeté un de ses reflets ; cette douceur, presque fade à force d’être candide, qui se mêle sans cesse aux emportements du récit, tout atteste, au milieu des colères et des imaginations farouches, qu’il y avait là une âme simple, qui ne demandait qu’à vivre et à laisser vivre, qui croyait et qui eût été heureuse de croire toujours. Je ne connais pas M. Friedrich. Je ne sais par quelles épreuves il a passé ni à quelles tentations il a succombé. Mais, ou je me trompe fort, ou on le surprend tout entier dans cette phrase pleine de douleur et pleine d’abîmes, pour laquelle je donnerais le reste de son livre : « Les âmes innocentes ne se font aucune idée des noirceurs et des faussetés dont l’homme est capable. Mais se rencontre-t-il sur la route quelque action perverse dont elles soient victimes ? l’impression produite n’en est que plus forte. Alors s’évanouissent d’un seul coup les illusions de leurs jeunes années, et tout ce que l’homme, dans sa pureté céleste, peut quelquefois produire de beau et de grand, ne serait point capable de leur rendre l’idéal disparu. »
Une telle disposition des esprits est un avertissement grave pour le clergé luthérien. Non qu’un clergé tout entier soit coupable des fautes de quelques-uns de ses membres ! Non que M. Friedrich, s’il avait gardé assez de sang-froid pour être juste, n’eût trouvé à faire ressortir, à côté des vices éclatants qu’il attaque, beaucoup de vertus qui passent inaperçues parce qu’elles ne cherchent pas le grand jour ! Mais une doctrine théologique est une âpre maîtresse, et l’on a vu de tout temps le zèle de ce qu’ils prennent pour l’orthodoxie conduire un peu bien loin les meilleurs et les plus éclairés. On a beau avoir soi-même une probité irréprochable, on a beau, dans tout ce qui ne touche pas au dogme, ne se laisser éblouir par rien d’injuste ni de faux. On est enclin à ne juger le prochain en général et, en particulier, ses coreligionnaires et ses coopérateurs que sur cette mesure de l’orthodoxie. Quiconque sait l’orthodoxie en sait assez, n’eût-il jamais rien lu hors la Bible et le catéchisme, que bien souvent encore il a mal lus, ou peu ou point. Quiconque a le mérite de l’orthodoxie a tous les mérites ensemble. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, on se met de son parti ; on le défend, on le couvre ; il le faut dans l’intérêt de la religion. Et qu’est-ce que la religion y gagne ? De semer les ruines et de se faire complice de beaucoup de vilaines actions, rien de plus.
Un jour j’ai entendu M. Monod prêcher. C’était, lui aussi, un orthodoxe et un exclusif, mais un honnête homme, mort sur la brèche en accomplissant son devoir, et qui, par parenthèse, avait bien de l’esprit. Car, n’en déplaise à M. Friedrich, d’un orthodoxe à un tigre il peut exister bien des nuances ; et ce n’est point de croire à la prédestination pas plus que de n’y point croire qui constitue nécessairement le méchant homme et l’indigne pasteur. M. Monod avait choisi, pour texte de son sermon, le cinquième commandement : « Tu ne tueras point. » Une surprise pénible pesa sur l’auditoire, lorsque, refermant la Bible et promenant ses yeux avec lenteur d’une extrémité à l’autre du temple, il laissa tomber de cette voix sévère qui lui était propre, de cette voix pieusement insoucieuse des intonations oratoires, l’étrange question que voici : « Mes frères, n’y a-t-il personne dans cette assemblée qui ait tué son semblable ? » Quelque habitué que l’on fût aux rigueurs excessives de ce grand chrétien contre la nature humaine, il semblait cette fois avoir exagéré même l’excès. Et pourtant, à mesure qu’il parlait, dédaignant de procéder par les arguments ordinaires du discours, mais posant une question après une question, une hypothèse après une hypothèse, énumérant, pour ainsi dire, une à une, avec une sécheresse implacable, les différentes espèces de meurtre qu’il est possible à l’homme de commettre, je ne sais quelle vague inquiétude saisissait les consciences ; chacun craignait en examinant de près de se trouver coupable ; bien des actes, qui avaient paru jusque-là chose légère, prenaient un sens lugubre ; on frémissait d’avoir tué, ne fût-ce que par négligence. Dans cette triste et véhémente apostrophe dont l’impression ne s’est plus effacée chez ceux qui l’ont entendue, il y avait surtout un passage, qui ne m’a point frappé alors plus que les autres, mais que la vie, en se développant davantage devant moi, m’a bien souvent remis en mémoire. L’orateur s’adressait à ceux qui ont, à un titre quelconque, charge d’âmes et supériorité de pouvoir sur leurs semblables. N’avaient-ils jamais, en lâchant la bride à leurs passions, excité chez les humbles des passions contraires, de ces passions qui tuent le corps en bouleversant l’âme ? N’avaient-ils pas été superbes et allumé l’envie ? N’avaient-ils pas été injustes et enflammé la colère ? N’avaient-ils pas froissé l’homme probe, outragé le zèle pour le bien, dégoûté de la vie en même temps que de la vertu ? Eh bien ! je le demande, de ces scandales qui tuent, quels plus meurtriers scandales peuvent être donnés que par l’orgueil et la violence du sacerdoce ? Et que deviendra le juste « dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu’il ne marche », si de là, d’où il attend son secours, lui arrivent les tentations suprêmes ? Le monde indifférent peut passer à côté de ses vertus sans les apercevoir ; le siècle peut ne lui laisser que dégoûts et amertumes. C’est le train ordinaire du monde et le cours du siècle. Il le sait et il ne s’en inquiète point. Ses espérances sont ailleurs. Peut-être même n’y a-t-il guère d’état plus enviable que celui de l’âme chrétienne, lorsqu’atteinte des blessures de la vie elle se réfugie en elle-même et y retrouve, déjà fatiguée, l’éternelle jeunesse de la foi avec les pénétrantes douceurs de l’amour divin. Mais quand l’injure lui arrive de ceux-là mêmes qui sont avec elle en communauté de croyances ! Quand ceux qu’elle a choisis pour ses guides spirituels lui deviennent, par leur étroit esprit de domination, des pierres d’achoppement ! Quand il faut qu’elle méprise et qu’elle haïsse ceux de qui elle se faisait dans sa candeur de si saintes images, ceux dont la vénération était sa vie, ceux à qui elle demandait un port contre les orages du monde ! Qui pourra dire ce qui s’agite alors en elle de sombres douleurs, quels doutes la ravagent, et si la foi, seul bien qui lui reste, survivra à ces angoisses terribles ? Elle est comme une frêle fleur qu’un souffle ternit et qu’un souffle abat. Si elle succombe aux pensées mauvaises, la part la plus forte de responsabilité dans sa chute revient à d’autres qu’à elle. Si elle triomphe de cette dernière épreuve, on est tenté de dire que c’est le plus bel effort de la vertu chrétienne. Il n’est pas besoin, en effet, pour rompre avec les Pharisiens et leurs religions violentes, de rompre avec l’Évangile. N’est-ce pas le Christ lui-même qui nous a recommandé de nous défier des faux prophètes et des loups ravisseurs qui viennent à nous couverts de peaux de brebis ?
Le roman et la poésie de famille en Allemagne
(Doit et Avoir, par Gustave Freytag. Leipzick14.)
La poésie est le premier besoin d’un Allemand. Où il la trouve, il ne demande rien de plus. Où elle n’est pas, il cherche à la créer, la tirant de lui-même et la répandant sur tout ce qui l’entoure. Sa vie, dans le cercle étroit qui la borne, s’arrange naturellement comme une idylle ou un tableau épique. Il ne faut pas toujours se fier à la candeur apparente de l’Allemand. Mais lui seul paraît encore capable, au milieu des raffinements de la civilisation, d’une candeur que rien ne ternisse et que rien n’entame ; et c’est là un don de l’âme essentiellement poétique. Il a des facultés vierges ; il sait jouir avec sincérité et rêver sans se moquer de ses rêves ; l’esprit, le pur et subtil esprit, ce privilège fatal et charmant de la race française, lui est encore à peu près inconnu. On dirait à le voir si enthousiaste, et cependant si calme, qu’il est sorti d’hier des forêts de la Germanie primitive et qu’il campe à Vienne ou à Berlin comme sous la tente des patriarches. Goethe, dans ses fragments, trop négligés, de littérature et de philosophie, émet à ce propos une opinion caractéristique. « Comme il n’y a pas, dit-il, de plus noble délassement et de plus pure jouissance que la poésie, tous les Allemands, à quelque condition qu’ils appartiennent, devraient se mettre à écrire des vers sur les événements de leur vie journalière. Pour peu qu’ils eussent de culture et que les règles essentielles de l’art ne leur fussent pas inconnues, ces vers auraient presque toujours du mérite et seraient dignes d’être lus par d’autres que par l’auteur. »
Je frémis d’un tel conseil s’il était donné et suivi en France. Un Français n’écrit, pour ainsi dire, que devant son miroir, en se contemplant lui-même, avec le dessein bien arrêté d’être applaudi. Par un phénomène moral, dont il faut chercher l’explication dans l’infatigable vanité que nous reprochent les étrangers, il se dédouble, il peut, à la même heure, au même instant, éprouver de violents transports et calculer ce que ces transports, rendus par de belles images, lui rapporteront d’admiration, de larmes flatteuses, de sourires sympathiques, d’honneurs et de couronnes. Il y a toujours en lui de l’Alexandre qui trouve, au milieu des périls les plus pressants, le loisir de s’écrier : « Ô Athéniens, qu’il m’en coûte pour vous contraindre à parler de moi ! »
Aussi les vers d’amateur sont-ils chez nous autant de meurtres, accomplis avec préméditation ; et la métromanie, si elle devenait universelle de ce côté-ci du Rhin, serait la folie la plus insociable qui pût y exercer ses fureurs. Goethe, lorsqu’il donnait ce périlleux conseil, savait très bien que l’Allemand, replié en lui-même et vivant là, au plus profond de son moi, d’une existence féerique, illuminée de feux d’artifice indescriptibles, est capable de se découvrir du génie et de ne confier sa découverte à personne, d’éprouver toutes les joies et tous les ravissements du ciel à se réciter les Lieder qu’enfante son cerveau et de n’y pas chercher un lecteur, d’être enfin lui seul à lui-même son public, son auditoire et sa postérité ; à peu près comme dans un ordre d’idées différent, lorsqu’il discute en philosophe les fondements de la société politique, il détruit et fauche sans pitié, fait un carnage inouï d’institutions et de croyances, et ne voudrait pas seulement, si on le poussait à la pratique, retrancher du monde un caporal autrichien. Le Français aime trop souvent la muse en conquérant ; c’est une belle maîtresse dont il est fier ; il veut qu’on la voie ; il la mène au bois à l’heure où il est sur d’y rencontrer le plus de monde ; il la fait asseoir dans sa loge, en plein Opéra, et, quand les yeux des spectateurs sont fixés sur elle, il se lève, il gesticule, tout en lui nous cric : « Regardez, elle est à moi » : Il y a tel de nos poètes que je ne puis m’empêcher d’apercevoir encore penché sur son secrétaire, occupé à écrire ses vers au moment même où je les lis. Derrière chacun de ses mots, je vois ses mines et ses attitudes. Je pourrais les reproduire exactement sans en altérer la moindre nuance. Je lui rappellerais à lui-même, s’il l’avait oublié, comment il s’est essuyé le front après cette strophe sublime ; comment, lorsqu’il a mis dans la bouche de son héros ces imprécations vengeresses, il a levé vers le ciel un bras menaçant et de quel air de bienveillance béate il s’est écrié en terminant cet hymne à la louange des humbles : « Nicole, apporte-moi mes pantoufles. » Un Allemand aime la poésie pour elle-même ; il ne lui demande que des jouissances de cœur, les longues heures à deux dans les sentiers détournés, sous les ombrages mystérieux. Il est si pleinement heureux de son commerce qu’il n’a point le temps d’en être vain. Signe infaillible d’une vraie passion ! L’Allemagne a eu cette bonne fortune qu’au moment où la grande poésie s’est développée chez elle, les mœurs étaient d’une simplicité extrême. On ne connaissait point le luxe, même dans les capitales. Si les imperceptibles potentats de la vallée du Rhin s’étaient mis en tête, au xviie
siècle d’imiter le faste de Louis XIV et d’avoir leurs Versailles en miniature, l’exemple de Frédéric II, l’austérité singulière qu’il affectait, sinon dans sa conduite, au moins dans sa tenue et dans celle de sa cour, avaient bientôt arraché les princes allemands à ce goût dangereux de la dépense, et la somptuosité passagère de quelques landgraves n’avait pas eu le temps de s’étendre et de pénétrer dans le reste de la nation. On aura une idée de l’existence unie que menaient les bourgeois de Berlin, à la fin du dernier siècle, lorsqu’on saura que la grande débauche des plus notables était d’aller le dimanche dans un restaurant, situé près de la Maison des Invalides, manger en famille du jambon au pois. Cette simplicité de goûts et de vie, outre qu’elle mettait plus d’abandon et de fraîcheur dans les relations sociales, devait avoir nécessairement pour effet de rendre les imaginations et les cœurs plus sensibles à l’attrait de la poésie, seule magnificence et seul plaisir qui parussent permis, seule déesse brillante qui vînt jeter son éclat et sa diversité sur ces jours uniformes. La poésie, à laquelle on subordonnait et le confort et le gain et toutes les jouissances matérielles, n’avait d’autre rivale que la musique, alors comme aujourd’hui passion universelle du peuple allemand. Mais la musique était elle-même un acheminement vers la poésie. Et comme, de plus, l’instruction, soigneusement répandue par le protestantisme et les rois philosophes du xviiie
siècle, avait élevé toutes les classes à un certain degré de culture, les œuvres des poètes, lorsqu’elles commencèrent à paraître, au lieu de rester le privilège de quelques lettrés en petit nombre, devinrent aussitôt le patrimoine de la nation tout entière. Depuis les Grecs, aucune poésie n’a été plus profondément nationale et aucun peuple ne s’est plus absolument identifié avec ses poètes. Tieck n’était que le fils d’un maître cordier, et avant même qu’il eût touché le seuil d’un gymnase, Goethe lui était devenu familier. Tout enfant, tandis que sa mère l’élevait avec la Bible, son père l’élevait avec Gœtz de Berlichingen, « auquel le digne homme croyait comme aux livres saints ». A défaut de mille petits faits semblables, un fait général, trop peu observé jusqu’ici, attesterait encore la popularité des poètes et la merveilleuse puissance de la poésie en Allemagne. Cette œuvre difficile, que l’esprit et l’éloquence ont accomplie chez nous au xviiie
siècle, le mélange des classes et le triomphe de l’égalité, c’est la poésie qui l’a préparée au-delà du Rhin. Quelque étrange qu’il paraisse de rapprocher l’un de l’autre l’auteur d’Hermann et Dorothée et celui de Candide, Goethe en ce point a été le Voltaire de l’Allemagne, et Carlyle ne s’est pas abandonné au frivole plaisir de soutenir un paradoxe, il a jeté sur l’histoire intellectuelle de notre époque un magnifique trait de lumière, lorsque, voulant donner la formule de Goethe, il a défini sa poésie « le complément de la Révolution française. »
Cette passion et cette aptitude toute spéciale des Allemands pour la poésie viennent de se révéler une fois de plus par le succès de Doit et Avoir, parvenu en moins d’une année à sa cinquième édition. C’est le roman selon leur cœur. Puisque leur faculté propre est de tout convertir en poésie, même parfois l’histoire la plus aride et la métaphysique la plus sèche, puisqu’on toutes choses c’est la poésie qui les séduit et qu’elle leur suffit partout, ils n’exigeront rigoureusement de leurs romanciers aucune de ces qualités de réflexion ni aucun de ces effets violents que nous sommes habitués à trouver dans les nôtres. Des analyses délicates et minutieuses, des passions brûlantes, des amours coupables, le développement d’un caractère fortement accusé, l’action lente d’un vice étudié depuis son origine jusqu’à ses dernières conséquences, des personnages fameux mêlés à des événements fictifs qui fassent ressortir leur génie et nous rendent leur rôle plus intelligible, des situations haletantes, des imbroglios inextricables, des drames de ménage sinistres, où chaque détail, même le plus vulgaire, soit un incident qui oppresse et chaque mot une catastrophe, les rangs bouleversés, le rapprochement soudain des extrêmes, du prince et du mendiant, du forçat et de la sœur de charité, chose dont nous avons tant abusé, rien de tout cela ne leur est indispensable. Pourvu que leur âme soit doucement remuée, pourvu que leur imagination soit alléchée par des tableaux riants, par des scènes d’une suavité pure, et qu’un récit, plein d’onction, les porte sans secousse trop vive vers une moralité honnête, qui flatte leur bonhomie, on pourra leur servir vingt fois de suite, sous vingt formes différentes, l’histoire du bon Fridolin et du méchant Thierry ; à chaque fois ils seront satisfaits, ils seront ravis. Je ne dis point qu’il n’y ait pas autre chose dans l’œuvre de M. Freytag. Mais à coup sûr on se tromperait, si l’on s’attendait sur le titre à y trouver un de ces terribles romans d’affaires, conduits droit à leur but, avec la logique impitoyable d’un géomètre, comme par exemple César Birotteau, où l’intérêt et le drame reposent aussi sur une question de Doit et Avoir. En dépit de l’engouement fort légitime dont nous nous sommes pris pour les romans de famille depuis la mort de Balzac et l’enterrement, définitif, je l’espère, du roman feuilleton, je doute que, si l’on traduisait tel quel en français cet ouvrage, la fable ou plutôt l’une des trois fables principales qui le composent, la double histoire, parallèlement racontée, du sage Antoine et du pervers Itzig obtint beaucoup plus chez nous qu’un succès de mères de famille et de pensionnats de demoiselles. Et cependant il est impossible de lire l’original sans être charmé presque à chaque page ; une foule de qualités précieuses s’y révèlent ; par ses défauts mêmes, il restera l’un des types les plus curieux qui se soient produits à notre époque du génie et du caractère allemand, et c’est à ce titre surtout que la critique lui doit une attention spéciale.
