(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [III] »
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(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [III] »

Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [III]

Gentilhomme angevin
Avec une notice biographique et des notes par M. Ch. Marty-Laveaux

En avançant dans la vie, je me suis dit bien souvent que celui qui, dans sa jeunesse, à l’âge des nobles ambitions et de la belle ardeur, avait formé les plus hauts projets et conçu les plus magnifiques espérances, si, tout compte fait et toutes illusions dissipées, il se trouvait n’être déçu que de la moitié ou des trois quarts de son rêve, celui-là ne devait pas s’estimer encore trop mal partagé et n’avait pas trop à se plaindre du sort : c’est le cas de Du Bellay, qui, même en échouant et jusque dans le naufrage de la grande Armada littéraire dont il s’était fait le porte-voix et la trompette, a sauvé personnellement toute une part encore enviable de bon renom et de poésie.

Dès l’abord, avouons-le, si, au sortir de la lecture de l’Illustration, nous ouvrons le petit volume de Poésies qu’il se hâta de publier dans le même temps, nous tombons de haut. Sa Préface, comme il est arrivé quelquefois aux poètes, nous paraît démesurément plus grande que l’œuvre. Du Bellay, pendant qu’il composait cette Préface qui se développait sous sa plume et qui allait devenir tout un petit livre, s’aperçut, dit-il, qu’on lui avait dérobé une copie de ses vers, et il s’empressa de les livrer à l’imprimeur et de les « jeter tumultuairement en lumière ». Ce premier recueil de l’Olive, qui se composait principalement de cinquante sonnets à la louange d’une maîtresse, destinée par son nom à faire le pendant de Laure (le Laurier, l’Olivier), et qui n’était pas purement imaginaire, parut à la date de 1549, et devança de quelques mois, je le pense, la Défense et Illustration ; on n’y voyait que les initiales de Joachim Du Bellay. L’auteur le fit réimprimer l’année suivante (1550), fort augmenté et à visage découvert. Il avait été critiqué dans l’intervalle pour son Illustration par ceux de l’ancienne école, notamment par Charles Fontaine, et, dans une nouvelle Préface, mise en tête du Recueil augmenté, il répondait à ces rhétoriqueurs françois (comme il les appelle) avec une certaine hauteur et d’une façon dégagée qui ne messied pas au poète de race en face des pédants. Mais les vers qui venaient à l’appui de la prose, c’était là le côté faible ; et franchement, si nous n’avions autre chose de Du Bellay que cette Olive et les quelques pièces lyriques qu’il y a jointes, nous serions embarrassé de lui accorder aucun avantage décisif sur Marot.

J’ai voulu relire quelque chose de ce gentil maître Clément, et je me suis donné ce plaisir dans l’excellente édition choisie que vient précisément de publier, en la faisant précéder d’une savante étude, un des hommes qui savent et qui sentent le mieux notre ancienne société et notre vieille langue, M. Charles d’Héricault108. Certainement, si l’on n’avait que le premier volume de Du Bellay, publié par M. Marty-Laveaux, à mettre en regard de ce choix complet, portant sur toute l’œuvre de Marot, et auquel a présidé un goût supérieur, il n’y aurait pas, pour un lecteur ordinaire et qui tient surtout à l’agrément, de quoi hésiter et balancer. D’un côté, une langue faite, une manière libre, gracieuse, alerte et vive, une agilité élégante, un heureux badinage ; de l’autre, de l’effort, de la subtilité, du sentiment alambiqué en quête de l’image, une obscurité fréquente et qu’il n’est donné qu’aux érudits d’expliquer et d’éclaircir. Dans cette série enchaînée de sonnets si inférieurs à leur modèle toscan, et qui n’en ont guère que les défauts, je ne sais si on trouverait à en détacher un seul digne en entier d’être cité : c’est docte et dur. On en est réduit à glaner çà et là quelques vers.

Mais le critique littéraire a un autre devoir que celui qui lit pour son plaisir ; il se préoccupe de la suite, de l’avenir de la langue et de la poésie. Or la poésie française ne devait point en rester à Marot : elle avait la noble ambition de s’élever, de se créer un instrument plus savant, une harpe ou une lyre ; et, lorsqu’on songe à tout ce qu’il fallut de labeur et d’effort à Malherbe pour réussir à dresser quelques strophes incomparables, on devient indulgent pour ceux qui y préludèrent et qui, les premiers, essayèrent de quelques cordes nouvelles.

Si l’on veut bien ne pas séparer de l’ensemble de l’œuvre lyrique française les deux grands poètes contemporains (Lamartine et Victor Hugo) qui l’accomplissent et la couronnent, on sera mieux à même encore d’apprécier la première et tout à fait généreuse tentative de ces poètes de la Pléiade, qui entrevirent de loin le but et qui amorcèrent la voie. Et, en ce qui est de Du Bellay en particulier, dans ce Recueil de l’Olive, on y sent parfois, on y entend à l’avance comme un son et un accent précurseur de cette haute et pure poésie qui ne s’est pleinement révélée que si tard dans les Méditations ; on y ressaisit un écho distinct et non douteux, qui va de Pétrarque à Lamartine.

Prenez le cent-treizième sonnet de l’Olive, il est dur assurément, mais il est noble, élevé, et il faudrait peu de chose pour que l’essor se fît jour en plein ciel et se déployât :

Si notre vie est moins qu’une journée
En l’éternel, si l’an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour,
Si périssable est toute chose née,

Que songes-tu, mon Âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour,
Si, pour voler en un plus clair séjour,
Tu as au dos l’aile bien empennée ?

Là est le bien que tout esprit désire,
Là le repos où tout le monde aspire,
Là est l’amour, là le plaisir encore

Là, ô mon Âme, au plus haut ciel guidée,
Tu y pourras reconnaître l’Idée
De ta beauté qu’en ce monde j’adore.

