Œuvres mêlées de Saint-Évremond153
Revues, annotées et précédées d’une histoire de la vie et des ouvrages de
l’auteur
par M. Charles Giraud de l’institut154
Études sur Saint-Évremond.
Discours qui ont obtenu ex æquo le prix de l’académie
française par M. Gidel, par Gilbert.
Les histoires littéraires aiment les dates précises. La publication des Provinciales, par exemple, est une de ces dates, de ces époques mémorables (1656, 1657). On avait eu précédemment l’époque du Cid, celle du Discours de la Méthode (1636, 1637). Mais, indépendamment de ces monuments écrits qui marquent, il y a la société d’alentour, dans laquelle se retrouve plus ou moins la même langue, et qui compte des gens d’esprit non écrivains de profession, et maîtres pourtant dans leur genre, maîtres à leur manière, sans y viser et sans le paraître.
Ainsi, en 1657, au moment où Pascal achevait de lancer les Provinciales, il ne tient qu’à nous de compter dans la haute société française les hommes distingués par la parole ou par la plume et qui étaient en possession de plaire : Saint-Évremond, Bussy, La Rochefoucauld, Retz, les prochains auteurs de Mémoires, mais qui causaient dès lors comme ils écriront. Jamais langue plus belle, plus riche, plus fine, plus libre, ne fut parlée par des hommes de plus d’esprit et de meilleure race.
Ils ont tous (et ceux que je viens de nommer, et les autres qu’ils représentent, moins en
vue et plus effacés aujourd’hui), ils ont tous ce point commun d’être gens du monde, de
qualité, avant d’être écrivains. Mêlés aux plaisirs, aux affaires, aux intrigues de leur
temps, ils ont vécu de la vie la plus remplie, la plus animée et agitée, ils y ont
développé et aiguisé leur esprit, leur goût ; et, lorsque ensuite ils ont pris la plume,
leur langage y a gagné. Ils ont vérifié en un certain sens ce qui est dit de l’éloquence
dans le Dialogue des orateurs ; « Nostra civitas donec
erravit, donec se partibus et dissensionibus et discordiis confe-cit,
etc. »
— « Il en fut de même de notre république : tant qu’elle s’égara,
tant qu’elle se laissa consumer par des factions, par des dissensions, par la discorde ;
tant qu’il n’y eut ni paix dans le forum, ni concorde dans le sénat, ni règle dans les
jugements, ni respect pour les supérieurs, ni retenue dans les magistrats, elle
produisit une éloquence sans contredit plus forte et vigoureuse, comme une terre non
domptée qui produit des herbes plus gaillardes… »
Cela ne s’applique guère à l’éloquence de ces modernes qui, si l’on excepte Retz, n’avaient pas eu proprement à exercer leur talent d’orateur ; mais cela est vrai de leur élocution, de leur langue ; ils l’avaient étendue, élargie, assouplie, fortifiée en toutes sortes de relations et de rencontres bien autrement qu’en restant dans un salon comme à l’hôtel Rambouillet, ou dans un cabinet d’étude, comme un Conrart et un Vaugelas. Ils ont des façons de s’exprimer à la fois plus délicates et plus gaillardes (lætiores) pour parler avec Montaigne. C’est d’eux qu’il est vrai de dire, comme dans Homère :
Saint-Évremond a surtout de la délicatesse. C’est un épicurien, non point par les livres seulement, comme le serait un savant de la Renaissance, comme l’a pu être Gassendi, le dernier et le plus distingué de ceux-là, mais un épicurien pratique, dans la morale et dans la vie. L’histoire littéraire, pour peu qu’elle soit didactique, comme celle de M. Nisard, a le droit et presque le devoir de le négliger : probablement il se soucierait peu lui-même de cette omission ; il ne réclamerait pas contre : il en serait plutôt flatté. L’enseignement proprement dit a peu à faire avec lui. Il est l’homme de la conversation à huis clos et des aparté pleins d’agrément.
Né en 1613155, il ne mourut qu’en 1703,
à l’âge de plus de quatre-vingt-dix ans. Élevé au collège de Clermont, à Paris, chez les
jésuites, il fit sa rhétorique sous le Père Canaye, qu’il a immortalisé depuis. Il termina
ses études à l’université de Caen, puis au collège d’Harcourt, tout en suivant ce qu’on
appelait l’Académie, c’est-à-dire l’école des jeunes gentilshommes. Il
représente bien ce que pouvait être, à cette date, un jeune homme de qualité des plus
instruits, un de ceux qui avaient vingt-quatre ans quand le Cid parut. Il
savait la littérature latine, peu ou point de grec ; il avait du goût pour les lettres, de
la curiosité pour la philosophie, et aimait la conversation des gens d’esprit et de
pensée. Il s’appliqua dans sa jeunesse au métier des armes, s’acquit l’estime des généraux
sous lesquels il servit, et, arrivé au grade de maréchal de camp, il pouvait prétendre à
une plus grande fortune militaire, lorsqu’une lettre de lui, très-spirituelle et
satirique, sur la paix des Pyrénées et contre le cardinal Mazarin, lettre adressée au
marquis de Créqui et connue seulement de trois ou quatre personnes, fut trouvée dans une
cassette déposée chez Mme du Plessis-Bellière, dont on saisissait les
papiers. C’est à la suite de l’arrestation du surintendant Fouquet : tout était crime en
ce moment. La pièce, commentée et envenimée par Le Tellier et Colbert, zélés pour la
mémoire du cardinal, irrita Louis XIV, qui condamna l’auteur à la Bastille. Cette lettre,
qui a si fort compromis Saint-Évremond en son temps et brisé sa carrière, n’aura pas, je
le crains, gain de cause auprès de la postérité, qui enregistre avec une sorte de
révérence les faits accomplis : nous sommes devenus grands admirateurs de la politique
extérieure de Mazarin. Fatalistes que nous sommes et adorateurs du résultat, nous
admettons difficilement que les choses de l’histoire auraient pu prendre tout aussi bien
un autre tour, pas plus mauvais que celui qui a prévalu, et qu’il n’a souvent tenu qu’à un
rien qu’il en fût ainsi. Saint-Évremond pensait qu’en se pressant moins on aurait imposé
une paix bien plus avantageuse, qu’on y aurait gagné la Flandre, et son opinion semble
avoir été aussi celle de Turenne. Quoi qu’il en soit, Saint-Évremond, averti à temps du
danger, quitta la France, se réfugia en Hollande, puis en Angleterre, alterna quelque
temps entre les deux pays, opta finalement pour Londres, et ne revint jamais. Il avait
quarante-huit ans au moment de sa retraite : il vécut encore quarante-deux ans d’une vie
de curieux, de philosophe, de témoin indifférent et amusé, de railleur souriant et sans
fiel ; aimant avant tout la conversation et les douceurs d’un commerce privé, il ne
regretta rien, du moment qu’une nièce de Mazarin, la plus belle et la plus distinguée de
l’escadron des nièces, la célèbre Hortense, duchesse de Mazarin, fut venue en Angleterre.
