(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »
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(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II] »

Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [II]

Gentilhomme angevin
Avec une notice biographique et des notes par M. Ch. Marty-Laveaux

En me remettant à la lecture de Du Bellay et en reprenant de lui ce premier écrit par lequel il a ouvert, pour ainsi dire, l’ère de la Renaissance française, je me suis senti saisi d’un regret, et j’ai comme embrassé d’un seul regard la période tout entière, le stade littéraire où il entrait en courant, le flambeau à la main, stade glorieux, et qui, coupé, continué, accidenté et finalement développé pendant près de deux siècles et s’y déroulant avec bien de la variété et de la grandeur, n’a été véritablement clos et fermé que de nos jours.

Ce que c’était qu’être classique au sens où l’avait conçu Du Bellay, et comme on l’a été en France jusqu’au temps de notre jeunesse, nous le savons tous, nous qui y avons passé et qui en avons été témoins ; mais nos neveux, je le crains, ne le sauront plus bien et auront peine à se le figurer dans la juste mesure. L’Antiquité grecque et latine avait trouvé dans tous les genres les belles formes, les moules admirables, des modèles qu’une fois ressaisis, on ne perdait plus de vue et qu’on révérait sans cesse. La haute source de l’admiration était là, perpétuelle et vive, et nulle part ailleurs ; et cependant l’inspiration moderne, quand elle naissait, trouvait moyen de se créer une forme à elle, une variété d’imitation qui avait son caractère et son originalité, mais qui, malgré tout, par quelque côté, devait aller se rejoindre à la grande tradition et offrir en soi des traits de ressemblance avec l’antique famille. En ce point était l’art, la merveille suprême, et c’était un charme pour le lecteur instruit de goûter le nouveau, tout en y reconnaissant d’anciennes traces. La Renaissance avait été d’abord exclusivement érudite et bornée à son objet principal d’exhumation et de restauration ; on avait porté dans la découverte et la mise en lumière des anciens manuscrits une passion sans partage. Puis, quand ces grands auteurs du passé furent imprimés, quand on les posséda dans des textes suffisamment établis et convenablement élucidés, on se mit à en jouir, et l’esprit moderne, un moment étonné, réagit bientôt en tout respect et avec son amour-propre légitime : loin de se laisser décourager, il se demanda ce qu’il fallait faire et comment il devait s’y prendre désormais, puisqu’il était en face de chefs-d’œuvre comme on n’en avait jamais eu. Il dut y songer à deux fois et se recueillir pour accommoder et accorder ses propres pensées avec ce mode d’expression fin, éclatant et poli, dont l’idée si longtemps éclipsée était enfin retrouvée pour ne plus se perdre, et qui rayonnait avec diversité en vingt types immortels ; il fit, en présence des Grecs et des Latins, ce que les Latins avaient déjà fait en présence des Grecs : il choisit, il s’ingénia, il combina. Ce qu’il en est sorti de productions nouvelles, marquées au coin d’un nouveau grand siècle, et dignes de prendre rang dans le trésor humain à la suite et à côté des premières reliques de l’antique héritage, je n’ai pas à le rappeler, les œuvres parlent : cette tradition-là est d’hier, et la mémoire en est vivante. Mais ce qu’on ne saurait assez dire, parce que le souvenir plus fugitif est bien près d’en être effacé, c’est la douceur qu’il y avait pour l’homme instruit et lettré, pour l’homme de goût, à ce mode et à cette habitude de culture, tant qu’elle fut en vigueur, à son bon moment, avant la routine, après le labeur passé des premiers et des seconds défrichements. Qu’on veuille bien se figurer ce que pouvait être un ami de Racine ou de Fénelon, un M. de Tréville, un M. de Valincour, un de ces honnêtes gens qui ne visaient point à être auteurs, mais qui se bornaient à lire, à connaître de près les belles choses, et à s’en nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis. Car on était humaniste alors, ce qui n’est presque plus permis aujourd’hui. Être humaniste, c’était se borner à lire les Anciens, et, entre les modernes, ceux qui paraissaient dignes, par endroits, de s’appareiller aux Anciens ; c’était les comprendre, s’en pénétrer, les posséder, et en être venu, dans cette familiarité de chaque heure, à y découvrir chaque fois de nouvelles délicatesses, de nouvelles beautés. Admirateur et adorateur pieux des vieux maîtres, dans un beau désespoir de les égaler et de les atteindre, on se serait dit volontiers avec ce docte allemand (Creutzer) : « Il ne nous reste, à nous autres modernes, qu’à les aimer. » On pouvait se dire encore avec Goethe : « Négliger ces vieux modèles, Eschyle, Homère, c’est mourir. » J’ai surtout en vue nos Français attiques du bon temps, non ceux que le xviiie  siècle nous a livrés sur la fin, un peu gâtés ou fort affaiblis, mais ceux-ci mêmes, dont était Fontanes, et quand ils se maintenaient dans cette noble mesure de goût, avaient leur manière d’être et de sentir heureuse et rare. On ne chicanait pas alors sur les textes : à l’humaniste proprement dit, le Virgile du Père de La Rue, l’Horace de Bond, le Cicéron de D’Olivet, suffisaient sans tant de questions, et on en avait pour la vie. On supposait les textes connus, et l’on marchait sur un terrain établi. Et, en effet, ces premiers savants de la Renaissance, ces grands preux de l’érudition, ces pionniers héroïques et généreux, dont Casaubon a comme fermé la liste parmi nous, s’étaient empressés, avec les manuscrits qu’ils avaient en main, d’établir, même aux endroits douteux ou désespérés, des sens spécieux, probables, satisfaisants ; les plus modernes éditeurs avaient de plus en plus aplani les difficultés dans la même voie. En général, on vivait là-dessus ; on lisait dans des textes faciles, comme on se promène dans des allées sablées. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi : la critique s’est remise en marche ; à y bien voir, elle n’avait jamais abdiqué ; elle avait toujours eu ses studieux asiles, ses doctes laboratoires, à Oxford, à Leyde ; mais le mouvement se poursuivait à l’ombre, sans éclater au dehors. Ç’a été surtout depuis soixante ans environ, ç’a été depuis Wolf, qu’un nouveau signal a été donné, et que la critique est rentrée délibérément en campagne. Tous les textes ont été soumis à révision ; on a bouleversé bien des habitudes ; de prétendues beautés, qui n’étaient que des fautes, ont disparu. La recherche s’est introduite à chaque pas, et avec l’examen le doute. L’oreiller de l’admiration s’est senti secoué : la douce quiétude du lecteur d’autrefois n’est plus de saison. On chemine, comme en temps de guerre, sur un terrain remué, et il y faut regarder sans cesse. Avant de s’écrier : Que c’est beau ! il convient de se demander : Est-ce exact ? C’est en ce sens que je dis qu’il n’est plus permis aujourd’hui d’être humaniste ; il faut être soi-même du métier, être armé de la loupe et du scalpel grammatical, il faut être philologue.

