Malherbe118
M. Demogeot, professeur suppléant d’éloquence française à la Faculté des lettres, vient de publier un utile et intéressant volume, le Tableau de la Littérature française au xviie siècle avant Corneille et Descartes 119. C’est là un sujet fréquemment traité et sur lequel, avant même que l’Académie française le proposât de son côté et le mît au concours, il s’est établi, depuis des années, une sorte de concours naturel et nécessaire. Il en est ainsi aujourd’hui d’un grand nombre de sujets, grâce à l’organisation des Écoles et aussi au développement de la presse périodique. Dans la presse, lorsqu’un nouveau livre important paraît, il est d’ordinaire examiné ou agité par cinq ou six des plus habiles feuilletonistes ou chroniqueurs littéraires qui tous, dans l’espace de quelques semaines, y viennent tour à tour s’exercer, tournoyer, jouter, pousser ou briser une lance comme à un jeu de bague ou dans une quintaine. L’existence des chaires publiques amène dans un cercle plus étendu un effet semblable et plus sérieux. Les professeurs qui ont eu à parler de la littérature française depuis près de trente ans, ont dû passer chacun à leur tour par quelques-uns des mêmes chemins et faire halte à très peu près aux mêmes étapes. Ainsi M. Patin, avant d’être établi et fixé dans la poésie latine, M. Ampère, M. Saint-Marc Girardin, M. Gérusez, ont certainement, et au moins une fois pendant quelque semestre de leur enseignement, traité de cette période littéraire qui comprend la première moitié du xviie siècle. M. Havet l’a dû faire également à l’École normale. M. Nisard, qui dès auparavant avait eu les mêmes occasions, a résumé pour tous et a caractérisé avec netteté et force dans son Histoire de la Littérature française cette enfance et cette croissance du grand siècle et, là comme ailleurs, il a fait ce à quoi il excelle, qui est de donner à l’appui de la tradition les preuves morales qui la justifient et qui l’expliquent, de trouver des raisons ingénieuses et neuves à des conclusions généralement reçues. M. Demogeot enfin, le dernier et non le moins bien préparé, profitant des travaux des autres et des siens propres (car il est auteur d’un fort bon Précis sur notre histoire littéraire), vient aujourd’hui étendre, diversifier ses vues et renouveler avec esprit, avec vivacité et savoir, une matière qui n’est pas encore épuisée. Étant moi-même de ceux qui ont eu à parcourir cette période curieuse de transition, j’ai pris plaisir à le suivre, à revoir ce pays connu, à comparer ses impressions aux miennes, à lui donner raison presque toujours, sauf quelques différences de mesure et de proportion, çà et là, dans les jugements. Ma lecture a été un continuel dialogue avec l’auteur. M. Demogeot est cause que je vais aussi parler avec lui, après lui, et des choses mêmes qu’il a le mieux dites.
Et tout d’abord, quand on présente un tableau des progrès de la langue dans la première moitié du xviie siècle, on rencontre au seuil l’écrivain qui a fait école et qui a marqué un temps décisif de réforme dans l’ordre de la langue et du goût : c’est un poète, c’est Malherbe, l’inévitable. Je ne l’éviterai pas. Autrefois je l’ai pris comme à revers en débouchant des hauteurs du xvie siècle et en redescendant de Ronsard ; plus tard, je l’ai abordé plus uniment, de plain-pied, sans cependant l’embrasser encore. Pourquoi donc n’en reparlerais-je pas, dussé-je répéter bien des choses que d’autres ont trouvées dès longtemps, et quelques-unes de celles que j’ai dites moi-même ailleurs, mais en donnant cette fois à mes considérations tout leur développement et à ma description tout son jour ? La route est battue ; y faire remarquer, chemin faisant, deux ou trois points de vue nouveaux, les montrer, non point les créer, je ne prétends pas à plus.
I
L’astre de Malherbe n’a pas influé seulement sur la poésie, il a influé sur la prose française, sur ses destinées futures et sur toute la direction nouvelle du langage ; c’est un fait constant. Mais quoique ce soit un poète, chez nous, qui ait eu ce pouvoir, quoique ce doive être un autre poète aussi, Boileau, qui, pour la seconde moitié du siècle, achèvera et confirmera l’œuvre de Malherbe, il ne faudrait pas conclure, de cette espèce de préséance et de priorité de la poésie sur la prose, qui se rencontre également à des époques tout autrement primitives, que le caractère poétique, un caractère d’imagination et de fantaisie, dominera et s’imprimera à l’ensemble de la littérature. Non ; quoique ce soient deux poètes qui donnent le ton du goût et qui fassent l’office de maîtres du chœur, qui tiennent l’archet du chef d’orchestre, ce sont deux poètes avant tout sensés, judicieux, et la prose ne gagnera à leur régime et sous leur sceptre que d’être plus juste, plus ferme, plus châtiée, plus mesurée, plus et mieux que jamais de la belle et bonne prose. La folle du logis (et cette folle est quelquefois une puissante et souveraine magicienne) n’y aura point accès : ces deux poètes ne la connaissent pas.
J’aurai beaucoup à louer en Malherbe, mais je ne dissimulerai pas d’abord les côtés défectueux que son rôle et son œuvre présentent.
Malherbe débuta par une disposition, par une inspiration en quelque sorte négative, par le mépris de ce qui avait précédé chez nous en poésie. Il ne fit en cela, à son jour et à son heure, que ce que d’autres avaient fait avant lui. Ç’a été un des malheurs, une des inégalités du développement littéraire de la France, que ce qui est arrivé à plusieurs reprises à notre poésie. Représentons-nous-en bien, par une vue rapide, les accidents et comme les cascades diverses. Tandis que la prose, jusqu’à un certain point, se transmet et se continue, qu’un âge hérite d’un autre, que le fleuve grossit et s’enrichit, de Villehardouin à Joinville, de Joinville à Froissart, de Froissart à Commines, de Commines à d’Aubigné…, avec lenteur, il est vrai, mais d’une manière sensible en avançant, la poésie subit, à chaque siècle, des interruptions, des coupures, et il semble qu’elle ait eu, à plusieurs reprises, à recommencer120.
Il y avait eu d’abord, aux xiie et xiiie siècles, au siècle de Philippe-Auguste et de saint Louis, le règne et la vogue des Chansons de geste, des grands romans de chevalerie, la prédominance de la poésie épique, une poésie rude, prolixe, mais forte, énergique, d’une sève généreuse, parfois d’un grand caractère, et qui, dans quelques-uns de ses brillants développements, avait fini par acquérir toute sa grâce. À côté de cette haute et sérieuse poésie, on avait toute une culture piquante, variée, spirituelle, ironique et moqueuse, les Fabliaux ; mais la moquerie elle-même était venue s’amplifier par degrés, se ramifier et s’épanouir dans la vaste épopée satirique du Roman de Renart, qui est tout un monde, — un arbre gigantesque aux mille branches, habité et peuplé d’animaux, qui sont des hommes.
Dès la fin du xiiie siècle et pendant le xive , la première et la plus sérieuse de ces poésies, celle des chansons de geste, décline et déchoit, jusqu’au moment où elle sera détrônée. Décidément le genre allégorique succède ; c’est alors la vogue et le règne de la poésie symbolisée et moralisante, du Roman de la Rose, dont les dernières parties contiennent une espèce d’Encyclopédie de la fin du xiiie siècle, et expriment une philosophie des plus avancées ; ce Roman de la Rose, qui, en commençant, n’était qu’un Art d’aimer, finit par être un De Natura rerum. Les poèmes de chevalerie tombent peu à peu dans le mépris ; bientôt on les mettra en prose, on mettra les chevaliers à pied. Il ne sortira de là aucune inspiration pour la poésie française future.
Au xive et au xve siècle, le Roman de la Rose et le goût que ce poème a mis à la mode règnent toujours. La funeste et désastreuse guerre de plus d’un siècle entre la France et l’Angleterre a interrompu tout progrès ; elle intercepte bien des traditions. Rien n’égale la misère publique ; il ne sort de l’extrême détresse qu’une poésie en action, Jeanne d’Arc, la plus belle de nos Chansons de geste depuis Roland. Cependant quelques poètes donnent la menue monnaie du Roman de la Rose ; on vit là-dessus, on se traîne. L’héritage de Froissart poète a passé sans renouvellement à maître Alain Chartier, à Charles d’Orléans, lequel a du moins des grâces. Villon retrouve avec originalité et vigueur la sève des satires et des fabliaux ; il mêle à l’esprit quelques accents de tendresse ; il promet, il a l’air de débrouiller quelque chose ; il fait espérer un recommencement.
Dans la première moitié du xvie siècle, Marot semble continuer et perfectionner Villon. Il est son digne héritier pour l’esprit, pour la franchise et la gentillesse ; il le surpasse en netteté, en élégance, en politesse de badinage. Il y avait pourtant chez Villon, jusque dans sa débauche, une veine plus vigoureuse et plus passionnée, qui ne se fait pas sentir chez Marot. On n’a pas tout à fait rompu avec le Roman de la Rose ; on s’inspire encore de cette mythologie raffinée, alambiquée, mais ingénieuse. Tout cela semble promettre une suite ; on pouvait croire que cette poésie encore bien humble, bien peu élevée, qui avait rompu avec les sources supérieures et avec la forte sève historique du Moyen Âge, qui n’en avait recueilli, pour aucune part, le génie héroïque et sévère, allait grandir, se fortifier de nouveau, produire enfin des œuvres plus généreuses, sans pourtant se priver des avantages acquis et de ses heureuses qualités secondaires. Point. Ronsard et son école paraissent : Renaissance ou réaction, c’est tout un ; nouveau recommencement à de nouveaux frais, entière rupture ; mépris absolu de l’école et de toutes les écoles qui ont précédé. Ce fut une invasion non de barbares, mais de jeunes savants, procédant tout à fait d’ailleurs à la manière des invasions et des conquêtes. L’histoire de cette tentative nouvelle, de cette aventure d’Icare de la Pléiade, on la sait de reste. En s’attachant sans réserve et sans mesure à l’Antiquité classique, latine et surtout grecque, ils le prirent trop haut ; ils ne purent soutenir jusqu’au bout leur gageure, ils se cassèrent la voix en voulant chanter sur un ton trop haut. La langue poétique gagna pourtant à l’effort ; elle y acquit une habitude plus élevée, plus d’images, plus de couleur ; les ardeurs de Ronsard laissaient une belle trace. Par malheur aussi, il y avait d’insoutenables inégalités, des chutes, des longueurs traînantes, bien des hasards. Telle quelle, retrempée somme toute et moins tourmentée désormais, cette langue des vers, et souvent des beaux vers, semblait vouloir se châtier et se perfectionner sous les successeurs de Ronsard, Des Portes et Bertaut, quand les désastres publics, les guerres civiles, l’anarchie qui sépare la fin des Valois de l’avènement de Henri IV, amenèrent une interruption nouvelle, une solution de continuité dans la marche et dans le progrès commencé. Nous sommes, de compte fait, à la troisième rupture, si je ne me trompe pas.
Malherbe consomme cette rupture en rejetant, en supprimant autant qu’il peut tout ce
qui a précédé ; il biffe de sa main Ronsard et jusqu’à Des Portes, à qui (dînant chez
lui) il dit crûment « que son potage vaut mieux que ses Psaumes »
. Il ne
se rattache pas plus directement à l’ancienne école française, à Marot, ni à Villon
qu’il semble ignorer, ni aux vieux poètes épiques, non imprimés alors et oubliés
profondément ; d’ailleurs il n’en eût su que faire. Malherbe était un homme pratique,
même en poésie ; il n’était pas de ceux qui s’inquiètent de chercher par-delà et
d’élargir les horizons. En tout il voit et il prend les choses au point juste où il les
trouve. Il sait l’heure de sa montre, et pas plus.
Nous étonnerons-nous maintenant qu’on ait pu dire d’un air de plaisanterie, mais avec sens :
« La poésie française était comme une demoiselle de vingt-huit à trente ans, sans fortune ou ruinée par les événements, laquelle avait déjà manqué trois ou quatre mariages, lorsque, pour ne pas rester fille, elle se décida à faire un mariage de raison avec M. de Malherbe, un veuf qui avait déjà la cinquantaine121. »
Nous venons de toucher légèrement l’histoire de ces trois mariages manqués. Mais je m’empresse d’ajouter le correctif sérieux, et de redire que ce mariage de raison fut aussi un mariage d’honneur : il fut donné à Malherbe d’ennoblir celle qu’il épousa.