Il s’attacha à elle, lui rendit des soins de chaque jour, et perdit tout en la perdant. Il
entretint de tout temps quelque commerce de lettres avec la France. Il vit les spirituels
Français qui voyageaient alors en Angleterre et acheva de former le chevalier de
Grammont ; du moins il essayait, par ses leçons et ses conseils, de faire entrer un grain
de raison dans cette étourderie séduisante. Les Mémoires de Grammont, par
Hamilton, ne se seraient pas faits sans doute sans l’influence première de Saint-Évremond
sur tous deux : on peut dire que c’est son meilleur ouvrage. Il aurait pu revenir en
France dans les dernières années : Louis XIV avait pardonné et le lui avait permis. Mais
Saint-Évremond eut le bon esprit de sentir qu’un homme de sa réputation ne pouvait
reparaître avec avantage, après plus de trente ans, sur une scène aussi changeante que la
cour ou que la société parisienne. « Je reste en Angleterre, disait-il, ils sont
accoutumés à ma loupe. »
— Cette loupe à double étage, et de plus une calotte de
maroquin qu’il n’ôtait jamais, étaient l’ornement inséparable de sa personne.
On raconte qu’Alexandre, dans ses conquêtes, en arrivant à Persépolis, y rencontra des
captifs grecs, précédemment mutilés par ordre des rois persans, et qui vivaient là depuis
des années. Sur l’offre que leur en fit Alexandre, ils refusèrent de retourner en Grèce,
ayant honte, disaient-ils, de s’y montrer en pareil état, et ils aimèrent mieux rester
établis suc la terre d’exil. Mais la loupe de Saint-Évremond n’était qu’un prétexte, et sa
réponse une défaite honnête. Délicatesse, fierté ou indifférence, il entendait bien se
dérober au pardon de Louis XIV. Il n’y mettait d’ailleurs aucune prétention, aucune
forfanterie, et n’affichait point des airs d’émigré. Il était possible à des observateurs
superficiels de le prendre pour un sujet respectueux et repentant. On a un extrait de
dépêche du comte de Comminges, ambassadeur en Angleterre, où il est dit : « (22
février 1663). Le bruit ayant couru dans Londres des raisons qui retardaient mon entrée,
le chevalier de Grammont et le sieur de Saint-Évremond me sont venus trouver comme bons
Français et zélés pour la gloire et l’autorité de Votre Majesté. Je me servirai de l’un
et de l’autre selon que j’en jugerai à propos, et, s’ils font leur devoir, comme je suis
persuadé qu’ils feront, j’espère que Votre Majesté aura la bonté de les ouïr nommer et
permettre qu’ils méritent par leurs services qu’Elle leur pardonne, après une pénitence
conforme à la faute. »
Mais, après s’être galamment conduit en bon Français à l’occasion, Saint-Évremond rentrait dans sa philosophie et dans sa tranquillité. Sa grâce n’étant pas venue à temps, dans les premières années, il se dit que ce ne serait plus une grâce, et il en prit son parti, il en fit son deuil une fois pour toutes. Quand on lui parla plus tard de revenir, il n’y était plus disposé. Il éludait et déclinait l’effet du pardon royal sans trop paraître en faire fi, n’affectant rien, déguisant volontiers sa constance en nonchalance, homme de goût jusqu’à la fin. La bienséance, le quod decet, était ta loi, et il y resta fidèle. Toute cette conduite est d’une nuance qu’on ne saurait moralement assez apprécier ; ce qui est certain, c’est que des hommes comme Saint-Évremond et Bernier ne sont pas seulement des esprits libres : c’étaient des âmes libres et qui échappaient à Louis XIV. Le grand monarque n’avait pas de prise sur elles. De combien d’autres en ce grand siècle le pourrait-on dire ?
Les exilés, gens d’esprit, écrivains, qui sortent de leur pays pour n’y plus rentrer et
qui vivent encore longtemps, représentent parfaitement l’état du goût et la façon, le ton
de société ou de littérature qui régnaient au moment de leur sortie. Ils peuvent ensuite
modifier ou développer, ou mûrir ou racornir leurs idées, mais, pour la forme, pour la
mode et pour la coupe, si j’ose dire, on les reconnaît ; ils ont une date, ils nous la
donnent fixe et bien précise, celle de l’instant de leur départ. On garde la marque de
l’endroit et du point où l’on se détache de la souche. Ainsi Saint-Évremond nous est
l’exemplaire le plus parfait et le plus distinct par le tour, de ce qu’était un des hommes
les plus spirituels et les plus délicats de la cour de France vers 1661. Son idéal
pourtant à lui, c’était le temps de la régence d’Anne d’Autriche, avant la Fronde, de 1643
à 1648 : il a chanté cet heureux temps dans ses stances les plus passables :
J’ai vu le temps de la bonne Régence…
Sa pièce la plus jolie et la plus citée est la Conversation du Père Canaye et du maréchal d’Hocquincourt. C’est une Provinciale, la dix-neuvième Provinciale, comme je l’appelle, écrite par un homme du monde, qui, en raillerie sur le fond des choses, va plus loin que Pascal. La scène se passe en 1654, mais il est probable que Saint-Évremond ne s’en ressouvint et n’eut l’idée de l’écrire qu’après les Provinciales. On a voulu lui contester cette pièce : elle est sûrement de lui, car elle est suivie d’une autre Conversation de Saint-Évremond avec un de ses amis à la fois Anglais et Français, M. d’Aubigny, dans laquelle les Jansénistes sont presque aussi bien drapés que les Jésuites l’étaient dans la précédente, et qui est donnée comme la revanche de celle-ci.