Et qu’on ne croie point que je veuille, en ce moment, avoir l’air de rien blâmer de ce qu’amène le cours ou le progrès du temps, comme on l’appelle ; je ne fais le procès à rien de ce qui est nécessaire et légitime : j’ai tenu seulement à bien rendre l’idée du classique français dans cette période paisible, où, la première effervescence du xvie  siècle étant apaisée et calmée, une élite de gens de goût, vrais lettrés, jouissait comme d’une conquête acquise des dépouilles de l’Antiquité, en y mêlant le sentiment des beautés et qualités françaises, et sans ignorer ce qui s’y assortissait de meilleur et de plus agréable en Angleterre ou en Italie. On avait affaire à des esprits véritablement polis, et dont la conversation ou la correspondance familière s’ornait des rapprochements les plus heureux, des allusions les plus délicates. Telle de ces allusions soudaines qu’on faisait jaillir d’un texte consacré, telle de ces grandes images qu’on empruntait tout à coup pour revêtir une pensée présente, était réputée éloquence et invention. Enfin tout s’épuise et s’use, tout a son terme. Quand les chemins sont par trop battus, les curieux ont hâte d’en sortir. L’ennui engendre l’impatience et le besoin de trouver. La science de l’Antiquité a eu elle-même sa révolution, et elle a dû, elle aussi, accepter son renouvellement de régime : les points de vue qui en ressortent et qui se succèdent vont changeant incessamment du tout au tout, et amènent, à chaque pas en avant, bien des renversements et des surprises. Les jugements auxquels on était le plus accoutumé se retournent ; on en est venu à découvrir bien souvent dans les mêmes choses juste le contraire de ce qu’on y avait vu précédemment. Les littératures modernes, à leur tour, ont enfanté et enfantent chaque jour des œuvres d’une imagination puissante et contagieuse qui n’ont rien de commun avec la tradition et que la critique préconise. De toutes parts la fermentation recommence ; on est rentré pour longtemps dans la fournaise. Mais, en tête de la période qui a cessé et qui est close, ce qui est certain, c’est que nous retrouvons notre cher Du Bellay comme héraut d’armes et comme annonciateur un peu prophète.