Une première remarque et réserve est donc à faire quand on a à parler de Malherbe, pour qu’on ne soit pas ensuite trop désappointé en le considérant. Il reprend la poésie française dans les conditions qu’on vient de voir et en partant d’une négation, d’un mépris bien net pour ce qui précède. Or, dans la Satyre Ménippée, l’éloquent et sensé d’Aubray, parlant de la monarchie à fonder et du monarque à prendre et à choisir, disait excellemment :
« Nous demandons un roi et chef naturel, non artificiel ; un roi déjà fait et non à faire… Le roi que nous demandons est déjà fait par la nature, né au vrai parterre des fleurs de lys de France, jetton droit et verdoyant du tige de saint Louis. Ceux qui parlent d’en faire un autre se trompent et ne sauraient en venir à bout ; on peut faire des sceptres et des couronnes, mais non pas des rois pour les porter ; on peut faire une maison, mais non pas un arbre ou un rameau vert ; il faut que la nature le produise, par espace de temps, du suc et de la moelle de la terre, qui entretient la tige en sa sève et vigueur. »
Or, si cela est vrai d’une monarchie, n’est-ce pas vrai aussi d’une poésie ? Malherbe ne le sentit pas ; il ne s’attacha pas à la prendre dans sa verte tige, sauf à l’émonder et à la corriger ; il ne se dit pas : « On fait une maison, mais on ne fait pas un arbre vert, on ne fait pas une poésie… » La sienne resta donc toujours marquée et frappée d’une sécheresse native, d’une demi-stérilité ; à côté d’un fier rameau qui se couronnait de verdure, tout à côté il y en avait un autre de sec et de mort. Il ne put faire réussir son arbre tout entier, cet arbre qu’il plantait trop grand et trop tard, trop artificiel et trop factice. Il n’y eut que quelques-unes de ses greffes qui furent tout à fait heureuses. N’importe, cette première réserve faite et cette précaution prise avec nous-même, nous reconnaîtrons en lui un poète digne de Henri IV, de cet Henri avec qui un nouvel ordre commence. Je ne dirai pas :
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo ;
ce serait trop solennel ; il n’y eut rien d’absolument grandiose ; mais
je dirai :
Firmus, alter ab integro…
; et la poésie fut
à l’avenant de la politique, ferme, assez haute, et fière et brave, nette, sensée,
réduite aux termes du devoir, avec des éclairs et des accents
d’héroïsme. Malherbe, déjà mûr, eut son jour, et ce jour a fait époque.
Regardons-le de près ; donnons-nous le sentiment bien vif de tous ses mérites.
Enfin Malherbe vint, etc.
: c’est là le texte que
nous avons à développer et à démontrer pleinement, sincèrement, et tout va nous le
confirmer en effet.
On ne connaît pas Malherbe jeune : il semble qu’il n’ait pas eu de jeunesse. Les particularités et les circonstances extérieures de la première moitié de sa vie n’ont été bien démêlées que dans ces derniers temps. On connaissait l’homme, le poète, le personnage vivant, par Racan et par les contemporains qui en ont écrit, qui avaient recueilli ses mots, ses apophtegmes : maintenant on a découvert les contrats de mariage, les actes mortuaires, les procès, etc. ; tout cela se complète ; la jeunesse pourtant n’y brille pas.
Né à Caen en 1555, le premier né de neuf enfants, fils de noble homme François Malherbe, sieur Digny, d’un conseiller au Présidial de Caen (et non au Parlement de Normandie, comme il aimait à le faire croire quand il était en Provence ; les poètes se plaisent à agrandir les choses), il se piquait de descendre de très ancienne noblesse. Un Malherbe de Saint-Aignan avait vendu la terre de ce nom près de Caen pour pouvoir aller guerroyer en terre sainte ; il le revendiquait pour ancêtre. Il se vantait aussi de descendre d’un des chevaliers qui avaient accompagné le duc Guillaume à la conquête d’Angleterre. Ces anciens Malherbe, pour se distinguer des autres du même nom qui se trouvent en Normandie, s’appelaient Malherbe aux Roses, à cause qu’ils portaient dans leurs armoiries d’hermines à six roses de gueules. Ces détails ne sont pas hors de propos quand on parle de notre poète qui, très pointilleux en tout et notamment sur le chapitre de la naissance, y attachait une importance extrême :
Vanter en tout endroit sa racePlus que celle des rois de Thrace,Cela se peut facilement, etc.,
disait le satirique Berthelot122.
Il fut élevé en gentilhomme, avec un précepteur à lui ; il devait succéder à la charge
de son père. De Caen il alla un an à Paris, et de là, sous son précepteur, aux
universités de Bâle et de Heidelberg ; il y fit d’assez fortes études pour le latin et
s’y acquit un fonds solide. De retour dans sa ville natale, il n’entra point dans les
idées de son père et ne voulut pas suivre sa profession ; il le regretta plus tard.
Alors il voulait l’épée, rien que l’épée, comme
seule digne d’un gentilhomme ; bien longtemps après, à cinquante ans d’intervalle, et un
an avant sa mort, il écrivait à l’un de ses amis de Provence : « Je suis toujours
bien d’avis que l’épée est la vraie profession du gentilhomme ; mais que la robe fasse
préjudice à la noblesse, je ne vois pas que cette opinion soit si universelle comme
elle l’a été par le passé. Tous les siècles n’ont pas un même goût… Pour moi, je confesse librement que je suis très marri de n’avoir été sage quand je le
devais et pouvais être ; mais le regret en est hors de saison. J’ai fait la
faute en ma personne, je la veux réparer en la personne de mon fils. »
À vingt et un ans il quitta la maison paternelle. Racan dit qu’une des raisons de cet
éloignement fut que son père s’était fait de la religion réformée ; mais ce changement
de religion n’est nullement avéré, et l’on a pensé qu’il y avait en ceci quelque
méprise. Quoi qu’il en soit, le jeune Malherbe s’attacha au service du duc d’Angoulême,
fils naturel de Henri II et grand-prieur de France, qui allait commander en Provence
pour le gouverneur malade et absent. Malherbe n’y demeura pas moins de dix années,
jusqu’à l’âge de trente et un ans. Il y passa ses feux de jeunesse, ses
chaleurs de foie
, comme il dit ; car il a le mot cru, le
propos plus franc et gaillard que délicat. « Je ne trouve, disait-il, que deux
belles choses au monde, les femmes et les roses,
et deux bons morceaux, les femmes et les melons. »
C’est là un de ses moindres mots, et l’on ne saurait citer les
meilleures de ses gaillardises. J’ai lu des vers provençaux à lui adressés, des sonnets
de La Bellaudière, qui renferment de la gaudriole à l’ail de la plus
haute saveur, et auxquels il devait répondre et éternuer dans le même
ton123. Ce n’était pas un sentimental ni un amoureux transi que Malherbe ;
il était positif en amour. Il se maria à l’âge de vingt-six ans (1er octobre 1581) à Madeleine de Carriollis (ou Coriolis), de bonne noblesse, fille
d’un président au Parlement de Provence, encore jeune, mais déjà veuve de deux maris.
« Mon mariage a été, disait-il, une licence
poétique. »
Il aima sa femme, vécut avec elle en parfaite union, et en
eut trois enfants auxquels il survécut, deux fils et une fille. Un de ses fils mourut à
deux ans et trois mois ; la fille mourut à huit ans. Il leur a composé des épitaphes
magnifiques, fastueuses ; il les y fait parler à sa guise. Sa petite fille est censée
dire au passant : « Tu sais la noblesse et l’antiquité des Malherbe de
Saint-Aignan : mon père est au rang de ceux qui sont connus de son
siècle, et peut-être les futurs n’ignoreront point qu’il a vécu. Ma mère est
fille de M. Louis de Carriollis, etc. C’est assez de mon parentage ; la vanité
n’habite point aux lieux où je suis. »
Au contraire, aux paroles que suppose
Malherbe, on dirait qu’elle y habite. Son autre fils, le dernier né de ses enfants et le
seul qui atteignit à l’âge de jeunesse, fut tué en duel à vingt-six ans, par Fortia de
Piles, et son père voulut le venger ; il le pleura moins comme père que comme chef de
famille, chef de race.
On ne sait rien ou presque rien des actions ou des écrits de Malherbe durant ces années
de séjour en Provence. Il était addomestiqué au prince Grand-Prieur,
et lui servait de secrétaire. Ce Grand-Prieur s’amusait parfois à faire des vers. Un
jour il voulut tenter Malherbe et fit réciter de ses vers par Du Périer, qui se donnait
pour l’auteur ; le prince faisait semblant de les admirer. « Et comment les
trouvez-vous ? » demanda-t-il à Malherbe. — « Mauvais, répondit celui-ci ; et c’est
vous, monseigneur, qui les avez faits. »
C’est du Boileau plus rude, plus à
bout portant. Le mot de Boileau à Louis XIV est plus poli : « Votre Majesté peut
tout ce qu’elle veut : elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a réussi. »
— Pendant un voyage qu’il fit en Normandie, après dix ans d’absence, en 1586, Malherbe
perdit le Grand-Prieur, son patron, mort assassiné ; ce qui interrompit sa fortune. Il
avait trente et un ans. L’année suivante, prolongeant son séjour à Caen, il dédiait à
Henri III (sans doute à contrecœur, car il l’appellera plus tard
un
roi fainéant
,
la vergogne des princes
)
son poème imité de Tansille, les Larmes de saint Pierre, dont il se
repentit depuis et qu’il aurait voulu supprimer. Il le désavouait énergiquement, et en
parlait à Chapelain comme d’un avorton de sa jeunesse. André Chénier,
moins sévère, a dit : « Quoique le fond des choses soit détestable dans ce poème,
il ne faut point le mépriser : la versification en est étonnante. On
y voit combien Malherbe connaissait notre langue et était né à notre poésie ; combien
son oreille était délicate et pure dans le choix et l’enchaînement de syllabes sonores
et harmonieuses, et de cette musique de ses vers qu’aucun de nos poètes n’a
surpassée. »
Ne craignons pas de citer quelques bons passages ; en fait
d’œuvres de la jeunesse de Malherbe, nous n’avons pas le choix. Mais ne nous faisons non
plus aucune illusion ; disons-nous, avec un regret et une humilité que toute la fierté
de Malherbe ne consolera pas, où en était venue cependant la poésie française après plus
de quatre cents ans de floraison et de culture ; combien, faute d’une tradition soutenue
et d’une mémoire fidèle, elle s’était diminuée à plaisir et appauvrie ; combien elle
était retombée à une véritable enfance et avait mérité d’être remise à l’école, aux
simples éléments. Qu’on se figure en effet une poésie véritablement florissante, la
moisson abondante et variée des Lyriques, des Élégiaques grecs, cette richesse où
puisaient à pleines mains les fils et les héritiers des muses au sortir de l’âge de
Solon, à l’entrée de celui de Périclès ; et nous, au contraire, à l’entrée de notre plus
beau siècle, réduits, comme ici, à noter çà et là, à souligner quelques beaux vers, à
glaner quelques fleurs heureuses et comme de hasard, dans une terre redevenue maigre et
pleine de ronces. Ô France ! pourquoi faut-il qu’on dise qu’en poésie tu as trop fait
comme en politique, que ta mémoire a été courte, et que la génération sage, et qui avait
su acquérir, a trop rarement transmis l’héritage moral aux générations
nouvelles !
Mais pour en revenir à ces Larmes de saint Pierre et à ce qu’elles ont de meilleur, le saint, dans son désespoir, s’en prend à la vie, à la déloyale vie, qu’il apostrophe comme une personne distincte ; il lui dit des injures, l’accusant de mensonge et d’iniquité :
On voit par ta rigueur tant de blondes jeunesses,Tant de riches grandeurs, tant d’heureuses vieillesses,En fuyant le trépas au trépas arriver ;Et celui qui, chétif, aux misères succombe,Sans vouloir autre bien que celui de la tombe,N’ayant qu’un jour à vivre, il ne peut l’achever !