Les Conversations étaient alors un genre littéraire comme les Lettres, comme les Portraits. Mlle de Scudéry publiera ses Conversations et entretiens. Le chevalier de Méré publiait, en 1669, ses Conversations avec le maréchal de Clérembaut, l’un des spirituels amis de Saint-Évremond.
On n’a jamais eu à un plus haut degré que Saint-Évremond le sentiment vif des ridicules, ni une manière plus légère de les exprimer. Dans les endroits où il excelle, il a l’ironie au sens le plus attique. L’édition donnée par M. Giraud nous permet de lire de suite les morceaux les plus agréables sortis de sa plume sans avoir à les chercher dans le pêle-mêle de ses œuvres. M. Giraud a fait précéder ce choix d’une Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond, ample, copieuse, dans le genre des biographies de M. Walckenaer, et qui n’a qu’un défaut, c’est de n’être pas finie : il y manque les années de Saint-Évremond à l’étranger. Mais, pour ce qui est de sa vie et de sa carrière en France, on en a tous les détails, avec les accessoires et toutes les circonstances sociales qui peuvent l’éclairer et y donner intérêt. L’épisode principal, ne tenant guère moins de quatre-vingts pages, est une vie de la première et grande amie de Saint-Évremond, de cette célèbre Ninon qui offre une sorte de problème. M. Giraud n’a rien négligé pour nous la montrer sous son plus beau jour, pour nous donner la clef de la considération dont elle parvint, malgré tout, à s’entourer en vieillissant, et pour la distinguer des Marion de l’Orme, des Sophie Arnould et de leurs pareilles. Ninon, de son vivant, a compté bien des adorateurs et des amis, depuis le prince de Condé et Coligny jusqu’aux abbés Gédoyn et de Châteauneuf ; M. Giraud les énumère tous ou presque tous : par cette biographie insigne qu’il a consacrée à Ninon, il mérite d’être compté lui-même dans le nombre et de prendre rang sur la liste, le dernier et le plus désintéressé, un ami posthume, un pur ami de l’esprit. — Et à propos de Ninon, je rappellerai qu’on a, depuis peu seulement, déterminé au juste son âge, car c’était une question : on la faisait aller jusqu’à quatre-vingt-dix ans. M. Jal, qui a eu le courage de feuilleter à cette fin les registres des soixante-huit paroisses de Paris, — deux ou trois cents volumes manuscrits, — est arrivé à découvrir l’acte de baptême de Mlle de Lenclos. Décidément Ninon n’avait que quatre-vingt-cinq ans moins un mois quand elle mourut, cinq années de moins que Saint-Évremond. Puissent toutes les antiquités avoir leur chronologie aussi bien démêlée et tirée à clair156 !
En publiant les morceaux de choix de son auteur, M. Giraud s’est fort attaché à en fixer la date première, tant celle de la composition que de l’impression. Bon nombre de ces pièces, en effet, coururent manuscrites longtemps avant d’être recueillies et le plus souvent volées par un libraire. Un des endroits les plus essentiels de la notice de M. Giraud est le débat qu’il a engagé avec M. Cousin, la querelle qu’il lui a faite à propos d’une des pensées que M. Cousin attribue à La Rochefoucauld, mais dont M. Giraud réclame la priorité pour Saint-Évremond. Je viens de prononcer le mot de querelle, mais quelle querelle, bon Dieu ! qu’elle est courtoise ! qu’elle est polie ! qu’elle est révérencieuse ! Quant au point en litige, on va en juger.
En compulsant les papiers de Mme de Sablé, M. Cousin avait été amené, par une lettre de M. d’Andilly, qui en faisait de grands compliments à la marquise, à s’enquérir d’un écrit d’elle sur l’Amitié. Il avait été assez heureux pour le retrouver dans les papiers de Conrart à l’Arsenal. Cet écrit sur l’Amitié dont M. d’Andilly et les amis de Mme de Sablé faisaient de si prodigieux éloges, et dont elle accoucha sur la fin de 1660, n’est qu’une suite de maximes, placées les unes après les autres et formant à peine deux petites pages : il porte le caractère d’une réfutation, et voici ce qu’en dit M. Cousin, au chapitre iii de sa Madame de Sablé :
« Il y faut voir une réponse à quelqu’un de la société de Mme de Sablé qui devant elle avait exprimé de basses pensées sur l’amitié. Ce quelqu’un-là est, à n’en pouvoir douter, La Rochefoucauld. Il avait communiqué à Mme de Sablé sa maxime sur l’amitié : « L’amitié157 la plus désintéressée n’est qu’un trafic où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Loin d’effacer cette triste maxime, deux ans avant sa mort, il l’étendit de la façon suivante : « Ce que les hommes ont nommé amitié158 n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Le cœur de Mme de Sablé lui fournit des pensées d’un ordre bien différent. Elle prend à tâche de combattre sur tous les points la maxime de La Rochefoucauld, sans s’écarter jamais de cette parfaite mesure qui est le trait distinctif de son esprit et le signe de la vérité en toutes choses, mais qui rarement est accompagnée d’un grand éclat. Elle sépare nettement l’amitié de l’intérêt ; elle montre qu’il se fait bien dans l’amitié un échange de bons offices, mais que l’amitié est autre chose encore que l’espoir de cet échange, etc. »
Or M. Giraud oppose à cette explication de M. Cousin, qu’au moment où Mme de Sablé réfutait cette idée, que l’amitié est une sorte de trafic, La Rochefoucauld n’avait pas encore publié ses Maximes ni
celle-ci en particulier, et probablement qu’il n’en était pas encore coupable ; mais, de
plus, que, depuis 1647, il y avait en circulation dans la société un petit écrit volant de
Saint-Évremond touchant cette maxime qu’on ne doit jamais manquer à ses
amis, et dans lequel on lisait en toutes lettres : « Cependant il est
certain que l’amitié est un commerce ; le trafic en doit être honnête ; mais enfin c’est
un trafic. Celui qui y a mis le plus en. doit le plus retirer… »
Se fondant sur
ce texte, M. Giraud revendique pour Saint-Évremond l’honneur d’avoir été expressément
réfuté par Mme de Sablé.