À ce mouvement, à ces formes, à ces rimes inusitées jusqu’alors en poésie française, on est transporté par-delà, et l’on se prend à redire involontairement avec Lamartine dans ces stances de la première pièce de ses premières Méditations :

Là je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour…

Du Bellay, gêné et comme empêché dès le début, n’a donné que la note : Que songes-tu, mon Âme emprisonnée ? Il l’a donnée du moins. C’est un commencement de Méditation. Le motif est trouvé. Jamais le flageolet de Marot n’eut de ces accents.

De même pour les quelques pièces lyriques qui s’ajoutent aux sonnets : on en distingue au moins deux ou trois, celle de l’Immortalité des Poètes ; une autre à Madame Marguerite, sur le conseil d’écrire en sa langue ; une autre encore, intitulée : Les Conditions du vrai Poète. Dans ces diverses pièces, Du Bellay redit en vers quelques-unes des choses qu’il a déjà dites en prose, et tout aussi bien, dans son Illustration. Dans ses imitations d’Horace, on peut trouver qu’il est bien prompt à chanter victoire et à entonner son exegi monumentum dès le premier pas et au point de départ : c’est une façon un peu artificielle, et propre de tout temps aux jeunes écoles, de s’échauffer entre soi et de se donner du cœur. Dans Les Conditions du vrai Poète, il continue de mettre sa poétique en vers ; il paraphrase Horace pour le Quem tu Melpomene semel…  ; il combine divers endroits du lyrique romain, sentant qu’il ne peut les égaler. Là encore, il a l’honneur, du moins, de devancer la plus noble des imitations modernes, André Chénier dans cette belle élégie :

Ô Muses, accourez, solitaires divines…

Mais n’allons point nous amuser, après tant d’années, à épeler de nouveau Du Bellay pour les quelques bons vers ou les quelques passables strophes de sa première manière ; c’est dans sa seconde qu’il devint tout à fait lui-même ; que, croyant la gageure perdue et détendant son effort, il se mit à chanter pour lui et pour quelques-uns dans une note plus voisine de son cœur ; et dès lors, l’expérience aidant, le sentiment intime l’emportant sur la volonté et sur le parti pris, il trouva sa veine. Du moment qu’il tâcha moins, il réussit mieux.

Du Bellay n’atteint le meilleur de sa manière que quand son système s’est détendu ; mais il ne lui a pas nui d’avoir passé par le système qui lui a donné la méthode et raffermi le ton. Cette forte éducation poétique va lui servir jusque dans ses heures de facilité.

Au lendemain de ses débuts, au milieu de son premier succès d’école et d’amis, il avait quitté Paris et la France, il était parti pour l’Italie à la suite de son cousin, le cardinal Du Bellay, qui se l’était attaché. Ce séjour de quelques années à Rome, fécond en mécomptes et en ennuis, lui fut bon en un sens et lui suggéra ses meilleurs vers : ils lui furent inspirés par un sentiment vrai, par le regret de la patrie.

Il commença toutefois par payer son tribut d’admiration à Rome et à cette grandeur déchue. Il y eut là chez lui par avance quelques accents de Corneille, mais il faut les chercher ; et on en est loin encore lorsque, dans le troisième sonnet de ces Antiquités dont il n’a jamais fait que le premier livre, Du Bellay prélude en disant :

Nouveau venu qui cherches Rome en Rome,
Et rien de Rome en Rome n’aperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme…

Pour être imités d’une épigramme latine fort célèbre à son moment, ces jeux de mots redoublés n’en valent guère mieux. Nous n’en sommes pas encore à Corneille. On en est moins loin dans le sonnet qui suit, et où l’on retrouve le ton élevé, digne du sujet :

Ni la fureur de la flamme enragée,
Ni le tranchant du fer victorieux,
Ni le dégât du soldat furieux,
Qui tant de fois, Rome, t’a saccagée ;

Ni coup sur coup ta fortune changée,
Ni le ronger des siècles envieux,
Ni le dépit des hommes et des dieux,
Ni contre toi ta puissance rangée ;

Ni l’ébranler des vents impétueux,
Ni le débord de ce dieu tortueux,
Qui tant de fois t’a couvert de son onde,

Ont tellement ton orgueil abaissé,
Que la grandeur du rien qu’ils t’ont laissé
Ne fasse encore émerveiller le monde.

Allons, courage, ô poète ! nous approchons de la grandeur.

Dans un des sonnets suivants, il appliquera à Rome tout entière en décadence ce que Lucain avait dit du seul grand Pompée sur son déclin :

Qualis frugifero quercus sublimis in agro…
Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché…

Le sonnet de Du Bellay ne soutient pas trop mal la comparaison avec le latin. Le Stat magni nominis umbra a une sorte d’équivalent dans ce vieil honneur poudreux qui est encore le plus honoré .

En ces meilleurs passages, il faut bien cependant reconnaître que le sentiment et l’intention sont fort supérieurs à l’exécution et au style ; rarement le sonnet tout entier répond au vœu du poète et du lecteur. Tel sonnet commence magnifiquement :

Pâles Esprits et vous Ombres poudreuses,
Qui jouissant de la clarté du jour… etc.

Mais l’expression fléchit dans les vers qui suivent. Le poète a ouvert la bouche et a poussé un beau son, mais les mots gaulois, le français de son temps, sont trop minces pour cette gravité latine et cette plénitude continue qu’il y faudrait. Du Bellay, dans un sonnet final, demande à ses vers s’ils osent bien espérer l’immortalité et si « l’œuvre d’une lyre » peut prétendre à espérer plus de durée que tant de monuments de porphyre et de marbre qui semblaient devoir être éternels. « Ne laisse pas toutefois de sonner, dit-il à son Luth, car si foible que tu sois, tu peux du moins te vanter d’avoir été le premier des François à chanter

« L’antique honneur du peuple à longue robe. »

Du Bellay a raison. Cet essai, resté inachevé, inaugure parmi nous la série moderne des Méditations historiques et poétiques sur les ruines de l’antique Rome. Le ton est trouvé, grandiose et mâle : au défaut d’un morceau complet, ce livre est ainsi semé de beaux vers. — On lit à la suite un Songe allégorique et apocalyptique assez obscur, que j’y laisse.