En religion, en politique, dans tous les ordres de rivalités, le xvie  siècle a été dit par excellence le siècle des tumultes et des combats. Le champ même de la littérature et de la poésie nous offre le spectacle, plus innocent du moins, de ces luttes et de cette mêlée des esprits ; et, en ce qui est de la langue en particulier, nous assistons à l’effort de Du Bellay et de ses amis pour l’avancer, pour l’illustrer, pour la rehausser d’ornements, de figures, pour lui donner la trempe et l’éclat.

Tout d’abord Du Bellay a sur l’origine des langues une idée fausse, abstraite, rationnelle : « Les langues, dit-il, ne sont nées d’elles-mêmes en façon d’herbes, racines et arbres, les unes infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines et robustes, et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines ; mais toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortels. » On voit l’erreur ; c’est déjà la doctrine du rationalisme appliquée aux langues. Les estimant toutes de même valeur à l’origine, il attribue toute la différence à l’industrie et à la culture. Cette idée de Du Bellay (pour la traduire par des noms propres) est déjà une idée à la Descartes, à la Condillac, à la Condorcet. C’est précisément le contraire qui est vrai historiquement : les langues sont nées comme plantes et herbes, avec toutes sortes de diversités, et la fantaisie des hommes qui s’y joue ne peut tirer d’elles, en définitive, que ce qu’elles permettent et ce qu’elles contiennent. Mais Du Bellay ne pouvait deviner une science de linguistique qui ne datera que du xixe  siècle, et il est peut-être bon que la force humaine, la faculté d’initiative de chacun s’exagère sa vertu et son pouvoir pour arriver et atteindre à tout son effet, à tout son talent. Il va donc plaider résolument pour la suffisance du français contre ceux qui la nient. Il plaidera près des savants eux-mêmes et de ceux dont il partage l’admiration pour l’Antiquité : il veut la Renaissance, toute la Renaissance, mais il se sépare de ceux qui la veulent sous forme de latinité, et il prétend émanciper hautement notre idiome vulgaire et lui donner droit de cité à son tour.

