Un essai sur le symbolisme
Qu’on ne se méprenne point sur l’inconvenance de ce titre. Le premier, j’avoue cet Essai n’en pas être un. Encore moins, s’agit-il d’un Manifeste. Tout groupement littéraire, toute association d’art engendre moins d’œuvres que d’injures. Je sais trop, pour qu’on soit obligé de me le rappeler, qu’en poésie les individualités seules existent et, qu’à tant faire que de vouloir fonder des classes, le mieux est encore de retourner s’asseoir sur les bancs de l’école.
Simplement, j’use de l’occasion offerte au seuil de ce livre, de me soulager — moi aussi — du délicieux prurit d’un « avant-dire », et de me décharger d’un cher fardeau d’essentielles idées qui seront, une à une, suivant leur poids logique et leur valeur intégrale, plus minutieusement soupesées dans des pages à venir. Pour l’instant, sans dédaigner les questions de forme et de métrique, j’irai au plus pressé et m’abstiendrai de toute particularité, de toute controverse, de toute illustration. Je m’applique à tailler dans le vif, à disséquer des principes, afin de mettre à nu le cerveau contemporain et le nœud vital de notre poésie française si tendrement aimée. Donc, je dogmatise, j’affirme.
Qu’on me pardonne de parler un moment en philosophe plutôt qu’en poète, et de démonter les rouages de l’âme au lieu de les regarder tourner. L’impulsif, comme tout autre, broie des pensées. Pour chacun le droit existe d’analyser ses actes comme des résidus. L’artiste véritable se prolonge en esthéticien, quitte à perdre, sitôt que la fièvre de l’intuition inconsciente le crispe, son beau calme théorique. S’oublier une minute, nouveau Narcisse, dans la contemplation de soi, à l’ombre des fontaines de la Vie, prêter l’oreille au murmure continu de l’Être qui s’égoutte au bord du Temps, c’est permettre à la Nature de nous renvoyer notre image, jusque-là ignorée ; c’est souffrir que notre âme se révèle chantante, alors que le martèlement de nos pas, le long des chemins de l’existence tumultueuse, risquait à jamais d’étouffer ses divines harmoniques.
I
Je crois pouvoir affirmer que chaque révolution en littérature, en art, éclate au nom des mêmes principes : Nature et Vérité 1. Ceux-ci sont-ils méconnus ou violés, aussitôt l’homme s’indigne, alléguant les droits imprescriptibles du Réel, et proteste par des œuvres nouvelles, où s’affirme son vouloir de demeurer humain intensément.
La cause métaphysique de ce malaise moral gît dans l’esprit, lequel répugne à transgresser sa loi fondamentale et à s’évader de son orbe, l’univers intelligible. Les catégories de l’entendement ou modes de l’être, sont la formule intellectuelle en fonction du Tout. Si l’on préfère, une harmonie préétablie oblige le ciel de la pensée et celui de la réalité à se mouvoir parallèlement. Disons même, tant l’adaptation de leurs horizons est adéquate, qu’ils s’absorbent l’un l’autre, et que les échanges perpétuels, les communications nécessaires entre le monde et notre intelligence, postulent l’identité à sa limite du réel et de la raison, de la nature et de l’être2.
Au fait, bien que tout problème littéraire dont on se donne la peine d’analyser la prime donnée, requière implicitement une solution transcendante, il est inutile de soulever les voiles qui cachent à nos yeux de myopes le très délicat mécanisme de la connaissance.
Qu’il suffise de constater que, dans la pratique, l’esprit humain ne se conçoit pas sans objet de perception, sans phénomènes, autrement dit, sans monde extérieur, — que ce dernier ait une réalité objective ou qu’il soit tenu pour de l’esprit précipité 3, il importe peu.
Oublier un des termes de la double équation, — nécessité d’un objet et d’un sujet, nécessité d’une passerelle pour les relier, — est un mauvais calcul. Car le moine se pose qu’en s’opposant un non-moi, et, prendre son élan vers les étoiles, sans s’assurer l’appui d’un sol indubitable, quoique représentatif, c’est poser son tremplin dans le vide pour mieux sauter. Les nécessités inhérentes au déploiement total des ailes de notre raison en réglementent l’essor. Pour celle-ci, ne pas dépasser les limites de son atmosphère, est la condition même de son vol puissant4. Que penser d’un poisson qui déserterait son élément, s’imaginant nager plus rapide dans l’air !
L’essentiel est que nous plongions nos racines dans la nature, pour nous élancer droits vers l’Absolu. Plus les bulbes de la plante humaine s’irradient nombreuses dans le terreau généreux et divergent, plus la fleur de la pensée s’épanouit et baigne dans le soleil.
C’est pourquoi, assoiffé de réalités, l’homme, après de folles errances, revient toujours se désaltérer à la source du vrai.
* *
Tout manifeste d’art porte inscrit sur son drapeau la devise Nature et Vérité 5. L’histoire comparée des littératures vérifie le principe. Chez nous spécialement, abondent les exemples de ces réactions occasionnées par la notion de vie un instant méconnue.
Les théories de la Pléiade, condensées dans la Défense et Illustration de Du Bellay, parue en 1549, ont pour fin de substituer les beautés virginales de l’antiquité grecque retrouvées aux décrépitudes du moyen âge. Je ne veux pas qu’on me demande si cette intrusion des idées classiques outrepassa ses droits, en brisant les frontières de notre tradition nationale. Je tiens, sans plus, à constater que la Renaissance, primitivement italienne, implante et acclimate en France ses deux plus influents facteurs, la nature et la vérité rationnelle.
De mêmes les trois unités, dites aristotéliciennes, — je prends mes exemples au hasard — font leur apparition officielle
6 au début du xviie
siècle, et proclament la supériorité de la raison sur le lyrisme de Jodelle ou la fantaisie désordonnée de Hardy. Plus tard, en 1657, dans sa Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac, d’accord avec le goût français de l’époque, écrira : « Je dis que les règles du théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. »
C’est avouer que l’emploi de ces fameuses règles n’est nullement arbitraire, mais s’impose despotique par une prescription des lois de la nature.
Et encore, les neuf premières satires de Boileau, parues de 1660 à 1667, combattent pour le triomphe du naturel et de la vérité ; en sorte que son Art poétique de 1674, « déclaration de foi littéraire d’un grand siècle »
, dit Nisard, est comme le chant consacré d’une définitive victoire.
Mais non. La querelle des anciens et des modernes, jamais terminée, s’envenime. L’idée classique s’exaspère. À mesure que son autorité diminue, augmentent ses exigences. La Motte veut faire plus vrai. Il réduit donc l’Iliade à douze chants, et l’adapte aux besoins contemporains. Ses intentions étaient pures. Il déclare la poésie par ses figures audacieuses et ses vers contraire à la raison. Diderot, le bavard, réclame encore plus de vérité. Dans ses Entretiens sur le Fils naturel (1757) et dans sa Poésie dramatique (1758), il critique le théâtre de Racine au nom du naturel. Le souci de l’exactitude, du réalisme, dont s’enorgueillit la Comédie larmoyante ou drame, entraîne la prédominance de la condition et des moyennes conditions sur le caractère « abstrait ».
Voici que se précipitent les romantiques à l’assaut du temple grec. On envahit les portiques où gisent pêle-mêle les accessoires traditionnels du culte, et l’on plante l’oriflamme sur les tours de la cathédrale gothique longtemps désaffectée. La nature offre ses couleurs à Géricault, à Delacroix, à Devéria, et la représentation vivante de la réalité, en s’opposant
aux dessins de David, de Regnault, d’Ingres, se substitue au genre académique. De leur côté, les poètes cherchent leur inspiration dans la nature. « Tout ce qui est dans la nature est dans l’art »
, déclare Hugo. On prêche l’individualisme, la liberté dans l’art. On veut être soi et, pour « faire plus vrai », on se « confesse ».
À leur tour les parnassiens, imbus des doctrines positivistes en faveur vers 1859, combattent les romantiques pour les mêmes principes. « Vos Orientales et vos Guzla, disent-ils, sont des créations instantanées de votre imagination folle. Vous ne savez ni imiter, ni “ciseler le vers comme une coupe”
, très froidement. Vous écrivez mal et vous falsifiez la nature. Au lieu de vous établir centre des choses, apprenez à voir objectivement. Regardez, puis traduisez, et voilà tout. » « Désormais le génie consistera à ne rien préjuger, à ne pas savoir qu’on sait, à se laisser surprendre par son modèle à ne demander qu’à lui comment il veut qu’on le représente7. »
Et puis il y a aussi les symbolistes 8. Au nom du réel ils s’emporteront. « Parnassiens, se sont-ils écriés, votre poésie descriptive et froidement travaillée ne caresse que des épidermes, ne trouble que des surfaces. Vos coups de sonde au sein du Tout furent trop bénins pour rapporter des flores étranges, des végétations invues, celles qui croissent dans les profondeurs incalculables de l’être. La science vous sollicite ? Soit. Mais qu’est-ce que la science ? Un faisceau de lois ! Et la loi ? Une série de rapports, des abstractions. Cependant la nature nous dépasse infiniment et fait éclater vos cornues. La vie ne consent à s’enfermer en des vases clos, que morte et en lingots. Or nous baignons de toutes parts dans l’océan du mystère aux vagues perpétuelles. Pour vous voici des arbres, des blés, des montagnes, des phénomènes, ce que l’on voit. Et tout ce qu’on ne peut voir ! Et ce qu’il y a derrière la charmille qui tremble, l’eau qui chante, le nuage qui passe ? Et l’âme qu’on sent partout !… »
Ainsi chaque école de jouer avec l’expression nature et de se renvoyer la balle.
* *
Car en même temps que toute évolution littéraire ou artistique puise dans la nature la raison de sa nouvelle virginité, en même temps aussi la nature n’apparaît pas la même aux yeux des siècles successifs. Disons mieux : celle-ci accuse une telle richesse, une telle fécondité, un tel devenir, que si notre être la contient tout entière en ses virtualités, notre conscience réfléchie n’en goûte jamais qu’une tranche, celle-là seule qui dans l’instant est assimilable. D’un paysage indéfini nos yeux ne perçoivent que des juxtapositions. Malgré les violences qu’on peut faire subir à l’esprit pour le forcer à s’accommoder, nos synthèses ne sont encore que des points de vue.
Ce serait, à propos, un curieux tracé d’histoire comparée des idées, que celui où s’inscrirait la courbe des transformations subies chez tous les peuples, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, par la notion de réel. Après tout, le demi-cercle, sans cesse recommencé jamais fermé, que s’efforcent de clore les penseurs, n’apparaît-il pas l’horizon essentiel vers quoi s’achemine toute philosophie.