« Ce dernier vers est divin »
, dit André Chénier, un
peu jeune dans toute cette admiration de détail. — Saint Pierre se prend à envier le
sort des Saints Innocents, massacrés pour Jésus-Christ et baptisés dans leur propre
sang :
Que je porte d’envie à la troupe innocenteDe ceux qui, massacrés d’une main violente,Virent dès le matin leur beau jour accourci !Le fer qui les tua leur donna cette grâce,Que si de faire bien ils n’eurent pas l’espace,Ils n’eurent pas le temps de faire mal aussi.………………………………………………Ce furent de beaux lis qui, mieux que la nature,Mêlant à leur blancheur l’incarnate peintureQue tira de leur sein le couteau criminel,Devant que d’un hiver la tempête et l’orageÀ leur teint délicat pussent faire dommage,S’en allèrent fleurir au printemps éternel.
Il les montre, les premiers des martyrs, ouvrant la porte à tous ceux qui sont venus depuis, et accueillis là-haut, dès leur entrée, par toute la cour du Paradis qui leur fait honneur et fête :
Que d’applaudissement, de rumeur et de presse,Que de feux, que de jeux, que de traits de caresseQuand là-haut, en ce point, on les vit arriver !Et quel plaisir encore à leur courage124 tendre,Voyant Dieu devant eux en ses bras les attendre,Et pour leur faire honneur les Anges se lever !
André Chénier a remarqué la beauté du tableau, et ce mouvement du dernier vers qui rappelle et rend à merveille l’assurgere des Latins :
Utque viro Phœbi chorus assurexerit omnis.
Malherbe, que la mort de son patron avait surpris pendant un voyage en Normandie, s’y oublia et y passa neuf ans (1586-1595), seul à partir de 1593 : sa femme, qu’il avait d’abord fait venir auprès de lui, retourna alors en Provence ; il n’y revint que deux ans après elle. Que fit-il durant ces tristes années de discordes civiles ? Employa-t-il son épée dans les guerres de la Ligue, et figura-t-il dans quelque rencontre ? eut-il l’occasion, un jour, de combattre Sully et de le pousser si vivement l’épée à la main, que plus tard le guerrier devenu surintendant en garda rancune au poète ? On l’a dit, mais à la légère ; on ne sait rien de la vie militaire de Malherbe. On connaît mieux ses affaires de ménage et d’économie, qu’il a exposées en homme positif, par le menu, par sous, maille et deniers, dans une Instruction des plus normandes à son fils 125.
En 1596, de retour en Provence, il adresse une Ode au roi sur la réduction de Marseille, la cité séditieuse et aliénée de la France depuis cinq ans, qui venait d’être ramenée à l’obéissance par le duc de Guise :
Enfin, après tant d’années,Voici l’heureuse saison,Où nos misères bornéesVont avoir leur guérison, etc.
De cette ode il faut admirer le mouvement, l’élan, l’allégresse : les syllabes se pressent, le vers se resserre, la strophe s’allonge et bondit. Malherbe affectionnait ce rythme. Voici la dernière des strophes :
Déjà tout le peuple MoreÀ ce miracle entendu ;À l’un et l’autre BosphoreLe bruit en est répandu ;Toutes les plaines le savent,Que l’Inde et l’Euphrate lavent ;Et déjà, pâle d’effroi,Memphis se pense captive,Voyant si près de sa riveUn neveu de Godefroi (le duc de Guise).
« Strophe très belle, bien du ton de la lyre, s’écrie André Chénier, et qui
termine parfaitement ce poème. Il y a eu, depuis Malherbe, peu de nos poètes qui
l’aient égalé dans cet art charmant des Anciens, de rendre poétiquement des détails
géographiques : rien ne donne plus d’âme et de vie à un tableau. »
Et déjà pâle d’effroi lui paraît divin. — De ces remarques
d’André Chénier sur Malherbe, bon nombre sont exquises, toutes sentent l’homme du métier
et l’élève délicat des Anciens ; mais quelques-unes, je l’ai dit, semblent bien jeunes
et ne sont pas encore d’un maître.
En 1599, Malherbe adressait à Du Périer ces Stances célèbres de consolation : Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle, etc., et le poète nous apparaît enfin mûr, formé tout entier : il avait quarante-quatre ans.
En 1600, il adressait à la reine Marie de Médicis passant à Aix, sur sa bienvenue en France, une fort belle Ode, du plus haut ton, de laquelle date sa fortune, et qui le montre désormais, qui le sacre poète de la dynastie bourbonienne. André Chénier a pourtant fait voir, très judicieusement, et cette fois avec une vraie supériorité de critique, en quoi cette Ode laisse à désirer pour la composition, pour la pensée, et ce qu’aurait fait un Pindare :
« Cette Ode, dit le commentateur poète, est bien écrite, pleine d’images et d’expressions heureuses, mais un peu froide et vide de choses, comme presque tout ce qu’a fait Malherbe ; car il faut avouer que le poète n’est guère recommandable que pour le style. Au lieu de cet insupportable amas de fastidieuse galanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlait à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre, qui a ressuscité les lettres et les arts en Italie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier. Ce plan lui eût fourni un poème grand, noble, varié, plein d’âme et d’intérêt, et plus flatteur pour une jeune princesse, surtout s’il eût su lui parler de sa beauté moins longuement et d’une manière plus simple, plus vraie, plus naïve qu’il ne l’a fait. Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et pour le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’Ode de cette manière, s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare, qu’il méprisait beaucoup, au lieu de chercher à le connaître un peu. »
Tout cela est vrai et le paraîtra surtout, si on relit l’Ode en question. Mais il y a une raison principale pour laquelle Malherbe n’a pas fait ainsi, et n’a pas marché dans les voies de Pindare : c’est qu’il n’était pas, en composant, dans les mêmes conditions publiques et sociales, en présence des mêmes exigences et des mêmes attentes que Pindare. Ni la jeune princesse ni personne alors ne lui en demandait tant.
Rendons-nous bien compte en quoi la poésie de Malherbe, l’Ode restaurée et inaugurée
par lui, et en général cultivée par les Modernes, pèche essentiellement, je veux dire
par le manque de vie et de motif en naissant. Cette Ode, chez Pindare,
on sait ce qu’elle était : elle était vivante, elle était chantée, dansée presque ; elle
était montée comme un intermède, comme un ballet, comme une récitation de fête et
d’opéra ; elle avait son à-propos heureux et son action vive dans ce qui nous semble
précisément aujourd’hui des digressions et des hors-d’œuvre, dans ces louanges des
cités, des familles, de tout ce qui était là présent ; en un mot, elle avait toutes ses
raisons d’être. De même, dans les pièces des tragiques grecs, l’Ode, c’est-à-dire le
Chœur si émouvant, si déployé, était une partie fondamentale de la solennité dramatique.
Le Chœur était tout, à l’origine, dans la tragédie ; l’action ne vint que peu à peu,
introduisant et mettant en jeu un petit nombre de personnages devant un autel : le Chœur
et ses chants, même quand ils ne parurent plus qu’un entracte dans l’action, restaient
donc une partie intégrante de la tragédie antique. Je ne me figure jamais mieux cette
convenance du Chœur dans les pièces des Grecs qu’en voyant son à-propos moderne si
heureux, mais unique, dans cette ravissante pièce d’Esther, jouée et
chantée par les filles de Saint-Cyr. Chez les Latins, avec Horace, l’Ode n’était déjà
plus guère qu’une ode de cabinet, quoique le Carmen sæculare ait été
chanté une fois par les jeunes Romains et Romaines. Les odes légères d’Horace étaient
faites pour être récitées au dessert, entre lettrés et délicats, Lydé ou Pyrrha
présentes et souriantes ; c’était là vraiment son miel de Tibur. Mais l’Ode pindarique, cet homme de tact et de goût sentait lui-même qu’il n’était pas sage
de s’y trop aventurer et qu’elle devenait un immense et périlleux hors-d’œuvre :
Pindarum quisquís studet æmulari…
Il semblait
d’avance présager l’excès de certains modernes, l’échauffement à froid, à huis clos, le
parti pris d’imiter, l’essor disproportionné et la chute. Quand Ronsard, attaquant de
front et se flattant d’enlever d’assaut l’Ode pindarique, procède par strophe, antistrophe, épode, il est évident pour nous qu’il maintient les
formes, quand les motifs de ces formes ont disparu : cela n’a plus de
sens qu’un sens archéologique. Avec Malherbe, l’Ode reprise plus nettement, à moins de
frais, moins chargée, plus dégagée et plus aisée dans son tour noble, ayant même son
charme, tellement qu’un de ses contemporains, qui n’était pas de son école, a pu
dire :
La douceur de Malherbe ou l’ardeur de Ronsard ;
cette Ode, plus à la latine, plus à la française, offre de grandes beautés. Pourtant elle n’échappe pas au froid du genre, aux images d’emprunt, à l’enthousiasme de commande qui vient traverser l’enthousiasme naturel, et qui va s’affubler d’ornements pris dans les vieux vestiaires (les perles Indiques, le rivage du More, les plaines que lavent l’Inde et l’Euphrate, Memphis, le Liban, le turban, toutes choses étrangères à nos habitudes et qui ne sont belles que de convention). Essayez de lire une ode de Malherbe devant le peuple, devant une assemblée formée au hasard : sera-t-elle comprise ? ne laissera-t-elle pas tout le monde froid ? C’est qu’elle a été faite par un poète qui savait bien qu’elle ne serait pas lue devant le peuple. Il y avait même là une contradiction chez celui qui voulait qu’on apprît la langue, la vraie langue française, en allant écouter comment parlaient les crocheteurs du Port-au-Foin, et qui recourait en même temps, pour ses comparaisons et ses images, à la mythologie la plus reculée et la plus lointaine. C’est là chez Malherbe une contradiction, qu’André Chénier n’a pas fait sentir.
Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale,Et Pluton aujourd’hui,Sans égard du passé, les mérites égaleD’Archémore et de lui.
Qu’ai-je à faire de cet Archémore, de ce petit prince de Némée ? même quand j’ai compris, cela ne me dit rien, tant cela est hors de portée.
Ce caractère plus ou moins factice de l’Ode, et qui tient à ce qu’après avoir été une des formes du divertissement public, elle n’est plus, chez les Modernes, qu’un genre littéraire, a passé de Malherbe à ses successeurs, et se marque chez J.-B. Rousseau, chez Le Brun, lequel pourtant s’en est un peu affranchi en une ou deux occasions : quelques odes de lui, rencontrant le sentiment patriotique de l’époque, y ont fait écho directement et ont pu être chantées, réellement chantées, sur le théâtre, dans les cérémonies, comme la Marseillaise, ou le Chant du départ de M.-J. Chénier ; mais ces occasions furent trop rares pour réagir sur le talent du poète et pour modifier le genre. Depuis lors, nos grands lyriques (et nous en possédons) n’ont pu, dans l’Ode proprement dite, triompher, malgré leur audace, de ce premier caractère de convention. Ceci revient, encore une fois, à dire que l’Ode n’a plus de destination directe, d’occasion présente, de point d’appui dans la société. Née pour être chantée, si bien que son nom est synonyme de chant, elle n’est plus qu’imprimée. Le poète qui se consacre à l’Ode est un chanteur qui consent à se passer d’auditoire actuel et d’amphithéâtre : l’Ode est une pièce qui n’a plus sa représentation publique. Béranger le savait bien et, lui qui avait son auditoire chantant et son théâtre, il lui est arrivé de sourire de l’Ode, de la railler une fois comme un genre creux et vide. Il n’était pas juste ce jour-là, et il abusait de ses avantages. Mais il est vrai de dire qu’à mérite littéraire égal, il n’est pas indifférent pour une œuvre moderne de vivre ou de ne pas vivre de la vie moderne en naissant : cela se sent encore, même après que l’heure est passée. L’Ode surtout, ce genre noble et altier, si elle demeure solitaire et non avertie, est tentée de s’accorder toute sa roideur et toute son emphase.