I
Voici d’abord l’analyse succincte des événements de toute sorte que M. Freytag a mêlés dans son roman. Le baron de Rothsattel, l’un des seigneurs les plus considérés de la province de N***, vit paisiblement sur ses terres entre sa femme et sa fille Lénore ; son fils Charles est au service. Avec toutes les apparences du bonheur, le baron est tourmenté d’un souci qui devient chaque jour plus cuisant. Sa fortune suffit pour lui assurer une existence honorable. Mais que sera cette fortune, partagée entre son fils et sa fille ? Que deviendront les enfants de ses enfants et leurs héritiers si son bien va toujours se divisant et s’éparpillant, au lieu de s’accroître à mesure que sa famille produira des rejetons plus nombreux ? Faute d’une industrie qui augmente journellement ses capitaux, il voit, au bout de trois générations, sa postérité dépouillée du fief de Rothsattel, errante et dispersée, loin du manoir de ses ancêtres, aux quatre coins de l’Allemagne. Ces inquiétudes exagérées sur l’avenir sont entretenues chez lui par une crainte beaucoup plus sérieuse que lui donne le présent. Sa fille Lénore, élevée à la campagne, n’a encore reçu, vers l’âge de quinze ans, qu’un commencement d’éducation irrégulière et décousue. Assez mal surveillée par son père, dont toute l’attention est absorbée par le soin de son domaine, accoutumée dès l’enfance à courir seule les champs, à pied ou à cheval, elle a contracté, dans son langage et dans ses manières, des habitudes de liberté qui, fort innocentes en elles-mêmes, peuvent un jour lui devenir funestes, car la société ne pardonne guère qu’on ignore ses usages, et les bienséances se vengent presque toujours cruellement de ceux qui les choquent. Le baron sait combien il serait nécessaire qu’elle vît le monde et qu’il allât passer avec elle deux ou trois hivers dans la capitale. Mais ses revenus sont juste suffisants pour le faire vivre à la campagne. S’il se met à tenir double maison, à recevoir et à être reçu, il faudra qu’il se condamne pendant une partie de l’année, non pas à des privations, — ce n’est pas ce qui l’effraye, — mais à une économie mesquine, peu en rapport avec les exigences de son rang. Et cependant, le séjour périodique de la ville est le seul moyen d’achever l’éducation de Lénore et de corriger ce qu’il y a en elle de fantasque et d’inusité. Dans cet embarras, il se décide, après de longs combats, à écouter les conseils de l’honnête M. Ehrenthal, marchand juif de la capitale, qui lui persuade d’emprunter sur son bien à la Société hypothécaire de la province cinquante mille thalers en lettres de gage, et d’attendre à les faire valoir dans quelque bonne entreprise. Cet Ehrenthal, dont la fausse bonhomie a depuis longtemps séduit le baron, est un brocanteur d’affaires assez louches, qui gagne ce qu’il peut, comme il peut, tranquille sur ses gains, quelle qu’en soit l’origine, tant que la justice n’a point le droit de s’en effaroucher. Il ne cherche naturellement qu’à exploiter à son profit l’inexpérience du baron ; peut-être même prévoit-il déjà sa ruine et l’heureux moment où il s’installera, lui, Juif et fils de Juif, dans le château d’un fils des croisés. À peine le baron s’est-il établi en ville, muni de ses lettres de gage, qu’Ehrenthal réussit, au moyen d’une opération qui lui procure des bénéfices rapides, à pousser sa confiance jusqu’à l’aveuglement. Au bout d’une ou deux années, les dépenses de Rothsattel s’élèvent désormais bien au-delà de ses revenus, et les résolutions énergiques paraissant nécessaires pour remettre dans son budget l’équilibre détruit, Ehrenthal saisit l’occasion et l’engage dans deux spéculations, également compromettantes pour sa fortune. D’abord, en lui montrant l’appât de gros intérêts à percevoir, il lui fait prendre hypothèque pour quarante mille thalers sur une terre du comte Zaminsky, située hors de la province ; bien entendu, ce comte est plus qu’à demi ruiné, et le baron circonvenu n’en sait rien. Bientôt après il lui persuade d’élever une fabrique de sucre de betteraves sur son propre domaine ; et comme Rothsattel, après le placement qu’il vient de faire, n’a plus sous la main les sommes suffisantes, Ehrenthal n’hésite pas à lui avancer, moyennant sûreté, des fonds considérables, se promettant bien, lorsqu’une crise sera imminente, de la précipiter en retirant son aide et de tarir brusquement la source où le baron se croit toujours certain de puiser.
C’est alors que deux personnages nouveaux interviennent activement dans ce drame. Ils sont nouveaux, ou à peu près, pour le baron, mais non pour le lecteur, puisqu’on les voit en scène dès le premier chapitre du roman. Antoine Wohlfart et Veitel Itzig sont tous deux originaires d’Ostrau et tous deux orphelins. Ils ont quitté le même jour leur petite ville pour chercher fortune dans la capitale. Antoine est entré dans la maison T. Schrœter, renommée pour la sûreté autant que pour l’étendue de ses relations commerciales, et, grâce à son intelligence et à son zèle, il s’y est rapidement élevé à d’importantes fonctions. Itzig est allé frapper à la porte de son coreligionnaire Ehrenthal, qui lui a rendu d’abord l’existence assez dure. Mais l’industrieux Itzig, en prêtant de petites sommes à courte échéance, en achetant des créances désespérées, auxquelles il savait rendre une partie de leur valeur, en se faisant, à ses heures de loisir, l’intermédiaire et le courtier d’un incessant commerce de vieux effets et de vieux meubles, a fini par réaliser un capital qui a ébloui son patron ; de telle sorte qu’Ehrenthal, après l’avoir employé à cirer ses bottes, en a fait successivement son teneur de livres, son associé et le confident de ses projets. Il y a longtemps du reste qu’Antoine et Itzig sont secrètement liés, par des passions et des intérêts différents, à la destinée du baron. Antoine aime Lénore, dont le hasard l’a rapproché à son entrée dans la vie active, et qu’il a revue souvent depuis dans un salon de la capitale. Itzig aime le château de Rothsattel, qui a eu ses premiers regards de convoitise. Ces premières amours de Juif sont terribles, et Itzig n’a jamais oublié le château. Une opération hardie vient justement de le mettre à la tête d’une somme assez ronde. Un sien ami, du nom d’Hippus, avocat fort savant, brouillé avec la police, lui a enseigné en vingt leçons toutes les embûches dont le régime hypothécaire est semé et tous les pièges qu’un habile homme peut tendre au moyen du papier timbré. Sa fortune et sa science lui permettent dorénavant d’aspirer, sans trop d’outrecuidance, à devenir seigneur suzerain du fief de Rothsattel. Initié à tous les plans d’Ehrenthal, qui ne connaît pas les siens, il lui sera facile de les déjouer, de saisir au moment propice la proie que guette son patron et d’être le Raton de ce Bertrand. Pour cela, il devient, sous le nom d’un tiers, à l’insu d’Ehrenthal, actionnaire de la fabrique et créancier du baron. C’est en vain qu’Antoine, vaguement informé par des propos d’auberge des manœuvres d’Itzig, avertit Rothsattel de se tenir sur ses gardes. C’est en vain que, pour sauver l’héritage de Lénore, il forme une ligue avec le propre fils d’Ehrenthal, Bernard, jeune homme d’une grande noblesse d’âme, qui souffre de la cupidité de son père, et qui au fond la maudit. C’est en vain qu’il réussit à fléchir Ehrenthal lui-même. Rothsattel commence à se défier du marchand lorsqu’il devrait s’abandonner à lui sans conditions. Survient une crise. Placé par les opérations de sa fabrique en face d’exigences et de besoins qu’il ne peut satisfaire, il n’imagine pas d’autre moyen, pour obtenir de l’argent, que de se livrer à Itzig ; il sacrifie jusqu’à son honneur, et bientôt, en dépit de ce cruel sacrifice, sa ruine est consommée.
Mais le roman n’est pas fini. Il me faut même présenter tardivement aux lecteurs deux personnages encore qui vont s’élever à l’emploi de premiers sujets, mais dont l’un, malgré sa physionomie originale et son caractère remuant, n’a joué jusqu’ici dans cette histoire qu’un rôle secondaire, tandis que l’autre, avec sa douceur et son abnégation, a passé presque inaperçu. Il s’agit de Fink, l’ami d’Antoine, et de Sabine, la sœur de T. Schrœter. Qu’est-ce que Fink ? Il n’est point aisé de répondre et de reproduire en quelques traits cette figure de haute fantaisie que M. Freytag a dessinée avec une prédilection marquée. Imaginez, si vous le pouvez, un Yankee dont l’orgueil consente quelquefois à se dédire, une sorte de Méphistophélès gentleman, à demi réconcilié avec les hommes, qui se moque du bien sans parti pris pour le mal, qui se plaise à faire ressortir sans cesse les ridicules et les faiblesses de la nature humaine, et qui montre, par ses propres actions, tout ce qu’il y a en elle de générosité et de grandeur : vous aurez Fink. Gentilhomme de naissance, Fink, voué au négoce par la volonté paternelle, est cependant demeuré gentilhomme. Il n’a que des goûts nobles, les chevaux, les armes, la chasse, la galanterie, la grande culture. Après mille escapades et mille aventures, qui l’ont conduit de Hambourg à New York, et de New York dans les solitudes de l’Amérique du Sud, placé par son père chez M. Schrœter pour y achever son éducation commerciale, il bouleverse du haut en bas la maison paisible du négociant. Il éprouve un âpre plaisir à dégoûter les commis, bonnes gens aux mœurs simples, des joies innocentes de leur état, et à tourner en ridicule le zèle important qui les relève à leurs propres yeux. Il leur enfonce dans les chairs le collier de servitude qu’ils ne sentent point. Il leur souffle l’esprit de mécontentement et de révolte ; chacune de ses paroles sangle comme un coup de fouet : c’est le serpent dans le paradis. Rien n’est à l’abri de ses sarcasmes, pas même le Principal, espèce de dieu terrestre, trônant sur ses ballots, dont tous les employés, porte-faix, caissiers, teneurs de livres, contemplent la majesté silencieuse avec un respect plein de tremblement., Antoine, seul, ose résister à Fink. Outragé par lui, il va jusqu’à le provoquer en duel. On s’attendrait à les voir dès lors ennemis acharnés. Mais l’orgueilleux Fink, sensible à ce trait de courage, décline la provocation et fait de son adversaire son compagnon inséparable. Ce n’est pas qu’il soit d’abord séduit par les qualités solides d’Antoine, qui, plus tard, doivent le soumettre et le dompter. Il a seulement reconnu en lui « de la race » ; il prend, à le former, le même genre d’intérêt qu’à dresser un cheval farouche. C’est lui qui enseigne au timide jeune homme à porter un habit et à tenir son chapeau. C’est lui qui le présente à très haute et très puissante dame la comtesse de Baldereck, et qui le lance dans la haute société de la capitale en le faisant passer lestement pour le bâtard d’un empereur. Tel est l’homme singulier pour lequel Sabine, l’ange protecteur de la maison T. Schrœter, éprouve une passion d’autant plus profonde qu’elle dort muette au fond de son âme. Fink a beau la blesser dans ses délicatesses de femme et d’Allemande, heurter toutes ses idées d’économie domestique, trouer à coups de fourchettes ses nappes les plus fines, rentrer chaque nuit à une heure où les honnêtes gens sont rarement dehors, raconter à table des histoires incongrues ; elle l’aime, elle pleure de l’aimer, et se cache si ‘bien de ses larmes qu’Antoine seul a deviné son secret. Pour Fink, il court les bals ; il adore ‘trois ou quatre femmes à la fois : Mlle de Baldereck le tient pour son fiancé, Rosalie Ehrenthal le reçoit à la sourdine, et il ne serait pas gentilhomme et digne en tout point d’une belle-mère d’aussi haut rang que la Baldereck, s’il n’entretenait une danseuse du Grand-Théâtre. Comment Sabine, à qui ces intrigues ne peuvent échapper, ne ferait-elle pas un sérieux retour sur elle-même ? Comment ne serait-elle pas effrayée de se sentir enchaînée au destin d’un homme qui, dans son orgueil, joue sans cesse avec son existence et celle des autres ? Aussi jure-t-elle de surmonter cette fatale passion. Quand Fink, rappelé brusquement en Amérique par de pressantes affaires de famille, songeant trop tard, à cette heure solennelle de la séparation, quel trésor il va perdre, demande à Sabine d’être la compagne de sa vie, Sabine a le cœur brisé, mais elle refuse. Pauvre femme, à qui il ne reste dans sa douleur d’autre consolation que l’amitié d’Antoine ; et cette amitié même va lui faire défaut !
Antoine, en effet, ne pense qu’à Lénore. Se rapprocher d’elle, se dévouer à elle, il ne forme pas d’autre vœu. La ruine du baron lui offre enfin une occasion de le réaliser. Dans le désespoir où Rothsattel est plongé, il n’a ni le sang-froid ni l’énergie nécessaire pour disputer aux intrigues d’Itzig les débris de sa fortune. Déjà il doit renoncer au fief de Rothsattel ; il ne lui reste d’autre refuge que cette terre polonaise du comte Zaminsky, sur laquelle il a pris hypothèque et qu’il s’est ensuite laissé induire à acheter un prix fort au-dessus de sa valeur. Mais cette terre est depuis longtemps abandonnée : il faut tout y créer, l’habitation et les cultures, et tout créer au milieu d’une population hostile ; l’idée seule de tant de soins accable le baron. Pour comble de malheur, au milieu des chagrins, des larmes et des fatigues, il devient aveugle. C’est alors que Lénore, dans un admirable élan de cœur, songe à Antoine qui n’est plus tout à fait un inconnu pour son père, puisqu’il a vainement essayé de l’éclairer sur les projets d’Itzig. Ce qu’on propose à Antoine, c’est le sacrifice de son existence tout entière : abandonner la maison Schrœter, s’exiler en Pologne, y vivre en ami, lui dit-on, mais peut-être aussi en domestique d’un grand seigneur. N’importe, il vivra auprès de Lénore, et il accepte. Il vient pourtant de rendre au Principal un de ces services qui lient pour toujours un homme à un autre. Dans un récent voyage au milieu de la Pologne insurgée, il l’a tiré des mains d’une bande de furieux qui se préparaient à l’égorger. Depuis ce temps, Sabine, émue de son courage, a senti se transformer en un sentiment plus vif et plus tendre l’affection presque maternelle dont elle l’enveloppait naguère, quand il était encore au seuil de la jeunesse, timide et ignorant le monde. Il est devenu homme maintenant, et elle l’aime en homme ; Fink, qui était l’objet de ses entretiens avec lui, n’en est plus que le prétexte ; elle lui parle moins de son ami et davantage de lui-même.
Antoine, cependant, ne remarque point ces symptômes ; il n’entend pas les conseils de Schrœter qui lui montre en perspective, dans son comptoir, la fortune à laquelle il va tourner le dos, et plus encore, le bonheur ! Le bonheur, il est là-bas dans le manoir désolé et non dans cette maison florissante. Il part donc, — et avec quelle joie secrète ! avec quels doux mouvements d’espoir ! — afin de tout préparer en Pologne pour recevoir les Rothsattel ou plutôt Lénore.