L’éternelle poursuite de la formule magique, de cette unité fondamentale, promesse d’explication universelle ; la fureur belle de substituer aux systèmes le Système, celui qui absorbera la nature entière, — affolent le cerveau des hommes en mal d’absolu et l’obligent à rajeunir sans fin ses méthodes d’investigation, à se tailler de nouveaux sentiers parmi la brousse des faits, à pousser avec délices des reconnaissances dans l’inconnu. La nature ! — abîme
béant que des siècles de labeur n’ont pu combler, — consiste pour les uns en l’universalité des êtres créés, devient pour d’autres, comme Aristote, le principe intérieur de l’univers qui le meut et l’organise, « la cause première du mouvement et du repos »
. Tous deux, stoïciens et épicuriens, invitent à « suivre la nature » ; cependant leur morale théorique réciproque diffère toto cælo. Le mot litigieux est pour Boileau synonyme d’ordre et de mesure ; Jean-Jacques s’en inspire pour affranchir l’homme des liens sociaux. La nature des romantiques n’a rien à voir avec celle des classiques, et le motif rationnel par lequel furent attaquées les trois unités dans la Préface de Cromwell fut celui qui les imposa deux siècles plus tôt.
De cette impossibilité à embrasser le champ illimité de l’océan de mystère qui mugit au bord de notre vie, de cette impuissance à éteindre notre flamme de curiosité dévorante dans chaque vague de l’être, sont nés les innombrables idéals humains. Au phare tournant de nos désirs inassouvis, à la lumière clignotante de nos rêves de bonheur, le mot nature s’est varié d’acceptions multicolores ; d’où la diversité de nos philosophies et de nos esthétiques.
Il en résulte que des œuvres goûtées par leur fidélité aux lois de la nature, cause première de tout art, sont bientôt répudiées au nom des mêmes lois9. Il semble donc bien établi qu’au cours des siècles la notion de vie se transforme avec les besoins nationaux et les exigences sociales. Une acclimatation sans cesse renouvelée des œuvres au milieu s’impose. Concluons-en que si toute révolution littéraire part de la nature nécessaire, tout le monde n’entend pas le mot dans le même sens et que ce sens va s’élargissant à mesure qu’il se transforme.
Pourquoi ? D’abord parce que l’art, reflet de la société, puise sa lumière dans les institutions et les mœurs ambiantes. « L’œuvre d’art, déclare Taine, est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes10. »
Nous évoluons en durant et une atmosphère sociale irrespirée, des instincts de civilisés tout neufs entraînent fatalement des changements dans notre manière de sentir et créent des états d’âme nouveaux. D’étroites corrélations, objet de la statique sociale dans le système de Comte, soudent une époque à chacune de ses manifestations intellectuelles et morales, rayons issus d’un même centre. Des échanges, des
rapports de coordination attestent l’eurythmie des éléments composants associés et l’on ne voit pas, par exemple, comment se pourraient séparer les tragédies de Racine de leur lieu d’élaboration, la cour de Louis XIV.
Et puis et surtout, la nature par son tout continu se prête à de multiples interprétations. Ou plutôt, à mesure que nos sens s’affinent, que notre intelligence s’élargit, plus cosmopolite, plus compréhensive, le prisme à travers lequel se réfracte le réel change de couleur. Nous ne percevons jamais qu’une nuance, celle-là seule qui dans l’état actuel de nos mœurs, de nos institutions, s’assortit le mieux avec notre mentalité momentanée. La nature est un immense réservoir d’images et de sensations. Impuissant à embrasser tout le réel, chaque siècle n’y puise que ce qu’il est capable d’en digérer. Les fonctions organiques du corps social à telle ou telle époque règlent le pouvoir d’absorption et le pouvoir de rayonnement de cette même époque.
* *
De ces généralités il ressort que l’esthétique n’appartient pas uniquement au domaine de la psychologie. Cette science du Beau, à la pousser à sa limite, à la creuser jusqu’aux principes, on lui découvre des racines profondes qui tiennent à la constitution de notre être. Elle lance des prolongements jusqu’en la métaphysique. Cela apparaît d’une telle évidence que l’expression « faire nature » peut s’entendre de mille façons et ne s’emplit de sens qu’au contact d’un système philosophique déterminé. Une esthétique apparaît comme un assemblage de principes dérivés d’une théorie générale où toutes les mailles de notre vie émotive et intellectuelle se coordonnent11.
« La nature bien vue, disait Largillière, nous peut seule donner ces lumières originales qui distinguent un homme du commun… Les principes ne sont faits que pour vous mettre vis-à-vis de la nature12. »
Soit, mais qu’appelez-vous nature bien vue ? Car tous nous voyons, et les procédés pour bien voir sont si nombreux ! — Rappelez-vous la page célèbre de Topffer. S’étant fait accompagner de vingt-cinq peintres d’égal talent, Topffer les installe au milieu d’une prairie où paît un âne. Voici nos gens à l’œuvre. Lorsque l’auteur des Menus propos a obtenu vingt-cinq copies du modèle, il reste très étonné de ce phénomène étrange : toutes les esquisses, loin de reproduire une seule image, diffèrent entre elles considérablement13.
L’aventure est instructive. Je vous le demande : est-ce bien voir cet âne que d’en tirer un croquis qui rivalise déjà d’exactitude avec la photographie ? Le verra-t-il mal celui qui s’efforcera d’exprimer par son dessin la résignation de l’animal souffre-douleur ?
Vous êtes positiviste14, moi, je suppose, idéaliste. Tous deux nous nous plaçons en face de la nature. Nous avons les mêmes organes, les mêmes instincts, à peu près un genre de vie semblable, et pourtant le paysage ne nous frappe pas de même manière. Il se trouve que pour vous le réel c’est le monde visible, une chose ; pour moi, admettons, comme pour Platon, le réel est une idée. Cette idée d’ailleurs n’est nullement synonyme de fiction ou de chimère, mais le type de la réalité considérée en elle-même. Qu’en conclure, sinon que cette expression nature bien vue ne signifie rien autre que nature bien interprétée ?
Le monde en effet, en plus de sa réalité propre, est le produit de nos sens et aussi de notre intelligence. Chaque fois que nous communiquons avec lui nous l’interprétons deux fois. Or cette double interprétation varie d’après l’idée que chacun se fait de la vie et le monde change de nuance suivant la projection lumineuse de notre philosophie propre. Tous tant que nous sommes, poètes, mathématiciens, marchands de laines, nous portons sur la nature des jugements qui, sans qu’on s’en doute, demeurent en corrélation parfaite avec nos humeurs, notre état d’âme habituel, notre degré d’intelligence. Ces jugements sont autant de systèmes qui nous résument.
Pour l’objet qui nous occupe, il faut bien le redire et ne pas s’en lasser : à creuser profondément les problèmes d’esthétique on finit par heurter le roc fondamental d’où partent quantité de filons mystérieux par quoi notre être se relie aux choses.
Ainsi, qu’on le veuille ou non, un vers, la poésie adaptation de nous au réel, suppose toute une métaphysique. À cette métaphysique on ne pense guère, et c’est inconsciemment que tout poète dans la plus petite œuvre solutionne les rapports de l’être avec la nature. Impulsif, il écrit, et il se trouve que chacun de ses mots est autant de parcelles d’âmes palpitantes qui disent l’Homme.
On pourrait donc soutenir, et on l’a soutenu15, que le poète a souvent devancé, en ce qui concerne le problème métaphysique, le philosophe de profession. Ces sortes de révélations, ces visions directes se comprennent parfaitement chez les grands artistes dont les procédés introspectifs sont plus rapides, que ceux des ontologistes à l’esprit obscurci de logique stérile. D’un bond ils franchissent les limites du relatif et le cri de leur cœur est celui de la nature ; leur plainte aiguë devient idée du monde, dirait Schopenhauer.
* *
N’en déplaise aux poètes comme aux philosophes, une étroite parenté unit la poésie à la métaphysique ; elles existent sœurs éclatantes de l’esprit.
Longtemps une nébuleuse unique confondit ces deux astres. Leur clarté symétrique issue d’un seul foyer s’intensifiait d’une mutuelle influence et leur double incendie se conjuguait dans le même transport. L’orgueil aidant, à mesure que les planètes jumelles découvraient la source principale des commîmes richesses accumulées, le désir de s’affirmer reines d’un incontesté domaine, de luire indépendantes, d’éclairer à soi seule l’univers intelligible, les poussait à dissocier leur flamboiement, à segmenter leur éclat. N’ayant pu s’absorber, les conjointes, de tout points semblables à leur orbe générateur, s’enhardirent à s’échapper de la sphère directrice, à voguer, splendide pour son compte, au ciel de la pensée. Ainsi elles s’en allaient chacune vers sa destinée.
Des mages fidèles entreprirent le voyage aux régions bienheureuses, groupés autour de l’une et de l’autre étoile choisie selon leur cœur et leurs aspirations. D’abord les deux troupes s’avancèrent parallèles sans se perdre de vue. Le soir vint où s’accrut la distance angulaire des deux astres. Le premier gagnait l’Orient, le second éclaira l’Occident. Il fut dès lors impossible au même spectateur de contenir en son œil l’écart de leur fuite contraire au ras de l’horizon. Les deux bataillons des sages suiveurs, sous la conduite de l’élue respective, se tournèrent le dos, et, ne pouvant plus s’apercevoir, ne croyant plus sympathiser en la recherche d’un seul idéal, s’oublièrent.
Or, pour qui aurait la force de percer, suivant un axe imaginaire, la croûte de la matière où s’embourbent nos pas, de contempler en son éternité le firmament de l’esprit, de se situer centre de la circonférence infinie, — pour celui-là le diamètre des deux étoiles apparaîtrait d’angle égal, et l’argent de leur même regard se reflèterait en son œil. En sorte que pour graviter aux antipodes l’un de l’autre, le mage philosophe et le mage poète ne longent pas moins une seule et même route. Et peut-être verra-t-on la nuit d’aurore où les deux astres, ayant atteint l’un le zénith, l’autre le nadir du monde essentiel, déclineront de leur hauteur, se précipiteront à nouveau à leur rencontre, finiront par s’approcher au point de se boire, de fusionner encore dans le même éclat et de réunir les messagers sous la radieuse monade de leur rayon intégral.
Celui donc qui se hisserait par-dessus les nuages jusqu’à l’empyrée de l’esprit, d’où la vue s’étend totale, apercevrait l’unité fondamentale de la philosophie et de la poésie.
D’une part, la métaphysique va au-delà du vrai jusqu’au réel ; elle étudie l’essence de l’être et de la vie16. La science au contraire, ayant pour objet la simple connaissance du relatif, c’est-à-dire des lois et des rapports entre les phénomènes, est plus vraie que réelle et se réduit en définitive à une création logique de l’esprit, — un rapport étant manifestement une abstraction. Le métaphysicien s’occupe des données immédiates de la conscience et des choses, de « la réalité, du contenu vivant et intuitif de l’expérience même, du sentiment de l’être et de l’action17 »
.