Le recueil des Regrets, qui date également de ce séjour de Rome, se compose d’une suite de sonnets plus familiers et plus naturels. Le poète les écrit, dit-il en commençant, comme il écrirait un journal :

Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret :
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.

S’il les a écrits avec plaisir, on les lit de même, sans fatigue et couramment. Il y justifie l’éloge qui lui fut donné de son temps, par opposition à d’autres : le doux-coulant Du Bellay. Bien lui a pris cette fois de ne pas lutter de sublime avec Ronsard et de ne le vouloir suivre que quand celui-ci se lasse et se rabaisse : en se contentant « d’écrire simplement ce que la passion seulement lui fait dire », il a trouvé le secret de nous intéresser. Il déclare dans son découragement ne plus avoir souci de la gloire ni de la postérité ; il croit avoir renoncé aux chastes Muses ; mécontent de sa condition et assujetti à la fortune, il gémit de ne plus poursuivre, dans une belle ardeur, le sourire de la docte et gracieuse Marguerite, cette patronne des poètes, et la haute faveur du Prince ou de la Cour ; et c’est précisément alors qu’il se retrouve le plus sûrement lui-même, et qu’en puisant ses vers à la source intime d’où une ambition plus haute le détournait, il nous les offre plus vrais et encore vivants après trois siècles. Il n’est jamais plus sincèrement poète que lorsqu’il dit de cet accent pénétré et plaintif qu’il ne l’est plus.

Les Regrets, dans l’œuvre de Du Bellay, si on les compare surtout à ses précédentes poésies à demi allégoriques et fictives de l’Olive, justifient tout à fait ces paroles de Goethe à Eckermann, qui sont un article essentiel de la poétique moderne : « Tous les petits sujets qui se présentent, rendez-les chaque jour dans leur fraîcheur ; ainsi vous ferez de toute manière quelque chose de bon, et chaque jour vous apportera une joie… Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance : elles sont sorties de la réalité, et elles y trouvent leur fonds et leur appui. Pour les poésies en l’air, je n’en fais aucun cas. » Les Regrets de Du Bellay ne sont plus des poésies en l’air, et c’est ce qu’on en aime. La première curiosité épuisée, il n’a pas tardé à éprouver le vide de la patrie, le mal de l’absence :

France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois…

Il se compare à d’autres plus heureux que lui, à des agneaux qui ne craignent ni le loup, ni le vent, ni l’hiver, et qui n’ont faute de pâture. Et il finit sur ce dernier vers touchant dans sa fierté modeste :

Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau !

Cette protection si ambitionnée et si spécieuse de son parent le cardinal ne l’avait mené qu’à être son homme d’affaires à Rome, l’intendant et l’économe de sa maison. D’autres poètes aussi ont été gens d’affaires : l’abbé de Chaulieu, en son temps, fut comme l’intendant des Vendôme, et le spirituel épicurien, dit-on, n’y perdit point sa peine. Mais Du Bellay n’est point de cette famille épicurienne de poètes : il n’entend rien au lucre, et il a conscience que la Muse se mésallie à ce commerce. Se voyant attelé journellement à des emplois qui sont au rebours de son génie, il obéit à la nécessité, mais il en souffre. Que faire dans cet ennui ? Il désapprend, dit-il, à parler français, et cela le mène à composer des vers latins (lui qui en a tant médit) : il fait comme Marc-Antoine Muret et comme les beaux esprits de son temps devenus citoyens romains : il faut bien parler à Rome le langage qu’on entend le mieux à Rome ! Il s’adresse volontiers, dans ses confidences, à Olivier de Magny, agréable poète de sa volée, en exil, comme lui, dans la Ville éternelle ; il le prend à témoin de ses peines et de ses tracas ; il les soulage, dit-il, en chantant jour et nuit :

Ainsi chante l’ouvrier109 en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,

Ainsi l’aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

Tibulle avait dit, parlant de l’espérance qui console le captif :

Crura sonant ferro, sed canit inter opus.

Les charmants vers se succèdent sous la plume de Du Bellay, exprimant ses tristesses et sa consolation :

Si les vers ont été l’abus de ma jeunesse,
Les vers seront aussi l’appui de ma vieillesse ;
S’ils furent ma folie, ils seront ma raison.

Par malheur, il ne s’arrête pas à temps, et, au lieu de clore le sonnet sur cet excellent tercet, il continue, il compare encore ses vers à la lance d’Achille, qui blesse et guérit tour à tour, au scorpion, qui sert de remède à son propre venin : en cela il est de son siècle ; le goût n’était pas venu.

Mais le talent était venu, et le poète était mûr ; c’est, je le répète, au moment où il a le plus l’air de se décourager qu’il entre en pleine possession de lui-même et du genre où il est maître. Semblable en cela à Ulysse, il est arrivé, il a abordé à Ithaque, et tout d’abord il ne la reconnaît pas.

Il prend à témoin de ces mille tracas dont il est assailli un autre Français exilé, Panjas : il a, à cette occasion, des sonnets qui sont de vrais tableaux de genre, et qui rappellent à leur manière les Satires de l’Arioste :

Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense
Qui se fait chacun jour, et si fault que je pense
À rendre sans argent cent créditeurs contents.

Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance ;
Quand j’ai dépêché l’un, un autre recommence ;
Et ne fais pas le quart de ce que je prétends.

Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers :

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie ;
Avecques tout cela, dis, Panjas, je te prie,
Ne t’ébahis-tu point comment je fais des vers ?