Mais, hélas ! une fois qu’il s’est établi à X***, tout change d’aspect ; la tristesse sur cette terre de deuil fait place à l’espérance. Lutter chaque jour contre la malveillance des paysans et la jalousie des palatins du voisinage, rétablir l’ordre dans la propriété, contenir les maraudeurs et les braconniers, habitués à un long pillage, forcer l’indifférence des autorités locales à protéger la famille allemande, et tout cela sans obtenir même la confiance du baron, qui ne voit plus partout que des ennemis et d’avides intrigants ! Antoine succomberait à ces devoirs pénibles si, par un bonheur inattendu, Fink ne lui tombait un beau jour dans les bras, arrivant tout frais des Montagnes Rocheuses sans se faire annoncer. Fink a reconnu décidément que le commerce ne lui convient pas, surtout le commerce chez les Peaux-Rouges, agréablement entremêlé de trahisons et de chasse à l’homme. C’est pourquoi il a pris le parti de déserter, avec armes et bagages, la très honorable Compagnie de l’Ouest, non sans avoir eu la précaution de ménager une déconfiture complète à ses associés, qui étaient d’abominables coquins, et de les dénoncer comme tels dans tous les journaux de l’Union. Il sait que les ménagères allemandes sont ennuyeuses à périr. Il frémit à l’idée des jeunes margraves qu’on rencontre chez Mme de Baldereck. Mais il a hanté les démocrates propriétaires de nègres et il se résigne à tout. Il arrive justement pour être témoin de scènes terribles au milieu desquelles il se joue ; la province polonaise est en feu, et les paysans soulevés viennent assiéger le château de X***. Le sang-froid de Fink et son esprit fertile en ressources ne sont pas à son ami d’un médiocre secours pour écarter le péril et sauver la petite colonie allemande. Mais que sert à Antoine cette victoire ! En dépit des obligations sans nombre que contractent à son égard les Rothsattel, il y a entre eux et lui un mur infranchissable. Le baron le considère comme un tuteur importun et le fatigue de ses résistances capricieuses, à peine dignes d’un enfant. Encore si l’amour de la fille lui restait ! Lénore l’aime toujours, il est vrai ; comme une sœur dévouée, elle le console, par ses tendres soins, des aigreurs du baron ; ce n’est plus toutefois pour lui la Lénore des premières années. Lui-même, plus il apprend à la connaître, vaine, fantasque, étourdie — (du moins c’est ainsi maintenant qu’il la voit), — plus il se rappelle, malgré lui, les vertus sérieuses qu’une autre eût consacrées peut-être à son bonheur. Mais voudrait-il ravir Sabine à Fink, revenu sans doute d’Amérique pour elle seule ? Fink, cependant, est bien loin des pensées que lui prête Antoine. Il songe avec quelle adresse et quelle vaillance Lénore manie un cheval ; il l’a vue durant le siège du château, belle de courage et d’ardeur, impatiente de charger l’ennemi, et il applaudit chaque jour à cette résignation joyeuse dans l’adversité qu’Antoine traite de frivole. Ah ! l’admirable compagne pour un aventurier tel que lui ! Et que Sabine lui paraît fade avec ses langueurs et son art de conserver les nappes ! Fink n’est pas homme à le penser sans le dire, et Lénore ne s’effraie pas de l’entendre. C’est ainsi qu’Antoine devient de plus en plus étranger à ceux pour lesquels il se dévoue. Il arrive un jour où le baron, fou de défiance et de colère, lui fait une insulte irréparable. Ce jour-là, Antoine n’a plus qu’à partir pour aller reprendre, chez Schrœter, sa vie obscure et laborieuse, trop heureux si l’asile qu’il a imprudemment quitté consent à lui rouvrir ses portes.
Son retour dans la province allemande est un dernier service qu’il rend au baron. Il ne s’agit plus de sauver la fortune des Rothsattel ; c’est l’honneur de leur nom qui est en péril. Rothsattel a cédé, dans le temps, à Ehrenthal, une première hypothèque, prise sur sa terre, au nom de la baronne, sans lui donner d’ailleurs d’autre garantie que sa parole de gentilhomme et l’instrument, non enregistré, de l’hypothèque. Depuis, poussé sur le bord de l’abîme, il a vendu à Itzig cette même hypothèque qui ne lui appartenait plus, mais en observant, cette fois ; toutes les formalités prescrites par la loi. Il est vrai qu’il espérait, au moyen de certaines combinaisons financières, racheter bientôt le titre, secrètement déposé entre les mains d’Ehrenthal. Un moment, Ehrenthal, pressé par son fils de renoncer à ses projets contre la fortune de Rothsattel, semblait décidé à sacrifier ses droits et à restituer l’acte ; mais, en ce moment même, l’acte a disparu. Antoine, dès que la baronne lui a confié cette circonstance, devine sans beaucoup d’efforts qu’une pièce de cette nature n’a pu être dérobée que par Itzig. Il se trouve que le domaine de Rothsattel va être définitivement mis en vente par autorité de justice ; maître d’un double titre, Itzig peut achever la ruine du baron et rendre son déshonneur public. C’est donc contre lui qu’Antoine, arrivé dans la capitale, dirige d’abord ses recherches. Mais l’ancien commis d’Ehrenthal est devenu un personnage ; il fait de grandes affaires ; radieux et impénétrable, il reçoit les attaques d’Antoine en homme sûr de son importance. Malheureusement pour lui, il n’en est pas de même d’Hippus, qui a été son complice dans le vol de l’hypothèque. La vie d’Hippus n’est qu’une suite de terreurs ; sa tête, affaiblie par l’abus du vin, voit partout des agents de police. Itzig est perdu s’il ne trouve quelque moyen de se débarrasser de lui. Un soir, Hippus tombe chez Itzig, haletant, effaré, regardant derrière lui avec des yeux hagards, comme s’il avait un spectre sur les talons : il vient de rencontrer la justice dans sa rue. Il n’y a pas de temps à perdre ; Itzig offre de lui payer son passage en Amérique, et, en attendant qu’il parte pour Hambourg, de le cacher sur le bord de la rivière, dans une maison abandonnée attenante à l’auberge de Lœbel Pinkus ; seulement, pour dérouter la police, il faudra y pénétrer par une porte de derrière donnant sur l’eau. Itzig entraîne Hippus plus mort que vif chez Lœbel Pinkus ; il lui fait traverser une salle solitaire, pénètre dans la galerie extérieure et descend avec lui un escalier qui aboutit à trois pieds de la bienheureuse maison et de sa porte. Trois pas dans l’eau, et Hippus pourra dormir en lieu sûr, sans rêver de gendarmes. Mais Hippus, qui connaît son Itzig, ne lui a jamais accordé qu’une confiance sagement mesurée sur ses mérites. Il n’a pas plus tôt senti l’élément humide, qu’il se figure qu’on veut le noyer. Le voilà qui se démène et crie de toute la force que communique aux poumons d’un avocat ivrogne la sainte horreur de l’eau. Itzig ne songeait pas à mal. Mais, quoi ! ces hurlements vont attirer des gens soupçonneux ; et le prudent Itzig prend le parti d’envoyer Hippus au beau milieu de la rivière. Quelques jours après, trahi par des indices non suspects, il se noie lui-même en voulant fuir les gendarmes par le même chemin. Ainsi finit Veitel Itzig, et l’honneur du baron est sauvé. Je n’ai pas besoin de vous dire la conclusion de l’histoire. Antoine épouse Sabine, qui héritera un jour de la maison Schrœter ; Fink, riche à millions, se marie avec Lénore, redevenue assez riche elle-même pour n’avoir aucun besoin de ses millions ; les Polonais, vaincus par les Allemands, apprennent d’eux à vivre ; le fief de Rothsattel, sur lequel Juda étendait déjà sa main triomphante, reste chrétien, et le roman se termine magnifiquement, comme un épithalame, par une apostrophe aux deux maisons conjugales.
II
Le roman ? Il faudrait dire les trois romans ; car, sans parler des épisodes, en voilà trois bien comptés : une histoire d’amour, une crise d’affaires, un récit moral. L’histoire d’amour a le tort de se développer trop tard et d’entrer dans sa péripétie la plus intéressante quand déjà le lecteur ne s’attend plus qu’à un dénouement. Au contraire, la crise commerciale, qui amène la ruine du baron, arrive trop vite et ne dure pas assez. Les opérations de ses adversaires n’ont rien de dramatique ; les machines qu’ils mettent en jeu sont vulgaires ; on s’intéresse aux ennemis en présence, mais non point à leurs manœuvres ; ce n’est point un combat dont le spectateur compte les coups avec anxiété. Le baron même finit par nous causer une sorte d’impatience dont nous ne sommes plus les maîtres ; il se laisse tromper de si bon cœur que nous trouvons qu’on ne le trompe point encore assez. Il entrait, sans doute, dans les plans de M. Freytag de prêter à sa ruine une couleur plus sinistre en y ajoutant le déshonneur. Mais lorsque le baron, non content de vendre à Itzig l’hypothèque qu’il a déjà cédée à Ehrenthal de la main à la main, révèle à ce même Itzig l’alliance formée en sa faveur par Bernard et Antoine, et lui demande conseil sur leurs desseins qu’il trahit, ce n’est plus de la faiblesse, c’est une lâche déloyauté ; ce n’est plus une imprudence, c’est du vertige et de la folie. Comment pourrait-il nous inspirer encore quelque sympathie ? La part que nous prenons aux infortunes d’un personnage, fictif ou réel, l’engage à notre égard. Si nous le voyons aggraver ses malheurs de ses fautes ; si, prêt à se noyer, il choisit un trou au lieu de la perche qu’on lui tend ; si, pour ne pas se donner la peine d’ouvrir les yeux, il repousse ses amis véritables et se jette dans les bras de ses ennemis ; qu’on le pille, qu’on le roue, qu’on l’assomme, tant mieux ! Pour nous-mêmes, pour notre repos, il faut qu’il nous devienne indifférent. Autrement, il nous tiendrait dans un état d’irritation perpétuelle ; il nous épuiserait par des soubresauts incessants d’inutile colère. C’est ainsi que M. Freytag nous gâte son personnage et corrompt l’émotion de douleur sombre, mais affectueuse, qu’eût excitée en nous le désastre d’un gentilhomme ruiné par inexpérience des affaires, et non par sottise, violant, malgré lui, sa parole dans une heure d’angoisses suprêmes, mais non pas gratuitement et lourdement félon. Que dire maintenant des intentions morales que décèle la régularité géométrique avec laquelle M. Freytag met en contraste Antoine et Itzig, et oppose leurs destinées entre elles de la première page de son livre à la dernière ? Il n’y a guère de conception plus élémentaire et plus banale. D’un côté tout le mal, de l’autre tout le bien. Autant il se dresse d’embûches, autant il y a d’ornières et de précipices le long des sentiers tortueux suivis par Itzig, autant la route d’Antoine est droite et unie. Si M. Freytag n’est pas le plus résolu des calvinistes, il a manqué à sa vocation théologique. Qu’il le sache ou l’ignore, il vient de mettre en action, avec une hardiesse rare, la théorie de la grâce de Calvin. L’Institution chrétienne ne sépare pas la société des Méchants de la communion des Justes par un abîme plus infranchissable ; l’Empire des Ténèbres et le Royaume de la Lumière ne s’y juxtaposent pas l’un à l’autre en masses plus compactes et plus impénétrables. Antoine est un élu, et Itzig un réprouvé. Antoine a tous les signes de la grâce, la confiance, la légèreté de cœur, la démarche sûre, le don de plaire et d’aimer. Itzig porte sur sa figure même tous les signes de la réprobation : il est maigre, il est pâle, il a des cheveux rouges, et des cheveux rouges qui frisent ! Je vois d’ici M. Freytag créant son petit monde. D’abord, comme il a l’âme bonne, il pétrit des gens de bien avec une volupté infinie, et il les répand à profusion sur la terre allemande. Mais, quoi ! ne faut-il pas qu’il pétrisse aussi des scélérats pour montrer qu’il en sait faire ? Son paradis ne sera-t-il pas plus riant si le lecteur côtoie de temps à autre le vallon sinistre qui mène aux abîmes ! Calvin prétend que les damnés ne sont damnés qu’afin d’être aux élus un éternel et splendide témoignage de la puissance divine. C’est ainsi que fut enfanté le malheureux Itzig, voué fatalement aux rencontres périlleuses, condamné au vol et au meurtre, pour inspirer aux mères de famille allemandes l’horreur des mauvaises compagnies, et pour montrer, en cinq éditions, avec quel art M. Freytag sait manier les couleurs sombres. Poétiquement, il n’y a rien qui prête à des beautés d’un ordre plus élevé que cette antithèse absolue du bien et du mal. C’est la simplicité et la grandeur épiques. Klopstock et Milton ne procèdent pas d’autre façon. Mais un romancier, mais un moraliste ! Quel résultat M. Freytag se figure-t-il avoir atteint ? De nous intéresser à la vertu et à la probité en nous intéressant à Antoine ? Oui et non. Nous aimons sans doute Antoine pour les actes honorables qu’il accomplit ; mais nous l’aimerions encore sans cela, uniquement parce que l’auteur, en le formant, a voulu qu’on l’aimât. Pure grâce ! salut gratuit ! Antoine n’a guère de mérite à rester honnête : tout lui sourit ; tout est fleurs sur son chemin ; ce n’est que bien tard qu’il se trouve aux prises avec des difficultés sérieuses, et il a, pour les braver, l’estime et l’affection de Lénore. L’image de Lénore plane sur toute sa vie, comme une étoile radieuse, pour le guider vers le bien, vers le bonheur, vers les grandes choses ; quand l’étoile disparaît, il est au port. Quelle différence avec Itzig ! Sa religion est au pauvre Juif un premier écueil. Battu en classe par les écoliers, race méchante et acharnée contre le faible, méprisé à la ville par les honnêtes gens, aimé uniquement de sa mère, il grandit dans les outrages et l’ignominie. Faut-il s’étonner qu’il apprenne de bonne heure, comme tous ceux de son peuple, à ne compter que sur la fortune pour acquérir estime et sûreté, et sur lui-même pour faire fortune ; qu’il soit, au sortir de l’adolescence, armé de pied en cap pour la conquête du monde, et qu’il ait, dès l’âge de vingt ans, l’esprit positif et l’âpreté froide que l’on n’a pas toujours à trente, à ce déclin de la jeunesse où l’expérience qui arrive et les rêves qui s’envolent nous forcent à établir enfin la balance de notre vie, à récapituler nos pertes, à compter nos premières blessures et à mesurer tristement nos espérances sur nos forces ? Les misères de son enfance ne l’ont que trop pourvu de mauvais instincts qui ne demandent qu’à se développer ; et pour son début dans la vie, au lieu de rencontrer, comme Antoine, l’abri tutélaire d’une maison honnête, il tombe au beau milieu d’une bande de coquins ! Il loge chez Lœbel Pinkus, un recéleur ; il travaille chez Ehrenthal, un usurier ; il étudie sous Hippus, à qui il demande naïvement des leçons de style commercial, et qui lui fait un cours d’escroquerie. Comment ne deviendrait-il pas lui-même fripon parmi des fripons ? On le blâme ; mais on le plaint autant qu’on le blâme. Se borne-t-on à le plaindre ? on l’admire. Il est si sobre, si ardent au travail, si avide de s’instruire, si infatigable dans sa lutte de Lilliputien aux prises avec l’univers ! Il déploie tant de qualités héroïques pour arriver seulement au piètre honneur de dîner une fois par semaine avec Ehrenthal, tandis qu’Antoine, sans se donner la moindre peine, est lancé, au bout de quelques mois, dans le plus grand monde ! Chose singulière ! dès qu’il s’agit de gagner un thaler, Itzig devient carnassier comme un chacal, et, en dépit de cette férocité odieuse, il y a quelque chose en nous qui ne cesse point de parler pour lui, qui parle même pour lui, à certains moments, plus fort que pour Antoine, si invariablement heureux pendant un volume et demi que notre sympathie lui serait un surcroît de bonheur inutile ! Il faut que le lecteur soit bien bizarre ! Mais, lorsque Itzig noie Hippus, il voit encore là un accident à déplorer plus qu’un crime à maudire ; c’est à cet ivrogne d’Hippus qu’il donne tort. La situation est arrangée de telle sorte qu’à l’heure terrible où Itzig accomplit cette action, il n’a d’autre ressource que de perdre Hippus pour rompre avec son passé et devenir désormais un honnête homme de banquier prêtant à une usure honnête. En vérité, le pauvre Itzig a du malheur ; et si, en nous racontant avec cette symétrie parfaite les destinées si différentes des deux enfants d’Ostrau, M. Freytag a prétendu nous donner une leçon de morale, sa morale ne porte guère.