D’autre part, si je déclare la poésie sœur de la métaphysique, c’est que je n’entends pas par poésie tout ce qu’on est convenu d’appeler des vers. Dans ce cas il suffirait qu’un discours soit écrit en vers pour se ranger dans la cohorte sainte des œuvres
poétiques. Parmi les innombrables piécettes qui éclosent chaque jour… et meurent, dans ces revues d’amateurs aux titres alléchants, combien méritent qu’on les nomme poésies ! C’est déjà quelque chose, c’est beaucoup, lorsque ces lieux communs mesurés sont aussi beaux que de la mauvaise prose. Si le rythme était la ligne de démarcation qui différencie la prose de la poésie, un art poétique ou une géométrie en vers deviendraient de la poésie parce que rythmés. M’est avis qu’il faut laisser, comme le disait jadis Du Bellay dans la Défense et Illustration de la langue françoise
« toutes ces poésies et aultres telles épiceries aux jeux floraux de Toulouse et au puy de Rouen »
. La fin de la poésie vraie, de la poésie pure
18 consiste à créer non du joli mais du beau, oui du beau. Un madrigal bien tourné peut sembler très drôle, il n’est au grand jamais de la poésie. L’écharpe ondoyante du vers ne doit servir qu’à « vêtir de grandes pensées et de grands sentiments »
. « La poésie disait Hello, domine le temps et l’espace, elle nous oblige à sentir en frissonnant le voisinage réel de l’éternité qu’on oublie. »
* *
Ne nous défendons pas pourtant de l’avouer : certaines choses se sentent bien et s’énoncent mal. Une définition demeure, quoi qu’on y fasse, une abstraction. Il est plus facile de comprendre le sens exact du mot poésie que de l’exprimer. Je m’entends, et j’espère qu’on m’entend, lorsque je déclare préférer les Contemplations ailées de Victor Hugo aux Odes rampantes de Lebrun-Pindare.
À certaines heures, les soirs de juin, les nuits d’hiver, à travers la campagne, au bord des océans, dans le silence de la chambre éteinte, tombent sur l’âme errante comme des gouttes de mystère. L’air qu’on respire s’allège en se purifiant. Des effluves d’infini nous baignent d’une ambiance extraterrestre, nous tirent l’être au bord du corps. Le temps semble s’arrêter, et la vie, au lieu de s’écouler, dilate notre cœur. Nous surabondons de joie céleste comme le martyr. Les instincts grossiers se tapissent et l’âme sort.
« Dann geht die Seelenkraft dir auf« Wie spricht ein Geist zum andern Geist. »
« Alors se développe en toi la puissance de l’âme et tu entends l’esprit parler à ton esprit »
, dit Goethe. Dans le vent qui fait frissonner les branches flotte du psychique, de l’irrationnel, et nous nous sentons en communication avec tout. Ces voix de l’au-delà qui nous caressent et font pleurer sans cause, ces phénomènes amis, ces avertissements dépassent la raison, vont jusqu’au sentiment. On ne les explique
pas, on les subit, on les vit, on s’en imprègne, on s’y abandonne, on les entend, non avec l’intelligence discursive et représentative, mais grâce à une faculté spéciale qui est, je dirais, le fond même de nous, l’intuition.
Eh bien ! pouvoir, savoir exprimer cette intuition constitue le poète, et j’appelle poésie l’extériorisation d’une conscience spontanée, le son direct d’une âme au contact des êtres.
Qu’est-ce à dire, sinon que la poésie est mieux qu’un amusement, un rêve grave, une parole profonde, — car pas de profondeur, pas de poésie, — un chant intense, la réfraction de l’univers à travers un tempérament — et un cerveau, l’équivalent conscient de la nature, l’expression de nos émotions, c’est-à-dire de notre être dans ses rapports avec le Tout, la représentation concrète de la vie fugitive fixée un instant par l’artifice des mots, l’écho intelligent, synthétique des bruits enchevêtrés de la nature.
Cette poésie, la vraie, la pure, dont pas n’est besoin de donner d’exemples parce qu’on saura bien en trouver dans les chœurs des tragiques grecs, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, dans Wordsworth, dans Victor Hugo, — cette poésie possède le droit de s’asseoir aux côtés de la métaphysique sa sœur et peut se définir une métaphysique manifestée par des images et rendue sensible au cœur 19. Ce qui différencie le grand poète du philosophe est donc moins le sujet traité que la manière de le traiter. Tous deux expliquent la nature, l’un par réalisations immédiates, concrètes et instinctives, l’autre par voie de concepts et de façon discursive. À cette question qui définit admirablement l’objet de la métaphysique et de la poésie : « comment l’univers est-il senti, pensé, voulu par la conscience humaine ? » la première répond par une étude méthodique, la seconde au moyen de l’inspiration qui ne trompe pas, puisque les sentiments exprimés par l’artiste dans un poème sont l’équivalent conscient de la cause qui les a produits, la représentation psychologique de la réalité intérieure des choses, leur vraie réalisation dans la conscience, selon l’expression anglaise de M. Josiah Royce.20
Bien mieux, tous les grands artistes sont à ce point métaphysiciens sans le savoir, qu’aussitôt qu’ils réfléchissent sur le mode de formation et la qualité objective de leurs œuvres spontanément issues d’eux-mêmes, ils sont saisis de la démangeaison d’écrire un traité d’esthétique transcendante. La valeur de ces traités est précisément qu’ils viennent après la pratique et l’élaboration du Beau. Leur fin est d’expliquer ce phénomène inconscient, forme particulière de perception que Schopenhauer appelait organe du rêve et que je nomme intuition, — qui poussa les auteurs à soulager ce qui gémit en eux. Voilà pourquoi les opuscules de cet excellent philosophe que fut le poète Richard Wagner nous paraissent si précieux. Ils nous démontent les rouages intellectuels qui machinèrent ses drames et, loin d’avoir servi de moules tout faits où le théoricien n’a plus qu’à couler son art, mais bien au contraire, étant comme l’empreinte prise à même l’œuvre, ils nous avertissent qu’un artiste ressemble toujours plus ou moins à M. Jourdain, il fait de la métaphysique sans le savoir.
Tout de même, si chaque système philosophique devient un miroir où se réverbère le réel, il en est de plus ou moins vastes, déplus ou moins lumineux21. Nous possédons des glaces à main minuscules dans lesquelles ne s’aperçoit que le sourire d’une bouche, mais il existe des psychés mobiles où tous nos gestes se mirent. — De même, si chaque époque poétique résume un aspect de la nature, il en est qui la clichent mieux que d’autres, qui sont plus amplement significatives. La meilleure poésie, — je dis la meilleure en soi, — sera donc celle qui saura enfermer le plus d’intensité de vie, qui dans un vers contiendra le monde, une poésie où le moi résumera l’humanité totale.
II
Il se peut que les symbolistes aient échoué. Leur dessein subsiste d’avoir voulu créer une poésie amplement représentative du réel conçu comme une idée22, et d’avoir essayé de dégager en toute chose l’âme des choses, c’est-à-dire la réalité fondamentale, ou si l’on aime les termes barbares, le substratum. Ils ont vite compris que le domaine de la science est clos de murs. Aussi loin qu’on s’y promène, on finit par se heurter à des fortifications. Ils ont donc fait des brèches et, par ces meurtrières, ont aperçu le ciel et la mer éternelle.
Encore que l’école dite du Parnasse se soit bien plutôt efforcée d’améliorer la forme du vers romantique, de perfectionner l’instrument de la poésie, que de lui faire rendre de nouveaux sons23, ses partisans demeurent, eux aussi, des métaphysiciens sans le savoir et des disciples du positivisme.
Or ce serait une erreur de croire que les positivistes, malgré leurs dédains pour toute doctrine transcendante et leurs préférences pour la méthode expérimentale, aient pu se passer de métaphysique. Ceux-ci auront beau s’en défendre, ils n’empêcheront pas· leur essai de synthèse et d’explication universelle, auxquelles ils tendent dans la mesure où le permet l’état des sciences particulières, d’être comme le boulevard d’une philosophie première. D’autre part, que les doctrines positivistes aient servi de parangon aux naturalistes en général, aux parnassiens en particulier, les œuvres littéraires ou artistiques des uns et des autres le prouvent abondamment. Elles attestent surtout, par leurs vues prises sur les rapports de l’homme et du monde, l’impossibilité de faire de l’art pour l’art sans s’adosser à une métaphysique quelle qu’elle soit ; et se placer en face de la nature en spectateur impartial, noter ses pulsations et son rythme de durée avec le chronomètre enregistreur de notre esprit, brosser des tableaux d’histoire, décrire avec minutie les inventions scientifiques, copier les scènes banales d’une vie quotidienne, suppose résolu par le fait le grave problème de l’imitation de la nature, qui lui-même emprunte à la cosmologie rationnelle et à la théorie criticiste de la connaissance du monde extérieur ses plus immédiates données.
* *
On aurait mauvaise grâce d’en vouloir aux parnassiens et de les accuser d’avoir hâté la décrépitude de la poésie au lieu d’apporter des remèdes régénérateurs. On n’est jamais bon juge de sa propre doctrine ; il appartient aux descendants de la transformer et d’en marquer les points faibles. Aussi bien, tout en s’acquittant du respect que l’on doit aux ancêtres et sans croire que les symbolistes demeurent invulnérables, il n’est pas défendu, je pense, de marquer l’apport des prétendus jeunes dans la littérature contemporaine et les acquisitions, vraiment neuves, dont se sont enrichis les poètes de notre génération. Les parnassiens, que ce soit entendu, vinrent à leur heure ; leur œuvre était nécessaire. N’empêche que leur esthétique fut un peu bien étroite et que leur métaphysique s’impose moins cohérente, moins générale, plus essoufflée que la nôtre.
Car c’est bien entre deux esthétiques opposées, partant entre deux métaphysiques, que nous nous débattons sans le savoir. Pour laquelle opterons-nous.
En dépit de leurs divergences apparentes, les philosophes s’accordent à distinguer deux manières profondément différentes de connaître une chose, nous dit un éminent penseur contemporain ; « la première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde qu’on entre en elle »
. L’une procède par analyse et n’atteint que le relatif, l’autre touche à l’absolu par le moyen d’une sympathie intellectuelle qu’on nomme intuition. Dans le premier cas je saisis la chose du dehors ; dans le second je m’identifie à elle, je la vis, je la possède du dedans.
Pour illustrer sa profonde théorie, M. Bergson cite entre autres cet exemple : « supposons, nous dit-il, un personnage de roman dont on me raconte les aventures. Le romancier pourra multiplier les traits de caractère, faire parler et agir son héros autant qu’il lui plaira : tout cela ne vaudra pas le sentiment simple et indivisible que j’éprouverais si je coïncidais un instant avec le personnage lui-même. Alors
comme de la source me paraîtraient couler naturellement les actions, les gestes, les paroles. Ce ne seraient plus là des accidents s’ajoutant à l’idée que je me faisais du personnage… Le personnage me serait donné tout d’un coup dans son intégralité… Description, histoire et analyse me laissent ici dans le relatif. Seule, la coïncidence avec la personne même me donnerait l’absolu24 »
.