Je voudrais apporter pour dernier éclaircissement à ma pensée un exemple bien sensible et bien frappant, très inégal d’ailleurs, et qui ne revient au sujet en question que par un point. Nous savons tous ce que c’est que le Discours académique, le discours du récipiendaire et la réponse du directeur de l’Académie. C’est un genre assez faux, dit-on. Je n’ai pas à exprimer d’avis là-dessus. Mais pourquoi, s’il paraît faux de loin, de près ce genre intéresse-t-il toujours ? Pourquoi attire-t-il la foule, une foule élégante, chaque fois qu’il y a une telle solennité ? Pourquoi ? C’est que cela vit, que cela est essentiellement moderne et actuel, et dans nos mœurs, dans notre caractère français. L’orateur-académicien qu’on reçoit est là en personne ; il parle d’un mort qu’on a connu, devant sa famille, ses enfants, ses amis, là présents ; il est loué lui-même et quelquefois critiqué finement, lui en personne, lui sur le visage duquel on aime à suivre le reflet de cet éloge direct, ou de cette fine critique qui l’effleure à bout portant. C’est une vie d’un moment qu’ont de tels discours, même lorsqu’ils réussissent, une vie bien éphémère ; le lendemain, imprimés, on n’y retrouve plus, bien souvent, les grâces ou les malices de la veille. Aussi ne prenons de cet exemple que ce qui convient au genre littéraire sérieux, à la Poésie lyrique élevée dont je parle. C’est que je voudrais qu’à tous ses mérites intrinsèques reposés et refroidis, elle joignît celui de s’appliquer à une nation, à une société, de la saisir à l’instant, à l’endroit qui l’intéresse, de prendre et de mordre sur elle, d’avoir le tact délicat, le génie de l’occasion, et de s’en servir ; en un mot, je voudrais qu’elle se sentît vivre, ne fût-ce qu’en naissant. L’immortalité calme qui succède en serait plus assurée.
On n’en demandait pas tant à l’époque où vint Malherbe. L’agora
manquait ; il n’y avait pas de jeux Olympiques. Ce n’est pas tant le poète qui a fait
défaut, que le cadre qui a manqué au poète. Il y avait les classes distinctes, les gens
de cour, les gens de guerre, les gens d’Église, les savants d’Université, et les lettrés
ou poètes en langue vulgaire : on ne se mêlait pas encore en un seul public. Lui,
Malherbe, il s’appliquait à son œuvre isolée et toute personnelle, à la fois avec un
sentiment très net de ce qu’il y avait de borné et de restreint dans le métier de la
poésie (« On n’en doit espérer d’autre récompense, disait-il, que son plaisir, et
un bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles »
),
— et aussi avec la conscience de ce que valaient ses paroles et ses louanges :
Ce que Malherbe écrit dure éternellement.
Ce dernier sentiment superbe, par lequel il se séparait hautement de la foule des poètes et se plaçait d’autorité dans le groupe des maîtres, il l’a rendu une fois, entre autres, avec une admirable largeur :
Apollon à portes ouvertesLaisse indifféremment cueillirLes belles feuilles toujours vertesQui gardent les noms de vieillir ;Mais l’art d’en faire des couronnesN’est pas su de toutes personnes,Et trois ou quatre seulement,Au nombre desquels on me range,Peuvent donner une louangeQui demeure éternellement.
Et en le disant de la sorte, il nous donne à nous-même le sentiment du sublime.
Malherbe est le type de ces honnêtes gens poètes, et sensés bien que poètes, qui savaient à la fois rester à leur place, modestes en cela, et aussi se mettre à leur place dans leur ordre, fiers et indépendants, comme pas un.
Cependant on conçoit le mot de La Fontaine, qui, dans sa jeunesse, ayant entendu lire à
Château-Thierry, où il était encore, une ode de Malherbe, s’en enflamma, en raffola, le
lut sans cesse, essaya de l’imiter : « Il pensa me gâter »
, a-t-il dit
ensuite. Oui, Malherbe eût pu gâter La Fontaine dont le charmant
mérite, au contraire, est d’avoir ce qui fait vivre la poésie, ce qui la rend toute
moderne, toute française, toute familière et usuelle à chacun, pour la morale, pour les
sentiments, pour les images puisées directement autour de lui, dans la campagne et dans
la nature.
À Malherbe réservons la gloire et l’honneur de l’harmonie, de la fierté, de la gravité,
d’un haut sens et de la distinction dans la grandeur. Un écrivain normand qui, bien que
d’une très moderne école, sait rendre à Malherbe ce qu’on lui doit, a très bien dit de
lui : « Malherbe fut d’un génie qui sentait vraiment cette noblesse dont il
tirait vanité si grande. Sa langue est fière et sonore ; sa poésie respire certaine
senteur libre et vivace. On trouve en lui cette souveraine indifférence qui permet aux
chefs d’école de conduire de haut leur art. Ce n’est pas un poète dont les beautés
soient communes ; elles ne vieillissent point, et ses formes hautaines n’ont cessé de
séduire les esprits délicats. »
C’est là l’opinion, très bien exprimée, d’un
romantique de 1830, mais, il est vrai, d’un romantique normand126.
Malherbe, ni plus ni moins, a rempli sa mission à son heure :
« Grammairien-poète, ai-je dit moi-même autrefois, sa tâche, avant tout, était
de réparer et de monter, en artiste habile, l’instrument dont Corneille devait tirer
des accords sublimes, et Racine des accords mélodieux. »
Il ne vint à Paris et à la Cour qu’en 1605. Le cardinal Du Perron fut son garant
littéraire auprès de Henri IV. Le roi ayant un jour demandé au prélat s’il faisait
encore des vers, celui-ci répondit que « depuis que le roi lui avait fait
l’honneur de l’employer dans ses affaires, il avait tout à fait quitté cet exercice,
et qu’il ne fallait plus que personne s’en mêlât après un gentilhomme de Normandie
établi en Provence, nommé Malherbe, qui avait porté la poésie française à un si haut
point que personne n’en pouvait approcher »
. Un autre compatriote normand,
poète et fils de poète, Des Yveteaux, alors précepteur du fils de Gabrielle, rappela au
roi le nom de Malherbe pendant un voyage que celui-ci avait fait à Paris, et il fut son
introducteur, au mois de septembre 1605.
Malherbe admirait Henri IV ; il le célébra grandement, mais en tira peu de récompense. Jusqu’à la mort de ce roi économe il n’aurait eu à la Cour qu’une existence assez précaire, une pension de mille livres du duc de Bellegarde (le Grand-Écuyer), avec la table, si la mort de son père ne l’eût mis en possession de son héritage. Sous la régence de Marie de Médicis, il fut mieux traité ; il eut une pension de la reine, qu’elle augmenta par la suite. En juin 1615, il obtint sur sa demande, en pur don, au nom du roi et malgré la municipalité du lieu, la concession de terrains sur les deux côtés du port de Toulon, — assez d’emplacement pour bâtir vingt-deux maisons, — plus une donation de salines dans le voisinage : de quoi faire aujourd’hui un millionnaire. A-t-il fait bâtir ces maisons en effet ? on l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que Malherbe, malgré ses plaintes, avait enfin triomphé de sa mauvaise étoile et de celle des poètes. Il sut faire ses affaires. On peut trouver qu’il demande un peu trop. Des Yveteaux, qui en parlait à son aise, disait de lui qu’il demandait l’aumône le sonnet à la main. Il eut le tort et la faiblesse de célébrer les dernières et folles amours de Henri IV, et même de lui promettre succès dans la poursuite adultère de la princesse de Condé :
N’en doute point, quoi qu’il advienne,La belle Oranthe sera tienne ;C’est chose qui ne peut faillir.Le temps adoucira les choses,Et tous deux vous aurez des roses,Plus que vous n’en sauriez cueillir.
Ce jour-là, Malherbe oubliait son âge et sa mission de lyrique, et qu’il n’était pas un Ovide, précepteur et ministre d’amour, mais un de ceux dont Virgile disait, leur assignant le digne emploi de l’art :
Quique pii vates et Phœbo digna locuti.
Quelques mots de ses lettres lui feraient tort si on les isolait et si on les
interprétait trop à la rigueur. Il écrivait à Peiresc (le 5 octobre 1606) :
« Vous verrez bientôt près de quatre cents vers que j’ai faits sur le roi : je
suis fort enthousiasmé, parce qu’il m’a dit que je lui montre que je l’aime et qu’il
me fera du bien. »
Ce sont des taches et des faiblesses. Le vrai est que
Malherbe était sincèrement monarchique, admirateur passionné du grand roi et sentant
qu’il pouvait lui rendre en louanges ce qu’il en recevrait en bienfaits : « Il me
semble que ce qu’il eût eu de moi valait bien ce que j’eusse reçu de lui. »
Il
avait, malgré son souci du positif, le cœur haut placé, celui qui a dit :
Les Muses hautaines et bravesTiennent le flatter odieux,Et, comme parentes des Dieux,Ne parlent jamais en esclaves.
On ne fait pas ainsi résonner de telles cordes, quand on ne les a pas en soi.
Rentrons dans les grands côtés de Malherbe, dans la considération directe de son talent. On a dit qu’entre toutes ses odes d’alors, il estimait le plus celle qu’il adressa à Henri IV sur son voyage de Sedan, entrepris en 1606, pour réduire le duc de Bouillon dans le devoir. Elle est dans ce rythme vif et pressé (la strophe de dix vers, et le vers de sept syllabes) qui donne à la pensée toute son impulsion, et qui semble fait pour sonner la charge ou pour chanter la victoire. Pendant toute la durée du chant, Malherbe se montre comme saisi et possédé d’une légère ivresse, jusqu’à conseiller à Henri IV la reprise des guerres et des conquêtes :
Mon Roi, connais ta puissance,Elle est capable de tout,Tes desseins n’ont pas naissanceQu’on en voit déjà le bout…
Il y a dans ces strophes bien de la légèreté martiale et de l’élégante hardiesse. Mais ce n’est pas notre pièce de choix aujourd’hui : Malherbe y fait trop le jeune homme. Pour nous, au contraire, quelle belle Ode, toute sincère et pleine de sens, de patriotisme, d’à-propos, — d’un à-propos qui se fait sentir encore aujourd’hui à ceux qui ont traversé des temps plus ou moins semblables, et qui comprennent qu’il est des moments où le salut de tous dépend d’un seul bras, d’une seule tête, — que cette Ode, Stances ou Prière pour le roi allant en Limousin (1605)127 :
Ô Dieu, dont les bontés de nos larmes touchéesOnt aux vaines fureurs les armes arrachées,Et rangé l’insolence aux pieds de la raison,Puisque à rien d’imparfait ta louange n’aspire,Achève ton ouvrage au bien de cet Empire,Et nous rends l’embonpoint comme la guérison.……………………………………………………Certes, quiconque a vu pleuvoir dessus nos têtesLes funestes éclats des plus grandes tempêtesQu’excitèrent jamais deux contraires partis,Et n’en voit aujourd’hui nulle marque paraître,En ce miracle seul il peut assez connaîtreQuelle force a la main qui nous a garantis.
Mais quoi ! de quelque soin qu’incessamment il veille,Quelque gloire qu’il ait à nulle autre pareille,Et quelque excès d’amour qu’il porte à notre bien,Comme échapperons-nous en des nuits si profondes,Parmi tant de rochers qui lui cachent les ondes,Si ton entendement ne gouverne le sien ?
Mais voici la belle strophe, à moitié voilée 128, pleine de sens, de prudence et de tristesse, une strophe à n’être appréciée que des esprits et des entendements en leur maturité :
Un malheur inconnu glisse129 parmi les hommes,Qui les rend ennemis du repos où nous sommes :La plupart de leurs vœux tendent au changement,Et comme s’ils vivaient des misères publiques,Pour les renouveler ils font tant de pratiquesQue qui n’a point de peur n’a point de jugement.
Ces vers et les suivants, récités à haute voix, n’auraient eu besoin, pour émouvoir et enlever tous les cœurs, pour renouveler, à leur manière, les anciens triomphes dus à la veine lyrique, et faire éclater les larmes avec les applaudissements, que de rencontrer réunis dans une salle du Louvre ou du Palais les bons citoyens du Parlement, de l’Université, de la bourgeoisie sauvée par Henri IV et encore reconnaissante :
Il n’a point son espoir au nombre des armées,Étant bien assuré que ces vaines fuméesN’ajoutent que de l’ombre à nos obscuritésL’aide qu’il veut avoir, c’est que tu le conseilles ;Si tu le fais, Seigneur, il fera des merveilles,Et vaincra nos souhaits par nos prospérités.………………………………………………La terreur de son nom rendra nos villes fortes,On n’en gardera plus ni les murs, ni les portes,Les veilles cesseront au sommet de nos tours ;Le fer, mieux employé, cultivera la terre,Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre,Si ce n’est pour danser, n’orra 130 plus de tambours.