Mais, après le piquant, revient le sensible, le vers ému et poétique. Je ne sais point de plus beau sonnet en ce genre élégiaque que le seizième des Regrets, et qui paraît adressé à Ronsard. Du Bellay y met en contraste l’heureux poète qui brille et fleurit en Cour de France et les trois exilés, Magny, Panjas et lui-même, qui, pour s’être attachés à d’illustres patrons, sont comme relégués et échoués au loin sur les bords du Tibre ; il faut citer tout ce sonnet, qui est d’un sentiment tendre et d’une belle imagination :

Ce pendant que Magny suit son grand Avanson,
Panjas son cardinal, et moi le mien encore,
Et que l’espoir flatteur, qui nos beaux ans dévore,
Appaste nos désirs d’un friand hameçon,

Tu courtises les rois, et d’un plus heureux son
Chantant l’heur de Henri, qui son siècle décore,
Tu t’honores toi-même, et celui qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson

Las ! et nous ce pendant nous consumons notre âge
Sur le bord inconnu d’un étrange rivage,
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter,

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.

Cette image des trois poètes, comparés à trois cygnes arrangés flanc à flanc et exhalant leur âme dans leur chant suprême, m’a rappelé un beau passage du Génie du Christianisme, les deux cygnes de Chateaubriand. Encore un coup, l’honneur de Du Bellay est de susciter de pareils rapprochements et de les supporter sans trop avoir à s’en repentir :

« Ce n’est pas toujours en troupes que ces oiseaux visitent nos demeures, disait le grand peintre de notre âge ; quelquefois deux beaux étrangers, aussi blancs que la neige, arrivent avec les frimas : ils descendent, au milieu des bruyères, dans un lieu découvert, et dont on ne peut approcher sans être aperçu ; après quelques heures de repos ils remontent sur les nuages. Vous courez à l’endroit d’où ils sont partis, et vous n’y trouvez que quelques plumes, seules marques de leur passage, que le vent a déjà dispersées : heureux le favori des Muses qui, comme le cygne, a quitté la terre sans y laisser d’autres débris et d’autres souvenirs que quelques plumes de ses ailes ! »

Même après le trait de pinceau de cette imagination merveilleuse, même après le Poète mourant de Lamartine, où la similitude du cygne est le motif dominant, le sonnet de Du Bellay peut se relire.

On se demande si les deux amis qu’il associe à ses destinées en étaient dignes par le talent ; je ne connais rien de Panjas : quant à Olivier de Magny, on a, entre autres Recueils, ses Soupirs, en grande partie composés pendant le séjour de Rome et publiés en 1557 ; ils sont comme le pendant des Regrets de Du Bellay, dont le nom revient presque à chaque page. On y trouverait trois ou quatre très jolis et naïfs sonnets, mais, en général, c’est moins bien que Du Bellay ; c’est à la fois moins poétique et d’une langue beaucoup moins facile.

Le très beau sonnet de Du Bellay, son sonnet immortel : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! se rencontre au quart du chemin à peine dans le Recueil : je le réserve pour en parler après. Ce que je tiens à bien marquer en ce moment, c’est la quantité de jolis tableaux satiriques qui font suite, dans toute la seconde moitié des Regrets. Ainsi le sonnet à son barbier Pierre : « Tu me conseilles toujours, lui dit-il, de ne pas trop étudier, de ne point pâlir sur les livres : eh ! mon ami, ce n’est point du trop lire que me vient mon mal, mais bien de voir chaque jour le train des affaires et l’intrigue qui se joue : c’est là le livre où j’étudie et qui me rend malade. Ne m’en parle donc plus, si tu ne veux me fâcher, mais bien plutôt pendant que d’une main habile

Tu me laves la barbe et me tonds les cheveux,
Pour me désennuyer, conte-moi, si tu veux,
Des nouvelles du Pape et du bruit de la ville.

Il a des peintures, des esquisses prises sur le fait et au naïf, de la Rome moderne, de la Rome papale et cardinalesque. Arrivé sous le pontificat relâché et dissolu de Jules III, il vit Marcel II, qui ne régna que vingt et un jours. Il était aux premières loges pour décrire un conclave ; il ne s’en fait faute, et l’on a en quatorze vers la réalité mouvante du spectacle, la brigue à huis clos, les bruits du dehors, les fausses nouvelles, les paris engagés pour et contre :

Il fait bon voir, Pascal, un conclave serré,
Et l’une chambre à l’autre également voisine
D’antichambre servir, de salle et de cuisine,
En un petit recoin de dix pieds en carré ;

Il fait bon voir autour le palais emmuré,
Et briguer là dedans cette troupe divine,
L’un par ambition, l’autre par bonne mine,
Et par dépit de l’un être l’autre adoré ;

Il fait bon voir dehors toute la ville en armes,
Crier : Le Pape est fait ! donner de faux alarmes,
Saccager un palais ; mais, plus que tout cela,

Fait bon voir qui de l’un, qui de l’autre se vante,
Qui met pour cestui-ci, qui met pour cestui-là,
Et pour moins d’un écu dix cardinaux en vente.

Cette vie qui s’use en simagrées, en cérémonies, en visites, en faux semblants, trouve en Du Bellay son dessinateur à la plume. Il nous rend à merveille le fin mot de cette Cour romaine du xvie  siècle, ce qui la distingue en général des autres Cours par son caractère de douceur, de finesse et de ruse :

Marcher d’un grave pas et d’un grave sourcil,
Et d’un grave souris à chacun faire fête,
Balancer tous ses mots, répondre de la tête,
Avec un Messer non, ou bien un Messer si ;

Entremêler souvent un petit E cosi,
Et d’un son Servitor contrefaire l’honnête,
Et comme si l’on eût sa part en la conquête,
Discourir sur Florence et sur Naples aussi ;

Seigneuriser chacun d’un baisement de main,
Et, suivant la façon du courtisan romain,
Cacher sa pauvreté d’une brave apparence :

Voilà de cette Cour la plus grande vertu,
Dont souvent mal monté, mal sain et mal vêtu,
Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France.