Trois romans qui s’enchevêtrent l’un dans l’autre, des retours trop brusques, des révolutions de sentiment trop imprévues, des gaucheries et des puérilités ; que de raisons pour échouer ! et M. Freytag a réussi ! C’est qu’aucun de ces trois romans n’est son véritable sujet. Rothsattel, Fink, Sabine, Lénore, Itzig, Antoine lui-même ne sont que des prétextes. Qu’a donc voulu l’auteur ? Peindre le peuple allemand : lui-même nous en avertit dans son épigraphe, et, pour le peindre, le chercher là où on peut le saisir avec ses qualités propres, c’est-à-dire dans son travail journalier. Ce qui lui importait, par conséquent, c’était de se donner de l’espace, afin d’étendre cette recherche. Voilà pourquoi son livre commence avec la vie même d’Antoine et ne finit qu’à la mort d’Itzig, embrassant trois récits qui s’ajustent l’un à l’autre, qui se mêlent, qui souvent s’interrompent et s’arrêtent pour livrer passage dans leurs intervalles à des récits et à des épisodes secondaires. Quelques-uns de nos lecteurs ont sans doute remarqué l’effet singulier que produit Gœtz de Berlichingen, le premier drame de Goethe. Qu’on le décompose pièce par pièce, c’est un amalgame inouï ; Gœtz n’y tient pas, matériellement, plus de place qu’une demi-douzaine d’autres personnages, ses adversaires ou ses amis ; l’action se passe partout ; il y a un monde d’acteurs dont pas un n’est un comparse indigne d’intérêt ; bohémiens, moines, chevaliers, soldats, théologiens, jurisconsultes, paysans révoltés, bourgeois, des figures de tout âge et de tout caractère, des femmes et des enfants, des poltrons, des braves, des traîtres, tout cela forme un pêle-mêle monstrueux de membres déchirés et brisés ; et, si au-dessus de ces débris flottants de l’analyse il surnage encore un drame, drame rapide dans sa marche et terrible dans son dénouement, ce drame, ce n’est pas la vie de Gœtz, ce sont les amours d’Adélaïde et de Franz. Qu’on examine l’œuvre dans son ensemble ; on croit suivre sous un ciel à teintes changeantes le cours d’un fleuve majestueux et tranquille que bordent tantôt de riantes prairies, tantôt des rocs nus et désolés, tantôt des champs de bataille retentissant du choc des armes et du piétinement des chevaux. En dépit de la variété des scènes, il n’y a pas d’incertitude dans notre esprit ; notre attention ne nous semble pas éparpillée ; une seule vision s’empare de notre cerveau, une seule image captive notre âme et la pénètre : l’Allemagne du xvie siècle. Je ne puis mieux comparer le roman de M. Freytag qu’au drame de Goethe ; la même variété de scènes y aboutit à la même unité d’impression. Qu’importe l’histoire d’un personnage ! Il s’agit de nous mettre sous les yeux un tableau de la vie allemande au xixe siècle. Dès lors les épisodes deviennent utiles et quelquefois indispensables. On pourra dès le début, sans que nous sachions d’abord pourquoi, consacrer quatre ou cinq pages à nous montrer comment un Juif de Galicie s’entend à débattre le prix d’un marché de laine. On pourra, lorsque le départ de Fink et la ruine imminente de Rothsattel marqueront l’une des crises les plus attachantes du récit principal, laisser là ce récit et se mettre à décrire des émeutes polonaises, comprimées par les troupes allemandes. Pourvu que l’on noircisse convenablement les Polonais, cela prêtera des couleurs idéales à l’affreux sac gris dont s’enveloppent, sous prétexte de capote, les soldats prussiens. On rapportera avec le soin qu’elles méritent les grandes querelles de l’immense portefaix Sturm et de son fils Charles, qui refuse de se croire un nain, le vaniteux ! parce que sa taille atteindra un jour cinq pieds. On ne manquera point de nous initier aux savantes orgies de messieurs les portefaix, collègues de Sturm, qui, par mesure d’hygiène et par dévouement à leurs fonctions, s’enivrent, à heures fixes, d’une boisson mêlée de bière et d’huile, puisent dans ce breuvage la vigueur qui leur est nécessaire, et, tandis qu’ils vident en conscience cruches et brocs, admirent leur abnégation et se lamentent sur les devoirs de leur état qui les tuent tous avant cinquante ans. Si Bernard Ehrenthal, qui a vécu jusque-là au fond de sa chambre, studieux et solitaire, étranger à tous les usages et à tous les détails de la vie pratique, annonce un beau jour qu’il veut faire son thé lui-même ; il faudra qu’on nous dise l’impression produite par ce grave événement jusque sur sa cuisinière. Le roturier Antoine n’ira point au bal chez Mme de Baldereck, sans que nous sachions ce qu’en pense le Principal dans son cabinet, les exclamations que poussent Sabine et sa vieille tante au premier étage de l’antique maison, MM. Jordan, Specht et Pix dans leur comptoir, et même les gens de peine autour de leurs ballots. Ce n’est pas l’étourdissement de tous que M. Freytag nous peint en quelques mots rapides, comme il conviendrait s’il ne voulait pas nous distraire trop longtemps de son héros, c’est l’étourdissement de chacun, noté par des détails qui vont toujours s’amincissant et qui introduisent des parcelles dans des parcelles. Autant de classes de personnages, autant de scènes distinctes pour un seul incident ; c’est le procédé habituel de l’auteur. Son favori Antoine n’est là que pour nous servir de guide et nous conduire tour à tour chez le marchand, le soldat, le noble des villes, le châtelain et le juif. Si le héros, en guide modeste, s’efface trop souvent derrière le tableau qu’il nous montre, si d’autres personnages l’écrasent de leurs qualités plus brillantes, plus héroïques, plus fortement trempées que les siennes, s’il n’est pas acteur, s’il est à peine témoin dans quelques-unes des situations les plus tendues, celles, qui sollicitent le plus énergiquement notre intérêt et devant lesquelles pâlissent les incidents assez peu romanesques de sa propre existence, c’est un défaut sans doute, et un défaut capital, à juger d’après les règles rigoureuses de la composition ; mais, pour l’objet même que se propose l’auteur, nous révéler les mœurs d’un peuple dans ce qu’elles ont de plus intime et son caractère dans ce qu’il a de plus national, n’est-ce pas là une qualité ou tout au moins un avantage ? Le livre n’en reproduit que mieux la vie humaine avec ses hasards et son décousu. Chacun de nous, en effet, est le héros de sa propre existence. Mais combien de fois les catastrophes que côtoie, ce héros ne sont-elles pas plus intéressantes que celles qui le frappent lui-même ! Combien de visages, amis ou ennemis, jetés par la fortune sur la route qu’il suit, le dominent, l’effacent, le rapetissent, et, concentrant sur eux toute la lumière, le rejettent dans l’ombre et l’obscurité! Pour se mesurer à un peuple de poètes, il fallait être poète soi-même. La poésie anime et colore partout le style de M. Freytag ; elle jaillit sans qu’il la cherche ; elle coule sans qu’il songe à la diriger. Des églogues, des élégies, des romances, des odes fantastiques, de ces doux contrastes qui tiennent l’imagination en éveil et récréent, M. Freytag n’en tarit point. La maison recrépie de T. Schrœter se présente naturellement à lui « comme une bohémienne qui a jeté une étoffe neuve aux couleurs bigarrées sur ses guenilles de mendiant ». Il ne peut se figurer Antoine et les Rothsattel bannis sur le sol polonais, sans que des flots de tendresse ardente débordent de son cœur au souvenir des bénédictions que la terre natale prodigue à ses enfants. Il ne peut pressentir la ruine prochaine du baron sans se mettre aussitôt sous les yeux la félicité tranquille du sage campagnard qui unit aux travaux de l’agriculture ceux d’une industrie sans risque ; il voit et il fait voir la contrée qui devient plus riante par ses soins, des cabanes qui s’élèvent, des voitures chargées de matériaux, roulant à travers les chemins bordés d’épis, les toits rouges, la fumée, signe d’abondance et d’activité, les ouvriers venus des pays lointains, même le facteur avec sa petite boite de cuir qui va de porte en porte, boit avidement la jatte de lait offerte par une main hospitalière, et raconte en s’essuyant le front comme le soleil est chaud et comme la route est longue jusqu’au village voisin. C’est tout un peuple que l’imagination crée d’un seul de ses regards. M. Freytag, quand il décrit, dispose d’un trésor inépuisable d’expressions et d’idées ; sa phrase s’assombrit, s’égaie, tourbillonne ; il a des scènes qu’il ouvre avec l’onction majestueuse de Gessner, d’autres où il déploie tout le luxe de tempêtes, de ténèbres et de sifflements sinistres qu’on admirait si fort à la fin du siècle dernier dans les poèmes d’Ossian. L’ivresse du bal, les sentiments qu’il éveille et satisfait en nous, l’espoir vague, la soif de l’élégance, l’orgueil, la vanité, la jalousie, l’amour, les passions déchirantes d’une heure, cette espèce d’attrait particulier à la danse qui finit, l’ineffable sensation de voluptueuses angoisses que laissent dans un cœur de vingt ans les capuchons de soie qui fuient et se dispersent aux derniers sons d’un orchestre mourant, ce vide si agité, cette langueur, cette fièvre pleine de rêves que l’aube du jour va dissiper, toute cette poésie subtile et maladive des plaisirs mondains, M. Freytag la perçoit et l’exprime avec autant de bonheur que la poésie des champs et des bois : tant il est complètement poète ! Et voici comme il mesure la marche du calendrier et par quel assemblage d’impressions gracieuses il sait peindre une fois de plus le retour du printemps après deux mille ans qu’on n’a cessé de le peindre dans toutes les langues : « Ainsi s’écoula l’hiver, et Antoine remarqua à des signes infaillibles que le printemps et l’été revenaient visiter le pays. Les voituriers ne portaient plus de neige dans le comptoir, mais des empreintes de pas noirâtres ; de temps en temps une jeune fille se risquait avec un bouquet de violettes dans le voisinage de l’infatigable horloge. Bientôt le soleil apparut joyeux, puis hostile et taquin, dans le coin de fenêtre occupé par M. Liebold ; ensuite vinrent les courtiers, et ils racontèrent la floraison des oliviers, là-bas, dans les campagnes lointaines ; enfin M. Braun se montra avec la première rose à la main. Un an s’était écoulé depuis l’entrée d’Antoine chez T. Schrœter. »
M. Freytag est si poète qu’il l’est trop. Il adresse lui-même la parole à ses personnages ; il crie à Rothsattel : « Prends garde à toi, baron », comme si Rothsattel pouvait l’entendre ; il introduit des descriptions dans le dialogue ; l’imagination usurpe à chaque instant la place de l’esprit, et où il nous faudrait de fines analyses de sentiments, nous avons une fantasmagorie de sensations outrées. Écoutez ce monologue de Sabine, irritée de l’amour qu’elle ressent, malgré elle, pour Fink : « Il est venu à nous, cet hôte farouche, comme un tourbillon qui s’abat sur un bosquet fleuri ; où il frappe, les fleurs tombent, etc., etc. » Les premières paroles laissent deviner le reste, on s’exprime ainsi à l’Ambigu-Comique ; et notez, pour que ce ton de mélodrame soit encore plus faux, que toute cette colère lugubre arrive à propos d’une serviette trouée ! Il est vrai que Sabine a la précaution de s’écrier d’abord : « Puisqu’il troue mes serviettes, il ne se fera point non plus conscience de percer un cœur humain. » Mais l’assimilation semble un peu hardie. Voyez maintenant Itzig après qu’il a reçu d’Hippus sa première leçon de fourberie. Il est naturel que les révélations d’Hippus jettent un certain trouble dans son âme : mais décrit par M. Freytag, ce trouble dégénère en hallucination. Itzig passe la nuit à tracer des billets dans le vide ; il descend au bord de la rivière qui baigne la maison Lœbel Pinkus, pour rédiger des hypothèques sur la surface de l’eau ; de grosses gouttes de sueur lui tombent du front, et M. Freytag est là, derrière lui, qui s’exclame de sa voix la plus lugubre : « Malheureux, tu contractes maintenant avec la rivière une dette que tu paieras plus tard. » Cela veut dire :
« Tu noieras Hippus et tu mourras noyé » ; on le devine au bout du troisième volume. En attendant, le lecteur a le cauchemar aussi bien qu’Itzig, lorsqu’il voit le flot prendre l’aspect d’un impitoyable créancier, et le vent qui hurle se transformer en messager de justice. M. Freytag use et abuse du droit qu’ont les poètes de personnifier les objets de la nature. Les Allemands, qui se moquent du xviie siècle français et de sa mythologie, ont à leur service une demi-douzaine de mythologies mille fois plus indiscrètes, et les héros de M. Freytag ne font pas un pas sans bouleverser l’ordre de l’univers. Voilà Antoine qui part pour la capitale, riche de jeunesse et d’espérance. Les moineaux s’émeuvent sur son passage. — Ils lui crièrent : « Bonjour, voyageur, où vas-tu, où vas-tu ? » Et Antoine leur dit doucement : « A la grande ville, dans la vie. » « Bonne chance », crièrent-ils de nouveau. « En avant, et bon courage ! » — Se rend-il pour la première fois au bal, chez Mme de Baldereck, les petites craintes qui l’agitent, ces inquiétudes presque enfantines d’un jeune homme à son entrée dans une société nouvelle pour lui, sa gaucherie, sa curiosité prennent corps et deviennent autant de spectres. M. Freytag convertit les sensations en fantômes ; au lieu d’une âme, il nous montre une lanterne magique. Nous avons alors un essaim de « Puissances Mystérieuses » qui attendent le malheureux commis sur le seuil de la Baldereck pour lui torturer le cœur ; celles-ci l’épient au coin de l’escalier, celles-là perchent sur un balcon, d’autres sur une lanterne. Est-ce là une scène de roman ? Je ne parle point des réflexions morales que font les hirondelles, de l’anxiété que le baron, en ses jours de tristesse, communique à toute la nature, des frissons de fièvre de la pomme de terre, inquiète dans son coin d’être négligée pour la betterave. Un trait bizarre et qui n’est point sans grâce donne lui seul une idée de tous les autres. « Bernard se trouvait pour la première fois depuis longtemps, sur la grande route, à l’air libre, hors de son cabinet de travail. Le soleil éclairait en souriant son pâle visage, et lui demandait : « Qui es-tu, homme ? Je ne te connais point. » Le soleil est bien désœuvré en Allemagne, pour faire subir de tels interrogatoires aux voyageurs qui passent.
C’est la poésie qui donne au style de M. Freytag sa couleur ; c’est la poésie qui forme le fond des caractères et des récits. Les sentiments affectueux, l’amour de son état, l’esprit de contentement et de paix, le charme des souvenirs, l’espèce d’intimité mystérieuse qui s’établit entre l’homme et les objets dont il s’entoure et qui peut sanctifier même la pierre et le bois, surtout une certaine manière de goûter vivement et profondément les joies de la famille, de les goûter à chaque instant du jour, de les goûter pleines et infinies dans chaque petite circonstance ; voilà la magie qui bannit le trivial de l’existence et qui élève des commis au rang de poètes. De même que l’ordre et la propreté embellissent la maison la plus pauvre, l’harmonie paisible des sentiments fait resplendir les situations les plus ternes. Et quel trésor de jouissances pures et faciles la vie ne tient-elle pas en réserve pour les âmes qui ne se laissent envahir par aucun trouble, ni tourmenter par aucune irritation mesquine ! C’en est une déjà de se sentir vivre, c’en est une d’agir et d’être utile ; c’en est une encore, si notre bon vouloir est méconnu, de n’opposer à l’injustice que notre conscience, de nous résigner sans bassesse et de nous taire. Un seul regard jeté sur l’immensité du ciel nous transporte à des hauteurs où les cris discordants de la calomnie et de la haine n’arrivent plus à nos oreilles que comme un bruit confus d’insectes bourdonnant au-dessus des marécages. Il y a dans le moindre rayon de soleil un déluge de lumière ; il y a dans l’enfant qui passe, le sourire sur les lèvres, s’ouvrant à la vie comme une rose du malin, je ne sais quoi qui éveille en nous un monde de sensations et nous fait revivre en un instant des milliers d’existences délicieuses. Il suffit que l’âme reste libre et large pour recevoir tout ce qui peut y tomber de joies inattendues, s’abandonnant au bien, fermée seulement à la défiance et aux vaines colères. Bonté et simplicité, c’est tout le secret ; si nous y joignons la force nécessaire pour défendre contre les retours de la fortune, et quelquefois, hélas ! contre la méchanceté des hommes le bonheur de ceux que nous aimons. Les personnages de M. Freytag, quand bien même ils n’auraient pas cette imagination allemande qui transforme tout ce qu’elle touche, atteindraient encore à la poésie par l’attention religieuse qu’ils mettent à remplir les moindres, devoirs. Ils portent dans leurs actes un sérieux qui en double le prix, ils ont la vénération d’eux-mêmes et des autres ; et trois fois heureux sont ceux qui vénèrent ! quelque chose d’éternel plane au-dessus d’eux qui, les soustrait aux souillures de ce monde périssable et leur interdit d’être vulgaires. Ils ne connaissent point les révoltes de l’envie en ses retraites sombres ; anneaux d’une chaîne indestructible, que le doute acharné et l’amour de soi ont seuls le triste pouvoir d’interrompre, en chacun d’eux l’humanité vit tout entière, et ils vivent eux-mêmes dans l’universel. Leur cœur est le centre de la nature ; il bat, si je puis dire, sous l’œil et sous l’aile de Dieu.