On conçoit l’admiration de Henri IV pour de tels vers et qu’il ait voulu, après les avoir entendus, s’attacher Malherbe comme le poète le plus fait pour exprimer au vif l’idée de son règne, comme son poète ordinaire, capable de consacrer avec éclat et retentissement sa politique réparatrice et bienfaisante.
Malherbe est monarchique ; il est par nature homme d’ordre et d’autorité ; il est
d’avis qu’il faut laisser les affaires d’État à ceux qui y sont commis ; et ce n’est pas
seulement dans une Épître dédicatoire qu’il disait : « Pour moi qui ai toujours
gardé cette discrétion de me taire de la conduite d’un vaisseau où je n’ai autre
qualité que de simple passager, le meilleur avis que je puisse donner à ceux qui n’y
sont que ce que je suis, c’est de s’en rapporter aux mariniers et se représenter que
la voie ordinaire que tiennent les factieux pour exciter les peuples à mal obéir,
c’est de leur faire entendre qu’ils ne sont pas bien commandés. »
Il pensait
et s’exprimait ainsi en toute circonstance. Sa religion elle-même était subordonnée à sa
politique. Bon catholique, mais en vertu surtout du même principe et de la même
disposition de respect, soumis aux pratiques extérieures de la communion où il vécut et
mourut, il lui échappait néanmoins de dire « que la religion des honnêtes gens
était celle de leur prince »
. Et à travers une fidélité de sujet si absolue,
si entière, son esprit gardait sa liberté et sa franchise. On sait sa réponse à ce bon
conseiller de Provence de ses amis, qu’il rencontrait tout triste chez le garde des
sceaux Du Vair. La princesse de Condé venait d’accoucher de deux enfants morts, à
Vincennes, où elle était allée s’enfermer avec M. le prince, qui y était en prison.
L’honnête conseiller avait cru devoir prendre, à cette occasion, un visage de
circonstance, « pour un deuil, disait-il, qui regardait tous les gens de bien ».
— « Monsieur, monsieur, repartit Malherbe, cela ne vous doit pas affliger : ne vous
souciez que de bien servir, vous ne manquerez jamais de maître. »
Les odes de Malherbe, qui sont inspirées de l’esprit de Henri IV et, en quelque sorte,
marquées à son empreinte, à l’effigie de sa politique, sont les plus belles, les plus
durables, en ce qu’elles ont été aussi les plus Françaises ; j’y comprends des odes même
composées après la mort du grand roi. On a voulu impliquer la reine Marie de Médicis
dans l’attentat qui lui ravit, à la France et à elle, son héroïque époux : une
réfutation morale qui suffirait (s’il en était besoin), c’est la manière dont Malherbe,
cet homme de sens, ce clairvoyant et probe témoin, lui parle de Henri IV, le lendemain
de cette lamentable mort. Dans la pièce au nom du duc de Bellegarde, on sait la belle
prosopopée :
Reviens la voir, grande Âme…
Quelque soir, en sa chambre apparais devant elle,Non le sang en la bouche et le visage blanc,Comme tu demeuras sous l’atteinte mortelleQui te perça le flanc :
Viens-y tel que tu fus quand, aux monts de Savoie,Hymen en robe d’or te la vint amener131,Ou tel qu’à Saint-Denis, entre nos cris de joie,Tu la fis couronner.
Dans ces pièces adressées à Marie de Médicis, on sent l’amour de la paix, — comme la
saveur de cette paix que Henri IV avait fait goûter pendant dix ans
à ses peuples, et dont Malherbe est si rempli qu’il veut continuer d’y croire et ne pas
s’en désaccoutumer. Après une strophe sur
la Discorde aux crins de
couleuvres
:
C’est en la paix que toutes chosesSuccèdent selon nos désirs ;Comme au printemps naissent les roses,En la paix naissent les plaisirs ;Elle met les pompes aux villes,Donne aux champs les moissons fertiles,Et de la majesté des lois,Appuyant les pouvoirs suprêmes,Fait demeurer les diadèmesFermes sur la tête des rois.
Quelle auguste et souveraine image de la stabilité ! On a, dans ces beaux endroits de Malherbe, le bon sens politique élevé à la poésie. André Chénier, qui admire ce tableau de la paix, plein et achevé, renvoie à cet autre tableau qu’en a tracé Tibulle, d’une couleur moins forte, également vrai et parfait dans son genre :
Interea Pax arva colat. Pax candida primumDuxit araturos sub juga panda boves…Pace bidens vomerque vigent………………
Mais Malherbe n’est pas un bucolique ni un élégiaque ; c’est un poète royal.
Après la première guerre des Princes (1614), il fit une manière de traduction ou de
paraphrase du Psaume cxxviii :
Sæpe expugnaverunt me a
juventute mea
, qu’il mit dans la bouche du jeune roi :
Les funestes complots des âmes forcenées,Qui pensaient triompher de mes jeunes années,Ont d’un commun assaut mon repos offensé :Leur rage a mis au jour ce qu’elle avait de pire ;Certes, je le puis dire ;Mais je puis dire aussi qu’ils n’ont rien avancé.……………………………………………………Dieu, qui de ceux qu’il aime est la garde éternelle,Me témoignant contre eux sa bonté paternelle,A, selon mes souhaits, terminé mes douleurs :Il a rompu leur piège ; et, de quelque artificeQu’ait usé leur malice,Ses mains, qui peuvent tout, m’ont dégagé des leurs.
La gloire des méchants est pareille à cette herbeQui, sans porter jamais ni javelle ni gerbe,Croît sur le toit pourri d’une vieille maison :On la voit sèche et morte aussitôt qu’elle est née,Et vivre une journéeEst réputé pour elle une longue saison.
Tandis que le traité qui mit fin à cette guerre se négociait, un bien pauvre traité
(mais Malherbe estimait la paix une chose si précieuse, « qu’elle est toujours à
bon marché, disait-il, quoi qu’elle coûte »
), dix ou douze jours avant la
conclusion, sur la fin d’avril (1614), il remit au roi et à la reine cette pièce de
vers. La reine, après l’avoir parcourue des yeux, commanda à la princesse de Conti, qui
était présente, de la lire tout haut. Cela fait, la reine dit au poète, comme si elle
avait été transportée de ce fier et mâle accent de triomphe : « Malherbe, approchez ! »
et plus bas, à l’oreille : « Prenez un casque ! »
Mais Malherbe, qui ne perdait jamais sa présence d’esprit ni la vue du positif, lui répondit « qu’il se promettait qu’elle le ferait mettre en la capitulation », c’est-à-dire qu’elle le traiterait dès lors comme un des guerriers qui consentaient à mettre bas les armes moyennant finances. Là-dessus elle se mit à rire et lui dit qu’elle le ferait. Il eut en effet une pension. — Voilà bien tout Malherbe : grandeur, élévation de talent, et l’œil au pécule. C’est bien le poète fait comme de cire à l’instar de Henri IV, le héros économe.
Si l’on coupait l’anecdote sur ce mot : Malherbe, prenez un casque, ce serait sans doute plus noble, plus héroïque ; mais il faut savoir être vrai jusqu’au bout.
II
La probité, quoi qu’il en soit, subsiste, même sous les défauts de Malherbe ; son caractère privé, bien qu’étroit, est solide et suffit à porter, sans jamais fléchir, sa grandeur lyrique. Le poëte qu’on a vu apparaître déjà mur, tout formé, dans ces pleines années qui suivirent la paix de Vervins, pénétré d’un sentiment national si sain et si juste, et comme prédestiné de longue main à être le chantre des joies, des craintes, des satisfactions sensées et pacifiques de la France sous le plus réparateur des règnes, survivant à ce règne trop tôt interrompu, ne se démentit pas un seul jour ; il resta le poëte de la Régente, de la fidélité, de toutes les louables et patriotiques espérances. Après quatorze ou quinze ans, il eut ce bonheur de voir la chaîne se renouer, la politique de Henri IV reprise par une main ferme, et Richelieu souverain au profit de son maître, pour le bien et la grandeur de l’État.
Ce n’est qu’en continuant cette lecture de Malherbe avec détail, en vers et en prose, que nous pourrons apprécier à quel point il a été, dans sa ligne, le serviteur convaincu, ardent, et le hérault d’armes généreux de cette politique.
Sa grande Ode finale, son Chant du cygne, est sa pièce prophétique sur la prochaine reddition de La Rochelle (1627). Il est de ceux, comme Buffon, qui n’ont pas faibli et dont le talent a duré et grandi jusqu’à la fin ; il a soixante-douze ans lorsqu’il entonne si hardiment cette fanfare guerrière, la plus belliqueuse des siennes et la plus vaillante :
Donc un nouveau labeur à tes armes s’apprête ;
Prends ta foudre, Louis !…….
Ici il ne faut pas lui demander, dans l’inspiration qui l’anime et le transporte, autre chose que du patriotisme et de la poésie : l’humanité, la tolérance, les impartialités équitables de l’histoire, qui, tout balancé, conclura de même, mais qui fait la part des vaincus, viendront après, plus tard, lorsqu’on aura le loisir d’y songer. Pour le moment, on est dans la lutte. Malherbe y est engagé par le cœur autant qu’aucun Français, autant que Richelieu lui-même. Il a pris un casque ; il est, lyre en main, un combattant. Rendre justice aux adversaires, se souvenir qu’ils sont des Français lorsqu’eux-mêmes l’oublient, les admirer pour leur vertu égarée, désespérée, parler de clémence au moment où il ne s’agit que de frapper, ce n’est le fait ni d’un soldat, ni d’un poëte, ni même, je le dirai, d’un contemporain. Souvenons-nous, hélas ! de nos propres luttes civiles et de nos acharnements pour ce qui nous semblait si absolument la bonne cause. Ainsi Malherbe n’en est encore, dans son ode, qu’aux vertus du combat ; il n’a pas, il ne doit point avoir les vertus du lendemain.
L’invective contre les rebelles est, dès le début, poussée à outrance : il est temps
d’en finir, et, comme il le dit, de
donner le dernier coup à la
dernière tête
de l’Hydre :
Fais choir en sacrifice au Démon de la France132Les fronts trop élevés de ces âmes d’Enfer,Et n’épargne contre eux, pour notre délivrance,Ni le feu ni le fer.Assez, de leurs complots l’infidèle maliceA nourri le désordre et la sédition ;Quitte le nom de Juste, ou fais voir ta justiceEn leur punition.Le centième décembre a les plaines ternies,Et le centième avril les a peintes de fleurs,Depuis que parmi nous leurs brutales maniesNe causent que des pleurs.……………………………………………Par qui sont aujourd’hui tant de villes désertes,Tant de grands bâtiments en masures changés,Et de tant de chardons les campagnes couvertesQue par ces enragés ?…………………………………………….Marche, va les détruire, éteins-en la semence…
Je m’arrête le moins possible à cette première partie, dont la violence, pour nous, se justifie à peine par le patriotisme du poëte ; Malherbe, comme Richelieu, voulait une seule France sous un seul sceptre. Pourtant, une certaine délicatesse morale qui nous est venue, et qui est un fruit de la civilisation, fait qu’on répugne au chant dans de telles luttes. Des actes énergiques et sanglants de répression, comme la France en a vus sous Casimir Périer ou sous Cavaignac, peuvent être de la forte et nécessaire politique, mais ils ne sauraient être pour personne matière à poésie 133.
Du temps de Malherbe, on sortait du xvie siècle : un peu de cruauté dans les paroles ne blessait pas, même chez les honnêtes gens.
J’aime mieux insister sur les parties de l’ode où il exprime des sentiments qu’il nous est permis et facile de partager. Sur Richelieu, il y a eu tant d’éloges, de son temps et depuis, que le célébrer semble tout d’abord un lieu commun et une banalité ; mais Malherbe, qui ne le vit que dans les premières années de son ministère, le comprit, le pénétra si vivement et en parla avec tant d’intelligence, que son admiration, après deux siècles, a gardé toute son originalité et comme sa fraîcheur ;
Laisse-les espérer, laisse-les entreprendre ;Il suffit que ta cause est la cause de Dieu,Et qu’avecque ton bras elle a pour la défendreLes soins de Richelieu :
Richelieu, ce prélat de qui toute l’envieEst de voir ta grandeur aux Indes se borner134,Et qui visiblement ne fait cas de sa vieQue pour te la donner.Rien que ton intérêt n’occupe sa pensée,Nuls divertissements ne l’appellent ailleurs ;Et de quelques bons yeux qu’on ait vanté Lyncée,Il en a de meilleurs.