Qui ne voit que ces deux manières de philosopher peuvent enfermer aussi deux esthétiques correspondant à celle des parnassiens et à celle des symbolistes.
Par leurs tendances positivistes les parnassiens s’en tiennent à la simple description. Ils « tournent autour des choses » sans jamais y pénétrer, demeurent à l’extérieur et s’alanguissent dans le relatif.
Les symbolistes, au contraire, sont des organisateurs ; ils s’intériorisent dans l’objet, s’incorporent aux paysages perçus intérieurement. Par un violent effort ils ont voulu se placer au centre même du réel et, par une sorte de sympathie intellectuelle, communier avec la nature. Leur désir a été d’exprimer immédiatement l’inexprimable, si j’ose dire, de fondre leur âme avec la conscience universelle, afin de noter, par une sorte d’auscultation intellectuelle, jusqu’aux pulsations de la matière, jusqu’à la respiration du monde.
Cette âme qu’on sent partout, c’est bien elles qu’ont voulu rendre les symbolistes. Aux instants propices où les chaînes de la matière nous emprisonnent moins rudement, qu’on relise Rodenbach. On se retrouvera soi-même en ses vers, soi-même et ce qui nous compose. Des moindres bibelots dont notre rêve d’artiste aime s’entourer et qui forment autant de souvenirs vivants, fusera une note, et des motifs de symphonie spirituelle s’ajouteront les uns aux autres, transposant à leur manière, et musicalement nos émotions intérieures, pour finir en un vaste concert psychique où nos propres motifs seront joués. La suggestion mentale prendra une telle intensité, qu’il nous sera impossible à un certain moment de savoir si c’est notre être qui retentit au dehors, ou si ce sont les choses qui arpègent nos états d’âme.
Sans faire injure aux parnassiens, on peut donc affirmer que les symbolistes, en s’attachant davantage à l’âme, en dégrafant le manteau illusoire où s’enferment les formes visuelles et harmonieuses, qui elles-mêmes ne sont que l’expression atténuée des vibrations intérieures de l’être, — se sont approchés plus près du tabernacle de l’arche où repose le réel, puisque la seule réalité vraie —
porro unum esse necessarium
— c’est l’âme.
Il s’agit là d’autre chose que de rêves maladifs. Par cette assimilation d’eux-mêmes à ce qui les entoure et les complète, par l’organisation symphonique de leurs impressions diversifiées, les poètes en question demeurent et s’affirment plus amplement réalistes 25. Ils ont voulu résoudre l’équation : tout ce qu’on voit, plus tout ce qu’on ne voit pas. Dès lors, pour être descendus jusqu’aux sources vives, pour avoir brisé l’enveloppe des apparences et débarrassé le Moi ultime des pellicules superficielles qui le défendent aux yeux vulgaires, afin d’ausculter le cœur des choses et d’en sentir en soi les battements par contrecoup, ils ont fouillé plus profond que les parnassiens : de même que pour s’être efforcés d’épuiser le contenu du réel, d’élargir leur conscience, de concevoir la vie dans sa plénitude, en ajoutant à la nature l’idée, la pensée à la réalité, ils se sont étendus plus loin du côté des confins du mystère. S’ils n’ont pu exprimer tout ce qu’ils ont entrevu, ils se savent possesseurs de trésors insoupçonnés jusqu’alors. Ils ne sortent pas de la réalité, ils la dominent et s’y incarnent ; ils l’enserrent toute et ne nient que sa limite. Ils captent à la fois l’Être et les êtres ; ils n’excluent que l’exclusion26.
* *
Oui nous sommes bien en présence de deux mécanismes de perception étrangement différents.
Par un clair matin de juin, alors que le soleil s’étale sur les labours qui fument et que le cri des coqs s’enroue derrière les meules de la ferme, j’ouvre ma fenêtre pour respirer les parfums nouveaux que la nuit fit éclore et dont la brise légère parsème l’ambiance. Et tout de suite mes yeux se reposent sur la forêt dressée à ma droite qui fuit en éventail jusqu’au bord de l’horizon. Me prend-il fantaisie, à cette heure où tout chante la joie de vivre, de célébrer le bois magnifique, de magnifier en des stances lyriques la ferveur des arbres séculaires, d’exalter les profondeurs calmes et palpitantes de mystère que mon esprit suppose par-delà les houles de ce sylvestre océan, — alors deux procédés me sollicitent.
Je dirai les taches vertes, les colorations multiples, les glauques remous des vagues rongées de lumière, les sapinières et leurs ondes qui déferlent sous un ciel tout blanc. Impressionniste, j’esquisserai les contours imprécis des rivages de mais déployés au bord de cette mer d’arbres, la débâcle des fleuves de blés lourds et puissants, subitement barrés à leur embouchure de deltas buissonneux ; et les criques ensoleillées, et les golfes de lianes et les havres salutaires d’où le flot végétal s’est retiré. Épique, j’évoquerai la furieuse traversée de l’ancêtre barbare à travers le moutonnement des chênes vénérables, je clamerai la clameur du Gaulois échoué sur les ilots des clairières, je suivrai dans ses méandres, parmi les ondes pressées des halliers touffus, le sillage étincelant des chefs romains dont le manteau claquait au vent comme une voile.
Cette multiplication de points de vue se ramène à une analyse et à une description, autrement dit à un relatif. Je vois des couleurs et les reproduis, je décompose des formes géométriques et les recompose. Des associations d’idées s’offrent que je traduis, je m’extériorise et note des représentations, — et c’est un premier procédé.
Voici le second : Toutes les photographies d’une ville prises de tous les points de vue possibles auront beau se compléter indéfiniment les unes les autres, elles n’équivaudront point à cet exemplaire en relief qui est la ville où l’on se promène. Toutes les traductions d’un poème dans toutes les langues possibles auront beau ajouter des nuances aux nuances, et par une espèce de retouche mutuelle en se corrigeant l’une Vautre, donner une image de plus en plus fidèle du poème qu’elles traduisent, jamais elles ne rendront le sens intérieur de l’original 27.
Si, dédaigneux d’observer de loin, las de m’objectiver ; si, préférant l’action à la passivité, je veux sentir la forêt intensément, je franchirai la grille de mon parc et m’acheminerai vers l’orée du bois. À mesure que je pénètre sous le dôme feuillu, les impressions tout à l’heure éprouvées de mon balcon se transforment en s’amplifiant. Leur intimité m’émeut plus. C’est que je ne m’affirme pas devant la forêt, je vis dedans ; celle-ci crée en moi un intérieur. À présent le soleil s’est évaporé, on dirait, et filtre entre les branches aiguës des sapins une pluie de rayons bleus qui se condense sur la mousse. Le ciel est descendu sur les rameaux et chaque goutte de rosée matutinale enferme un astre. Des végétations folles s’ouvrent et referment mon passage. Peu à peu je m’aventure au cœur de la haute futaie. Je vais. Un parfum nouveau me transporte ; je respire un air jeune. L’inaccessible paix des choses m’envahit. Je vais. Au-devant de mes pas s’avancent les retraites profondes. Un jour atténué descend dans mon âme, la colore. Je deviens racine, scion, écorce, toute la forêt. Sans doute, je communique par rayonnement psychique mes sentiments, qu’ainsi je retrouve sympathiquement répercuté ; mais à son tour, la forêt agit sur mon être, me baigne dans sa sérénité, se fait état d’âme, pour dire le mot. L’échange spirituel s’est accompli ; je la comprends, et elle, vraiment, me contient. À quoi bon l’exprimer, si je suis moi-même son expression ! Toujours je vais. Alors je bouillonne avec les sèves, je sue avec les bourgeons. L’effort des germinations tend mon vouloir. À défaut du cor d’argent cher à Siegfried, je gonfle ma poitrine du souffle énorme accumulé sous les ogives de verdure de cette cathédrale aux fûts élancés ; avec tous ceux de ma race, moi, je crie mon bonheur d’être, l’ivresse des jours anciens, l’espoir des temps nouveaux, et ma voix, et toutes les voix que je résume, la forêt magique les redit, les propage dans le vent qui s’élève, accrues immensément, car cette forêt n’est autre que moi-même mille et mille fois réfléchi. Les oiseaux chantent, ils disent mes transports. La bise souffle et toutes les feuilles bruissent en moi. Ainsi j’ai participé au sentiment de la nature ; je me suis donné la forêt ; j’ai pensé la forêt ; j’ai voulu la forêt, un instant je l’ai vécue28.
Qui ne s’aperçoit que ce second mode de perception est autrement complet que le premier. Cette compénétration est une synthèse, un acte simple. Cette coïncidence, une intuition. Je tiens un absolu : je ne réfléchis rien, je suis cela.
* *
Dès lors apparaît l’inconvenance nécessaire de ce qualificatif symboliste, appliqué aux poètes actuels. Songez à ce qui précède et que les parnassiens seuls méritent cette appellation.
De fait, « la science positive a pour fonction habituelle d’analyser. Elle travaille donc avant tout sur des symboles29 »
. Tournant autour des choses, sans jamais y pénétrer, elle ramène l’objet à des éléments déjà connus et, comme l’algèbre, substitue au réel des signes et des lois abstraites. — De même, le parnassien, quoi qu’il fasse, interprète toujours, et sans sortir du relatif, — interprétateur d’interprétation. — Il analyse du dehors et seulement les formes visibles. Les vers deviennent traduction fantaisiste du Poème grandiose et par excellence, que lui dicte, inlassable, la Nature. De ce Poème total le parnassien ne comprend pas l’esprit, ne saisit pas le sens profond, s’en tient à la lettre, à une version humaine à une Belle infidèle. La poésie est « une langue bien
faite ». Sollicité par ce qui passe, le phénomène, il oublie l’essence, ce qui demeure. C’est la parole de Faust :
« Alles Vergängliche ist nur ein Gleichniss. »
Tout ce qui passe est symbolique
30. Il recueille les fulgurations de l’Être sur l’écran de son esprit, mais n’ose se plonger dans la source de feu intérieur, éblouissante.
Le parnassien ne pense, ne traduit que des symboles.
Bien au contraire, « s’il existe un moyen de posséder une réalité absolument, au lieu de la connaître relativement, de se placer en elle au lieu d’en faire l’analyse, enfin de la saisir en dehors de toute expression, traduction ou représentation symbolique31 »
, la poésie symboliste est cela même. Le poète actuel, avec toute son âme, pénètre au-delà des phénomènes, jusqu’au cœur du réel, sans le secours d’une dialectique. Le monde n’est plus regardé seulement à travers les objets, ces verres asymétriques qui déforment, il est perçu sans intermédiaire, irréfrangible. Agriffé aux sinuosités de l’existence, le symboliste ne fait qu’un avec la Vie, avec la Conscience universelle, par connaissance immédiate. Selon la forte expression de Plotin, μύσαντα ὄψιν
, le poète symboliste voit les yeux fermés,
avec ceux de l’âme. Cette communion avec le Tout supprime les rapports et, comme l’indique le verbe μύεῖν, cette union est mystique, non symbolique.