Mais il faut voir en quels termes il se hasarde sur ce terrain de la marquise, terrain brûlant, conquis, possédé et illustré par M. Cousin. Parlant donc de quelques petits écrits de Saint-Évremond qui se rapportent à cette année 1647, M. Giraud s’exprime de la sorte :
« Ces opuscules portent leur date en eux-mêmes et sont unis entre eux par un lien qui est visible aux yeux les moins clairvoyants. Ils ont été destinés au salon de Mme de Sablé, alors établie à la Place Royale. Je viens d’écrire un nom qui brûle ma plume. Je demande, très-humblement, à un grand écrivain la permission de courir un moment ici sur ses terres, et d’y recueillir, s’il se peut, quelques épaves échappées de ses mains, dans le voyage charmant où il convie ses lecteurs, à travers le xviie siècle. Tout me prouve la destination des trois opuscules de Saint-Évremond : une dédicace, écrite par l’éditeur Barbin en 1668159 ; le genre particulier d’ouvrage dont il s’agit ; enfin, les relations intimes qui ont dû exister entre Saint-Évremond et la marquise de Sablé. »
M. Giraud discute et développe successivement ces différents points. Il est bien vrai que, lorsque, plus tard, on présenta à Saint-Évremond, retiré en Angleterre, cet ancien opuscule sur l’Amitié, imprimé avec d’autres, il refusa d’y reconnaître ce qu’il avait pu écrire primitivement, et il crut y voir des altérations de sa pensée ; mais il n’en avait pas moins pour cela écrit quelque chose de très-approchant, et M. Giraud, rassemblant les raisons à l’appui, soutient son opinion en des fermes dont certes l’adversaire n’avait pas à se plaindre :
« Il est probable, dit-il, qu’en 1647 Saint-Évremond a écrit ces paroles : Il est certain que l’amitié est un commerce, le trafic en doit être honnête ; mais enfin c’est un trafic. Cette maxime avait été discutée dans le salon de Mme de Sablé, et y avait soulevé des tempêtes. Les âmes délicates s’en étaient révoltées, et la noble nature de Mme de Sablé la première. C’est pour répondre à Saint-Évremond, qu’elle ne nomme pas, et non pas à La Rochefoucauld, que M. Cousin croit reconnaître à travers le papier de Mme de Sablé ; c’est pour répondre à Saint-Évremond qu’elle composa cet écrit sur l’Amitié, écrit perdu pendant longtemps, et retrouvé et publié par M. Cousin, dans son ravissant volume de Madame de Sablé ; j’en suis à ses genoux de reconnaissance. Il y faut voir, dit M. Cousin dans son style inimitable160, une réponse à quelqu’un de la société de Mme de Sablé qui, devant elle, avait exprimé de basses pensées sur l’amitié. Ce quel-qu’un-là est, à n’en pouvoir douter, La Rochefoucauld…
« Je crois que ce quelqu’un-là est plutôt Saint-Évremond que La Rochefoucauld ; et je crois, de plus, ce qui est un moyen de me raccommoder sur-le-champ avec M. Cousin, que La Rochefoucauld, quinze ans plus tard, n’a fait que copier Saint-Évremond.
« Il est prouvé que Mme de Sablé avait composé son écrit sur l’Amitié bien longtemps avant la publication des Maximes de La Rochefoucauld, laquelle est de l’année 1665. En 1660, Mme de Sablé communiquait cet écrit à d’Andilly, dont la réponse, datée du 28 janvier 1661, est rapportée par M. Cousin. On voit, parla, quelles étaient les habitudes de la société de ce temps. Toute une littérature y circulait en manuscrit, et à petit bruit, à l’usage d’un petit nombre de lecteurs, qui ne souhaitaient pas d’autre publicité… »
Maintenant, en juge plus froid et plus désintéressé du débat, je me permets de trouver qu’il y a un peu d’excès dans l’importance qu’on met à un semblable détail. L’idée de faire de l’amitié un pur trafic n’est pas assez belle d’ailleurs pour être si fort revendiquée. Je sais bien qu’au fond et à la rigueur elle peut se défendre ; car, si vous supprimez dans l’amitié tout ce qui en fait le charme et le prix, si vous vous plaisez, par supposition, à retirer une à une toutes les qualités de votre ami ; si, au lieu d’un homme libéral et généreux, vous en faites subitement un maniaque qui tourne à l’avare ; si, au lieu d’un esprit libre, vous supposez qu’il soit devenu sectaire ; si, au lieu d’un être intelligent, vous le supposez en décadence, en enfance, et n’étant plus lui-même, il est bien clair que les conditions de l’amitié sont changées. Mais la manière de dire qui consiste à appeler tout cela d’emblée et de prime abord un trafic et un commerce n’en est pas moins désobligeante, odieuse, et Saint-Évremond n’avait pas si tort de ne pas vouloir se reconnaître à ce langage. Et puis, le dirai-je ? entre Saint-Évremond et La Rochefoucauld, entre gens de cette sorte et natures de cette qualité, les questions de priorité n’existaient pas. C’est en faire par trop des auteurs, et se faire soi-même l’avocat d’une susceptibilité jalouse qu’ils ne partageaient nullement. Se sont-ils tout simplement rencontrés dans une même pensée ? Y a-t-il eu chez l’un réminiscence ? Y a-t-il eu emprunt ? Assurément ils s’en souciaient assez peu l’un et l’autre, et ils n’y regardaient pas de si près.
Pour moi, ma conclusion est un doute. Dans les quelques lignes dont on fait si grand état
en les surfaisant, Mme de Sablé a bien pu réfuter Saint-Évremond, elle
a bien pu aussi réfuter La Rochefoucauld, qui lui aura dit dès ce temps-là : « Je
pense exactement comme M. de Saint-Évremond ; je prends son opinion à mon compte, et
j’en fais une maxime. »
On ne saurait avoir devant soi un Saint-Évremond, l’eût-on déjà lu vingt fois, sans être tenté de le parcourir encore et sans repasser d’un coup d’œil rapide ce qu’il y a de principal en lui, ce qui le fait original avec distinction entre Montaigne et Bayle.