Ces instincts de vénération bienveillante ne s’éteignent guère chez l’Allemand ; ils survivent même à l’honnêteté, et c’est pourquoi la fourberie allemande est si dangereuse et si difficile à démêler. Qu’il y ait en Allemagne comme ailleurs, des scélérats cyniques, la chose est toute simple ; mais j’y crois le caractère de Tartufe, dans sa conception absolue, impossible ou du moins très rare ; chez nous, au contraire, il est fréquent, et le type primitif qu’en a donné Molière se ramifie en je ne sais combien de variétés : Tartufes de religion, de politique, de tolérance, de morale, d’amour ; une vanité abominable a suscité jusqu’à des Tartufes de vice. L’Allemand est impuissant à devenir un hypocrite complet par la raison qu’il reste toujours en quelque manière sincèrement bonhomme et sincèrement pieux : je prends ici ce mot de piété dans son sens le plus étendu, le sens du latin pietas. Examinez de près, par exemple, ce fripon d’Ehrenthal : certes on ne croirait jamais que la poésie puisse se loger dans la cervelle d’un usurier. Ehrenthal n’en est pas moins poète de la même façon qu’Antoine et Sabine, et par les mêmes causes. Il a au plus haut degré l’esprit de famille ; il respecte ce qui est respectable ; tout en méditant la ruine du baron, il s’incline devant les hautes vertus de gentilhomme qu’il reconnaît en lui ; il garde dans sa nature et dans son langage quelque chose de biblique. Il ne dit pas : « Quand je mourrai », il dit sans affectation : « Quand l’herbe croîtra sur la tombe du vieil Ehrenthal. » Et, bien que cette phrase sentimentale soit une piperie à l’adresse de Rothsattel, elle est dite cependant avec une candeur qui n’est pas jouée. L’avarice même, la plus sèche des passions, se présente accompagnée d’un cortège de souvenirs tendres et touchants. Itzig hésite à conclure son marché avec Hippus et à lui donner le prix exorbitant que celui-ci met à ses leçons :
Il fourra sa main dans sa poche et tourna quelque temps son portefeuille entre ses doigts. Ce qui se passa alors dans sa pauvre âme, ce furent de sombres et douloureuses sensations. Elles se traversaient l’une l’autre, rapides comme l’éclair. Il pensa en ce moment à sa vieille mère d’Ostrau. Il se rappela comme la digne femme avait vendu sa chaîne d’or pour lui donner les six ducats cousus dans la bourse de cuir ; il la vit devant lui tout en larmes, le jour de son départ, le bénissant et lui disant : « Veitel, c’est un méchant monde que celui où tu vas ; gagne honnêtement ton pain, Veitel ! » Il vit son père étendu sur son lit de mort, sa barbe blanche tombant sur son corps amaigri, et il respira profondément. Il pensa aussi à ses cinquante thalers, combien ils lui avaient coûté de peine à gagner dans son commerce de revendeur, combien il avait couru à droite et à gauche, combien il avait essuyé d’affronts, combien de fois on l’avait appelé importun et menacé de le battre. Enfin il jeta violemment le portefeuille sur la table, et il s’écria : « Voici l’argent ! »
Le lecteur comprendra mieux d’où naît cette poésie des caractères allemands, et quelles circonstances minimes suffisent pour la nourrir et la développer, s’il veut s’arrêter quelque temps avec nous sur le tableau de la jeunesse d’Antoine et sur le récit de sa première rencontre avec Lénore. Nous y verrons des impressions fugitives réagir, parce qu’elles sont poétiques, sur une vie tout entière et en préparer les joies aussi bien que les déceptions. Prenons d’abord les premières années d’Antoine à Ostrau. Antoine a pour père un simple calculateur royal. Mince est l’emploi, petite est la maison. Mais déjà nous avons sous les yeux une riante peinture, doucement animée par l’amour, la tendresse maternelle, la probité fière d’elle-même, l’esprit d’ordre, la bonté, les gentillesses d’un enfant, parure et joie du foyer domestique, qui grandit dans la paix et dans l’innocence. Déjà, de cette maison, la vue s’échappe sur le vaste monde par une ouverture heureuse, qui n’en laisse voir qu’un coin doré du soleil, et, tout étroite qu’elle est, livre passage à une légion de fantômes et de rêves éblouissants. Jadis le père d’Antoine a rendu un service capital aux Schrœter. Sans lui, sans un document qu’il a découvert dans une liasse de papiers poudreux et envoyé à qui de droit, ils eussent perdu une créance de plusieurs milliers de thalers contestée par les héritiers du débiteur. Le jeune chef de cette famille n’a pas été ingrat. Depuis qu’une partie de sa fortune a été ainsi sauvée par l’exacte diligence du calculateur royal, chaque année, à la Noël, il ne manque point de lui adresser, en souvenir de ce grand service, une caisse remplie du café le plus rare et du sucre le plus fin. Petite chose en apparence ! Mais dans la vie unie des pauvres habitants d’Ostrau, cette caisse est l’événement de chaque année ; elle est l’attache mystérieuse qui les relie au reste du monde. Bien souvent Antoine, avec cette curiosité de l’enfance toujours en éveil, a été frappé de l’émotion extraordinaire que causait l’arrivée de la caisse ; bien souvent il a remarqué l’air capable de son père et sa figure épanouie par une joie orgueilleuse lorsqu’il lisait la lettre de félicitation dont l’envoi était invariablement accompagné ; et bien souvent le père lui a raconté l’histoire. De cette façon, l’imagination du père et celle du fils ont été lancées bien au-delà de l’humble jardin, qui est tout leur domaine, au-delà d’Ostrau, au-delà même de l’Allemagne et au-delà encore de l’Europe. Boire le café, manger le sucre, se moquer de la cassonade et de la chicorée du voisin, publier dans sa petite ville qu’on est l’ami intime du premier négociant de la province et qu’on reçoit de lui des cadeaux inouïs ; combien je connais de Français qui n’eussent pas su faire autre chose ! Mais, grâce à cet instinct de vénération affectueuse, si fort chez les Allemands, le père d’Antoine bâtit au contraire là-dessus tout un roman de sympathies chimériques, qui se superposent à son existence réelle et finissent par l’absorber. Afin de vivre sans cesse par la pensée avec les riches amis qu’il n’a jamais vus, il se fait marchand et spéculateur à sa manière, c’est-à-dire qu’il devient connaisseur infaillible en matières de denrées coloniales, discute sans un sou vaillant des affaires immenses, étudie dans les gazettes le cours des marchandises et s’inquiète assidûment du sucre et du café. Et il faut entendre sa joie quand le sucre est en hausse ou sa colère quand le café baisse ! Le jeune Antoine, qui assiste à ces spéculations idéales, est bientôt brûlé de la même fièvre. Il fait dans sa petite tête des navigations incroyables chez les peuples d’où viennent les épices. L’avenir lui apparaît comme une pyramide gigantesque de raisins de Corinthe, d’amandes, d’oranges et de pains de sucre, du haut de laquelle il voit ses parents lui sourire et le prêcher. Ainsi se décide sa vocation. Il sera négociant, il sera commis chez les Schrœter. « Et qu’on ne dise plus », s’écrie alors M. Freytag, « que notre vie est pauvre en dispositions poétiques ; la poésie est une magicienne qui domine encore partout sur cette terre les mouvements des mortels. Mais que chacun prenne bien garde quels songes il nourrit dans les replis mystérieux de son âme ; car une fois qu’ils auront grandi, ils seront ses maîtres, ses maîtres inflexibles. » M. Freytag dirait volontiers : « L’homme s’agite, la poésie le mène. » Axiome candide et bien digne d’un Allemand !
Franchissons maintenant un intervalle de quelques années. Suivons Antoine, qui s’exile d’Ostrau et se dirige, le cœur léger, vers la grand’ ville. Le hasard le détourne de son chemin et l’égaré dans une terre magnifique qui borde la route. Cette terre n’est autre que le fief de Rothsattel. Antoine s’y engage sans savoir où il va ; tout à coup, arrivé derrière un bouquet d’arbres, d’où il peut voir sans être vu, il a devant les yeux un spectacle qui le ravit. C’est d’abord le noble château, avec ses deux tourelles tapissées de lierre ; c’est l’escalier du perron et la fraîche pelouse qui s’étend au pied ; ce sont les éclaircies, pratiquées avec tant d’art dans le massif du parc, qu’on aperçoit de toutes parts les cimes bleues des montagnes, et que les montagnes semblent avoir été mises là exprès pour servir d’encadrement au parc ; c’est enfin, sur le balcon du premier étage, une dame à l’air digne et gracieux, et près d’elle une jeune fille assise dans une attitude de liberté respectueuse, qui toutes deux jouissent paisiblement de ce site enchanteur. Le jardin, le château, les êtres à part qui l’habitent, tout s’offre à Antoine avec un air de grandeur et d’élégance dont il n’a pas encore eu d’idée. Tant de force et de noblesse ! tant d’espace pour respirer et courir ! un bonheur, une majesté, un charme dans les moindres choses ! une simplicité si riche ! une coquetterie si peu apprêtée ! Qui se fût jamais douté de cela à Ostrau ? C’est une vie, jusqu’alors inconnue de lui et des siens, qui se découvre à ses regards ; la vie distinguée, la vie large et libre des privilégiés de ce monde, qui est active et qui ne connaît point le joug du travail, pour qui tout est loisir et pour qui rien n’est paresse ; la vie sans la sueur au front, la vie qui ne rampe point, la vie avec des ailes, terre promise du laborieux roturier né avec des goûts de grand seigneur, vers laquelle beaucoup s’élancent, mais où bien peu dépassent le mont Nébo. Antoine reste là cloué à terre et comme pétrifié d’admiration. Il rougit du peu qu’il est ; par un sentiment de respect naïf, il va chercher au fond de sa poche ses gants de fil jaune qui dorment en attendant les occasions solennelles ; il les met pour ces beaux chênes ; il reprocherait presque à ses pieds d’oser fouler ce sable et ce gazon. Et que devient-il lorsqu’il entend le galop d’un cheval et aperçoit près de lui sa jolie demoiselle, ou plutôt l’enfant du balcon, caracolant sur un poney ! Il n’y a rien de plus séduisant, de plus ingénu et de plus intime que cette première entrevue de Lénore et d’Antoine. Lénore, surprise des témoignages de respect qu’elle reçoit d’un jeune homme plus âgé qu’elle, fait la dame, et la grande dame, bien qu’au fond bonne camarade. Antoine, tout en devenant très vite familier, écoute son babil avec une docilité avide qui tient de l’étourdissement. Il obéit en poupée à ses moindres gestes. Elle veut qu’il mange des fraises, et il mange ; elle veut le promener en canot sur l’étang du parc, et il va sur l’étang. Lorsqu’enfin il s’arrache d’avec elle, il a engagé son existence. Il la reverra bien souvent dans la suite ; il la reverra plus belle et plus adorable, quand toutes les grâces de la jeunesse se seront épanouies sur son visage ; mais rien ne surpassera pour lui le charme d’un tel moment. Cette brusque rencontre de la pauvreté et de l’opulence patricienne, ce tableau de Lénore enfant, trottant sur son poney à travers les jardins du splendide château, sont pour toujours dans ses yeux et dans son cœur. Lui-même le confesse plus tard en se séparant de Sabine ; il ne se croit pas, à proprement parler, sous l’empire d’une passion, il est à la poursuite d’un rêve. « Elle a été la première, dit-il, qui ait adressé au pauvre orphelin des paroles amies lorsqu’il s’en allait seul dans le monde. Je l’ai admirée dans l’éclat tranquille de sa vie passée. J’étais alors enchaîné à son image… Et maintenant elle vient à moi et me conjure de tendre à son père une main secourable. Puis-je refuser ? » Toute la destinée d’Antoine est là. Les visions de son enfance l’ont fait négociant. Peu s’en faut qu’une vision de sa jeunesse ne lui interdise de l’être. Pour lui, du moins, M. Freytag a raison. Sa plus chère, sa seule maîtresse, c’est la poésie.
III
Ce charme de poésie, répandu sur l’œuvre de M. Freytag, ne doit pas nous empêcher d’y reconnaître des qualités, sinon plus précieuses, du moins plus spéciales au romancier et plus rares chez les Allemands. Si le ton de l’épopée y domine, les scènes dramatiques n’y manquent pas. M. Freytag s’est déjà distingué au théâtre : il observe avec finesse ; ses portraits sont ingénieux, et, bien que la force lui fasse défaut dans l’invention des caractères, il rencontre çà et là des traits énergiques. Ce n’est pas assez que, grâce à son imagination expansive et à cette rectitude d’intuition particulière aux âmes honnêtes, il ait si bien saisi l’esprit général de la société allemande. Il a mis en présence l’une de l’autre les différentes classes de cette société, il a marqué l’opposition de leurs intérêts et de leurs préjugés, et ce n’est pas le moindre mérite de son livre. Non qu’il ait voulu donner à son œuvre une haute portée politique et sociale ; en eût-il eu l’ambition, la puissance lui aurait peut-être manqué. Il ne va guère au-delà de cette peinture douce des ridicules aristocratiques qui de tout temps a été un droit, une convention et une mode dans la république des lettres. Sa raillerie même part d’un fonds de bienveillance qui la rend inoffensive. Ce n’est pas une méchanceté bien cruelle que de nous montrer Mme de Baldereck affolée d’Antoine tant qu’il reste bâtard impérial, et furieuse le jour où elle apprend de sa bouche qu’il est le fils d’une honnête femme. Toutes les caricatures de margrave que M. Freytag fait passer sous nos yeux, Werther les avait déjà dessinées dans ses lettres et avec bien autrement de fougue. Une figure néanmoins, dans ce choc léger des classes, attire sur elle l’attention, bien qu’on ne l’entrevoie qu’à de rares intervalles dans l’ombre où elle se cache, c’est celle du Principal T. Schrœter. Évidemment, M. Freytag ne considère pas Schrœter comme un personnage ordinaire ; il l’a comblé de vertus ; sa maison est un asile de paix et de bonheur. Là, Antoine trouve la poésie paisible et profonde qui finit par dissiper le long enchantement où l’a plongé sa première rencontre avec Lénore ; là sont inconnus les désespoirs sinistres ; les mêmes heures rapportent chaque jour les mêmes devoirs, et ce retour régulier, cette activité d’une retraite tranquille endorment peu à peu les plus vives douleurs, comme les sens agités se calment au bruit monotone d’une chute d’eau dans les bois. Il y a de la grandeur dans cette maison austère ; il y en a dans l’austère figure qui lui communique son empreinte. T. Schrœter, pour sauver ses marchandises en péril, va braver la révolution de Pologne dans son foyer le plus ardent ; il expose sa vie et celle d’Antoine, non par cupidité, mais par héroïsme commercial. Il ne faut pas que même la guerre l’empêche d’être fidèle à ses engagements ; il ne faut pas qu’une insulte, même lointaine, ternisse son nom. Sa marque est un drapeau, il mourra pour elle, et son sang versé apprendra sur tous les coins du globe à ses correspondants, qu’ils n’ont pas confié à des mains indignes l’édifice commun de leur fortune et de leur honneur. Voilà un beau caractère ! raideur, sécheresse, cruauté froide, rancune sans pitié, insolence ; cet homme, si courageusement probe, devient tout cela dès que les mots de chevalier et de baron résonnent à son oreille. Peu s’en faut qu’il ne se fasse l’ennemi implacable d’Antoine quand celui-ci le quitte pour les Rothsattel, et lorsque la brebis égarée demande ensuite à rentrer au bercail, il l’interroge avec une anxiété scrupuleuse, doutant qu’on puisse avoir vécu dans la compagnie des seigneurs et garder la probité sans tache, nécessaire à un négociant. Certes il n’aime pas les révolutions qui compromettent ses ballots. Mais à voir avec quel dédain résolu il oppose la roture laborieuse et intelligente, vraie ruche d’abeilles, aux frelons de la noblesse, incapables de ne pas se ruiner eux-mêmes, bien loin d’enrichir leur pays, on le prendrait pour un démagogue, si Fink, qui ne se paie guère d’apparences et qui n’a pas eu le temps, dans les Pampas, de se recouvrir d’une couche de préjugés bien épaisse, ne remarquait en sifflotant que ce plébéien acharné, révéré par M. Liebold, le teneur de livres, comme le type accompli de la bonté et de la grandeur bourgeoises, donne des bals et n’y invite pas ses commis. Orgueil commercial doublement redoutable, bien que M. Freytag y trouve plus à admirer qu’à craindre ! Je ne veux point me constituer champion de Mme de Baldereck et de ses théories sur la bâtardise. Mais ce regard de sombre mépris jeté sur la noblesse, cette barrière invisible qui, dans la même maison, sépare le comptoir du salon, forment des dissonances pénibles dans un concert harmonieux de bons sentiments. Cela me trouble l’idylle de la vie allemande bien plus que les émeutes polonaises, trop curieuses cependant quand elles sont décrites dans un tableau, dédié au duc de Saxe-Cobourg-Gotha, pour que nous n’en disions pas tout à l’heure un mot.