Le poète symboliste est un mystique. Le mode de perception du mystique et du symboliste est le même32.
* *
Et pourtant, à y regarder de très près, on s’aperçoit que le mot symboliste, appliqué aux poètes dont je parle, est bien choisi. Car, tant que le mystique garde en lui, en sa conscience spontanée, son intuition, tout va bien. Mais veut-il l’exprimer, l’objectiver, la réfléchir dans le miroir de l’intelligence discursive pour en faire participer ses concitoyens, alors tout change. Afin que vous puissiez comprendre le trouble qui m’émeut, le délire céleste, la θεῖα μοῖρα
dont parle Platon dans le Phèdre, qui m’a envahi tout à l’heure au fond du bois, du bois que je sentais avec tout mon être, — mente cordis, — du bois que j’ai
vécu, nécessité est de matérialiser ma pensée, de descendre dans l’empirisme, de m’aider des catégories. Puisque je dois non seulement m’entendre, mais aussi me faire entendre, je remplace mon sentiment original par un mot plus ou moins adéquat, semblable, jamais identique, je substitue un schème, une image simplifiée et appauvrie à un état d’âme riche et touffu, et me voici retombé dans l’ornière dialectique obligatoire. D’où l’emploi nécessaire de symboles à titre de procédés d’expression
33.
On saisit la différence. Le parnassien lui aussi use de symboles sans s’en douter, puisqu’il ne croit qu’au relatif et que les phénomènes par lui décrits ne sont que l’apparence, l’image visuelle derrière laquelle se cache l’impondérable réalité. Contempteur de la conscience spontanée, le parnassien demeure à la superficie de son être, ne traduit que des relations. Prisonnier de la fameuse Caverne, il ne perçoit que la projection de son ombre sur le mur de Vie et prend son propre fantôme — son symbole — pour le Réel.
Le symboliste a rompu les chaînes qui le rivaient au pied de la connaissance sensible ; il s’est retourné et contemple le Soleil.
Une différence de nature dans la manière de percevoir le réel sépare à jamais l’esthétique parnassienne et celle des symbolistes.
* *
Une différence de degré dans la manière d’exprimer le réel en résulte.
« Si le Connaissable n’est pas, à lui seul, le tout de ce qui est, et s’il n’est pas non plus, à lui seul, sa propre explication suffisante, mais s’il convient d’y réintégrer, sous la forme du métaphysique ou du subconscient, l’inconnaissable, il convenait aussi de créer un mode d’expression capable de dépasser l’apparence tangible des choses, une poésie qui, comme la musique, fût apte à révocation plutôt qu’à la pure et simple description 34. »
La conscience immédiate, qui est aussi le moi ultime, se transforme en citadelle inexpugnable. À qui lève les yeux vers ses sommets, elle se présente à pic. Des rochers escarpés nous en cachent l’entrée et ce serait folie que de rêver l’assaut du Château intérieur. On n’y pénètre qu’en le contournant. Des chemins couverts serpentent tout autour, ascensionnent la forteresse. D’abord on s’écarte de la base menaçante, on s’avance dans la campagne et l’on tourne le dos au but proposé. Puis des lacets s’offrent, des circuits s’emparent de la marche, allègent l’effort de la montée ; l’ombre des montagnes s’appesantit sur le touriste assoiffé d’idéal. On monte. À un tournant la plaine apparaît, fuyant sous les rampes de la colline. À présent le chemin se rétrécit, il faut s’aider des mains. Par les fissures des rocs étranges qui nous gainent, le corps se glisse. Seul le ciel domine la cheminée. Enfin l’on surgit sur un large plateau. Sans savoir, après bien des zigzags, on est arrivé au cœur même de la citadelle d’où l’œil contemple éperdu l’immensité des mondes.
Ainsi l’intuition ou vision directe du poète mystique
ou symboliste ne peut être extériorisée. Semblable aux monades dont parle Leibnitz, elle se présente sans portes ni fenêtres, d’un bloc. En présence d’une intuition, sous la poussée du débord mystique, les mots disparaissent, introuvables ; on ne peut plus guère parler que par exclamations, Dieu, Nature, Être, cœur, sentiment ! et lorsqu’on a lancé un vocatif on a tout dit. Ah ! si les mots étaient assez ductiles, assez malléables, assez règle de plomb pour s’adapter sans solution de continuité à tous nos états d’âme ! Mais non ; il n’existe pas d’expressions assez nombreuses, assez polychromes pour s’assortir à tous nos sentiments. Des mots hélas ! trop généraux doivent épingler nos émotions et les faire saigner. Chaque parole tue la voix intérieure, fige la vie en des attitudes conventionnelles. « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle35. »
Sitôt qu’on pénètre à l’intérieur de la réalité vivante, l’expression, quelque creusée qu’elle soit, se brise sous la poussée de l’idée, et sa plus intime finesse se change en marbre qui s’effrite. Aucun vocable n’a prise sur la pente lisse de l’impression.
La pensée domine toujours, imprenable36. Comment donc se hisser jusqu’au faîte de l’esprit ? Par des sentiers détournés les mots en bataillons serrés s’élancent ; ils contournent l’abîme, opèrent des conversions ; d’adroites circonvolutions les élèvent peu à peu ; de savants travaux d’approche leur permettent d’envahir sans heurt l’idée vierge ; l’artillerie des images, grâce à ses manœuvres serpentines, se déroule jusqu’au sommet et, de toutes parts à la fois, on prend possession de la forteresse.
De là l’emploi obligatoire du symbole, des images accumulées, pour acheminer peu à peu le lecteur au point où son esprit coïncidera avec le nôtre. « Beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses
rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile37. »
Rappelons-nous les Phares de Baudelaire ou telle pièce des Serres Chaudes de Maeterlinck ; celle-ci, par exemple, où le poète entasse à dessein les petits tableaux pour mieux nous faire pénétrer son impression subtile :
« Oh ! ces regards pauvres et las !…« Il y en a qui semblent visiter des pauvres, un dimanche.« Il y en a comme des malades sans maison.« Il y en a comme des agneaux dans une prairie couverte de linges38… »
C’est donc au moyen de transpositions perpétuelles, en variant sans cesse sa palette et ses tonalités, et grâce à des harmonies successives que le poète symboliste parvient à manifester sa pensée, à dire son âme sans trop l’oblitérer39.
Sous l’empire d’une passion violente, alors que mon cerveau brûle, que mon sang bout, que mon cœur saute dans ma poitrine, que ma chair s’horripile, vous venez à moi, me prenez les mains et votre amitié en sollicitant la confidence hâte mon soulagement. Tandis que je détaille ma douleur, les mots se pressent, pittoresques, imagés, sans ordre, très expressifs. On dirait que je m’exhale dans chacune de mes phrases bousculées. Des souvenirs lointains, heures charmantes, attendries, remontent du fond de ma mémoire qui saigne. Je les raconte pour mieux vous rendre participant à mon mal. Tel détail superflu, semble-t-il, intensifiera la contagion ; je le répète, je le multiplie. Je trace des portraits, je situe chaque événement moral dans un paysage approprié. Je mêle tout et je parle, je parle, je parle. Bientôt je vois mon virus dans vos yeux ; je vous injecte mon émotion ; ma douleur est vôtre, vous vous traînez sur mes pas. Vous vous apitoyez enfin, car vous m’avez compris totalement, par la pensée et par le cœur.
Comment donc vous ai-je inoculé la violence de ma passion au point qu’à présent vous la vivez ? Par des accumulations successives d’épithètes, en soulevant au hasard de la conversation tel et tel rideau qui vous tamisait la clarté de mon âme. Mon transport, je ne l’ai pas résumé en une formule, je n’ai pu faire bref, ni me crier tout entier en une définition, car toute définition se présente abstraite et incomplète ; alors vous m’auriez entendu, mais non senti. Peu à peu mes mots, mes images, mes gestes, le son de ma voix, l’expression de mon visage se sont saisis de votre esprit, l’ont capté dans leurs réseaux émotionnels. Vous rejetant hors de vous, je vous tire à moi. À force, vous cédez et finissez par consentir à communier ma douleur. Sans savoir, j’ai planté en vous par sympathie mon sentiment. Et vous de crier : « Comme je vous reconnais bien ! » Pourtant devant qui vous prierait, par cet exemple vécu, de faire tenir ma vie en une définition, vous demeureriez muet. C’est qu’une vie, c’est qu’une passion est trop complexe à la fois et trop indivisible pour la coucher dans ce lit de Procuste, un concept. Vous ayez respiré une ambiance seulement, celle qui me baigne et, par ma prolixité, une endosmose spirituelle a filtré nos deux êtres40.
C’est dire que là où l’expression directe est impossible doit intervenir la suggestion. L’artiste, dit M. Bergson, « vise à nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre »
, car l’objet de l’art « est d’endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l’idée qu’on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’état d’hypnose… Si les sons musicaux agissent plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c’est que la nature se borne à exprimer des sentiments, au lieu que la musique nous les suggère41 »
.
De là, encore une fois, l’emploi obligatoire du symbole, non plus regardé comme fiction poétique, comme fioritures littéraires, mais tenu pour nécessité métaphysique, pour partie intégrante de l’idée à évoquer.
* *
Récapitulons. Tous deux, parnassiens et symbolistes, usent de symboles, pourtant aucun lien de similitude ne rapproche entre elles les œuvres des uns et des autres. La conception diamétralement opposée que ces poètes se sont faites du monde, — tout vers étant l’affirmation inconsciente d’un système philosophique, — explique l’antagonisme des deux esthétiques en question.
Le parnassien positiviste ne regarde pas au-delà des apparences, ne suppose rien derrière les objets étalés à sa vue. Or, si l’on admet l’impossibilité, pour les phénomènes, d’exister en soi et par soi, si l’on est obligé d’avouer qu’un Être, qu’une Essence constitutive informent la matière ; qu’une Réalité supérieure, Cause suprême et Principe premier, préside aux lois de l’univers, on peut avancer sans témérité cette proposition : le parnassien en niant la Chose en soi ne pense que des relativités, que des symboles.