Sa religion, il en faut peu parler. Il n’est autre chose qu’un épicurien sceptique. Il se
garde de rien attaquer, de rien fronder hautement ; mais il doute ou paraît douter. Il
n’affiche rien et n’arbore aucune enseigne. Saint-Évremond serait assez d’accord avec
Pascal sur l’état moral de l’homme, en ce sens qu’il y voit des contradictions de mille
sortes, mais il ne s’en inquiète pas autrement ; il se plaît à l’indifférence, à la
nonchalance. C’est là où il arrêterait et déconcerterait Pascal, et où le grand lutteur
n’aurait pas de prise sur lui, « Le plus dévot, dit-il, ne peut venir à bout de
croire toujours, ni le plus impie de ne croire jamais ; et c’est un des malheurs de
notre vie de ne pouvoir naturellement nous assurer s’il y en a une autre ou s’il n’y en
a point. »
Et, cela dit, il ne s’inquiète point de chercher d’une autre manière
que naturellement ; il n’a nul goût pour le surnaturel et n’y donne pas.
Socrate ne lui paraît pas plus assuré et certain, en fait d’immortalité de l’âme,
qu’Épicure en fait d’anéantissement ; il se plaît à surprendre quelqu’une de leurs
inconséquences et à les montrer en contradiction avec eux-mêmes. Il n’est pas plus
cartésien que Pascal, et même un peu moins. Mais ces fluctuations ne lui sont ni
insupportables ni désagréables, il s’y laisse bercer, il comprend le pour et le contre.
« Le doute a ses heures dans le couvent, dit-il, la persuasion les
siennes. »
Il aime ces sortes de balancements.
Saint-Évremond est assez philosophe pour ne pas craindre par moments de paraître croyant.
L’idée de la mort l’occupe. Il parle souvent de ce dernier passage, tout en étant d’avis
qu’il faut le couler le plus insensiblement qu’il se peut : « Si
je fais un long discours sur la mort, après avoir dit que la méditation en était
fâcheuse, c’est qu’il est comme impossible de ne faire pas quelque réflexion sur une
chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse à n’oser jamais y penser… — Du
reste, il faut aller insensiblement où tant d’honnêtes gens sont allés devant nous, et
où nous serons suivis de tant d’autres. »
Il professe la théorie du divertissement, ou du moins il ne semble en rien en blâmer
l’usage : « Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexion sur la vie, mais
sortir souvent comme hors de soi ; et, parmi les plaisirs que fournissent les choses
étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. »
Il se plaint par moments du trop ou du trop peu de l’homme, ou plutôt il s’en étonne comme d’une bizarrerie, mais sans en gémir avec la tendresse et l’anxiété qu’y mettra l’auteur des Pensées. Cette fois-ci il le dit en vers et dans un sonnet dont voici la fin :
Un mélange incertain d’esprit et de matièreNous fait vivre avec trop ou trop peu de lumièrePour savoir justement et nos biens et nos maux.
Change l’état douteux dans lequel tu nous ranges,Nature ; élève-nous à la clarté des anges.Ou nous abaisse au sens des simples animaux.
Il n’est pas de ceux qu’on voit en peine et au désespoir jusqu’à ce qu’ils aient trouvé
la clef du mystère. Il n’a jamais senti en lui le combat. N’en prenez sujet ni de louange
ni de reproche : son humeur est ainsi ; il a reçu en naissant ce qu’on appelle un naturel philosophe : « Je puis dire de moi une chose assez
extraordinaire et assez vraie, c’est que je n’ai presque jamais senti en moi-même ce
combat inférieur de la passion et de la raison : la passion ne s’opposait point à ce que
j’avais résolu de faire par devoir ; et la raison consentait volontiers à ce que j’avais
envie de faire par un sentiment de plaisir… »
Ses passions, — c’est trop dire, — mais ses goûts et sa raison ont, de tout temps, fait bon ménage en lui. Saint-Évremond est, avec un peu plus de naturel et de vivacité, un esprit de l’ordre et de la famille de Fontenelle. Il a su se passer, en tout genre, de l’orage et du tourment. Lui-même a raconté avec sincérité comment il en vint à se guérir peu à peu de la soif de trop connaître161. Il n’a eu à traverser aucune des grandes ou des belles folies qui transportent une âme, ne fût-ce qu’à une heure sublime de la jeunesse. La flamme chez lui est absente, l’étincelle sacrée fait défaut, et son régime, il faut en convenir, n’eût guère été efficace à l’entretenir ou à l’allumer.
Au point de vue littéraire, il a nui à Saint-Évremond qu’il en fût ainsi. Il écrit avec délicatesse, souvent avec recherche et manière, toujours avec esprit ; mais il ne grave rien, il ne creuse pas, il n’enfonce pas. La mémoire n’emporte aucun de ses traits en le quittant.
C’est ainsi que, dans ses Considérations sur les Romains, il a devancé en bien des pensées Montesquieu, et sans obliger à ce qu’on se souvînt de lui, sans marquer sa trace. Il ne faut pas demander aux hommes de ce temps-là une critique historique bien profonde en ce qui concerne l’Antiquité : il y a bien loin, comme l’on peut penser, de Saint-Évremond à Niebuhr et à Monvnsen ; mais, au sortir des doctes élucubrations du xvie siècle, et en se débarrassant du matériel de l’érudition et des questions de grammaire, il y eut alors quelques hommes de sens qui raisonnèrent à merveille sur les données générales qu’on avait à sa portée et sous la main : on dissertait volontiers sur le caractère des Romains et des Grecs, sur le génie de César et d’Alexandre. Les traductions de César par d’Ablancourt, et de Quinte-Curce par Vaugelas, avaient mis ces discussions à l’ordre du jour dans le beau monde ; grâce à d’Ablancourt encore, on pouvait suivre d’étape en étape la Retraite des dix mille avec cet agréable et instructif Xénophon, de qui Gustave Adolphe avait, dit qu’il ne connaissait que lui d’historien. L’expérience de la guerre et même des intrigues civiles, le voisinage de guerriers éminents tels que M. le Prince et M. de Turenne, ouvraient des vues et donnaient des jours sur les hommes et les événements d’autrefois.