À côté des gentilshommes et des bourgeois, M. Freytag a placé les Juifs, qui ne sont précisément ni l’un ni l’autre. Ce peuple, tout en gardant ses traditions et les cérémonies de son culte, prendra-t-il un jour dans les relations de la vie privée le caractère qui lui est propre ? Y aura-t-il, entre lui et les autres classes de la société, assimilation morale comme il y a déjà assimilation légale ? Sera-t-il broyé par quelqu’un de ces torrents de lave qui, sous différents noms depuis trois siècles, réforme religieuse, propagande philosophique, Révolution française, conquête napoléonienne, invasion russe de 1813, passent tour à tour sur l’Europe pour entraîner tout ce qui fait saillie ou disparate, tout fondre et tout mêler ? je l’ignore. Toujours est-il qu’il garde encore aujourd’hui une originalité qui n’est utile à personne, et des Juifs peuvent figurer à titre de Juifs dans le récit d’événements contemporains aussi bien que dans l’histoire d’Ivanhoé, qui se passait il y a mille ans. L’Allemagne depuis Lessing se complaît à les mettre en scène et à signaler hautement tantôt leurs vertus, tantôt leurs vices, soit qu’elle craigne d’être conquise par eux, soit qu’elle prêche à leur égard des sentiments de fraternité qu’on ne leur accorde pas toujours. Il s’est même organisé dans ces derniers temps, de l’autre côté du Rhin, toute une littérature juive avec des écrivains juifs d’un rare mérite. Israël forme un monde dans l’œuvre de M. Freytag, et c’est celui qui est peint des couleurs les plus vives : là est la comédie, là est le drame. Quoi de plus plaisant que la naïveté de Schmeie Tinkeles ? Bien que Tinkeles soit en relation d’affaires avec T. Schrœter, il a voulu, durant les troubles de Pologne, voler ses marchandises qu’il considérait comme une proie abandonnée au premier venu, et il a échoué. Il faut voir son ébahissement lorsqu’Antoine l’appelle scélérat et le menace de la justice. Il faut assister à ses éclats d’indignation contre la malignité du monde, lorsqu’il s’entend signifier que la maison Schrœter ne fera plus d’affaires avec lui. « Dieu de mes pères ! s’écrie-t-il, moi, un méchant homme ! pourquoi dites-vous cela ? Vous me connaissez depuis nombre d’années pour un marchand loyal.
Comment pouvez-vous dire que je suis un méchant homme, parce que j’ai voulu faire une affaire, et que j’ai eu du malheur, et que je ne l’ai pas faite ? Est-ce là ce qui s’appelle un méchant homme ? » Itzig et Ehrenthal nous sont déjà connus. C’est encore une bonne scène de juiverie que leur première entrevue, quand tous deux débattent les gages qui seront donnés à Itzig.
Tandis que le digne M. Ehrenthal froissait négligemment les papiers dans sa main, Itzig essayait de sourire d’un air de familiarité et de soumission. « Si je te prends à mon service, dit le maître, tu feras dans la maison tout ce qu’il nous plaira de t’ordonner, à moi, à Mme Ehrenthal ou à mon fils Bernard ; tu nettoieras le matin mes bottes et les souliers de ma femme ; tu iras chercher à la cuisine ce que te dira la cuisinière ; tu feras toutes les courses qu’exigent mes affaires, tu exécuteras toutes les commissions.
— Oui, monsieur Ehrenthal, répondit humblement Veitel. Je ferai tout ce qu’il faudra pour que vous soyez content de moi.
— La cuisinière te donnera à déjeuner et à dîner. Le soir, à partir de sept heures, tu seras ton maître. »
Veitel accepta cette condition avec la même docilité. Il remarqua seulement : « Puis-je avoir le matin une heure ou deux à moi ?
— Non, dit Ehrenthal inflexible, je ne puis pas souffrir qu’une personne soit à mon service et fasse des affaires pour son propre compte. »
Comme Veitel avait résolu, en tout état de cause, de faire des affaires pour son propre compte, et que M. Ehrenthal le savait aussi bien que Veitel, ce point délicat ne fut pas approfondi davantage.
« Pour cela, tu recevras tous les mois deux thalers, et lorsque tu me procureras une affaire, tu auras ta part de bénéfice.
— Quelle sera cette part ? s’écria avidement Veitel. — Ce qu’elle sera ? reprit l’autre d’un ton de mauvaise humeur. Ce que je te donnerai sera toujours assez.
— Assez pour monsieur, mais non pour moi, répondit Veitel hardiment ; car il sentait que sur ce point capital il fallait de la résolution.
— Cela se trouvera quand tu auras fait tes preuves. Je te prends à l’essai pour quatre semaines. Après ce temps, nous reparlerons de tes gages. »
C’était tout ce que Veitel pouvait raisonnablement exiger. Il reprit son paquet, déposé sur les marches de l’escalier, et dit avec soumission : « Je serai content, si monsieur Ehrenthal veut encore me donner une vieille culotte et un vieil habit, afin que je ne lui fasse pas honte devant les gens.
— Ni culotte ni habit, répondit Ehrenthal d’un ton décidé. — Alors vous me donnerez l’habit et la culotte dans quatre semaines lorsque mon temps d’apprentissage sera fini. » D’après le cours de la Bourse aux fripiers, cela équivalait à un cadeau de trois ou quatre thalers. Ehrenthal, non sans cause, trouva cette prétention excessive. Il jeta un regard scrutateur sur le drôle ; il vit l’humilité de sa posture et l’effronterie peu ordinaire qui brillait dans ses yeux. Il conclut que le personnage pouvait lui être utile, et il se sentit porté à se montrer magnanime. « Soit, dit-il, dans quatre semaines. »
Ehrenthal présente alors Veitel à sa femme, à sa fille Rosalie et à Bernard. Veitel n’a besoin que d’un coup d’œil pour connaître son monde, et il dresse en conséquence son plan de conduite.
L’orgueil important de la mère, le regard déplaisant de la fille, la figure distraite du fils, rien n’échappa au pauvre diable. Il résolut sur-le-champ d’être très soumis à l’égard de la mère, de faire l’amoureux de la fille, de mal nettoyer les bottes de Bernard et de fouiller tous les jours ses habits, sous prétexte de brosse, pour voir si le propriétaire n’aurait pas oublié au fond des poches quelque pièce d’argent.
Et quel effet poignant ne produit pas la destinée de Bernard, jeté, avec son cœur si noble et si enthousiaste, au milieu de ces vilenies ! Celui-là, nous l’avons rencontré quelque part : à l’école, au collège, dans quelque bas emploi indigne de lui, maître d’étude, petit professeur, commis de librairie, secrétaire d’un grand homme qui exploitait son admiration candide et ne payait pas son travail, toujours dévoué et toujours victime ! Sur lui, le meilleur de sa race, sur lui, l’humble, le pauvre, l’innocent, le timide, est retombé tout ce qui s’agite encore au fond de nos cœurs de vieil orgueil et de vieille intolérance, mal corrigée par les lois ! Car les autres, avec leur implacable amour de l’or et leur ambition tenace, avec leur adresse et leur résolution dans la lutte, savent contenir les dédains injustes, réduire au silence le préjugé, forcer le respect, s’imposer, parvenir. Lui seul, méprisé des siens comme un être inutile, parce qu’il rêvait les plus beaux rêves du ciel au lieu d’exploiter la terre, n’a trouvé chez nous ni consolation ni appui. Nous l’avons tous méconnu, nous l’avons tous poursuivi de nos railleries. Enfants, nous avons flétri sa belle âme d’enfant qui ne demandait qu’à nous aimer. Plus tard, quand nous avons su ce qu’il valait, quand tout nous pressait de réparer nos torts, nous étions jeunes et avides de plaisirs ; les jouissances nous cherchaient en foule et nous arrachaient à nous-mêmes ; nous n’avions pas de temps à perdre à être bons. Cent fois nous avons passé à ses côtés, courant à quelqu’une de ces fêtes dont le souvenir est si vide, laissant à peine tomber sur lui quelques mots d’intérêt banal, et, tandis que déjà la fièvre de l’isolement le tuait, nous ne sentions pas sa main qui se cramponnait à la nôtre comme pour mendier de nous une parole et un regard de plus. Comme un peu de cette amitié que notre folle jeunesse prodiguait aux plus indifférents et aux plus indignes, l’eût raffermi et réchauffé ! Comme son génie se fût développé, comme son intelligence l’eût élevé haut, si nos outrages n’avaient glacé de bonne heure en lui les sources de la vie, si notre légèreté insouciante ne l’avait abandonné à ses premiers pas, dans la mêlée de ce monde ! Pauvre Bernard ! Il n’est pas besoin de le voir longtemps, gauche et honteux de lui-même, au milieu de ses livres, pour deviner qu’il n’acquerra jamais, lui qui sait tant de choses, le peu de vile science qu’il faut pour contraindre les méchants à nous laisser vivre ! Il sera le martyr résigné du premier persécuteur de carrefour qui voudra le frapper, d’Itzig ou d’Hippus. La mort l’a déjà marqué pour en faire sa proie ; que deviendrait-il ici-bas,, puisqu’il ne sait que suivre son bon cœur et détester le mal sans lui résister ? M. Freytag a dessiné ce portrait de Bernard avec une vérité déchirante. Son maintien courbé, sa figure pâle et creusée avant l’âge de rides profondes, décèlent ses souffrances intimes et le travail acharné dans lequel il cherche une consolation qui ne lui suffit pas toujours ! Fils d’une race proscrite dont il ne partage point les passions, étranger au sein de sa famille, il passe sa jeunesse dans une solitude demi-volontaire, demi-forcée, relégué au fond de sa petite chambre, apprenant l’hébreu après le grec, le chaldaïque après l’hébreu, et le sanscrit, et l’arabe, et le persan. Un chagrin lent le mine ; son père l’aime à la folie, et il doute s’il n’aurait pas à rougir de son père devant les honnêtes gens. Pour échapper à cette idée, tourment de ses jours et de ses nuits, il n’a d’autre refuge que la lecture des poètes ; eux seuls satisfont le besoin d’idéal dont son âme est dévorée ; il ne demande rien au monde qu’il redoute sans le connaître et qu’il accuse, comme tous les esprits studieux et contemplatifs, habitués à vivre uniquement de la vie factice des livres, d’être ‘mesquin, vulgaire et pauvre en émotions. C’est un jour terrible que celui où la vue de Lénore, l’atteignant au cœur d’une blessure incurable, lui révèle brusquement la poésie vivante de la passion et lui laisse soupçonner ces joies divines et ce bonheur infini de l’amour partagé qu’il ne goûtera point. Mais c’est un moment plus cruel encore, celui où il découvre les complots tramés par son père pour ruiner Rothsattel. Il ne se révolte point, il ne commet pas le sacrilège de juger celui que la nature, la reconnaissance et son devoir lui ordonnent de respecter. Il l’adjure avec une tendresse douloureuse et inflexible de lui sacrifier ses plans. Malade et mourant de la fièvre, il mande auprès de lui le baron et son père pour les réconcilier ; il faut qu’Ehrenthal, dont l’avarice saigne, promette de restituer à Rothsattel l’instrument de l’hypothèque que celui-ci lui a cédée. Cette scène, que nous allons citer tout entière, scène de lutte sourde et contenue entre des passions également implacables, est la plus dramatique du livre. Veitel Itzig — nous le rappelons — s’est arrangé pour qu’en ce moment même l’hypothèque déposée dans le comptoir d’Ehrenthal fût soustraite par Hippus. Les soupçons que doivent naturellement manifester l’un contre l’autre le débiteur et le, créancier lorsqu’ils s’aperçoivent de là disparition de l’acte, ceux que le fils même, accablé de ce dernier coup, conçoit avec horreur contre son père, ajoutent à l’intérêt lugubre de la situation, et la mort de Bernard le couronne.
Lorsque le baron eut achevé, Bernard fit signe à son père : « Approche, dit-il, écoute tranquillement mes paroles. » Le père approcha son oreille des lèvres de son fils. « Ce que je vais le dire, murmura doucement Bernard, c’est ma ferme volonté, et ce n’est pas d’aujourd’hui que ma résolution est prise. En amassant de l’argent, tu pensais que je te survivrais, et qu’après ta mort je serais ton héritier, n’est-il pas vrai ? » Ehrenthal inclina vivement la tête en signe d’assentiment. « Puisque tu vois en moi ton héritier, continua Bernard, écoute bien mes paroles. Si tu m’aimes, agis sur ce que je vais te dire. Je renonce à ma part d’héritage, pendant que nous sommes encore vivants tous deux. Ce que tu as amassé pour moi, tu l’auras amassé en vain. Je ne demande rien pour l’avenir. S’il m’est donné de recouvrer la santé, je me soutiendrai par mon propre travail, je veux apprendre à compter sur moi-même ; hors ton amour et ta bénédiction, je ne désire rien de toi. Songes-y bien. »
Ehrenthal leva les bras et s’écria : « Quel langage, mon Bernard, mon pauvre fils ! Tu es malade, tu es bien malade !
— Écoute-moi encore, ajouta Bernard d’une voix suppliante. Peu importent les droits que tu as sur le bien du baron. Tu as été de longues années en rapport avec lui ; tu ne dois pas être la cause du malheur de sa famille. Je ne te demande pas de lui abandonner la grosse somme qu’il te doit ; cela te ferait de la peine et humilierait le baron ; mais j’exige que tu acceptes les sûretés qu’il t’offre. S’il t’a promis auparavant quelque autre chose, oublie-le ; si tu as dans les mains des papiers qui l’inquiètent, rends-les.
— Il est malade, gémit le père, il est bien malade.
— Je sais, mon père, que c’est pour toi une grande douleur. Depuis que tu es parti de la maison de ton grand-père, pauvre enfant juif, pieds nus, un thaler dans la poche, tu n’as pensé à rien autre chose qu’à gagner et à toujours gagner. Personne ne t’a appris rien de plus, ta foi t’a banni loin de ceux qui comprennent mieux en quoi consiste la dignité de la vie. Je le sais ; cela te pèse sur le cœur d’exposer une aussi grosse somme. Mais tu le feras, tu le feras parce que tu m’aimes. »
Ehrenthal se tordait les mains et disait au milieu d’un torrent de larmes : « Tu ne sais pas ce que tu exiges, mon fils ! C’est un vol accompli sur ton père. »
Le fils saisit la main de son père : « Tu m’as toujours aimé. Tu as voulu que je devinsse quelque chose de plus que toi. Tu as toujours écouté mes paroles, et je n’avais pas le temps de former un vœu qu’il était rempli. C’est aujourd’hui la première grande prière que je t’adresse. Cette prière, je la murmurerai à tes oreilles aussi longtemps que je vivrai. C’est la première, mon père, ce sera aussi la dernière.
— Tu es un fou, un enfant, s’écria le père hors de lui, tu demandes ma vie, tu demandes toute ma fortune.
— Va chercher les papiers, répliqua Bernard. Je veux te voir de mes yeux rendre au baron ce qu’il a écrit et recevoir de sa main ce qu’il peut te donner en échange. »
Ehrenthal tira son mouchoir de sa poche. Il pleurait à chaudes larmes. « Il est malade. Je le perdrai et je perdrai aussi mon argent. » Pendant ce temps, le baron restait silencieux sur son siège et ne levait pas les yeux.
Itzig15 se tenait près de la fenêtre, les poings convulsivement serrés ; puis, en d’autres moments, sans y faire attention, il lirait le rideau à l’arracher de sa tringle.
Le fils regarda sans se laisser émouvoir les gestes désespérés de son père ; il s’écria enfin en forçant la voix : « Je le veux, père, va chercher les papiers ! » Après quoi, il retomba sur ses coussins. Le père voulut se précipiter sur lui ; mais il le repoussa avec un mouvement de répugnance, il respira péniblement, et dit : « C’est assez, tu me fais mal. »
Alors Ehrenthal se leva, prit son flambeau et sortit. Tout était tranquille dans l’étroit espace, on n’entendait que la respiration oppressée des assistants… Le baron saisit la main du malade, la serra, et lui dit doucement : « Je vous remercie, monsieur, oh ! combien je vous remercie ! vous êtes mon sauveur ; vous arrachez ma famille au désespoir et moi-même à l’opprobre. »
Bernard serra à son tour avec force la main du baron ; un sourire de félicité vola sur son visage. Cependant il y avait toujours quelqu’un à la fenêtre, dont tout l’être était tendu dans une horrible anxiété ; ses dents claquaient ; il se collait au mur pour dominait la fièvre qui le secouait.
C’est ainsi que tout resta longtemps tranquille dans la petite chambre. Personne ne parlait ; Ehrenthal ne revenait point. Tout à coup, la porte s’ouvrit avec fracas ; en pleine furie, un homme se précipita dans la chambre, la figure bouleversée, les cheveux épars. C’était Ehrenthal. Il tenait à la main le flambeau vacillant, mais rien autre chose.
« Perdu ! s’écria-t-il, et, laissant tomber le flambeau, il frappa ses mains l’une contre l’autre ; tout est perdu, volé ! » Il se précipita sur le lit de son fils et lui tendit les bras, comme pour le supplier de venir à son secours. Le baron bondit aussi épouvanté qu’Ehrenthal. « Qu’y a-t-il de volé ! cria-t-il à l’autre.