Plus d’un de ces petits tableaux que Du Bellay retrace en cet endroit exigerait un commentaire, des explications historiques pour les allusions aux personnes et aux circonstances110. Au sortir de ce court pontificat de Marcel II, il put assister au début du pontificat belliqueux et violent de Paul IV. Un caractère saillant de la Cour romaine à cette époque était l’exaltation soudaine de quelques-uns qui n’étaient rien la veille, et leur chute profonde le lendemain. Toute une fortune dépendait ainsi d’une santé chétive ; toute une ambition était suspendue à une toux de vieillard. Du Bellay n’hésite pas à nous faire voir le revers misérable de toute cette pompe et de tout cet orgueil qui s’étalait aux yeux et qu’il perce à jour :

Quand je vois ces Messieurs, desquels l’autorité
Se voit ores ici commander en son rang,
D’un front audacieux cheminer flanc à flanc,
Il me semble de voir quelque divinité ;

Mais les voyant pâlir lorsque Sa Sainteté
Crache dans un bassin, et d’un visage blanc
Cautement épier s’il y a point de sang,
Puis d’un petit souris feindre une sûreté :

Oh ! combien, dis-je alors, la grandeur que je voi
Est misérable au prix de la grandeur d’un roi !
Malheureux qui si cher achète tel honneur !

Vraiment le fer meurtrier et le rocher aussi
Pendent bien sur le chef de ces seigneurs ici,
Puisque d’un vieil filet dépend tout leur bonheur.

Admirable sonnet satirique ! à la bonne heure, voilà du talent original et neuf ! Du Bellay savait sa Rome contemporaine, et il nous la traduit au vrai. On pourrait en ce sens multiplier les citations. Du Bellay aspirait d’abord à imiter et reproduire Horace en français, l’Horace lyrique : c’était une noble et impossible ambition, Mais voilà que, sans y songer presque, il rivalise avec un Perse ou un Juvénal en ces crayons parlants, expressifs, des espèces d’eaux-fortes à la plume ; il nous donne la monnaie de certaines pièces de l’Arioste ; il devance Mathurin Regnier, et c’est ainsi qu’il mérite d’être appelé véritablement le premier en date de nos satiriques classiques.

Et je craindrais plutôt de n’en pas dire assez, car Du Bellay devance aussi le d’Aubigné des Tragiques par la sanglante énergie de quelques sonnets qui n’avaient point été imprimés de son vivant, et qui, retrouvés seulement de nos jours, ont été publiés en 1849 par M. Anatole de Montaiglon. On conçoit que le poète ait reculé au moment de l’impression ; et, en effet, dans ces sept ou huit terribles sonnets posthumes, ce n’est pas seulement l’ambition et la cupidité qu’il dénonce sous la pourpre chez ces soudains et insolents mignons de la fortune, ce sont les vices païens, les scandales de l’antique Olympe. Et il ne s’attaque pas seulement à la personne des cardinaux neveux ou favoris, il va jusqu’à prendre à partie ces pontifes qu’il a vus de ses yeux, Jules III, Paul IV : ce dernier se faisant tout d’un coup guerrier in extremis, et qu’il oppose à Charles-Quint, à ce César dégoûté, subitement ambitieux du cloître : l’un et l’autre, dans ce revirement tardif, transposant les rôles et les parodiant pour ainsi dire, faisant comme échange entre eux d’humeur et d’inconstance :

Je ne sais qui des deux est le moins abusé,
Mais je pense, Morel, qu’il est fort malaise
Que l’un soit bon guerrier, ni l’autre bon ermite.

Du Bellay a quelques-uns de ces sonnets définitivement frappés : celui-là en est un111.

Mais en voilà assez sur ce côté neuf de son talent. Il y aurait, si l’on voulait être complet, à ne point séparer, en Du Bellay à Rome, le poète latin du poète français : car, poète latin, il l’a été aussi à sa manière alors, et avec une véritable distinction. On aurait à conférer ses poésies latines avec les poésies françaises qu’il faisait presque en même temps sur les mêmes sujets. Les vers latins prêtent plus au lieu commun ; ils ne s’accommodent pas autant à la réalité, au détail, et, si je puis dire, au dessous de cartes. On le vérifierait en prenant la belle Élégie de Du Bellay, Romæ Descriptio. Elle répond assez bien au livre des Antiquités de Rome qui a pu sortir de là. Dans cette Élégie tout est présenté en beau et en majestueux : c’est d’un parfait contraste avec les sonnets des Regrets. La latinité, d’ailleurs, y est belle et largement facile. Le mouvement de la Renaissance était si vif, si puissant et si sincère, que ceux qui s’y inspiraient directement devenaient poètes dans la langue des Anciens. Du Bellay, venu à Rome par hasard, antipathique et rebelle par système à la poésie latine, y fut pris et devint lui-même une preuve de cette fascination de la Renaissance.

Heureusement pour sa renommée il ne s’y abandonna qu’à demi. Si, dans l’Élégie intitulée Patriæ desiderium, il sut chanter en un latin agréable les souvenirs de l’Anjou, de son cher Liré et des rives de Loire, il fit mieux d’y revenir en français, et je ne sais pas de meilleure leçon de goût pour un jeune poète que de lui donner à lire la pièce latine, si élégante, de Du Bellay, en mettant à côté et en regard le même tableau qu’il a rendu en français dans ce petit chef-d’œuvre qu’on peut appeler le roi des sonnets. Et en effet, dans les vers latins tout remplis des réminiscences et des locutions d’Horace et de Virgile, il n’y a pas, il ne peut y avoir ces traits fins et caractéristiques, la cheminée de mon petit village , le clos de ma pauvre maison , l’ardoise fine, qui est la couleur locale des toits en Anjou, et ce je ne sais quoi de douceur angevine opposé à l’air marin et salé des rivages de l’Ouest. On n’est tout à fait soi, tout à fait original, que dans sa langue ; on n’atteint que là à ce qui est proprement la signature du poète, la particularité de l’expression. Du Bellay l’a bien montré, ne fût-ce que par ce sonnet unique que je ne transcris point ici, parce qu’il est dans toutes les mémoires112.