Saint-Évremond est l’écrivain de son temps qui a le mieux parlé en prose (car on avait Corneille en vers) de ces choses générales de l’Antiquité, et qui a porté les meilleurs jugements sur Alexandre, César, Pyrrhus, Annibal. Ses Réflexions sur les divers génies du peuple Romain dans les différents temps de la République sont d’un esprit éclairé, sensé, philosophique et pratique à la fois, qui s’explique assez bien ce qui a dû se passer dans les âges anciens par ce qu’il a vu et observé de son temps, et par la connaissance de la nature humaine : partout où il faudrait entrer dans les différences radicales et constitutives des anciennes cités et sociétés, il est insuffisant et glisse. Plusieurs chapitres importants du manuscrit s’étant perdus pendant un voyage de l’auteur, il ne voulut jamais prendre la peine de les refaire. Saint-Évremond n’était pas de ceux qui, même en parlant du peuple-roi, aspirent à élever un monument. Là, aussi, tout en ayant la plus convenable et la plus noble liberté de jugement, il a au fond l’indifférence, une sorte de découragement de voluptueux. Il ne cherche qu’un passe-temps, et à tromper les heures ennuyeuses. Il n’a pas cet amour de la louange, cette élévation de dessein, ce besoin de renom durable et immortel qu’avait Montesquieu, et sans quoi il ne se fait rien de grand ni dans la vie ni dans l’éloquence.
Mais, tout rabattu, il reste vrai que Saint-Évremond débarrasse l’histoire du fatras des commentateurs, va droit à l’esprit des choses, cherche moins à décrire les combats qu’à faire connaître les génies ; n’admire que ce qui lui paraît à admirer. Le premier des modernes français, il porte un coup d’œil philosophique dans l’histoire ancienne. Véritable précurseur, il invoque un historien qui sache parler guerre, administration, politique, et qui ait, comme on l’a dit, l’intelligence. Il cherche en tout la fin des choses et ne se contente pas du gros.
Nul mieux que lui n’est apte à nous faire bien comprendre ce qu’était l’exquise culture dans les hautes classes de la société et pour quelques esprits d’élite, à cette date heureuse et si vite enfuie, où un reste de liberté et même de licence se composait déjà avec une régularité non encore excessive. L’arrestation de Fouquet nous donne la dernière limite. A partir de là, le niveau passa et s’étendit sur tout, sur les caractères comme sur les choses.
La manière d’écrire de Saint-Évremond n’est pas tout à fait celle que célèbrent et préconisent les partisans déclarés du grand siècle : elle est distinguée, elle n’est pas simple. Il a je ne sais quelle façon rare et fine de dire les choses. L’antithèse est sa figure favorite. Je la trouve à chaque ligne dans une lettre adressée, en 1667, à M. de Lionne, qui, désirant ménager son retour, lui avait demandé d’écrire une sorte d’apologie qu’il pût montrer au roi. Celle que Saint-Évremond composa est des mieux faites et fort ingénieuse, mais toute concertée.
On a de lui, vers cette même date et dans ce même style spirituel, mais plus aisé, une
Dissertation sur la tragédie de Racine d’Alexandre, tout à
l’avantage de Corneille, et qui montre bien les sentiments de ceux qui appartenaient à
cette génération d’admirateurs, restés fidèles au Cid et à
Cinna. Les défauts premiers de la manière de Racine sont bien saisis : le
poëte prête trop de tendresse aux anciens héros ; il les fait trop amoureux, trop galants,
trop Français : Saint-Évremond a trouvé déjà toutes ces critiques, tant répétées depuis.
Il lui demande plus de vérité, de vraisemblance historique, d’observer le caractère des
nations, de tenir compte du génie des lieux et des temps : peu s’en faut qu’il ne réclame
en propres termes un peu de couleur locale. Saint-Évremond, dans ses
vues, est en avant de son siècle pour le drame comme pour l’histoire. L’esquisse rapide
qu’il fait d’une tragédie d’Alexandre telle qu’il l’aurait souhaitée, d’un
Porus doué d’une grandeur d’âme « qui nous fût plus étrangère »
; ce
tableau qu’il conçoit d’un appareil de guerre tout extraordinaire, monstrueux et
merveilleux, et qui, dans ces contrées nouvelles, au passage de ces fleuves inconnus,
l’Hydaspe et l’Indus, épouvantait les Macédoniens eux-mêmes ; ces idées qu’il laisse
entrevoir, si propres à élever l’imagination et à tirer le poëte des habitudes
doucereuses, nous prouvent combien Saint-Évremond aurait eu peu à faire pour être un
critique éclairé et avancé. Ceux qui l’appellent un précieux n’y
entendent rien ; ils s’en tiennent à l’écorce. On devine, dès 1667, un homme qui aurait,
vers 1821, travaillé à la publication des théâtres étrangers et y aurait ajouté quelque
bonne Préface à la Benjamin Constant. Le piquant, c’est qu’il a Shakspeare sous sa main, à
deux pas, et que ni lui ni les beaux esprits du temps de Charles II ne paraissent s’en
douter. Trait singulier et distinctif ! Saint-Évremond, qui vécut près de quarante ans en
Angleterre, n’entendait point l’anglais ; c’étaient ses amis, le duc de Buckingham et
M. d’Aubigny, qui lui expliquaient les meilleures pièces anglaises, et naturellement ils
ne lui parlaient que du théâtre du jour. Cette indifférence de Saint-Évremond est une
tache dans sa vie : il a beau avoir dit bien des vérités à propos de Racine, la postérité
ne saurait lui passer sa tranquillité et sa paresse à ignorer, je ne dis pas seulement
Shakspeare, mais jusqu’à la langue de Shakspeare. C’est ici qu’un peu plus de zèle et
d’ardeur n’aurait pas été mal placé. Oh ! que Voltaire visitant rapidement l’Angleterre et
emportant de là tout ce qu’il pouvait de notions et d’idées, tout un butin de philosophie
et de littérature pour en gratifier la France, avait plus noblement le démon en soi et ce
que je ne crains pas d’appeler le diable au corps ! Ce lutin a trop
manqué à Saint-Évremond.