Son âme toute grande est une âme hardie,Qui pratique si bien l’art de nous secourir,Que, pourvu qu’il soit cru, nous n’avons maladieQu’il ne sache guérir135.
Le Ciel qui doit le bien selon qu’on le mérite,Si de ce grand Oracle il ne l’eût assisté,Par un autre présent n’eût jamais été quitteEnvers ta piété.
Je n’ai à sauter qu’une stance par trop mythologique et scientifique. Nous voici aux parties tout à fait éclatantes et glorieuses :
Certes, ou je me trompe, ou déjà la Victoire,Qui son plus grand honneur de tes palmes attend,Est aux bords de Charente en son habit de gloire136,Pour te rendre content.
Je la vois qui t’appelle137 et qui semble te dire :Roi, le plus grand des rois et qui m’es le plus cher,Si tu veux que je t’aide à sauver ton Empire,Il est temps de marcher.
Que sa façon est brave et sa mine assurée !Qu’elle a fait richement son armure étoffer138 !Et qu’il se connaît bien, à la voir si parée,Que tu vas triompher !
Enfin il intervient lui-même ; il se souvient qu’il est gentilhomme, et que, dans sa jeunesse, il n’aimait rien tant que l’épée :
Ô que pour avoir part en si belle aventure,Je me souhaiterais la fortune d’Éson,
Gloria : te viridem videt immunemque senectæ Phasidis in ripa stantem, juvenesque vocantem.
Balzac l’a remarqué (xxxie
Entretien), Malherbe excelle
à ces imitations adroites et fines, moins violentes que celles de Ronsard, à cet art qui
ne gâte point les inventions d’autrui en se les appropriant, qui les améliore même et
les rehausse. Le pauvre en sa cabane… vaut bien le Pallida mors œquo pulsat pede… Ronsard ne savait pas assez l’art d’imiter ; il
transportait tout de l’Antiquité, l’arbre et les racines. Malherbe, le premier, a
introduit la greffe, l’art de greffer dans notre poésie : Miraturque novas
frondes et non sua poma…
« Les autres avant lui, a dit Godeau, dans leur excès de passion pour les
Anciens, pillaient les pensées plus qu’ils ne les choisissaient. »
Malherbe a
su choisir. Aussi Horace était-il son livre de chevet, et il l’appelait son bréviaire.
Qui, vieil comme je suis, revint contre natureEn sa jeune saison !
……………………………………………Toutes les autres morts n’ont mérite ni marque ;Celle-ci porte seule un éclat radieux,Qui fait revivre l’homme et le met de la barqueA la table des Dieux.
Mais quoi ! tous les pensers dont les âmes bien néesExcitent leur valeur et flattent leur devoir,Que sont-ce que regrets, quand le nombre d’annéesLeur ôte le pouvoir ?
On croirait entendre déjà don Diègue dans le Cid ; mais, dans les stances qui suivent, il va parler comme l’a pu faire le seul Malherbe :
Ceux à qui la chaleur ne bout plus dans les veinesEn vain dans les combats ont des soins diligents ;Mars est comme l’Amour : ses travaux et ses peinesVeulent de jeunes gens.
Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages ;Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,A de quoi témoigner en ses derniers ouvragesSa première vigueur.
Les puissantes faveurs dont Parnasse m’honoreNon loin de mon berceau commencèrent leur cours ;Je les possédai jeune, et les possède encore,A la fin de mes jours.
Quel digne et magnifique témoignage il se rend ! quelle juste couronne il se tresse de
ses propres mains ! On n’y voudrait retrancher, comme nous le faisons ici, que deux ou
trois feuilles trop longues qui dépassent ! — Richelieu, après avoir lu la noble pièce
que lui avait envoyée Malherbe, répondit : « Je prie Dieu que d’ici à trente ans
vous nous puissiez donner de semblables témoignages de la verdeur de votre esprit, que
les années n’ont pu vieillir qu’autant qu’il fallait pour l’épurer
entièrement… »
Le poëte était récompensé de la plus flatteuse manière ; il
était admiré à son tour et compris.
Il comprenait et appréciait si bien Richelieu ! en prose comme en vers. L’année d’auparavant, en 1626, il adressait à l’un de ses amis, M. de Mentin, qui avait autrefois connu personnellement le prélat avant sa suprême fortune, du temps de son exil en Avignon, une lettre mémorable qu’il nous faut citer en grande partie ; car elle n’est pas aussi en lumière et aussi célèbre qu’elle devrait l’être. On cite toujours la lettre de Voiture, écrite dix ans plus tard, sur la politique du Cardinal : pièce vraiment historique, qui honore à jamais ce bel esprit et le tire du rang des purs frivoles, où ses autres écrits le laisseraient. La lettre de Malherbe, animée d’une égale admiration, porte le cachet particulier à une génération différente : on y trouve rendu, dans une grande énergie et vivacité d’impression, le sentiment de ceux qui, ayant joui du bienfait de l’ordre et de la paix intérieure sous le régime de Henri IV, estimaient tout perdu ou au hasard de l’être pendant les quatorze ans d’interrègne réel, et qui virent enfin reparaître en Richelieu un pilote inespéré et un sauveur.
Pour nous d’ailleurs, et pour tous ceux qui ont à s’occuper de la littérature française au xviie siècle, c’est être en plein sujet que de s’arrêter à considérer Henri IV, Richelieu, Louis XIV. On ne saurait trop toucher et embrassez-le tronc de l’arbre dont la littérature générale représente de si beaux et si fructueux rameaux. C’est à ces grands hommes en effet, et à ce qu’ils eurent de ferme, d’imposant et de suivi, que la littérature de cet heureux siècle dut (avec ce qui lui venait de l’inspiration originale et naturelle des talents ou des génies) d’acquérir et de combiner un élément tout nouveau de grandeur, de gravité, de dignité, de noblesse, d’autorité, tellement que cette littérature conservant les beautés propres à notre race, on aurait dit par moments que le vice national, la légèreté gauloise, avait disparu, ou n’y restait que pour la grâce. Cette légèreté absente, ou corrigée à point, dans la belle littérature du grand siècle, reparut trop dès le commencement du suivant ; on se dédommagea, sous le roi Voltaire 139, de la contrainte et du temps perdu.
« Si vous voulez que je vous parle des affaires publiques, écrivait donc Malherbe à M. de Mentin, j’en suis content ; aussi bien sont-elles en si bon état, que si mon affection ne me trompe, le vieux mot : εύρήxαμεν, συγχαίρωμεν140, ne fut jamais dit si à propos, comme nous le pouvons dire aujourd’hui. Réjouissons-nous, perdons la mémoire des misères passées ; nous avons trouvé ce que nous cherchions, ou pour mieux dire, nous avons trouvé ce qu’il n’y avait point d’apparence de chercher. Nos maladies que chacun estimait incurables ont trouvé leur Esculape en notre incomparable Cardinal. Il nous a mis hors du lit ; il s’en va nous rendre notre santé parfaite, et après la santé un teint plus frais et une vigueur plus forte qu’en siècle qui nous ait jamais précédés. La chose semble mal aisée et l’est à la vérité ; mais puisqu’il l’entreprend, il le fera. L’esprit, le jugement et le courage ne furent jamais en homme au degré qu’ils sont en lui. Pour ce qui est de l’intérêt, il n’en connaît point d’autre que celui du public. Il s’y attache avec une passion, si j’ose le dire, tellement déréglée, que le préjudice visible qu’il fait à sa constitution extrêmement délicate n’est pas capable de l’en séparer. Il s’y restreint comme dans une ligne écliptique, et ses pas ne savent point d’autre chemin… »
Un reste de mauvais goût dans l’expression ; passons vite. Le bon sens du fond n’en souffre pas ; nous n’avons qu’à y puiser à pleines mains :
« Il n’y a pas longtemps que nous avons eu des ministres qui avaient du nom dans le monde. Mais combien de fois, contre l’opinion commune, ai-je dit avec ma franchise accoutumée, que je ne les trouvais que fort médiocres ; et que s’ils avaient de la probité, ils n’avaient du tout point de suffisance ; ou s’ils avaient de la suffisance, ils n’avaient du tout point de probité141 ! Prenons garde à leur administration, et jugeons des ouvriers selon les œuvres. Ne trouverons-nous pas que de leur temps, ou les factieux n’ont jamais été choqués, ou s’ils l’ont été, ç’a été si lâchement, qu’à la fin du compte la désobéissance s’est trouvée montée au plus haut point de l’insolence, et l’autorité du roi descendue au plus bas du mépris ? Il semble qu’il ne se puisse rien dire de plus honteux. Si fait. Les perfides et les rébellions avaient des récompenses, et Dieu sait si, après cela, il fallait douter qu’elles n’eussent des imitateurs ! Qui sait mieux que vous, ou plutôt qui ne sait point que, par leur connivence, nous avons eu des gouverneurs qui ont régné dans les provinces, et si absolument régné, que le nom du roi n’y était connu qu’autant que, pour le dessein qu’ils avaient, il leur était nécessaire de s’en couvrir ? Cependant ces grands conseillers pensaient avoir bien rencontré quand ils avaient dit que c’était assez gagner que de gagner temps. Misérables, qui ne s’apercevaient pas que ce qu’ils appelaient gagner temps était véritablement le perdre, et nous réduire à des extrémités d’où il était à craindre que le temps ne pût jamais nous retirer ! Jugez si, en cette dernière brouillerie142, il se pouvait rien désirer de mieux que ce qui s’y est fait, et si, sans sortir de la modération requise en une affaire si épineuse, la dignité royale n’a pas été remise en un point, où ceux que l’on ne peut empêcher de la haïr, seront pour le moins empêchés de l’offenser. Vous voyez bien qu’il y aurait là-dessus beaucoup de choses à dire ; mais, à mon gré, la plus courte mention de nos folies est la meilleure. Et puis, pour louer cet admirable Prélat, on ne saurait manquer de matière ; il ne faut avoir soin que de la forme. La seule paix qu’il a faite avec l’Espagnol143 est une action qui jusques ici n’a jamais eu d’exemple et qui, peut-être, n’en aura jamais à l’avenir. Je fais cas de l’avantage que nous y avons eu pour nous et pour nos alliés ; mais ce que j’en estime le plus, c’est que la chose s’est faite si secrètement et si promptement, que la première nouvelle que nous en avons eue a été la publication. Où en serions-nous, à votre avis, si l’on eût suivi les longueurs tant pratiquées autrefois par ceux qui maniaient les affaires, et tant célébrées par je ne sais quels discoureurs qui ne parlent jamais avec plus d’assurance que quand ils parlent de ce qu’ils n’entendent point ?… »
Un point sur lequel Malherbe va insister le plus dans son éloge du Cardinal, c’est son mépris pour l’argent, son désintéressement personnel. Ne pas tenir à l’argent, être au-dessus de l’argent, c’est le plus grand signe, chez un homme d’ailleurs capable, qu’il est fait et qu’il est né pour la chose publique. Il est permis aux particuliers (et Malherbe le savait aussi bien que personne) de tenir jusqu’à un certain point à l’argent, par intérêt et considération de famille ; — aux gouvernants des peuples, jamais. Leur fortune doit se confondre sans arrière-pensée dans celle de l’État :
« Au demeurant, on se tromperait de s’imaginer qu’en bien faisant il eût devant les yeux autre chose que la gloire. Comme elle est le seul aiguillon qui l’excite, aussi est-elle la seule récompense qu’il se propose. Il est vrai que le roi, lui commettant ses affaires, lui fit expédier un brevet de vingt mille écus de pension ; mais il est vrai aussi qu’il ne l’accepta qu’avec protestation de ne s’en servir jamais, et ne le garder que pour un témoignage d’avoir eu quelque part en la bienveillance de Sa Majesté. »