Il était temps que Du Bellay repassât les monts et revînt en France : les derniers mois de son séjour à Rome paraissent lui avoir été tout particulièrement odieux et insupportables. Les Caraffe, jaloux de la fortune des Farnèse, exploitaient à leur tour le pontificat de Paul IV et dévoraient ce règne d’un moment. Ils déchaînaient la guerre sur l’Italie pour leurs fins personnelles, et sans autre souci de ce qu’il en adviendrait à la barque de saint Pierre. Cette terre si désirée, et qui dès lors était l’objet des vœux de tout savant et de tout poète, ce pays « où le citronnier fleurit », n’était plus, aux yeux de l’exilé, abreuvé d’ennuis et de dégoûts, qu’un rivage de fer, une sorte de Thrace cruelle et barbare :

Fuyons, Dilliers, fuyons cette cruelle terre,
Fuyons ce bord avare et ce peuple inhumain…
Heu ! fuge crudeles terras, fuge littus avarum.

Du Bellay revint en France par Urbin, Ferrare, Venise, la Suisse et les Grisons, qu’il a décrits et maudits en passant. Venise elle-même ne l’avait pas enchanté, et le doge et les magnifiques seigneurs y ont attrapé un sonnet de sa main et de la bonne encre, un pasquin des mieux lardés, qui reste comme une parodie de leur fastueuse grandeur. Genève n’est pas épargnée non plus. Du Bellay était dans cette disposition d’esprit aigrie et irritée, où il n’y a de guérison que l’embrassement des amis et le bain de l’air natal.

Poétiquement, il employa les années qui suivirent son retour à mettre en ordre ses derniers vers et à les publier : vers français, vers latins, il donna tout. Cependant il n’avait pas quitté le service du cardinal son parent. Cette Éminence, en lui accordant un congé et en le relevant de ses fonctions domestiques à Rome, lui avait confié le soin de nombreuses affaires en France. Le très opulent et embarrassé prélat y était chargé de bénéfices, d’abbayes et même d’évêchés qu’il avait dû résigner, mais sur lesquels il exerçait des retenues. Quelques documents inédits, récemment retrouvés à la Bibliothèque de l’École de médecine de Montpellier par M. Revillout et provenant de la bibliothèque du président Bouhier, ont mis en lumière tout ce côté ecclésiastique et contentieux des dernières années de notre poète. M. de Liré (comme on l’appelait alors) eut bien des difficultés et des conflits avec les membres de sa famille, notamment avec son cousin l’évêque de Paris, Eustache Du Bellay. Il fut dénoncé au cardinal pour ses recueils de vers récemment publiés, et d’abord pour ses sonnets des Regrets, qu’on présenta comme indignes de la gravité ecclésiastique et comme faits pour compromettre la Révérendissime Éminence dont il était le serviteur, et envers laquelle, par ses plaintes rendues publiques, il se serait montré malignement ingrat. On savait déjà quelque chose de ces tracas nouveaux et opiniâtres qui accueillirent Du Bellay de retour en France : une lettre de lui adressée au cardinal, en manière de défense et d’apologie, n’en laisse plus rien ignorer. La lettre est du 31 juillet 1559 ; elle répond à de durs reproches du cardinal, dont on lui avait fait part ; en voici les passages les plus significatifs :

« … Vous entendrez donc, s’il vous plaît, Monseigneur, qu’étant à votre service à Rome, je passois quelquefois le temps à la poésie latine et françoise, non tant pour plaisir que je prisse que pour un relâchement de mon esprit occupé aux affaires que pouvez juger, et quelquefois passionné selon les occurrences, comme se peut facilement découvrir par la lecture de mes écrits, lesquels je ne faisois lors en intention de les faire publier, ains me contentois de les laisser voir à ceux de votre maison qui m’étoient plus familiers. Mais un écrivain breton que de ce temps-là je tenois avec moi en faisoit des copies secrètement, lesquelles, comme je découvris depuis, il vendoit aux gentilshommes françois qui pour lors étoient à Rome, et M. de Saint-Ferme même fut le premier qui m’en avertit. Or, étant de retour en France, je fus tout ébahi que j’en trouvai une infinité de copies tant à Lyon que Paris, dont je mis de ce temps-là quelques imprimeurs en procès qui furent condamnés en amendes et réparations, comme je puis montrer par sentences et jugemens donnés contre eux. Voyant donc qu’il n’y avoit autre remède et qu’il m’étoit impossible de supprimer tant de copies publiées partout, pour ce que le feu roy (que Dieu absolve !) qui en avoit lu la plus grand’part m’avoit commandé de sa propre bouche d’en faire un recueil et les faire bien et correctement imprimer113, je les baillai à un imprimeur sans autrement les revoir, ne pensant qu’il y eût chose qui dût offenser personne, et aussi que les affaires où de ce temps-là j’étois ordinairement empêché pour votre service ne me donnoient beaucoup de loisir de songer en telles rêveries, lesquelles toutefois je n’ai encore entendu avoir été ici prises en mauvaise part, ains y avoir été bien reçues des plus notables et signalés personnages de ce royaume, dont me suffira pour cette heure alléguer le témoignage de M. le chancelier Olivier, personnage tel que vous-même connoissez : car ayant reçu par les mains de M. de Morel un semblable livre que celui qu’on vous a envoyé, ne se contenta de le louer de bouche, mais encore me fit cette faveur de l’honorer par écrit en une Épître latine qu’il en écrivit audit de Morel. L’extrait de ladite Épître est imprimée au-devant de quelques miennes œuvres latines que vous pourrez voir avec le temps114. Et je l’ai bien voulu insérer en la présente de mot à mot et que j’ai enclos ci-dedans. Par là, Monseigneur, vous pourrez juger si mon livre a été si mal reçu et interprété des personnages d’honneur comme de ceux qui vous l’ont envoyé avec persuasion si peu à moi avantageuse… »