Le symboliste au contraire, en qui s’avère la croyance à la nécessité d’un Esprit, d’une Conscience universelle, d’un Dieu transcendant ou imminent, n’aperçoit dans les choses qui l’entourent que les gestes pétrifiés d’une Âme, que les attitudes incarnées d’un Absolu, que l’image amoindrie d’une plus belle Réalité. Cette âme, cet Absolu, cette Réalité, qu’il les considère, suivant sa religion, comme Dieu personnel ou comme Conscience universelle, il s’efforce en tout cas, requis par l’Au-delà, de les imaginer, de les concevoir, de les appréhender derrière les formes illusoires de la nature visuelle. Encore que la représentation adéquate de l’Être suprême pour nous, êtres contingents, soit impossible, et que le symboliste le sache jusqu’à la douleur, celui-ci, à la manière de mystiques dont le mode de connaissance intuitif diffère des procédés habituels de la dialectique discursive, s’applique, non plus avec son entendement seul, mais avec son tout moi 42, à penser l’Absolu directement, à rendre « Dieu sensible au cœur ». Ne pouvant objectiver sa « vision en Dieu », ne pouvant, au moyen de simples concepts, exprimer directement l’ineffable, le symboliste a entrepris de s’en approcher par voie de symboles et d’évoquer chez d’autres son propre sentiment indivulgable.
Le parnassien pense et parle par symboles. Le symboliste pense directement et le symbole ne devient qu’une manière détournée et pourtant nécessaire de se faire entendre. Le mode expressif du poète symboliste, dont la correspondance est entière, selon l’expression de M. Brunetière, avec le sentiment ou l’idée à traduire, est donc autrement profond, constitutif, approprié. Il y a entre le procédé parnassien et le procédé symboliste toute la différence qui existe entre la comparaison et l’identification, entre la juxtaposition et la coïncidence, entre l’allégorie et le symbole43.
* *
Que si l’on me fait cet honneur de me traiter de « platonicien », abandonnant toute donnée métaphysique, je me tiendrai sur le strict domaine de la psychologie. Soit, exorcisons le fantôme de l’Absolu, pour ne parler que d’états d’âme. Là encore, il sera facile de montrer en deux mots que l’esthétique symboliste., mieux que toute autre, permet au poète d’exprimer ses passions dans toute leur vérité, sans rien leur ôter de leur intensité intérieure, et d’atteindre jusqu’aux nappes profondes de la Vie.
Des deux moi qui résument nos activités psychiques, l’un superficiel, et, pour ainsi dire, abstrait, où se condense et s’immobilise le résidu de nos émotions, en sorte que nos états d’âme n’apparaissent plus au regard de la conscience que comme dépouillés de leur vie, de leur complexité originelle, à la manière, un peu, des schèmes mathématiques ; l’autre fondamental et concret, difficile à saisir dans la représentation, car en ses couches inférieures s’agitent confusément tous les courants de vie, toutes nos virtualités ; — de ces deux moi, dis-je, le parnassien ne saisit que le premier en surface, le plus facile à immobiliser, à clicher sur des concepts, le plus impersonnel aussi et le plus général. Il l’exprime avec des mots abstraits, interposés comme une muraille étanche entre la sensation et la conscience, au moyen d’images banales, impropres aux nuances et pouvant resservir indistinctement à l’expression de toutes les passions. Le parnassien n’aperçoit que la façade de son moi et n’objective que des impressions à fleur de peau.
C’est au second moi44, beaucoup plus intérieur et inexprimable, que se sont attaqués les symbolistes. Celui-ci, infiniment mobile et confus, ne se solidifie qu’avec peine. Ce serait comme un visage derrière une vitre : si nous passons rapides il échappe, mais dès que l’attention fixe notre regard sur les ténèbres, la figure bientôt sort de l’ombre et nous parle. Or, les termes se dérobent pour décrire le caractère particulariste et individuel d’une émotion ainsi contemplée à sa source. Faute de mots qui la moulent, on s’ingéniera donc à la susciter, cette émotion, à l’évoquer chez le lecteur, jusqu’à ce que, subjugué, il la vive entièrement, jusqu’à ce qu’il en éprouve toutes les fines résonances en son cœur, jusqu’à ce que son âme en réfracte les plus ténues colorations.
De là encore, le recours fatal à l’expression symbolique, la seule capable de ne pas troubler la délicate polyphonie d’un état d’âme.
Le parnassien ressemble à ces orgues de Barbarie dont la roue édentée n’agrippe plus que les lames de métal fondamentales. L’instrument symboliste les fait toutes vibrer harmonieusement.
III
Avant de terminer ce long et fastidieux commentaire sur l’esthétique symboliste, je voudrais, reprenant la question à un autre point de vue, faire la preuve de ce que je viens d’alléguer et envisager les tendances de la poésie contemporaine en fonction de la notion de vie. Une esthétique qui ne s’adapterait pas aux exigences constitutives de la vie, ressemblerait un peu à ces langues mortes que la curiosité nous porte à connaître, mais dont les imperfections ou les circonstances opportunes nous interdisent l’usage. On éprouve la solidité d’une théorie d’esthétique en s’assurant si ses fondements reposent sur le riche terrain de la vie. Or, plus profondément que tout autre, l’esthétique symboliste me semble plonger ses racines dans les contrées luxuriantes de la vie et puiser dans la vie même, telle que la science et la philosophie la conçoivent, la raison d’un essor éternellement jeune.
Réservant pour plus tard le soin d’étayer mes preuves et d’alléguer de probants exemples empruntés aux époques de haute culture littéraire, je me contente ici de quelques affirmations que je prie qu’on accepte toutes nues.
* *
Ils ont bien compris, d’abord, les symbolistes, que la vie est grave, que le dilettantisme malsain, que l’impuissance de l’art pour l’art doivent être tenus pour névroses passagères. Après avoir poliment éconduit, couronnées de roses, les Elvires et les Charlottes, pour n’enregistrer, parmi les convulsions de leurs âmes viriles, que les plus représentatives de la génération actuelle, pour mieux chanter l’infini des souffrances terrestres que chacun porte en soi45, — ils se sont efforcés de nous donner une poésie pleine, une poésie pure, une poésie complète sur le modèle de Pindare et des tragiques grecs46, une
poésie noble, « haute comme un ciboire47 »
, une poésie d’idées où s’atteste le souci contemporain d’approfondir jusqu’à la passion les rapports de l’homme avec la nature et de l’homme avec l’homme. Selon l’expression de M. Brunetière, le symbolisme est la réintégration de l’idée dans la poésie, car pas de pensée pas de symbolisme. L’éminent critique dit encore avec raison : « tout symbole suppose une idée sans le support de laquelle il n’est qu’un conte de nourrice ; et toute symbolique implique ou exige, à vrai dire, une métaphysique, j’entends une certaine conception des rapports de l’homme avec la nature ambiante ou, si vous l’aimez mieux, avec l’inconnaissable48 »
.
Immédiatement deux conséquences se font jour : la première concerne le choix du sujet ; la seconde oriente le rôle social de l’art.
Le poète symboliste, dont l’effort s’éternise à dévoiler les idées que cachent les formes, se sent naturellement attiré vers le mythe antique et la vieille légende nationale. À la manière des classiques du xviie
siècle, afin que s’universalise la généralisation de ses rêves réalisés, il situe le sujet du poème dans une époque lointaine.
Major e longinquo reverentia
, dit Racine dans la seconde préface de Bajazet. C’est bien
ainsi que l’entendent les symbolistes, pour qui les mythologies contiennent plus de vérité que nos manuels d’histoire49. C’est qu’un mythe est le miroir toujours lucide où se reflètent les idées, les croyances, l’âme des peuples ; la source éternellement vive qui fuse les pensées essentielles dont s’abreuve l’homme quotidien ; son actualité ne tarira jamais, chaque âge y puise sans l’épuiser la ferveur de son inspiration50.
Le religieux respect dont s’entoure la légende s’explique encore par la nécessité qu’éprouve le poète de couler sa pensée dans des creusets capables de mouler sans cassures toutes les saillies, tous les reliefs de ses rêves d’homme. Seul le mythe est assez vaste pour s’offrir comme l’expression d’une philosophie universelle ; seul le mythe est assez clair pour susciter toutes les adhésions. Et de ce côté isse le point de suture entre l’esprit populaire et l’inspiration de l’artiste.
Peut-être viendra-t-il le jour béni, où, comme au moyen âge, le poète et la foule à nouveau fraterniseront, l’un expliquant à l’autre et commentant au
moyen de symboles appropriés les plus hauts problèmes de l’existence. « En fait, le symbole, écrit M. Brunetière, n’ayant d’autre origine que le besoin profondément humain de rendre l’abstraction sensible en la matérialisant, n’a pas aussi d’autre raison d’être que de manifester physiquement à tout le monde ce qui n’est spirituellement accessible qu’à quelques-uns. Son objet est d’incarner l’idée. »
Le Christ, pour pénétrer ses disciples de sublimes vérités, usa de paraboles par où sa doctrine sainte s’éclaire et se penche vers les humbles sans abdiquer sa grandeur. Ainsi le symboliste possède le secret d’enseigner les masses et de les élever au-dessus d’elles-mêmes. La bonté de son œuvre sociale, sans rien sacrifier aux exigences inviolables de l’art, passera de beaucoup celle des philosophes de profession et des hallucinés de la raison pure, — et Tolstoï sera content.
Ils ont bien compris encore, les symbolistes, en communion avec les dernières découvertes des sciences morales, que « la vie psychique n’est pas une unité simple, mais un ensemble et un processus continu de faits simples51 »
. À la division classique de l’âme en trois facultés, s’est substituée l’étude d’une conscience formée d’éléments enchaînés et groupés.
Cette complexité du moi, avec ses couches successives superposées et ses régions semi-lumineuses, semi-obscures, a tenté les symbolistes. Pour sentir battre le pouls des êtres et des choses ils se sont faits « un cœur innombrable »
. Leur esprit et leurs sens, accrus de mille antennes mobiles, poussent des prolongements jusque dans le réseau filigrané du subconscient. Là une infinité de sentiers magiques s’entrecroisent et l’artiste contemporain s’y égare avec délices52.
En ce qui concerne l’expression correspondante à cette multiplicité d’état d’âmes deux attitudes sont permises.