Malherbe, pour preuve de la générosité du Cardinal, rappelle en passant qu’il a entrepris de faire rebâtir à ses frais la Sorbonne de fond en comble, dépense qui n’ira guère à moins de cent mille écus :
« Mais ce que je vous vais dire est bien autre chose. Comme, après avoir jeté les yeux sur tous les défauts de la France, il a reconnu qu’il ne s’y pouvait remédier que par le rétablissement du commerce, il s’est résolu, sous l’autorité du roi, d’y travailler à bon escient et, par l’entretenement d’un suffisant nombre de vaisseaux, rendre les armes de Sa Majesté redoutables aux lieux où le nom de ses prédécesseurs a bien à peine été connu. Toute la difficulté qui s’y est trouvée, c’est que, ayant été jugé que, pour l’exécution de ce dessein, il était nécessaire que le gouvernement du Havre fut entre ses mains, et le roi le lui ayant voulu acheter, il n’a jamais été possible de le lui faire prendre qu’en lui permettant de le récompenser de son propre argent. Il avait, à sept ou huit lieues de cette ville, une maison embellie de toutes les diversités propres au soulagement d’un esprit que les affaires ont accablé : il a oublié le plaisir qu’il en recevait, ou plutôt le besoin qu’il en avait, pour se résoudre à la vendre, et on a employé les deniers à l’achat de cette place. Tout ce que le roi a pu obtenir de lui, ç’a été que lorsque les coffres de son épargne seront mieux fournis qu’ils ne sont, il ne refusera pas que, par quelque bienfait, Sa Majesté ne lui témoigne la satisfaction qu’elle a de son service. Ce mépris qu’il fait de soi et de tout ce qui le touche, comme s’il ne connaissait point d’autre santé ni d’autre maladie que la santé ou la maladie de l’État, fait craindre à tous les gens de bien que sa vie ne soit pas assez longue pourvoir le fruit de ce qu’il plante. Et d’ailleurs, on voit bien que ce qu’il laissera d’imparfait ne saurait jamais être achevé par homme qui tienne sa place. Mais, quoi ? il le fait, pour ce qu’il le faut faire. L’espace d’entre le Rhin et les Pyrénées ne lui semble pas un champ assez grand pour les fleurs de lys ; il veut qu’elles occupent les deux bords de la mer Méditerranée, et que de là elles portent leur odeur aux dernières contrées de l’Orient. Mesurez à l’étendue de ses desseins l’étendue de son courage ; quant à moi, plus je considère des actions si miraculeuses, moins je sais quelle opinion je dois avoir de leur auteur : d’un côté, je vois que son corps a la faiblesse de ceux qui άρώρας xαρπόν έδουσιν144 ; mais, de l’autre, je trouve en son esprit une force qui ne peut être que τϖν όλύμπια δώματ’145. Tel qu’il est, et quoi qu’il soit, nous ne le perdrons jamais que nous ne soyons en danger d’être perdus. »
De telles pages écrites dans la familiarité éclairent une vie. Nous possédons là bien au net le sentiment inspirateur le plus élevé de Malherbe, poëte lyrique politique, poëte monarchique et royal, dans la partie la plus noble de son œuvre. — Il n’a pas fini. C’était l’année décisive dans laquelle Richelieu, après quelques semblants de dégoût et des offres de démission pour tâter le maître, s’était affermi dans sa confiance, s’était démontré nécessaire, avait pris l’offensive contre ses ennemis, et avait obtenu, comme malgré lui, une garde particulière ; mais encore, en obtenant ce qu’au fond il désirait, il avait voulu en faire les frais lui-même, et cette nouvelle marque de générosité avait séduit Malherbe :
« Le roi qui le voit mal voulu de tous ceux qui aiment le désordre (et vous savez qu’ils ne sont pas en petit nombre) a désiré qu’il ait quelques soldats pour le garder. C’est chose que tout autre eût demandée avec passion, et néanmoins vous ne sauriez croire la peine qu’il a eue à y condescendre146…
Il a été assez généreux pour n’y consentir qu’à la condition d’entretenir ces soldats à ses dépens. Nous avons lu, vous et moi, assez d’exemples de courage que leurs qualités éminentes ont élevés au-dessus du commun ; mais qu’en matière de mépriser l’argent, un particulier ait eu si souvent son roi pour antagoniste, et que toujours il en soit demeuré victorieux, c’est une louange que je ne vois point que jusques ici les plus hardis historiens aient donnée à ceux mêmes qu’ils ont flattés le plus impudemment.
« Sa Majesté, au soin qu’elle a eu de le garantir des méchants, a encore ajouté celui de le délivrer des importuns, et pour cet effet a mis auprès de lui un gentilhomme, avec charge expresse de faire indifféremment fermer la porte à ceux qui pour leurs affaires le viendront persécuter. Voilà, certes, une bonté de maître digne de l’affection du serviteur. Dieu nous conserve l’un et l’autre 1 Je ne crois pas qu’il y ait homme de bien en France qui ne fasse le même souhait. Pour moi, il y a longtemps que je sais que vous êtes l’un de ses adorateurs : le séjour qu’il a fait en Avignon vous donna l’honneur de le connaître ; sa vertu vous en imprima la révérence : je m’assure que ce qu’il a fait depuis ne vous aura point changé le goût. C’est pourquoi j’ai été bien aise de me décharger avec vous des pensées que j’avais sur un si agréable sujet. J’ai été un peu long, mais, quand on est couché sur des fleurs, il y a de la peine à se lever. »
L’homme sensé, le bon citoyen clairvoyant et ferme, celui qui semble avoir connu à l’avance le Testament politique du Cardinal, a eu le haut ton dans toute cette lettre : le poëte, proprement dit, ne se trahit et ne reparaît qu’à ces derniers mots147.
Nous avons à terminer avec le poëte. — Tout à fait maître et à l’aise dans l’Ode, Malherbe a moins réussi dans le genre tendre, galant, léger, amoureux. Là aussi, toutefois, il a rencontré quelques accents, et des accents dans le ton qui lui est propre. Sur le mariage du jeune Louis XIII avec Anne d’Autriche, il a fait des Stances (1615), qui finissent par un vœu de bon Français quelque peu gaillard, qui souhaite au plus tôt un dauphin. Mais comme le tout est relevé et ennobli par cette strophe charmante :
Réservez le repos à ces vieilles annéesPar qui le sang est refroidi :Tout le plaisir des jours est en leurs matinées148 ;La nuit est déjà proche à qui passe midi.
Malherbe ne se distinguait ni par la sentimentalité, ni même par la sensibilité auprès des femmes. Il a eu cependant d’heureux mouvements dans ses amours de tête, et l’on chante encore avec plaisir :
Ils s’en vont, ces rois de ma vie,Ces yeux, ces beaux yeux, etc.
Couplets d’un beau caractère, d’un tour de galanterie noble, et qui ont été remis heureusement en musique de nos jours par Reber149. Ajoutez-y cette autre pièce pour Alcandre, sur un retour d’Oranthe à Fontainebleau :
Revenez mes plaisirs, ma Dame est revenue ;
Où il y a de bien doux vers sur la royale forêt :
Avecque sa beauté toutes beautés arrivent ;Ces déserts sont jardins de l’un à l’autre bout,Tant l’extrême pouvoir des grâces qui la suiventLes pénètre partout !
Ces bois en ont repris leur verdure nouvelle,L’orage en est cessé, l’air en est éclairci ;Et même ces canaux ont leur course plus belle,Depuis qu’elle est ici.
Alfred de Musset semble s’être inspiré de cette douceur d’harmonie dans ses beaux vers sur Fontainebleau, et ce Souvenir de lui, si plein de tendresse, est précisément dans le même rhythme que les Stances de Malherbe150.
Malherbe a très-peu d’images empruntées directement à la nature ; c’est un citadin, un homme de cabinet. On cite toujours sa strophe, son unique strophe, sur ses promenades avec un ami aux bords de l’Orne, et dans laquelle se réfléchit l’étendue des paysages et des horizons de Normandie :
L’Orne, comme autrefois, nous reverrait encore,Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,Égarer à l’écart nos pas et nos discours ;Et couchés sur les fleurs, comme étoiles semées,Rendre en si doux ébats les heures consumées,Que les soleils nous seraient courts.
Et dans une chanson (1614), ce joli vers tout tiède de mai :
L’air est plein d’une haleine de roses…
Mais cet amour de la nature ne dure jamais longtemps chez Malherbe ; il n’a rien du promeneur solitaire ni du rêveur.
La religion de Malherbe était courte ; il n’en était pas dénué pourtant dans les parties respectueuses, élevées, de sa verve et de sa pensée. Il était religieux comme lyrique, sinon comme homme. Il est entré, non sans grandeur, dans l’impétueux essor vers Dieu et dans l’ardente aspiration du Psalmiste ; et même, si l’on compare, on verra qu’ici il a prêté au texte sacré des ailes :
N’espérons plus, mon Ame, aux promesses du monde ;Sa lumière est un verre, et sa faveur une ondeQue toujours quelque vent empêche de calmer.Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre ;C’est Dieu qui nous fait vivre,C’est Dieu qu’il faut aimer.
En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,Nous passons près des rois tout le temps de nos viesA souffrir des mépris et ployer les genoux ;Ce qu’ils peuvent n’est rien ; ils sont ce que nous sommes,Véritablement hommes,Et meurent comme nous…
Ces Stances, d’un plein souffle et d’une entière perfection, ont été mises en musique, de nos jours, par le même compositeur sévère que nous nommions tout à l’heure, M. Reber, et sont d’un grand effet.
On l’a dit, quelques strophes de ce ton suffisent pour réparer une langue et pour
monter une lyre. Et encore : « Certaines paraphrases des Psaumes ne sont pas
seulement des modèles de poésie, ce sont, en quelque sorte, des institutions de
langage151. »
— En tout,
Malherbe a le magnum spirare (μέγα φρονεĩν des Grecs), l’os magna sonaturum qu’Horace, en son temps, n’accordait aussi qu’à trois ou quatre seulement, et au nombre desquels, trop modeste, il ne se
rangeait pas.
Malherbe, cependant, est un poëte grammairien s’il en fut : on sait de lui, à cet égard, des traits qui font sourire. Je ne ferai pas grâce du texte le plus célèbre ; mais je le réduirai à sa valeur :
« Vous vous souvenez, a dit Balzac, par la bouche, il est vrai, de son Socrate chrétien, vous vous souvenez du vieux pédagogue de la Cour qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien en lunettes et en cheveux gris. N’ayons point dessein d’imiter ce que l’on conte de ridicule de ce vieux docteur ; notre ambition se doit proposer de meilleurs exemples. J’ai pitié d’un homme qui fait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que, depuis tant d’années, il travaillait à dégasconner la Cour, et qu’il n’en pouvait venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et de la vertu des particules ! »
Ce n’est pas là un portrait, c’est une charge. A entendre Balzac cette fois, on croirait vraiment qu’il est d’une autre école que Malherbe, qu’il est un homme tout de pensée, et qu’il a en profond dédain ceux qui prennent garde à leurs phrases. Le rhétoricien pourtant se retrouve dans ce passage même ; il n’a fait que retourner sa rhétorique. Parlant par la bouche d’un Socrate chrétien, il a cru devoir mépriser ce que ce Socrate méprise, et il a fait le rôle d’un autre, en poussant son hyperbole à son ordinaire et en épuisant son développement. C’est ainsi seulement qu’on peut s’expliquer que Balzac ait semblé vouloir ridiculiser, en cette rencontre, celui qu’ailleurs il appelle son maître et son père. Il faut, pour avoir son jugement sérieux, corriger cet endroit badin par les meilleures et belles paroles, souvent citées, de sa lettre latine à Silhon.