Du Bellay continue, en se défendant d’avoir voulu en rien toucher à l’honneur de Son Éminence, ce qui serait à lui « non une méchanceté, mais un vrai parricide et sacrilège ». Et sur ce qu’on a voulu persuader au cardinal que Du Bellay se plaignait de lui, il convient s’être plaint en effet de son malheur et de l’ingratitude de quelques-uns qui, comblés de biens par le cardinal, l’ont si mal reconnu. Il fait allusion probablement à des parents plus favorisés que lui. Il ne disconvient pas avoir pu laisser échapper quelques regrets, quelques paroles dont on a pu abuser. Il se compare, à ce propos, à Job, lequel, en son adversité, a l’air de disputer contre Dieu, ce que ses parents mêmes lui reprochent et lui imputent à blasphème ; mais Dieu, plus juste, connaissant toutefois l’intention de Job et son infirmité, à la fin de la dispute, approuve la cause de l’innocent accusé et condamne celle de ses cousins. Du Bellay ajoute encore quelque explication sur ce qu’il a déchargé sa colère contre les Caraffe, ces ambitieux neveux du pape Paul IV : il ne l’a fait que par ressentiment de l’indignité dont ils ont usé dans leurs procédés envers le cardinal Du Bellay lui-même. « Tout le reste, ainsi qu’il le dit, ne sont que ris et choses frivoles dont personne, ce me semble, ne se doit scandaliser, s’il n’a les oreilles bien chatouilleuses. »

Si l’on souffre un peu de voir un poète obligé de descendre à ces justifications, on n’est pas fâché du ton de fierté, du ton de gentilhomme ou, pour mieux dire, d’honnête homme, dont il le prend, au milieu de toutes ses déférences, avec son illustre parent et patron. Ce patron si loué m’a bien l’air, malgré tout, de n’avoir jamais assez apprécié, du sein de ses grandeurs, celui qui se donnait à lui. M. Revillout, dans le Mémoire qu’il a lu sur Du Bellay à la réunion des sociétés savantes en Sorbonne au mois d’avril dernier, en même temps qu’il mérite tous nos remerciements pour les communications précieuses qu’on lui a dues, m’a paru un peu sévère dans ses conclusions sur l’aimable poète. La santé de Du Bellay, ne l’oublions pas, était totalement ruinée dans les dernières années de sa vie. Une vieillesse précoce l’avait atteint et l’assiégeait dans ses organes. Une surdité absolue ne lui permettait, vers la fin, de communiquer avec le monde que par écrit. Il avait affaire à des cousins jaloux et déjà pourvus : de quel côté furent les torts, — tous les torts, — et M. de Liré n’en eut-il aucun ? Cela nous est impossible à démêler aujourd’hui. Mais toutes nos sympathies restent acquises au cœur du poète qui nous a révélé si à nu ses sentiments et livré sous forme de rimes ses confessions. Eût-il eu dans son caractère, comme André Chénier, quelque ressort un peu vif et quelque principe de fierté qui le rendait moins commode qu’il n’aurait fallu dans l’habitude, pour moi, je ne l’en estimerais pas moins, et, dussé-je être taxé de partialité pour les poètes, il m’est impossible, même après la publication de ces dernières pièces, de trouver à Joachim d’autre tort que celui d’avoir été maltraité par la fortune, d’avoir été fait intendant et homme d’affaires tandis qu’il était poète, et d’avoir commis cette autre faute grave de s’être laissé mourir jeune avant d’avoir franchi le détroit qui l’eût mené à sa seconde carrière.

Il résulte clairement des dernières indications précises que Du Bellay n’avait aucune chance, s’il avait vécu, d’être promu à l’archevêché de Bordeaux, comme on l’avait dit et cru, un peu à la légère, d’après une confusion de noms. On prend son parti de ne pas voir en Du Bellay un prochain archevêque : il avait, malgré ses plaintes et ses désirs, un rôle plus à sa portée ; et, même disgracié du sort, même chétif et malade, même confiné dans son petit Liré, pour peu qu’il eût eu quelques années encore, il aurait su trouver assurément dans sa sensibilité et dans son talent aiguisé de souffrance quelque œuvre notable de poésie.

Il semble qu’il ait eu le pressentiment de sa fin prochaine et qu’il se soit hâté de recueillir toutes ses gerbes avant de partir. Il voulait, aux approches du jour de l’an de 1560, envoyer à ses amis d’ingénieuses étrennes, et, selon le goût du temps, selon le goût aussi des Anciens qui ont souvent joué sur les noms (nomen omen), il composa en distiques latins une suite d’Allusions 115, dans lesquelles, prenant successivement chaque nom propre des contemporains célèbres, il en tirait, bon gré mal gré, un sens plus ou moins analogue au talent et au caractère du personnage : par exemple, Michel de l’Hôpital semblait avoir reçu son nom tout exprès, puisqu’il était l’hospice des Muses, auxquelles sa maison était toujours ouverte. Jacques Amiot, qui avait un français d’un coloris si vif et qui avait mis du rouge à Plutarque (entendez-le à bonne fin), semblait en effet avoir emprunté son nom au mot grec qui signifie vermillon, ἄμμιον. Pierre Ramus avait moins de chemin à faire pour rappeler le rameau d’or, et ainsi de suite. Tout cela nous semble aujourd’hui assez puéril et bien tiré par les cheveux, quoique Du Bellay s’y autorise de l’exemple de Platon dans le Cratyle et aussi de quelques plaisanteries de Cicéron sur Verres ( Verres à verrendo ). Mais ce qui était le mieux dans ce petit Recueil, qui ne parut qu’après la mort de Du Bellay, c’était son Élégie latine à son ami Jean de Morel, une pièce essentielle, qui résume toute sa biographie, et qui, rapprochée aujourd’hui de sa lettre française d’apologie au cardinal, ne laisse rien à désirer. Je ne voudrais plus y joindre, pour nous donner l’entier spectacle de l’âme et des dispositions intérieures du pauvre et triste poète, dans les derniers mois de sa vie, qu’une autre lettre française de lui adressée à un ami (le même Morel probablement), sur la mort du feu roi et le département de Madame de Savoie. Cette lettre, qui est un dernier épanchement et qui exprime toutes les douleurs saignantes de Du Bellay, porte la date du 5 octobre 1559, et parut cette année même dans le Recueil intitulé : Tumulus Henrici secundi…, per Joach. Bellaium. L’état de surdité absolue du poète lui interdisait d’aller rendre en personne ses devoirs à Madame Marguerite, au moment du départ de la princesse, et la lettre est pour s’en excuser ; cette prose émue se rejoint naturellement à ses vers, et le tout constitue pour nous la partie vivante et sympathique de l’œuvre de Du Bellay :