Ou bien le poète fera œuvre d’abréviateur et, semblable au mathématicien averti, qui, après l’énoncé du problème, indique du premier coup la solution, supprimera les intermédiaires dialectiques. — J’appellerais volontiers ce procédé, un raccourci symbolique
53. Pascal, Hégel, Hello et tous les penseurs
augustes ont employé ce mode de simplification. La chaîne d’associations d’idées au long de laquelle court leur esprit, ils ne s’attardent pas à la dérouler à nos yeux, ils nous en montrent les deux bouts, cela leur suffit. Sans préparatifs, ils nous traînent vers les sommets ; à nous de refaire pour notre agrément le trajet pas à pas. D’un bond ils sautent dans l’absolu et leur âme éclate en chaque mot. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre la parole d’Hello : « la pensée c’est l’explosion de la personne »
. Le même disait : « Je résume pour faire resplendir. »
Mallarmé, le poète par excellence, employa sa vie d’artiste probe à enfermer dans trois ou quatre œuvres très homogènes, comme en des vases d’un prix inestimable, la quintessence de son cœur. Il foule ses émotions jusqu’à-ce que jaillisse l’huile essentielle, jusqu’à crier le cri ultime de la vie. Le trop plein de ses sentiments il le laisse se répandre sans l’endiguer ; les accords incessants échappés de son moi superficiel au contact des choses, il ne les écoute pas. Au travail de condensation intérieure qu’il fait subir au résidu de sa pensée nous demeurons étrangers. Ce qu’il nous offre, c’est la dernière pressée, d’où ruisselle, comme en un spasme, l’intuition intellectuelle ; le coup de hache suprême par quoi le fond de nous s’entrouvre soudain et se montre béant d’infini54. Semblables
à des spectateurs arrêtés au bord d’un océan d’ombre, nous contemplons ravis l’essor prodigieux de fusées lumineuses qui crèvent dans le ciel noir de nos esprits et le transforment une seconde en un grand soleil d’or.
— Ou bien, le poète, comprenant le danger de ces brusques poussées divinatoires, et qu’à force de concision on risque de s’évader de la sphère de beauté55, prendra par le plus long, se plaira à nous amener peu à peu au sommet de lui-même, sans fatigue, sans dissociations heurtées, évitant les raccourcis trop raides. Jamais, pensons-nous, nous ne pourrons gravir le pic
d’une âme, plonger dans les précipices de la conscience, soutenir l’éclat des firmaments éternels que bleutent les neiges immaculées de l’être. « Mais si, mais si », nous répond le poète, et nous le surprenons en train de souffler sur notre vie morose son souffle inspiré. La caresse spirituelle des mots nous libère, nous achemine au ravissement, vers celui-là même où plane l’artiste. Sous la poussée des sentiments frais-éclos, le charme opère, nous surgissons, hommes nouveaux, au-dessus des entraves des apparences. Notre âme s’influence ; active par réaction, elle est agie ; celle du poète suggestionne et s’impose dans ce qu’elle a d’original et de quasi incommunicable. Chaque vers pris à part semble impuissant à nous mouvoir dans le sens cherché. « Un grain de poussière tombant sur une bascule ne produit pas la moindre oscillation. Un choc trop léger sur une matière explosible ne détermine aucun commencement d’explosion56. »
Mais une poésie considérée dans son ensemble, en tant qu’elle constitue un tout indécomposable qui s’offre le portrait fugace d’une âme, crée une ambiance, imprime une direction, nous fait converger au point où nous devons coïncider avec l’esprit du poète. Une manière de logique du cœur s’est substituée à cette logique formelle impuissante à contenir le bouillonnement profond de nos pensées intimes, et la certitude morale que dégage celle-là passe de beaucoup
la certitude démonstrative de celle-ci. L’évocation lente et continue ressemble à l’aurore. À quel moment précis le soleil apparaît au ras de l’horizon ne se peut dire, ni quand le jour commence ; pourtant voici le ciel inondé de lumière.
* *
Enfin ils ont bien compris, les symbolistes, puisque la Vie se définit le continu, que l’expression de fini n’a pas plus de sens dans le monde moral que dans le monde sensible. En tout aspect de la réalité ils ont donc cherché obstinément la continuité de cet aspect avec les autres57. Ils eurent raison.
Que nous enseigne en effet la science ? Les données de nos sens, déclare un des philosophes les plus autorisés de l’heure actuelle58, sont extraites d’un ensemble beaucoup plus vaste. Appareils abstracteurs, nos sens, orientés vers l’action pratique, sont discontinus, mais ils travaillent sur une matière continue. Chaque sens a des données particulières. Or, il suffit de réfléchir un instant, pour s’apercevoir, en premier lieu, que si nous suivons les données d’un sens à l’intérieur de ce sens, nous pouvons passer de l’une à l’autre d’une façon absolument insensible. Il existe, par exemple, autant d’intermédiaires que l’on voudra entre la couleur verte et la couleur jaune, entre un son et un autre son. Dans l’intérieur d’un sens il y a donc toujours continuité. En second lieu, si nous essayons de passer d’un sens à un autre, un abîme de discontinuité nous arrête. De la série des couleurs passez à un son, un intervalle se dresse. Il y a donc une zone de clair-obscur entre chaque sens et tous les autres. D’où cette loi générale : à l’intérieur d’un même sens il y a continuité ; d’un sens à an autre, discontinuité. Comme la philosophie, la poésie, plaisir désintéressé, s’essaye à rétablir entre toutes les données de tous les sens cette continuité que les exigences pratiques, pressées dans leur fin à réaliser et simplificatrices, ont rompu. Autrement dit, la matière, donnée originellement à notre conscience, est un continu ; mettez en présence de la matière une conscience, aussitôt cette continuité se brise, apparaît sous forme de discontinuité, parce qu’on ne peut se représenter la conscience et la matière se développant avec le même rythme de durée. La matière a comme une respiration intérieure plus rapide que la conscience. Là donc où il y a continuité dans le temps, nous apercevons une discontinuité. Tout l’effort du métaphysicien et du grand poète doit tendre à ceci : rétablir la continuité primordiale en s’élevant au-dessus des contingences pour s’adapter de mieux en mieux au Réel.
Nos sentiments aussi ne sont pas en eux-mêmes ce qu’un vain peuple pense : des catégories bien définies, soigneusement étiquetées, qu’un psychologue peut extraire, et à loisir, analyser. Non, chacune de nos émotions demeure un ensemble, s’offre comme des processus d’états d’âme qui se compénètrent, se teintent de mille nuances et se prolongent les uns dans les autres. Leur somme constitue l’intensité qualitative d’une vie.
Ç’aura été la gloire de l’école symboliste d’avoir inventé la forme nécessaire à l’expression de ces processus psychiques, d’une délicatesse si ténue et comme instantanée, qu’on risque d’effeuiller à les vouloir cueillir dans la seconde de leur épanouissement éphémère. Deux principes généraux ont présidé à l’élaboration de cette forme poétique.
Le premier, étant donné le renouvellement incessant de la vie, qui évolue en se continuant et progresse en durant, impose la destruction acharnée des deux plus mortels ennemis de l’art : le factice et le conventionnel. La haine du cliché, de « l’effet de l’art », enflamme jusqu’au délire le cerveau du vrai poète. Le symboliste a conservé la force de s’indigner en face des lieux communs bourgeois, de pourfendre les images banales, de pulvériser le plâtre des métaphores creuses, et sa poésie se dresse devant nous comme le plus noble effort tenté depuis le romantisme pour rajeunir le verbe, calquer le mot sur l’état d’âme correspondant, serrer jusqu’au contact la sensation. Ah ! pour lui, les vocables s’illuminent d’un véritable pouvoir métaphysique en corrélation intime avec le sentiment intérieur à objectiver. Le mot veut et doit être plus qu’un moyen d’expression, une fin en soi. Il s’identifie à la pensée. Parce que les savants et le vulgaire ne recherchent en lui qu’un sens de convention, une étiquette commode qui simplifie et empêche de réfléchir59, — le vrai poète ne s’adjuge pas le droit d’en ignorer l’âme60. Il sait que dire d’un morceau : « le fond est bon, mais la forme mauvaise » équivaut à un non-sens. Le mot ne peut se concevoir l’esclave ou le substitut de l’idée. Il devient l’idée même incarnée, l’émotion palpable, le frère jumeau du moi. De même que la pensée s’accompagne toujours d’une sorte de langage intérieur61, de même parler ou écrire crée spontanément des états d’âme et fait rougeoyer notre vie subconsciente. Au toucher miraculeux du mot, des existences latentes ressuscitent, enfouies dans le tombeau de notre être, et montent vers la lumière de l’esprit.
Or penser c’est, en définitive, sentir ou, si l’on préfère, comprendre avec toute son âme, car une pensée qu’aucun sentiment ne vivifie demeure dans la nuit éternelle et les limbes de l’être, sans emploi effectif. Avec des idées pures, vous ne soulèverez jamais le moindre grain de volonté, le plus petit sénevé d’énergie. N’allez pas croire que le saint, que le soldat consentiraient à s’ensevelir dans un froid linceul intellectuel. L’un n’affronte la torture, l’autre le combat, qu’au moment précis où Dieu et la Patrie descendent sensibles dans leur cœur, qu’après que l’idée les a pénétrés par une manière d’intus-susception, dirait Maine de Biran, et que, nouvelle tunique de Nessus collée à leur peau, elle les brûle d’un feu quasi-charnel.
Si donc le sentiment, — je ne dis pas la sensiblerie, — constitue l’essence et l’originalité de notre personne, et se transforme qualitativement en une infinité de nuances, à mesure qu’augmente ou que diminue sa clarté intensive, l’expression, capable de longer fidèlement (comme un chemin fleuri le cours tortilleux d’un ruisseau) les méandres compliqués des passions humaines, a besoin elle aussi de se transformer sans cesse, pour demeurer en adéquation parfaite avec l’impression fuyante. À descendre dans le particulier, il n’est pas deux hommes qui aiment d’identique façon, même dans une âme plusieurs amours peuvent se donner carrière ou se sérier sans conserver aucune ressemblance psychologique. Direz· vous que pour peindre la rose blanche qui poussa dans mon cœur de quinze ans, et l’iris safrané dont se pare à cette heure ma vie de jeune homme, pas n’est besoin de chercher de nouvelles combinaisons de couleurs, ni de gratter les tons séchés de ma palette ! Plus un mot se présente commun, moins il s’adapte à un sentiment particulier ; sa précision varie en raison inverse de sa généralité. Un terme banal ou rongé par l’usure ne recouvre jamais que des états d’âme rances62. Le scrupule qui interdit à l’artiste d’utiliser un style tout en surface et de se servir de phrases toutes faites, dont le sens s’est évaporé au cours des siècles, apparaît aussi légitime que l’impossibilité logique pour un philosophe d’accepter sans examen les affirmations du consentement universel.
C’est pourquoi, conscient de son rôle d’écrivain, le poète symboliste, en psychologue averti, s’est imposé la rude mais glorieuse tâche de recréer toutes ses images et de nettoyer ses métaphores au point que toute sa personne y resplendisse.
Après l’exposé succinct des doctrines symbolistes sur le continu de la vie et la transformation qualitative de nos sentiments au cours de notre existence intérieure, on comprend sans peine la nécessité d’une réforme métrique63.
Le second principe de notre école tient tout entier dans la solution de cet énoncé : trouver un rythme adéquat à l’expression des processus psychiques de l’âme humaine. Étant donnée la nature ondoyante et diverse du cœur, la complexité de nos passions sans cesse en mouvement, un vers libéré des entraves conventionnelles qui figent la poésie dans des attitudes pétrifiées, pouvait seul permettre aux symbolistes de saisir en instantané leurs plus imperceptibles émotions, au moment où elles traversent le champ de la conscience pour rentrer dans la nuit du néant. D’où le recours au vers prétendu libre.