Mais il y a mieux, et il importe de maintenir le vrai caractère de Malherbe et son grand sens, dans ses rapports avec un élève de grand talent sans doute, et de noble apparence, mais de sens léger précisément et de peu de caractère. Il ne convient pas que Balzac, devant la postérité, prenne à ce point ses avantages sur Malherbe et se donne les airs de le morigéner à son aise : c’est intervertir les rôles ; c’est oublier de quel côté vraiment était la solidité. Un jour, peu après la publication du premier recueil des Lettres de Balzac, on s’en était fort entretenu chez Mme Des Loges, dans une compagnie choisie où se trouvaient, entre autres gens de marque, Racan, Vaugelas et Malherbe ; on avait loué, on avait critiqué. Le bruit de cette conversation vint aux oreilles de Balzac, et on lui raconta qu’une des personnes présentes ayant trouvé à redire à ses Lettres, Malherbe l’avait défendu. Là-dessus Balzac s’empressa d’écrire à Malherbe (15 août 1625) une lettre remplie de remercîments exagérés, et dans laquelle perçait l’auteur piqué encore plus que reconnaissant. On a la réponse de Malherbe ; elle est à citer. Elle est sensée en même temps que fière ; elle maintient les droits de la critique, en même temps que le privilège de la royauté poétique. Elle donne une légère leçon au vaniteux auteur, et l’avertit de ne pas prendre si vite la mouche parce que tout le monde ne l’admire pas. Il y a dans cette lettre bien des choses qui méritent qu’on s’en souvienne toujours :
« Quant à moi, lui dit-il, qui ne veux rien au-delà de ce qui m’appartient, je tourne les yeux de tous côtés pour trouver sur quoi est fondé l’honnête remercîment que vous me faites… Je vois bien que l’on vous a dit que je défendis votre cause. Il est vrai, mais sans intention d’en mériter le gré que vous m’en savez. Je ne donnai rien à notre amitié, je ne donnai rien à la complaisance, je ne fis que ce qui est de mon inclination et de ma coutume : je pris le parti de la vérité. Pour celui contre qui l’on vous a mis si fort en colère, je ne sais quel rapport on vous en a fait, mais je vous jure qu’il parla de vous et de vos écrits avec une modération si grande, qu’il semblait plutôt proposer des scrupules pour en avoir l’avis de la compagnie, que pour dessein qu’il eût de nuire à votre réputation. Toutefois, prenons les choses d’un autre biais, et posons le cas que son sentiment fût conforme à l’interprétation que vous en faites. Ne savez-vous pas que la diversité des opinions est aussi naturelle que la différence des visages, et que vouloir que ce qui nous plaît ou déplaît plaise ou déplaise à tout le monde, c’est passer des limites où il semble que Dieu même ait commandé à sa toute-puissance de s’arrêter ? Quelle absurdité serait-ce qu’aux jugements que font les Cours souveraines de nos biens et de nos vies les avis fussent libres, et qu’ils ne le fussent pas en des ouvrages dont toute la recommandation est de s’exprimer avec quelque grâce, et tout le fruit de satisfaire à la curiosité de ceux qui n’ont rien de meilleur à s’entretenir ? Je ne crois pas qu’il y ait de quoi m’accuser de présomption quand je dirai qu’il faudrait qu’un homme vînt de l’autre monde pour ne savoir pas qui je suis ; le siècle connaît mon nom, et le connaît pour un de ceux qui y ont quelque relief par-dessus le commun ; et néanmoins ne sais-je pas qu’il y a de certains chats-huants à qui ma lumière donne des inquiétudes, et qui, se trouvant en des lieux où la faiblesse de ceux qui les écoutent leur laisse tenir le haut du pavé, font, avec je ne sais quelles froides grimaces, tous leurs efforts pour m’ôter ce qu’il y a si longtemps que la voix publique m’a donné ? Non, non ; il est de l’applaudissement universel comme de la quadrature du cercle, du mouvement perpétuel, de la pierre philosophale et telles autres chimères : tout le monde le cherche, et personne ne le trouve. Travaillons à l’acquérir tant qu’il nous sera possible ; nous n’y réussirons non plus que les autres. Ceux qui ont dit que la neige est noire ont laissé des successeurs qui, s’ils ne disent la même impertinence, en diront d’autres qui ne seront pas de meilleure mise. Il est des cervelles à fausse équerre, aussi bien que des bâtiments. Ce serait une trop longue et trop forte besogne de vouloir réformer tout ce qui ne se trouverait pas à notre gré : tantôt nous aurions à répondre aux sottises d’un ignorant, tantôt il nous faudrait combattre la malice d’un envieux. Nous aurons plus tôt fait de nous moquer des uns et des autres. La pluralité des voix est pour nous s’il y a quelques extravagants qui veuillent faire bande à part, à la bonne heure ! De toutes les dettes, la plus aisée à payer, c’est le mépris : nous ne ferons pour cela ni cession ni banqueroute. Aimons ceux qui nous aiment ; pour les autres, si nous ne sommes à leur goût, il n’est pas raisonnable qu’ils soient au nôtre ; mais aussi en faut-il demeurer là. Il ne se trouvera que trop de gens qui, n’ayant point de marque pour se faire connaître, voudraient avoir celle d’être nos ennemis : gardons-nous bien de leur donner ce contentement. Écrive contre moi qui voudra ; si les colporteurs du Pont-Neuf n’ont rien à vendre que les réponses que je ferai, ils peuvent bien prendre les crochets152 ou se résoudre à mourir de faim. On pensera peut-être que je craigne les antagonistes ; non fais. Je me moque d’eux, et n’en excepte pas un, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Mais je sais que juger est un métier que tout le monde ne sait pas faire : il y faut de la science et de la conscience, qui sont choses qui ne se rencontrent pas souvent en une même personne. »
N’est-ce pas là une belle définition des devoirs de la critique, et qu’a-t-on trouvé de
mieux après deux siècles ? Malherbe, n’en déplaise à Balzac, n’était donc pas ridicule,
surtout quand il avait affaire à Balzac. Il est vrai, d’ailleurs, qu’il avait sa
singularité marquée et sa préoccupation unique. Il était en cour l’arbitre juré du
langage ; on ne consultait que lui. Dans la chambre de son hôtel garni, il tenait avec
les quelques poëtes, ses disciples et sectateurs, école et académie de grammaire autant
que de poésie. Il accordait à Racan de traiter en vers un sujet fort laid, fort ignoble,
une polissonnerie de page ; sa morale et son goût ne s’en effarouchaient pas. Mais quand
il vit que cette vilaine chose ne pouvait s’exprimer sans un hiatus,
il révoqua sa permission. A l’article de la mort, une heure avant et les sacrements déjà
reçus, il se réveilla comme en sursaut pour reprendre sa garde qui avait fait une faute
de français, et, le prêtre lui en faisant une réprimande, il répliqua « qu’il
voulait jusqu’à la mort maintenir la pureté de la langue française. »
Il fut
grammairien jusqu’au dernier soupir. Il y avait un Beauzée dans Malherbe. A chacun son
rôle et sa passion : cet empereur veut mourir debout ; ce soldat veut mourir en
s’enveloppant dans les plis de son drapeau ; Paillet veut qu’on l’enterre dans sa robe
d’avocat. Respectons tous ces points d’honneur. Heureux qui a le sien ! Le trop de
philosophie peut aussi engendrer, à la fin, trop d’indifférence.
Malherbe parlait peu longuement, bien qu’il sût conter à l’occasion l’historiette
piquante et le fabliau. Il avait parfois un léger balbutiement qui le retenait ; le
ressort, moyennant cette légère difficulté, en partait plus nettement. Il avait le plus
souvent le propos brusque et sec, imprévu. Il ne disait mot qui ne fût marqué au bon
coin et qui ne portât. Figurons-nous Boileau, rappelons-nous Royer-Collard ; l’autorité
de tels hommes qui ne repose pas seulement sur leurs œuvres, sur leurs écrits assez
rares, cette autorité perpétuelle qui réside en leur personne et que chacun de leurs
mots appuie, confirme et renouvelle, est des plus effectives et des plus sûres. Duclos,
qui comptait si fort en son temps, était également connu pour ces mots fréquents et
courts qui mordaient sur les esprits ; et l’on peut dire qu’il y avait aussi un Duclos
dans Malherbe. Racan a recueilli plusieurs de ces dicta mémorables de
son maître, qui sentent leur Varron, leur vieux Caton, qui pèsent et sonnent leur bon
sens sterling. Quand on montrait à Malherbe de méchants vers pour en
avoir son avis, il demandait à ceux qui les avaient faits « s’ils étaient
condamnés à faire ces vers ou à être pendus »
, et il ajoutait « qu’à
moins de cela, ils n’en devaient point faire, et qu’il ne fallait jamais hasarder sa
réputation que pour sauver sa vie. »
Il avait le silence même impitoyable et
grondeur ; il n’employa pas d’autre réprimande avec Racan, un jour qu’entendant parler
de la Cassandre de Lycophron, cet aimable ignorant avait demandé si
Lycophron était le nom de la ville où était née Cassandre : ce jour-là, Malherbe ne
répondit à Racan que par un silence qu’à vingt ans de distance Racan entendait encore
(acre süentium). — Mieux que personne, Malherbe, avec cette verdeur de sexagénaire que lui ont reconnue de bons juges, mérite
l’éloge et le respect qu’un esprit délicat, Joubert, accorde aux têtes et aux écrits de
vieillards. Après en avoir cité quelques-uns : « Feuilletez ceux que je vous
nomme, ajoute-t-il, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs
mots et dans leurs pensées, des esprits verts quoique ridés, des voix sonores et
cassées, l’autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de
tableaux en mettent toujours dans leur cabinet ; il faut qu’un connaisseur en livres
en mette dans sa bibliothèque. »
Malherbe serait un de ces bustes les plus
caractérisés et les plus vivants de vieillards poëtes, un des jeunes et des moins cassés parmi ces antiques.
Tel il est, tel il me paraît, sans déchet et sans surcroît, véritablement digne de sa
renommée. Je n’ai pas craint de repasser longuement ses titres et de sortir cette fois
du raccourci qui flatte davantage, pour me rendre compte, pas à pas, de son influence et
de son œuvre. On a pu juger du défaut au point de départ. Il a trop supprimé sans doute,
il s’est trop retranché de ce qui avait précédé ; mais il a fondé quelque chose de noble
et de juste, et qui est bien dans le sens de la nation. Il a dressé quelques colonnes de
haut style. Traitons-le comme un Ancien ; supposons que le temps a ravagé son œuvre, l’a
détruite en grande partie, et n’en a laissé subsister que quelques grandes strophes : on
croirait que ce sont des restes, des débris de temple ; ce n’en sont que des
commencements et des pierres d’attente ; mais qu’elles sont fières et d’un beau jet !
Voilà le côté grandiose du personnage. Vu de près, l’homme est moins grand ; il a établi
une école de grammaire dans l’entre-deux des colonnes ; il est comme ces anciens
artistes à qui on donnait un logement au Louvre : il habitait volontiers une soupente à
deux pas de la Colonnade. Pourtant, son bon sens familier était essentiel à consulter de
quiconque s’occupait de Lettres, vers ou prose. Sa leçon à Balzac nous l’a montré
supérieur aux misères du métier : s’il avait quelques-unes des nobles ivresses du poëte,
il n’avait aucune des petitesses de l’homme de lettres. Sa profession de foi politique à
M. de Mentin nous l’a fait voir sous un jour encore plus favorable, et nous nous sommes
convaincus que ce bon sens pratique n’avait qu’à s’appliquer à de dignes objets pour se
concilier avec la grandeur. Enfin nous avons reconnu en tout genre et en toute matière
te vérité de ce que lui écrivait Racan : « Je sais que votre jugement est si
généralement approuvé, que c’est renoncer au sens commun que d’avoir des opinions
contraires aux vôtres. »
Ce ne serait pas être juste envers Malherbe que de ne voir que ce qu’il fit, et de ne pas tenir compte de ce qu’il a fait faire. Il y aurait un dernier chapitre à écrire sur lui, et je l’ai esquissé ailleurs ; c’est celui où l’on montrerait son influence directe et la continuation de sa veine, à la fois noble et épurée, chez ses meilleurs disciples, Racan et Maynard. On y verrait l’action heureuse, salutaire, d’un seul homme qui est un vrai maître, le pouvoir et le bienfait d’une juste et ferme discipline venue à temps, et ce que des talents distingués, mais secondaires, des génies faciles, mais négligents, gagnent à être mis dans une bonne voie, à y faire les premiers pas sous un œil vigilant et avec un guide sûr. Ils y ont gagné, Racan et même Maynard, de laisser quelques strophes parfaites, dans le sens de l’imitation d’Horace et selon les règles posées par le chef de l’école restaurée. Une pièce digne d’Horace, y pense-t-on bien ? c’est-à-dire quelque chose de court, d’éclatant, de concis, où le sentiment s’enferme et reluit sous une expression transparente et précise, où le limæ labor et mora s’ajoute à l’inspiration pour lui donner sa forme achevée et son poli ! une pièce qui nous rappelle et nous rende en français quelques-uns de ces mérites, qui offre correction, noblesse, gravité, pureté, des images nettes et fermes, des pensées justes, un fonds de raison et de sens commun, même dans la verve ! — Mais je m’oublie depuis longtemps à parler d’un autre siècle.