— Tout, tout, mugit Ehrenthal, ne regardant que son fils ; les obligations, les hypothèques, ils ont tout pris ! Je suis dépouillé. Un vol ! une effraction ! Qu’on m’amène la police ! » Et de nouveau, il se précipita dehors, et le baron derrière lui.
Étourdi, à moitié évanoui, Bernard les suivait du regard. Alors, celui qui seul était resté dans l’appartement quitta la fenêtre et s’avança vers le lit. Bernard jeta sa tête de côté et fixa sur cet homme un œil glacé d’horreur, comme l’oiseau fasciné regarde le serpent. C’était le visage d’un démon ; des cheveux rouges hérissés ; toutes les angoisses et toute la méchanceté de l’enfer empreintes sur des traits odieux. Bernard se mit la main devant les yeux et les ferma. Mais le visage continua de s’approcher, et une voix rauque murmura deux ou trois mots à son oreille.
Mots horribles sans doute ! Lorsque le père revint près du lit, la main de son fils s’éleva vers lui menaçante ; puis elle retomba morte. C’en était fait de Bernard.
Le talent d’observation de M. Freytag se déploie avec éclat dans cette scène. Il est malade, il est bien malade ! Ce cri d’Ehrenthal, étranglé entre l’avarice et l’amour paternel, ne serait pas indigne de nos grands comiques. Mais ce talent se montre d’une façon plus continue dans la troisième partie du roman. Tout en restant poète, M. Frey tag y devient vraiment romancier. Comme il n’a plus en sa présence que trois ou quatre personnages rapprochés d’abord par une estime réciproque, liés ensuite par la nécessité, habitant sous le même toit, ne pouvant le fuir, resserrés dans un coin de terre affreux, loin de l’Allemagne, qui est pour lui le pays des longues digressions, il faut bien qu’il se résigne, s’il ne veut tomber dans la déclamation vide, à nous décrire minutieusement leurs passions, et qu’il s’enchaîne à l’analyse psychologique comme ils sont enchaînés eux-mêmes au sol polonais. Après un tableau général de la vie allemande, où l’auteur flottait indécis entre une dizaine de héros, on nous raconte, enfin, une histoire particulière, on nous retrace une de ces révolutions du cœur et de l’esprit que l’esprit et le cœur suivent toujours avec intérêt. Mettre Antoine en face de cette existence patricienne, où il a rêvé tant de noblesse, de dignité et de force, et l’en dégoûter peu à peu, moins pour des vices tranchés que pour des nuances qui ne cesseront jamais de le choquer ; découvrir à deux êtres qui s’aiment quel abîme le cours de la vie a creusé entre eux sans qu’ils s’en doutent ; les montrer toujours prompts à se plaire, toujours inquiets de ne se donner réciproquement aucun motif de chagrin, et néanmoins se détachant chaque jour davantage l’un de l’autre ; nous mener ainsi, par une pente insensible, jusqu’à l’heure fatale où Antoine ne voit plus dans Lénore qu’ignorance et légèreté inculte, où Lénore appelle Antoine « maître d’école » et prononce contre lui le mot irréparable de prosaïque : c’était une idée heureuse, et M. Freytag l’a exécutée avec beaucoup de délicatesse. Tout cela est grave, pénétrant, mélancolique sans fadeur. Pour mieux faire apprécier au lecteur ces qualités nouvelles de M. Freytag, je demande la permission d’extraire encore un long passage de cette troisième partie. Ce sont les adieux de Lénore et d’Antoine. Cette scène d’une solennité douce, qui contraste avec la joyeuse rencontre des deux enfants dans le parc de Rothsattel, est peut-être la meilleure morale du livre.
Lorsqu’Antoine sortit de l’habitation du bailli, Lénore était à la porte. « Je vous attends, dit-elle en marchant vivement vers lui ; venez avec moi, Wohlfart ; tant que vous resterez ici, vous m’appartenez.
— S’il y avait moins d’amitié dans vos paroles, répliqua Antoine, je croirais que vous vous réjouissez en silence d’être délivrée de moi. Oui, chère demoiselle, il y a longtemps que je ne vous ai vue aussi gaie. Vous venez à moi, la figure brillante ; vous n’avez même plus vos vêtements de deuil.
— C’est la robe que je portais lorsque nous allions ensemble en traîneau. Elle vous plaisait alors. Je suis vaine, ajouta-t-elle avec un sourire triste ; je veux que la dernière impression que vous emporterez de moi soit une impression joyeuse. Antoine, ami de ma jeunesse, quel est ce destin qui veut que nous nous quittions au premier jour libre de soucis que j’aie eu depuis longtemps ! Le bien est vendu16 ; aujourd’hui, je respire. Quelle vie c’était dans les dernières années ! Toujours des tourments, la gêne, l’humiliation ! Toujours devoir, tantôt son argent, tantôt sa reconnaissance !… Cela était terrible. Non pas de vous devoir à vous, Wohlfart. Vous êtes l’ami de ma jeunesse, et si jamais vous étiez dans le malheur ou dans la peine, ah ! que je serais heureuse de vous entendre aussi m’appeler : « Maintenant, j’ai besoin de toi ; viens à moi, sauvage Lénore, viens. — Je ne veux plus être sauvage, je veux penser à tout ce que vous m’avez dit. » Elle parlait ainsi, pleine d’animation, et son œil brillait. Elle se pendit à son bras, ce qu’elle n’avait jamais fait, et elle l’entraîna dans la cour. « Venez, Wohlfart, faire votre dernière visite à ce bien qui était nôtre… Venez voir le poney, dit-elle d’un ton de prière. Pauvre petite bête ! elle a vieilli depuis le jour où vous m’avez rencontrée galopant dans notre parc. »
Antoine caressa l’animal, et le poney tournait la tête tantôt vers lui, tantôt vers Lénore.
« Savez-vous comment cela s’est fait que vous m’ayez rencontrée sur mon poney ? demanda Lénore en se plaçant de l’autre côté de la bête ; ce n’est point par hasard. Je vous avais aperçu derrière le bouquet d’arbres ; je puis vous le dire maintenant, et je pensais en moi-même : « Le beau jeune homme ! je veux le voir de plus près. » Aussitôt dit, aussitôt fait.
— Oui, dit Antoine. Et les fraises ! et le lac ! Je marchais à vos côtés, et je me bourrais de fraises, et je pensais que j’étais seul au monde, et je larmoyais. Mais, au milieu des larmes, votre vue inondait mon cœur de joie. Vous étiez là, devant moi, si belle et si majestueuse ! Je vous vois encore avec votre robe flottante à manches courtes et ce bracelet d’or à votre beau bras blanc.
— Où est-il maintenant le bracelet ? » dit Lénore avec tristesse ; et elle appuya la tête sur le cou du poney. « Méchant Wohlfart, vous l’avez vendu ! » Les pleurs roulèrent de ses yeux ; elle étendit les bras par-dessus le poney, et saisit dans ses deux mains la main de son ami : « Antoine, nous ne pouvions pas rester enfants. » Puis elle s’essuya le visage et s’écria : « Ami de mon cœur, adieu ! Adieu, mes rêves de jeune fille ! adieu, léger printemps ! Il me faut apprendre maintenant à marcher dans le monde, privée de l’appui qui me soutenait. Je ne vous ferai pas honte, ajouta-t-elle plus tranquillement ; je serai toujours sage, je veux devenir aussi une bonne ménagère. Dès demain, je commence. J’irai avec Babet à la cuisine, je sais que cela vous rendra content. Et j’épargnerai. Je reprendrai mon livre de compte avec les trois grandes barres à chaque page, j’inscrirai tout. Je serai économe, même dans les petites choses, Wohlfart. Ah ! ma pauvre mère ! » Elle joignit les mains en les serrant avec force, et un nuage passa de nouveau sur ses yeux.
Antoine l’entraîna. « Allons aux prés », dit-il…
… C’est ainsi qu’ils marchaient l’un à côté de l’autre à travers la prairie. « Vous me servirez de guide toute la journée, dit Lénore ; je ne vous quitte point.
— Lénore, vous voulez me rendre le départ bien difficile.
— Est-il donc si pénible pour vous de partir ? » demanda Lénore toute joyeuse et elle secoua la tète. « Non, Wohlfart, ce n’est pas vrai ; bien souvent, sans le dire, vous vous êtes souhaité loin d’ici. »
Antoine la regarda avec surprise.
« Je le sais, dit-elle d’un air confidentiel, et elle lui pressa légèrement le bras. Je le sais très bien. Même quand nous étions ensemble, votre cœur n’était pas toujours près de moi. Bien souvent, oui ; une fois dans le traîneau, et plus souvent encore depuis. Quand vous receviez de certaines lettres, vous les lisiez avec un empressement ! Comment s’appelle donc ce monsieur ? demanda-t-elle.
— Baumann17, répondit Antoine sans méfiance.
— Pris ! s’écria Lénore et elle lui pressa de nouveau le bras. Savez-vous que cela m’a rendu un temps bien malheureuse ! J’étais une folle enfant. Nous sommes devenus sages à présent, Wohlfart ; nous sommes tous deux libres, et c’est pourquoi nous pouvons aller ensemble bras dessus bras dessous comme deux amis, ô vous, mon cher ami ! »
IV
Telle est la conclusion des aventures d’Antoine. C’est le romanesque vaincu par le bon sens ; ce sont les vertus simples de la petite bourgeoisie s’apercevant enfin qu’elles s’étaient fourvoyées au milieu des frivolités de la vie de gentilhomme ; et ce dénouement convenait à une œuvre destinée à reproduire dans sa naïveté la poésie des mœurs germaniques. L’histoire particulière se confond ainsi avec l’histoire générale, et Antoine, par son mariage avec Sabine, rentre dans la vie commune du peuple allemand, dont il fut sorti par son mariage avec Lénore. M. Freytag, en effet, même dans la troisième partie de son livre où il appelle plus spécialement l’attention du lecteur sur deux ou trois personnages principaux, n’oublie pas que son héros, c’est l’Allemagne. Sur la terre allemande, il nous la montrait elle-même ; sur le sol polonais, il nous la fait admirer par le contraste. Ce contraste — nous avons à peine besoin de le remarquer — n’est pas ménagé avec plus d’adresse que celui des perversités d’Itzig et des vertus d’Antoine. La Pologne s’insurge deux fois dans le livre de M. Freytag ; elle personnifie exclusivement l’esprit de révolution à outrance, et l’auteur a sans doute ses raisons pour persuader aux Allemands qu’ils ont toujours été le plus paisible des peuples, qu’il n’y a pas eu de bataille de Dresde, que le parlement de Francfort a été le cauchemar d’une nuit nébuleuse. À décrire le brigandage sur les routes et les émeutes triomphantes dans les rues, M. Freytag étale à profusion ses rares qualités de peintre et de poète ; mais le sang-froid, la justesse et la force lui manquent, et la fantaisie ne suffit pas pour introduire dans un roman des épisodes qui appartiennent à l’histoire. S’il fallait s’en tenir à ce qu’il dit, une révolution de Pologne consisterait à boire le plus possible. Dans les antichambres du gouvernement comme aux avant-postes de l’armée insurrectionnelle, on ne voit que soldats d’aventure chancelants d’ivresse sous les cocardes dont ils sont chamarrés. La soif est une passion bien terrible, qui pousse un peuple à de telles extrémités ! Mais plus cette antipathie d’un Allemand pour la Pologne paraît aveugle, plus les témoignages en sont précieux à recueillir. Il y a là une haine de races et de lointaines traditions d’hostilité, trop peu remarquées chez nous, dont je n’ai pas ici à rechercher les causes, mais qui expliquent dans l’histoire de nos voisins bien des fautes irréparables. La Russie, pour anéantir la Pologne, n’a pas eu d’auxiliaire plus puissant que ces jalousies traditionnelles ; et, aujourd’hui encore, chaque fois qu’elle voudra maintenir l’Allemagne immobile et neutre au milieu des grands mouvements de l’Europe ou l’engager en des guerres funestes, elle n’aura qu’à dresser devant elle le spectre de cette nation malheureuse. Spectre terrible ! car, il n’y a guère plus d’un siècle, la Vistule, coulant polonaise entre deux lambeaux de Prusse, interdisait aux sujets de Frédéric-Guillaume de devenir un peuple, et étouffait dans leurs germes ces fruits brillants de civilisation que la monarchie prussienne a portés depuis pour la gloire et la grandeur de l’Allemagne. Aussi M. Freytag ne croit-il pouvoir imaginer rien de mieux, pour raffermir ses compatriotes dans le culte des vertus héréditaires, que de leur présenter cet épouvantail. Disons-le cependant à son honneur ; la Pologne n’est pas le seul objet de ses craintes. De l’esprit germanique retrempé il voudrait faire un rempart capable d’arrêter un jour l’irruption menaçante de la race slave. « Reste ici, toi », dit Wohlfart, en quittant la province polonaise, à son jeune compagnon Charles Sturm. « Tu t’es accoutumé parmi ces étrangers : tu as toutes les qualités du colon sur un sol nouveau. La vie ne sera point facile pour toi ; il faudra te priver de bien des douceurs ; mais nous ne vivons pas dans un temps où l’homme actif doive cueillir commodément ses gerbes et se reposer. Tu as un cœur vaillant, tu n’es pas habitué à jouir, mais à acquérir et à créer. Tu seras ici, la main à la charrue, un soldat allemand qui étend les limites de notre langue et de nos mœurs dans le pays de l’ennemi. » Et du doigt il montra l’Orient. Ce terme vague d’Orient laisse beaucoup à supposer. J’ignore jusqu’où vont les espérances de M. Freytag ni s’il se flatte d’une absorption plus ou moins prochaine de la Russie par des colons envoyés de Saxe et de Prusse. Toujours est-il qu’un enthousiasme plein de gravité s’empare de lui dès qu’il traite cette matière. Il parle de Frédéric II du ton de Lucrèce célébrant la venue d’Épicure. Celui-là est le roi par excellence qui entreprit le premier de conquérir à la civilisation germanique la Prusse polonaise et Posen. M. Freytag oublie trop à quel prix cette conquête fut précipitée. Mais, s’il faut nous tenir en garde contre ses préjugés, il est difficile de ne pas nous laisser gagner aux transports de légitime orgueil qui le saisissent, chaque fois qu’au sein de la négligence et de la barbarie polonaises il découvre une trace des vertus bienfaisantes de l’Allemagne ; cette vivacité de patriotisme enlève les cœurs. Qu’une humble cabane se montre à nous propre et riante à côté des châteaux délabrés qu’habitent les palatins, qu’au milieu d’une plaine désolée, où errent çà et là quelques paysans en guenilles abrutis par la misère, nos yeux aperçoivent dans un coin la terre fraîchement remuée, des sillons tracés avec soin, une petite ferme bien close où le coq jette au vent sa chanson joyeuse, nous ne pouvons-nous retenir de répéter le cri d’Antoine : « Hurrah ! Il y a une ménagère. Ici est la patrie. Ici sont des Allemands ! »
Et que ce soit aussi le cri de l’Allemagne ! qu’elle aime de plus en plus à se reconnaître dans l’amour du travail, les habitudes d’ordre, la dignité de la vie de famille, le progrès lent et sûr. Elle n’est pas née pour courir comme nous les aventures, fut-ce même les aventures d’esprit, et pour se passer de temps à autre, sur le rude chemin des siècles, la distraction d’une étourderie de deux ou trois lustres. Comme nous sommes assurés de ne pas vouloir longtemps les mêmes choses, il nous est permis d’en vouloir parfois de très folles sans nous exposer à de grands risques. Nous allons à droite, à gauche, en avant, en arrière, et finalement nous nous retrouvons sur la bonne route, les jambes lestes et disposées à rattraper le temps perdu ; notre inconstance sert de remède à notre légèreté. Mais l’Allemagne a l’obstination des caractères doux. Bonne ou mauvaise, elle ne quitte guère une entreprise commencée avant de l’avoir menée à terme. Combien de siècles, pour ne citer qu’un exemple, ne s’est-elle pas acharnée en vain contre l’Italie, dont nous nous sommes dégoûtés sagement après soixante ans au plus de promenades militaires ! C’est une raison pour elle de ne s’éprendre de rien sans se recueillir mûrement. Elle n’a été exempte, dans ces dernières années, d’aucune des maladies morales qui travaillent le reste de l’Europe. La haine furieuse de toute réforme chez les uns y a engendré chez les autres une ardeur fébrile qui aspire à supprimer le temps. On prêche l’émancipation par l’athéisme, et on rassemble pieusement tout ce qui reste encore de débris trop nombreux du moyen âge pour essayer d’en construire l’arche sainte de la société. On nourrit de part et d’autre des rêves sinistres de politique sans pitié. Mais, à en juger par le livre de M. Freytag, et par le succès qu’il a obtenu, la masse du peuple allemand ne paraît pas encore atteinte. Là où la famille est demeurée un sentiment, et, pour parler avec plus de justesse, une passion profonde ; là où elle est une grande institution naturelle et non pas seulement une unité de convention, maintenue par la loi civile et décomposée par les mœurs, il n’y a rien à craindre pour les vertus antiques ; elles continueront de fleurir à l’ombre des antiques croyances. L’Allemagne — nous en avons l’espoir — saura conquérir l’avenir sans briser avec aucune des traditions respectables de son passé. Elle gardera fidèlement, au milieu des agitations de toute nature, son génie national. C’est un génie de solidité et de patience de qui le propre est d’avancer péniblement et de ne reculer jamais.