« Monsieur et frère, ne m’ayant comme vous savez permis mon indisposition de pouvoir faire la révérence à Madame de Savoie depuis la mort du feu roi, que Dieu absolve ! j’ai pensé que, pour réparer cette faute et pour me ramentevoir toujours en sa bonne souvenance, je ne lui pouvois faire présent plus agréable que ce que je vous envoie pour lui présenter, s’il vous plaît, de ma part. C’est le Tombeau latin et françois du feu roi son frère… Je l’eusse bien pu enrichir, si j’eusse voulu (et l’œuvre en étoit bien capable, comme vous pouvez penser), de figures et inventions poétiques davantage qu’il n’est, et qu’il semblera peut-être à quelques admirateurs de l’antique poésie… Or, tel qu’il est, si Madame s’en contente, j’estimerai mon labeur bien employé, ne m’étant, comme vous savez mieux qu’homme du monde, jamais proposé autre but ni utilité à mes études que l’heur de pouvoir faire chose qui lui fût agréable. J’avois (et peut-être non sans occasion) conçu quelque espérance de recevoir un jour quelque bien et avancement de la libéralité du feu roi, plus par la faveur de Madame que pour aucun mérite que je sentisse en moi. Or Dieu a voulu que je portasse ma part de cette perte commune, m’ayant la fortune, par le triste et inopiné accident de cette douloureuse mort, retranché tout à un coup, comme à beaucoup d’autres, le fil de toutes mes espérances. Ce désastre avec le parlement de Madame qui, à ce que j’entends, est pour s’en aller bientôt ès pays de Monseigneur le duc son mari, m’a tellement étonné et fait perdre le cœur que je suis délibéré de jamais plus ne retenter la fortune de la Cour, m’ayant nescio quo fato été jusques ici toujours si marâtre et cruelle, mais abdere me in secessum aliquem, avec cette brave devise pour toute consolation : Spes et fortuna, valete. Et qui seroit si fol de se vouloir dorénavant travailler l’esprit pour faire quelque chose de bon et digne de la postérité, ayant perdu la faveur d’un si bon prince et la présence d’une telle princesse, qui, depuis la mort de ce grand roi François, père et instaurateur des bonnes lettres, étoit demourée l’unique support et refuge de la vertu et de ceux qui en font profession ? Je ne puis continuer plus longuement ce propos sans larmes, je dis les plus vraies larmes que je pleurai jamais : et vous prie m’excuser si je me suis laissé transporter si avant à mes passions, qui me sont, comme je m’assure, communes avecques vous et avecques tous ceux qui sont comme nous admirateurs de cette bonne et vertueuse princesse, et qui véritablement se ressentent du regret que son absence doit apporter à tous amateurs de la vertu. Quant à moi (et hoc mihi apud amicum liceat), encore que jusques ici j’aie enduré des indignités de la fortune autant que pauvre gentilhomme en pourroit endurer, si est-ce que pour perte de biens, d’amis et de santé et si quelque autre chose nous est plus chère en ce monde, je n’ai jamais éprouvé si grand ennui que celui que j’ai dernièrement reçu de la mort du feu roi et du prochain département de Madame, qui étoit le seul appui et colonne de toute mon espérance… »

Épuisé de santé, de peines et de travail, Du Bellay mourut le jour même du 1er janvier 1560. Le volume d’étrennes qu’il se réjouissait d’envoyer à chacun de ses amis ce jour-là, et qu’il avait lui-même préparé, ne leur arriva point de sitôt ; il ne fut imprimé et publié que quelques années plus tard. L’à-propos était manqué116.

Le deuil fut grand parmi tous les lettrés et les poètes. Du Bellay n’avait guère que trente-cinq ans. Il y en avait dix qu’il avait débuté par sa fière et courageuse poétique de l’Illustration, et depuis lors, dans cette courte et rapide carrière, malgré bien des échecs et des mécomptes, il n’avait pas trop mal mérité de la poésie. En disparaissant à cette heure critique du siècle, il ne vit pas, du moins, les guerres civiles si fatales à la Muse, la discorde au sein de sa propre école poétique ; il n’eut point à prendre parti entre protestants et catholiques, et à chanter peut-être, comme plus d’un de la Pléiade, à célébrer en rimes malheureuses des journées et des nuits de néfaste mémoire. Il a laissé une belle réputation, moins haute et par là même plus à l’abri des revers et des chutes que celle de Ronsard. Quand on le considère de près comme nous venons de le faire, il justifie, somme toute, sa réputation, si même il ne la dépasse pas : il est digne de la conserver entière. Son titre principal est l’Illustration, dans laquelle il a souvent devancé et anticipé la théorie d’André Chénier, cet autre précurseur ardent, tombé également avant l’âge. Bien que de loin, de très loin, et pour la postérité dernière, il ne subsiste que les grandes œuvres et les grands noms auxquels le temps va ajoutant sans cesse ce qu’il retire de plus en plus aux autres, c’est plaisir et devoir pour le critique et l’historien littéraire de rendre justice de près à ces talents réels et distingués, interceptés trop tôt, dans quelque ordre que ce soit, les Vauvenargues, les André Chénier, les Joachim Du Bellay, à ces esprits de plus de générosité que de fortune, qui ont eu à leur jour leur part d’originalité, et qui ont servi dans une noble mesure le progrès de la pensée ou de l’art117.