Une des pièces les plus intéressantes qu’il nous ait laissées et des plus délicates (pour employer une de ses expressions favorites), la principale peut-être aux yeux du biographe et comme offrant l’expression entière de sa nature, c’est sa lettre à l’un de ses anciens amis restés des plus affectionnés et des plus fidèles, le maréchal de Créqui, qui lui avait demandé en quelle situation était son esprit, et ce qu’il pensait de toutes choses dans sa vieillesse. La réponse, fort détaillée, est pleine de modération, de maturité et de grâce. Il commence par quelques réflexions fines et spirituelles sur la variation de ses goûts avec l’âge, réflexions dans le sens d’Horace, lorsque Horace incline aux préceptes d’Aristippe ; il démêle et dénonce avec un vif sentiment des nuances les effets des ans et les changements insensibles, mais inévitables, qu’ils amènent. Sur le choix des livres, il est excellent à entendre : il ne lit plus, il relit. Sa bibliothèque française, qu’il passe en revue, est des plus bornées. On y remarque l’absence de Balzac, qu’il juge ailleurs affecté et suranné. Il omet Pascal : peut-être n’avait-il pas vu encore le livre des Pensées. Corneille y tient une grande place. Bossuet, qui a éclaté depuis peu par ses deux premières oraisons funèbres, s’ajoute comme en post-scriptum après Voiture. Mais surtout le plaisir de la conversation lui paraît augmenter avec les années et devenir supérieur même à celui de la lecture : il en indique les conditions, il en mesure les agréments et les degrés ; il le différencie selon les sexes. On a dans cette lettre tout un tableau de l’esprit d’un homme distingué, à le suivre dans ses goûts, dans ses lectures et dans les entretiens de l’amitié : c’est tout un inventaire moral.
Il avait commencé par se railler de l’Académie française, encore naissante et à ses
débuts ; mais il eût fait lui-même un excellent académicien, lorsque l’Académie était à
ses meilleurs jours. On sait sa jolie dissertation sur le mot Vaste,
qu’il tient à ne prendre que dans l’acception d’un défaut. « Le vaste, dit-il, est
toujours un vice. »
Mais, comme il anime et relève, par les exemples qu’il
choisit, cette dissertation toute grammaticale en principe ! Ce mot de vaste devient un prétexte à des portraits de Pyrrhus, d’Alexandre, de Catilina, de
César, de Richelieu, de Charles-Quint. Il fertilise ce sujet grammatical, comme d’autres,
qui ne sont que grammairiens, dessèchent des sujets historiques.
Enfin, pour être et paraître quelque chose de plus, pour pousser ses essais jusqu’à l’œuvre, pour porter son esprit jusqu’au talent, il n’a manqué à Saint-Évremond qu’un enthousiasme, une ambition, une illusion, un mobile : il en faut aux plus heureuses natures.
Ses relations avec la duchesse de Mazarin demanderaient à être traitées à part et d’une plume légère. La quantité de riens et de bagatelles de société, de petits vers et de billets galants de lui à elle, que Des Maizeaux nous a livrés, veulent être interprétés avec esprit et sans trop de rigueur. Macaulay, dans son Histoire, a tracé de cette duchesse un portrait peu flatté et un peu forcé peut-être. Saint-Évremord, qui est meilleur à entendre, remplissait auprès d’elle le rôle assez compliqué d’un vieil ami, empressé, amoureux, non jaloux, confident et conseiller assez écouté, mais non obéi. Il avait trop de goût pour être ridicule, et ceux qui le voient tel à cette distance n’ont pas pris la peine de se placer au point de vue. Il savait autant que personne que la beauté est faite pour aimer la jeunesse, et qu’elle peut tout au plus consoler un vieillard. Il éprouva le plus cruel chagrin qu’il fût capable de ressentir à la mort de cette amie, dont les passions orageuses ou les caprices avaient si souvent troublé son repos et déconcerté sa sagesse. Il n’avait pas moins de quatre-vingt-six ans quand il la perdit : il avait dès longtemps passé l’âge où l’on recommence. Cette mort de la duchesse de Mazarin a fait une sorte de mystère, et la manière dont Saint-Évremond en parle dans une lettre à M. de Canaples n’est pas tout à fait en contradiction avec ce qu’une relation plus secrète est venue révéler. On a trouvé, en effet, dans les papiers du président Bouhier, très-curieux, comme on sait, d’anecdotes de tout genre, le récit suivant, qui est peu connu :
« La mort de la duchesse Mazarin est si singulière, qu’elle mérite bien qu’on en conserve la mémoire. Tout le monde sait la vie qu’elle menait dans sa retraite de Londres. Malgré son âge, elle conservait assez de beauté pour avoir encore des adorateurs. Le duc d’Albemarle l’était depuis longtemps quand la duchesse de Richelieu, digne fille de la duchesse Mazarin, la fut trouver. Le duc, qui la vit, ne put tenir contre cette jeune beauté et quitta bientôt la mère pour la fille.
« La duchesse, au désespoir, se servit de son crédit auprès du roi Guillaume pour faire sortir sa fille d’Angleterre, et, en effet, celle-ci fut obligée de se retirer en Hollande ; mais la duchesse n’y gagna rien, car le duc d’Albemarle suivit aussitôt la duchesse de Richelieu.
« Alors la duchesse résolut de ne point survivre à ce mépris. Elle se retira un beau matin en une petite maison de campagne qu’elle avait auprès de Londres, suivie de deux ou trois de ses domestiques seulement, et y porta deux grosses bouteilles d’une certaine liqueur très-forte, qui se fait avec de l’eau-de-vie et des jus d’herbes. Ce fut le poison dont elle voulut se servir, car, quoiqu’on ne s’en serve pas à cet usage, mais seulement comme d’un dissolvant pour la digestion, néanmoins, quand on en boit beaucoup à jeun, cette liqueur est tellement corrosive qu’elle tue comme de l’arsenic. C’est ce que fit la duchesse pendant plusieurs jours, pendant lesquels ses amis, entre autres M. de Saint-Évremond, ne la voyant pas revenir, connaissant son caractère, se doutèrent de ce que c’était.
« Ils accoururent donc en sa maison, pour tâcher de lui faire perdre cette funeste pensée, mais ils trouvèrent les portes fermées, et elle ne voulut jamais qu’on les leur ouvrît, quelques instances qu’ils en fissent. Le roi Guillaume lui envoya même un prêtre catholique ; mais ce fut inutilement, et elle ne voulut point le voir.