Les commentateurs de Werther18
Monsieur le Directeur,
J’ai lu comme tous vos abonnés, avec un bien vif intérêt, le chaleureux article de M. Morin sur Werther seulement cet article commence par une inexactitude, légère en apparence, mais qui a le tort d’enlever beaucoup à la gloire de l’auteur et à celle du livre. « C’est Mme de Staël, dit M. Morin, qui a popularisé Werther parmi nous » : trois petits mots contre lesquels vous permettrez à un fidèle de Goethe de réclamer. Ma réclamation sera peut-être un peu longue ; peut-être vous paraîtra-t-il bizarre que j’emploie cinq colonnes à réfuter une dernière ligne, mais les commentateurs ne se dérangent pas pour rien, et remerciez-moi de ne pas vous envoyer un in-folio.
Werther, avait paru en 1774. Le livre de Mme de Staël sur l’Allemagne fut imprimé pour la première fois vers la fin de l’année 1810. Encore le général Savary, ministre de la police, choqué de quelques allusions qui ne paraissent pas aujourd’hui bien transparentes, crut-il devoir mettre au pilori toute cette édition ; de telle sorte que le livre, proscrit pendant les dernières années de l’Empire, n’eut réellement cours chez nous qu’à partir de 1814. Or, à cette date, il y avait déjà longtemps que Werther avait été traduit, lu, relu et imité de mille manières. En France, comme partout, le succès fut instantané et universel. Car « là comme partout », selon le témoignage de Goethe lui-même, de qui j’emprunte les expressions, « ce qu’il y avait d’universellement humain dans le livre éclata de suite avec force ». L’histoire de la littérature werthérienne en France, avant Mme de Staël, a son intérêt. Je vais essayer de la retracer rapidement. Mais comme je ne veux point paraître plus savant bibliographe que je ne suis, je renvoie vos lecteurs à la source où je puise la plupart de mes documents. Cette source, c’est le livre intéressant qu’un compatriote de Goethe, M. Appell, de Francfort, a publié l’an dernier à Leipsick, sous le titre : Werther et son temps 19.
Dès 1776, il se fit deux traductions françaises de Werther. Toutes deux parurent hors de France, l’une à Erlangen, ville de Bavière où s’étaient réfugiés un grand nombre de protestants après la révocation de l’Édit de Nantes ; l’autre à Maestricht. La première était de Charles de Seckendorf, la seconde de George Deyverdun, de Lausanne, bien connu dans le monde des lettres par ses relations avec Gibbon. Cette seconde traduction est accompagnée de Remarques sur Werther et sur les écrits publiés à l’occasion de cet ouvrage. On y voit, comme cela est annoncé sur la couverture, « deux vignettes ingénieuses » qui représentent Charlotte faisant ses fameuses tartines et Werther sur son lit de mort. C’est sans doute l’antithèse des deux vignettes et la leçon morale qui en ressort que l’éditeur a qualifié d’ingénieuses. Les lignes suivantes de l’avant-propos méritent d’être citées comme un curieux échantillon de la sensibilité de nos pères.
« L’ouvrage dont je présente la traduction au public a eu le plus grand succès et a causé une fermentation générale. On a pleuré, on a écrit, on a imité, on a parodié, on a disserté, on a prêché même. La célébrité de cet ouvrage, la profonde impression que sa lecture a faite sur moi, les secours que m’offraient les circonstances m’ont engagé à hasarder une entreprise difficile. Malgré ces raisons, je l’aurais peut-être même regardée encore comme trop au-dessus de mes forces, si des motifs particuliers ne m’avaient décidé, si je n’avais éprouvé… Le traducteur de Werther pouvait-il avoir un cœur de marbre ? Vous qui savez aimer, qui, après vous être attendris sur les douleurs de Clarisse, courez protéger l’innocence et défendre la vertu, hommes humains et courageux, c’est à vous que je consacre ces feuilles ! Et toi, le plus bel ouvrage de la nature, sexe aimable et tendre, après avoir honoré de quelques larmes les malheurs d’un infortuné, daigne sourire à des travaux entrepris pour te plaire. Pour vous, hommes froidement sensés, à qui la nature a refusé le sentiment, êtres imparfaits qui par une fausse vanité vous montrez fiers de ce qui vous manque, et traitez la sensibilité de faiblesse ; infortunés qui n’avez jamais goûté la douceur d’aimer et d’être aimés, ne lisez point cet ouvrage et surtout gardez-vous bien de le juger. Ce n’est pas pour vous qu’il est écrit. »
Il faut croire que le « sexe aimable et tendre » afflua chez l’éditeur pour acheter le livre. L’année suivante, en effet, les spéculateurs étant affriandés, il parut une nouvelle traduction qui fut simultanément publiée à Mannheim et à Paris. Un Français, M. Aubry, et un Allemand, le comte Woldemar-Frédéric de Schmekow, avaient, en cette occasion, associé leurs lumières. Il en résulta une œuvre qui n’était ni française, ni allemande. On la peut juger sur le titre ainsi travesti : Les Passions du jeune Werther. Il semble pourtant que ce fut cette fidèle copie qui se répandit le plus vite dans le public ; car on la voit réimprimer à Londres en 1792 et à Paris en 1793, en 1797 et 1822. Au reste, à partir de ce moment, les traductions se multiplient. Je ne ferai que citer celle qui parut à Bâle, chez Decker (1801), celle de La Bedoyère (Paris, 1804.) et celle de L. Sevelingues « avec le portrait de Werther » (Paris, 1804 et 1825). À peine le livre fut-il connu par les premières traductions, qu’il suscita une série de travaux en tous genres. On l’imita. On l’adapta au théâtre. On y fit des additions. D’une seule phrase du roman, on tira de nouveaux romans, fades compositions que le public accueillait avec faveur et à qui les peuples voisins, même les Allemands, faisaient aussitôt les honneurs de la traduction. Ce fut d’abord le Nouveau Werther, imité de l’allemand (Neufchâtel, 1786).
L’auteur de ce travail ne s’éloigne encore que fort peu de l’original. Il supprime quelques passages au début ; il transporte le lieu de la scène à Neufchâtel et dans ses environs ; il substitue à Charlotte certaine Lucie à qui il donne pour mari, au lieu d’Albert, M. Dupasquies. En tout le reste, il suit presque servilement la traduction de Deyverdun. C’est aussi sans dénaturer ni les caractères, ni les événements que le comte de Hartig a imité les dernières lettres de Werther à Lotte dans ses Mélanges de vers et de prose (Paris et Liège, 1788). La Wertherie (Paris, 1791) appartient également à ce genre d’ouvrages où les auteurs ont suivi Goethe pas à pas, ne faisant de changements au texte original que ceux qui étaient indispensables pour transformer une œuvre de génie en une platitude. Mais il n’en est pas de même de Praxède ou le Werther français, traduit en allemand par Paul Ascher (Berlin, 1809). C’est une histoire à attendrir les rochers. L’héroïne s’appelle Agathe. Praxède, le héros, se trouve dans la maison de campagne de son père, lorsque celui-ci lui présente Agathe comme l’épouse de M. de Versac, homme d’un grand âge qui est, pour le moment, absent. À peine Praxède a-t-il vu Agathe, qu’il se met à divaguer et à déclamer. Il possède, à l’instar de Werther, un ami discret et complaisant qui n’écrit jamais lui-même, mais à qui l’on peut écrire sans craindre de troubler sa mansuétude, et notre amoureux en abuse : « Qu’ai-je vu ? » s’écrie-t-il dès la première lettre. « Où suis-je ?… l’égarement règne dans mon cœur… Oui, Charles, j’aime et je suis le plus malheureux des hommes. Je ne suis plus, ou plutôt je commence mon existence pour souffrir. Mon ami, ne deviens jamais amoureux, si cela est possible. Que de maux tu t’épargneras !… Je l’ai vue et j’ai été vaincu. Mais représente-toi ce que j’ai éprouvé lorsque j’ai entendu mon père l’appeler Madame ! » Agathe cependant n’est point mariée. Elle n’est pas la femme, elle est la fille de cet odieux Versac que Praxède maudit vingt fois par jour. M. Praxède père a fait ici un tout petit mensonge. Je suppose qu’il aura beaucoup admiré dans sa jeunesse les Jeux de l’Amour et du Hasard et qu’il n’est point fâché de renouveler chez lui la comédie. Sous prétexte qu’il n’est pas d’union heureuse si d’abord les deux cœurs ne se devinent et ne se comprennent, il a imaginé ce beau moyen, d’accord avec M. de Versac, pour présenter Agathe à son fils sans lui laisser voir qu’elle lui soit destinée. Sur son désir, Praxède donne à Agathe des leçons de dessin, d’italien, d’histoire et de botanique.
Voilà un Saint-Preux bien occupé, mais « il faut que l’époux forme l’esprit et le cœur de son épouse » en vingt leçons ; c’était une des maximes morales du xviiie siècle. Par malheur, cette Agathe est une petite sotte. Ne s’avise-t-elle pas un beau jour de croire que son fiancé sans le savoir va se tuer de chagrin ? Là-dessus elle gagne la fièvre ; elle bat la campagne, elle meurt, et le désolé Praxède ne lui survit que douze heures, tout juste le temps de conter sa plainte aux forêts d’alentour et d’envoyer à l’ami Charles, toujours impassible, huit pages d’imprécations. On ne saurait trop recommander aux pères prudents de ne jamais lire Marivaux.
Vous parlerai-je maintenant, Monsieur le Directeur, de la vogue dont jouissaient en France, au moment même où l’attente de la Révolution semblait devoir absorber les esprits, toutes les inventions puériles par lesquelles les romanciers anglais cherchaient à compléter l’histoire de Werther ? Nous empruntâmes à nos voisins d’outre-Manche une Histoire d’Eléonore, roman intime « contenant les premières aventures de Werther » et inspiré par cette phrase de la première lettre à Wilhelm : « La pauvre Éléonore ! Et pourtant j’étais innocent ! » L’héroïne aime Werther sans en être aimée, comme cela se passe dans le livre même de Goethe qui a sans doute ici voulu faire allusion à ses rapports passagers avec Lucinde et Emilie, les deux filles du maître de danse de Strasbourg20. En dépit du chagrin profond que lui cause le départ de Werther, elle vit assez longtemps pour apprendre sa mort ; et, instruite par l’exemple, elle promet de ne jamais se suicider pour lui : ce qui est plus moral que tendre. Ce fut aussi de l’Angleterre que nous vinrent les Lettres de Charlotte pendant sa liaison avec Werther (1788). Les Anglais, en effet, voulurent à toute force savoir ce qu’avait dit et pensé Charlotte durant ces heures si cruelles. Fantaisie singulière ! Car que pouvait dire Charlotte de bienséant en une telle situation ? Aussi n’envoie-t-elle à sa confidente Caroline que des dissertations sur Klopstock et la métaphysique.
Les Anglais faisaient des romans à propos de Werther. Nous fîmes des romans et des comédies. S’il m’était permis de pousser jusqu’à l’époque présente, je vous rappellerais une sorte de mélodrame de M. Émile Silvestre, intitulé Charlotte, qui a été représenté en 1846 sur le théâtre du Vaudeville et où l’on a eu l’idée toute française de nous montrer M. Werthère (sic), marié avec Charlotte et après son mariage mortellement amoureux d’une autre ; mais le début même de ma lettre m’impose l’obligation de ne point dépasser l’année 1810. Dès 1775, il parut à Berne, chez Walthard, une pièce de théâtre, les Malheurs de l‘amour, qui était la reproduction exacte du roman de Goethe. Seulement, tandis que l’œuvre originale se termine par ces mots : « Aucun ecclésiastique ne l’accompagne », il survient à la fin du drame un curé qui prononce une manière de sermon et qui s’écrie pour tout arranger : « Allons, messieurs, cachons ce triste événement et adorons les voies de la Providence. » Le Théâtre-Italien de Paris s’empare de Werther en 1792 et le met en musique. Dans une comédie en un acte « mêlée d’ariettes », il ne faut pas s’attendre à trouver de suicide. À la vérité, Werther se brûle la cervelle dans la coulisse ; on entend le coup partir et Charlotte (car nous sommes chez elle) tombe évanouie dans les bras d’Albert. Mais le vieux serviteur entre en scène ; il a détourné le pistolet ; la cervelle de son maître est demeurée intacte. Werther paraît, qui s’excuse poliment de son inconvenance. On pleure, on rit, on s’embrasse, et comme c’est l’usage au Théâtre-Italien, tout finit par des chansons.
Nos colonies eurent aussi leurs essais de littérature werthérienne. En 1809, il arriva de l’île de France en Allemagne un paquet portant cette suscription : « A l’auteur des Souffrances du jeune Werther, à Ingolstadt. » Ce paquet contenait une imitation française du roman. Mais ô vanité de la gloire des poètes ! Jadis une lettre, adressée du fond de la Chine à M. Boerhaave, médecin en Europe, lui était parvenue sans aventures. Le paquet destiné à l’auteur de Faust, de Torquato Tasso, de Wilhelm Meister et de tant d’autres chefs-d’œuvre, erra un an à travers tous les bureaux de poste de l’Allemagne, renvoyé de Bavière en Bohême, de Bohême en Prusse, de Prusse en Autriche, avec l’ignominieuse estampille « inconnu jusqu’à ce qu’enfin un directeur, moins teuton que les autres, s’avisa que ce personnage introuvable s’appelait Goethe, et qu’il exerçait les fonctions de conseiller intime à Weimar. Je soupçonne, entre nous, que ce directeur fut une directrice mélancolique qui lisait quelquefois Werther à la sourdine, entre deux courriers. Vous le voyez, Messieurs, bien avant que Mme de Staël eût prononcé son fameux jugement : « Ce qui est sans égal et sans pareil, c’est Werther », le livre était populaire parmi nous. Et si je voulais caractériser son influence sur la société polie de ce temps-là, combien d’anecdotes piquantes ne pourrais-je pas ajouter à propos de la sentimentalité enthousiaste qui fit explosion après Werther, comme la Nouvelle Héloïse ? On ne se souvient plus aujourd’hui que mon compatriote, l’Alsacien Leuschenning, mort à Paris en 1827, le même dont s’est tant moqué Goethe21, fonda vers la fin du xviiie siècle un Ordre secret de la sensibilité.
On croit rêver lorsqu’on lit en pur français la phrase suivante, adressée par une grande dame spirituelle et jolie, à un mystique illustre qui n’a jamais eu que des affections chastes : « Ô toi, chéri pour la vie, l’âme de mon âme… Ton mouchoir, tes cheveux sont pour moi ce que mes jarretières sont pour toi. » N’est-il pas vrai que de tels personnages, qui ont vécu en chair et en os, ne le cédaient guère en extravagance au fantastique Oronaro, le prince amoureux de Mandandane1 ? N’est-il pas vrai que s’ils eussent été princes comme lui ils auraient voulu aussi transporter en tout lieu à leur suite une nature artificielle, clair de lune, chants de rossignol, bocages, ruisseaux murmurants, emballés dans leurs caisses de voyage, et qu’il leur eût fallu, ainsi qu’à lui, un directeur de la nature, chargé de leur tenir prêts à toute heure du jour et de la nuit, des points de vue romantiques ? Mais il ne s’agit ici que de la popularité légitime de Werther et non des folies qui s’y sont mêlées. Pour revenir à mon vrai sujet, vous me permettrez de vous rappeler une dernière circonstance. Werther fut longtemps le livre favori de la famille Bonaparte. Le roi Louis fit paraître à Gœtz (1814) un roman werthérien : Marie ou les Peines de l’amour, et il n’est pas malaisé de retrouver encore la trace de l’ouvrage de Goethe dans le roman de Stellina, que Lucien avait publié quinze années auparavant (1799). Pour l’Empereur, il avait lu sept fois Werther dans sa jeunesse. Il le possédait à fond22, et c’était l’un des livres qu’il avait emportés avec lui en Égypte. Une seule chose le choquait dans l’amant de Charlotte : c’est qu’il était ambitieux23. Lui-même le déclara plus tard à Goethe dans le temps qu’il faisait le partage de l’Europe avec Alexandre et qu’il donnait à Talma un parterre de rois.
Je m’arrête sur ce trait ; il n’est peut-être pas le moins curieux dans l’histoire de Werther. Si M. Morin prend la peine de me lire, il se repentira bien de sa phrase dont le résultat a été d’infliger une aussi longue dissertation à vos lecteurs.
Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien lui transmettre mes excuses et d’agréer l’assurance de ma parfaite considération.