Cette invention est capitale et tout à la gloire des poètes actuels : créer un rythme correspondant aux « représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition64 »
. Il me paraît inutile d’entrer aujourd’hui dans le détail en narrant les phases de cette lutte superbe pour ou contre le hiatus, le sexe des
rimes, le nombre régulier des syllabes, la persistance de l’e muet non élidé à l’hémistiche ou dans le corps du vers, les rythmes impairs de plus de douze syllabes. Je renvoie aux œuvres et aux théories des Laforgue, des Kahn, des de Souza, des Vielé-Griffin, des de Gourmont, des Beaunier, des Boschot, — pour ne citer que les plus connus des commentateurs compétents. Je ne veux retenir qu’une chose, à savoir l’ardeur réfléchie avec laquelle les symbolistes, fiers de leurs constatations sur les conditions de la vie, s’efforcent de saisir la vie, de marcher son pas, se précipitent vers l’idéal, source de toute réalité, réalisent en eux la nature.
Désormais on ne fera plus subir à la pensée de cruelles mutilations pour la comprimer de force dans une forme préétablie. Les corsets de fer où se déviait la belle taille de l’idée se sont rompus sous la poussée de la vie. Chaque pensée créera sa forme et le vers, enfin sensibilisé, nous offrira le minutieux, graphique des convulsions de l’âme. Le goût artistique, l’oreille, la sensibilité saine se constitueront en normes subtiles pour déterminer la cadence de chaque strophe et le poète « obéira au rythme personnel auquel il doit d’être65 »
. En ce sens entendons la parole profonde, « le vers libre est une conquête morale66 »
.
D’un mot le symboliste peut résumer son dogme esthétique et la liturgie vivante de sa poésie intuitive : la sincérité.
À présent que j’ai formulé hâtivement, mais, je crois, sans omissions graves de principes, l’essence de doctrine philosophique du symbole poétique, me sera-t-il permis d’ajouter quelques mots sur l’esprit qui anima cet Essai et sur les vers qui suivent, afin de dissiper l’équivoque toujours fâcheuse.
Par mon Essai je ne prétends convaincre personne, à peine solliciter l’attention. Si je l’ai placé en tête de ce livre, c’est moins pour servir de commentaire à ma poésie, que pour me consoler de ce que je n’ai pu réaliser. Que cela soit bien entendu.
Souvent durant les longues soirées d’automne, alors que le grand silence des choses exalte l’esprit et l’incite au recueillement, après de délicieuses promenades solitaires à travers les bois endeuillés, au long des ruisseaux tout pleins de murmures limpides, ou sur les coteaux encore léchés par les derniers rayons d’un soleil en allé, — sous le regard ami de la lampe et entouré de la plus grande partie des œuvres poétiques contemporaines, mes fidèles conseillères, j’ai rêvé d’une esthétique assez puissante pour endiguer tous les courants impétueux de l’art moderne, assez généreuse pour accueillir toutes les manifestations de la vie en perpétuel changement, assez vaste pour permettre à chaque œuvre de se réaliser suivant sa tendance propre, assez belle pour y faire entrer notre chère tradition nationale sans porter atteinte à aucune liberté individuelle.
Et, comme une obsession, se présentaient à ma réflexion trois familles d’esprits bien caractérisées. D’abord l’ignorant dont la faculté de raisonner rudimentaire ne s’aventure pas au-delà de l’induction vulgaire. Puis le savant, en qui s’est développé par l’étude attentive le goût des enchaînements logiques et des synthèses d’idées, mais dont le mode de connaissance ne s’élève pas au-dessus d’un certain ordre de rapports constants. Le savant ne peut s’évader du relatif. Pour lui, penser c’est conditionner. À mille lieues de l’ignorant et dans une toute autre planète que le savant, vivent le métaphysicien et l’artiste, — je ne parle ici que de ceux qui méritent vraiment l’une ou l’autre de ces appellations. Ces derniers procèdent par intuitions ou visions directes. Ils ont pris possession du réel et chacune de leurs pensées est un acte simple· Doué d’un pouvoir extra-logique leur esprit perçoit, on dirait, l’essence même des êtres et des choses, ou tout au moins leur pleine réalisation dans la conscience. Le métaphysicien et l’artiste vont au-delà de la science, jusqu’au sentiment, et je n’entends par sentiment ni humeurs, ni émotions passagères, mais la plus complète et la plus belle expression de notre personnalité, l’ensemble de nos facultés intellectuelles et morales, le vivant en tant qu’un67.
Pour être plus clair parlons allemand. La distance qui sépare l’artiste ou le métaphysicien du savant fut mesurée par Kant, par Fichte et par les premiers romantiques allemands si profondément symbolistes, tel Novalis. Il est à regretter que l’auteur de la Critique de la raison pure et que celui de la Wissenschaftslehre n’aient pas su franchir l’abîme ; tout de même ils comprirent l’énorme faille qui coupe en deux l’esprit humain. Ils distinguèrent donc avec soin le Verstand du Vernunft, l’entendement de la raison. « L’entendement, déclare Fichte, est une faculté improductrice, inerte de l’esprit, le simple réceptacle de tout ce qui est et sera déterminé par la raison68. »
La raison, au contraire, le Vernunft, lui apparaît une sorte de faculté métaphysique, suprasensible et supra-intellectuelle qui se rapproche de la Foi des mystiques. — De même chez le savant, qui se guide d’après l’intellect scientifique, le raisonnement bannit la raison. Au contraire, le métaphysicien et l’artiste dépassent la région des idées abstraites et puisent dans le plein épanouissement de la
raison et dans la vie réelle de l’esprit leur pouvoir intuitif et créateur.
À la lumière de ces généralités, que j’ai la fatuité de tenir pour intéressantes, parce que, suivant les solutions apportées au problème de la connaissance, non seulement l’esthétique, mais encore la psychologie et toutes les sciences morales prennent des positions différentes, — j’ai conçu cet Essai sur le Symbolisme. Le symbole m’apparaît en effet le chemin le plus aisé et, probablement même, le seul praticable, pour arriver à l’expression parfaite de l’Être, au séjour lumineux de la Beauté. D’autre part, je n’aurais pas risqué de me faire attribuer un brevet de pédantisme, si je n’avais trouvé dans les œuvres des artistes contemporains la confirmation de ma doctrine. Je n’ignore pas que l’art précède l’esthétique et que les chefs-d’œuvre créent les règles. Si donc je me suis offert le plaisir de condenser quelques principes, c’est sans doute que je les ai découverts épars et comme flottants dans l’air. L’étude attentive des manifestations poétiques de l’heure actuelle m’a procuré tous les éléments de cet Essai ; il m’a suffi de les dégager sans violence. Mais pour mieux affirmer la volonté de ne présenter ici que de simples linéaments de doctrine, on s’est abstenu de citer des vers et des noms propres. Chacun saura reconnaître son bien et le prendre où il se trouve. Tout en n’admettant pas le point de départ de l’esthétique parnassienne, on tient à rendre hommage à ses partisans, qui souvent ont sauté par-dessus les formules étroites pour s’élever jusqu’aux sommets les plus étincelants de l’art.
Puissent ces réflexions, hélas ! encore trop théoriques, quoique profondément senties, servir à d’autres meilleurs, et acheminer l’art vers ses fins les plus hautes et les plus naturelles. Ah ! qu’il fera bon s’incliner devant l’artiste qui condensera en une œuvre vigoureuse et fière tous ces membra disjecta ! Oui, devant celui-là, il fera bon s’incliner, — bien qu’en art les individualités seules existent, — qui saura réconcilier la foule avec le Beau69, synthétiser les aspirations de notre époque si troublée, et tondre en un pur lingot d’or toutes ces pépites éparses. C’est devant celui-là qu’il fera bon s’incliner, qui doit venir, qui viendra, — qui est déjà venu d’ailleurs, — et qui n’est pas moi.
De fait, on me prendrait pour moins humble que je ne le veux être, si l’on me croyait capable d’illustrer ma propre théorie d’exemples probants, assez sublimes pour rayer tous les suffrages. Il se tromperait ; celui qui penserait découvrir en mes Paysages introspectifs le type idéal si longtemps cherché du poème symbolique tel que je le définis dans cet Essai. Trop d’autres illustres, trop d’autres, mes maîtres, ont offert des modèles définitifs du genre, pour que je me permette de les ignorer. J’oserais presque dire que mes vers n’ont rien à voir avec ma préface. À peine si je me suis efforcé dans trois ou quatre pièces, telles que Épithalame, Tout sentir, l’Aveugle, Hippolyte, de me rapprocher de ce genre que j’appelais la poésie pure ; inutile d’ajouter que je n’y suis point parvenu. Bien mieux, dans Poeta Pax et Poesis et dans Poesis et Scientia, j’ai tiré des magasins de l’allégorie d’odieux accessoires, aussi, pour atténuer les déplorables effets de ces deux pièces, n’ai-je eu d’autre recours que de les appeler Deux peintures murales.
Le titre pédant de mon livre me plaît, me faisant songer aux mystiques, qui ont perçu le ciel à travers eux-mêmes et leur âme, réfléchie par les choses. Comme eux solitaires, enthousiastes et purs, à l’abri du monde, sans en rien ignorer des joies ni des peines, j’aurais aimé atteindre à l’acuité de vision nécessaire pour découvrir le réel derrière la nature, l’idée vivante par-delà la forme matérielle. Hélas ! je ne suis pas plus descendu aux Grottes de la Conscience, que monté sur la Crête de l’Âme.
M’accusera-t-on d’insincérité pour n’avoir employé qu’une seule fois le vers libéré ? Je prie qu’on veuille bien me pardonner mon air timide et mon inexpérience. Il est besoin d’une telle délicatesse de doigté pour manier les rythmes polymorphes, que malgré de longues études musicales, je me déclare incapable de jouer sans faute la symphonie que j’ai dans l’âme : cette âme même est à ce point fluette, que j’ai pu sans difficulté la faire tenir en douze pieds.
Et maintenant, avec mes Paysages introspectifs, je remets mon âme aux mains du lecteur. La critique, comme l’esprit, souffle où elle veut. Ceux-là seulement me goûteront qui voudront bien dans le silence d’eux-mêmes laisser parler leur cœur et l’abandonner à l’emprise des évocations chères. Comprendre une œuvre, c’est la recréer par sympathie. La suggestive attirance opère le miracle de rapprocher les esprits, et le meilleur moyen d’assurer son triomphe ne consiste-t-il pas à imiter Mozart bambin qui, lorsqu’on lui demandait d’exécuter sur son violon une sonate de sa composition, faisait d’abord le tour de l’assemblée et, s’inclinant devant chaque personne, lui demandait gentiment « m’aimez-vous ? »