« Ainsi mourut cette duchesse avec une fermeté digne vraiment de l’ancienne Rome, mais qui n’est pas aussi du goût de la nouvelle162. »
Or Saint-Évremond, dans sa lettre au marquis de Canaples sur la mort même de la duchesse, disait :
« Vous ne pouviez pas, Monsieur, me donner de meilleures marques de votre amitié qu’en une occasion où j’ai besoin de la tendresse de mes amis et de la force de mon esprit pour me consoler. Quand je n’aurais que trente ans, il me serait difficile de pouvoir rétablir l’agrément d’un pareil commerce ; à l’âge où je suis, il m’est impossible de le remplacer… Assurément elle disposait de ce que j’avais plus que moi-même ; les extrémités où elle s’est trouvée sont inconcevables. Je voudrais avoir donné ce qui me reste et qu’elle vécût. Vous y perdez une de vos meilleures amies : vous ne sauriez croire combien elle a été regrettée du public et des particuliers. Elle a eu tant d’indifférence pour la vie qu’on aurait cru qu’elle n’était pas fâchée de la perdre. Les Anglais, qui surpassent toutes les nations à mourir, la doivent regarder avec jalousie. »
Il me semble que cette fin de lettre, dans son obscurité, ne dément en rien, mais vient plutôt confirmer la version transmise par le président Bouhier. On n’aimait pas alors, — encore moins qu’aujourd’hui, — à s’expliquer nettement sur les morts volontaires. Saint-Évremond, écrivant de Londres à l’un de ses amis de France, n’aurait pu s’exprimer plus clairement, même quand il aurait eu plus à dire, et il y a dans ses dernières phrases un je ne sais quoi d’enveloppé et de manqué à la fois qui ne laisse pas d’être significatif. « Dans tout ce que je viens de dire de Saint-Évremond, je suis heureux de me trouver d’accord avec M. Giraud, qui l’a si bien étudié et compris. Je mettrai encore ici deux ou trois réflexions que le sujet me suggère. Malgré cette vilaine pensée sur l’amitié-trafic, dont il ne s’est pas reconnu le père, je ne sais personne qui ait mieux senti que Saint-Évremond les douceurs de l’amitié, qui ait eu plus de goût et d’ouverture que lui pour les douceurs d’un commerce aimable. Ce qu’il a dit en maint endroit de M. d’Aubigny, et le regret qu’il a exprimé de cette perte irréparable, suffit à témoigner de sa sensibilité. Il comprenait l’amitié de l’esprit comme celle du cœur ; les deux n’étaient pas séparables chez lui. Je ne sais si je me trompai mais il me semble que, dans l’ancienne société, telle qu’elle était faite, le champ de l’amitié était plus étendu qu’aujourd’hui : il y avait plus de sujets réservés, plus de choses particulières dont on eût à s’entretenir, même en matière d’idées ; la publicité, comme aujourd’hui, n’avait pas tout pris, tout défloré : il y avait bien plus de place à la confidence et au secret. Et qu’est-ce donc qu’on pourrait se confier aujourd’hui, hormis les affaires d’intérêt privé ou de sentiment ? Les opinions politiques, — on les imprime tous les matins, quand on ne les débite pas du haut d’une tribune. Les opinions religieuses, — on les débite aussi, et, dans tous les cas, elles ont perdu l’obligation et l’attrait du mystère. L’amitié, ne l’oublions pas, aime avant tout l’ombre et les sentiers. La matière qui alimentait ces conversations si particulières, ces confidences infinies d’autrefois, est soutirée à chaque instant, désormais, par la circulation du dehors ; le huis clos de l’intimité est éventé. Je ne prétends pas dire, assurément, qu’il n’y ait plus lieu aux convenances des esprits et des âmes, ni à ce noble sentiment de l’amitié ; mais la forme où nous le voyons se produire chez Saint-Évremond a notablement changé avec les conditions de la société elle-même.
Saint-Évremond nous représente toute une race de voluptueux distingués et disparus, qui n’ont laissé qu’un nom : M. de Cramail, Mitton, M. de Tréville… ; mais il est plus complet que pas un, et c’est pourquoi il est resté. Il n’y a qu’un Saint-Évremond en français. J’irai plus loin : il n’y a plus lieu à un second Saint-Évremond. Un homme de qualité qui aurait ce talent serait tenté d’être un pur homme de lettres. Un sceptique de cet ordre serait tenté d’être d’un parti, d’une cause philosophique. L’indifférence ne lui serait plus possible à partir du xviiie siècle ; on le tirerait à soi ; il ne pourrait plus rester aujourd’hui dans cet état de neutralité et d’abstention indolente. Et quant au talent, à l’esprit, il ne pourrait non plus résister à devenir un auteur proprement dit et traité comme tel, à être membre d’une Académie. Cet état d’amateur obstiné dans son indifférence et sa quiétude n’est plus permis.
Je ne dirai qu’un mot des deux discours couronnés par l’Académie française. Le sujet de Saint-Évremond n’était peut-être pas très-propre à un exercice académique ; car, on a beau proposer une Étude, non un Éloge, il y a des points qui sont plus du ressort de la critique familière et de la causerie que du développement oratoire, où il entre toujours un peu de convenu. Le Discours d’un des concurrents, M. Gidel, a su échapper à cet inconvénient, et il nous a rendu un Saint-Évremond assez vrai dans sa diversité et son étendue. Il a raconté et exposé plutôt que jugé. C’est ce que n’a pas fait M. Gilbert : il a pris Saint-Évremond de plus haut, et il n’a pas su se garder de le traiter, selon moi, avec une sévérité excessive. Son Discours, que recommande une composition plus serrée que celle de son concurrent, se trouve être bien moins un hommage qu’une offense à la mémoire de cet aimable Saint-Évremond. De simples plaisanteries de société y sont devenues matière à incrimination ; la relation avec la duchesse de Mazarin y est tout à fait travestie et défigurée. M. Gilbert, évidemment, était bien plus sur son terrain quand il s’occupait de Vauvenargues. C’est que peut-être aussi, pour bien apprécier Saint-Évremond, il faut être soi-même quelque peu de la philosophie de Saint-Évremond.