Il est faible et presque nul sur les origines gauloises de la langue. Peut-on s’en étonner ? Il ne sait pas ce qu’on n’a appris que depuis : la succession et la transformation gallo-romaine, néo-latine et romane, lui échappent. Tout ce qu’il croit savoir, c’est que la négligence de nos ancêtres a laissé notre langue « si pauvre et si nue, qu’elle a besoin présentement des ornements et comme des plumes d’autrui ». Il ignore ce que nos jeunes savants appellent aujourd’hui « la belle langue du xiiie  siècle », cette langue si délitable, si en usage et en faveur dans tout l’Occident, et qui, vers le temps de saint Louis, était peut-être plus voisine d’une certaine perfection dans son genre que cette même langue, remise en mouvement et en fusion, ne l’était au xvie  siècle. Mais là où Du Bellay a raison, c’est dans ce qu’il dit de la richesse du latin, laquelle n’est venue que de culture, de transplantation et de greffe de rameaux grecs sur le vieux tronc primitif taillé et émondé. Il faut l’entendre parler de ces « rameaux francs et domestiques, magistralement tirés de la langue grecque ». On abuse bien aujourd’hui de ce mot magistralement, et on l’emploie à tout propos : il est très français, on le voit, et dans sa droite acception, sous la plume de Du Bellay. L’idée de traiter notre idiome vulgaire à l’aide du latin, comme le latin, depuis les Scipions, a été traité et perfectionné à l’aide du grec, est fort juste. Qu’on veuille penser un moment à tout ce qu’enferme de latinisme, de pure sève romaine du meilleur temps, l’admirable prose française de Bossuet ! Du Bellay présage, au lendemain de la mort de François Ier, le règne du français en Europe, la monarchie universelle de notre langue. Il décerne à François Ier tous les éloges qui lui sont dus à cet égard, pour avoir commencé à restituer le langage français en sa dignité, et en avoir fait l’interprète public de la loi et de l’enseignement, au moins au Collège de France. Il cite, pour preuve de la suffisance du français à tout rendre, la quantité de traductions qui se sont multipliées sous le dernier règne.

Mais les traductions, si utiles et louables qu’elles soient, n’offrent qu’un moyen incomplet de dresser une langue : il faut en venir aux imitations, à ces imitations détournées et savantes qui sont proprement l’invention des classiques, comme le sentait si bien M. Villemain quand il poursuivait et démontrait avec éloge dans nos grands auteurs ce qu’il appelle « la puissance de l’imitation ». Tout ce chapitre V de la première partie de l’Illustration, qui a pour titre : Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la langue françoise, est fort beau. C’est élevé, soutenu, sensé et orné d’images. Remarquez que Du Bellay aurait pu l’écrire encore, quatre-vingts ou cent ans plus tard, au temps des Vaugelas, des d’Ablancourt, avant les Provinciales, et quand la prose française, excellente en effet de correction et de pureté dans le travail des traductions, manquait pourtant de pensée et d’énergie pour atteindre à une œuvre originale et forte : il aurait pu employer quelques-uns des mêmes arguments pour l’aiguillonner et lui donner du cœur.

Selon Du Bellay, un bon traducteur peut suppléer son original en ce qui est de l’invention ou du fond. On transporte, on charrie les choses, mais pour le style, pour l’élocution, « cette partie, certes la plus difficile et sans laquelle toutes autres choses restent comme inutiles et semblables à un glaive encore couvert de sa gaine », comment en prendre une juste et lumineuse idée chez les traducteurs ? Vous qui lisez en leur langue Homère et Démosthène, Cicéron et Virgile, essayez un peu, passez de l’original à la traduction, et vous verrez ! « Il vous semblera passer de l’ardente montagne d’Œtne sur le froid sommet du Caucase. » Et cela est vrai également des modernes. Prenez Pétrarque, par exemple, le père de la Renaissance et le prince aussi de la poésie moderne (on ne rendait pas alors pleine justice à Dante) ; Pétrarque lui-même, en tant que poète toscan, est intraduisible. C’est ce côté intraduisible des poètes et des grands écrivains, historiens ou orateurs, que Du Bellay voudrait conférer comme marque et cachet d’originalité à notre propre idiome, à notre propre poésie.

Combien de traducteurs n’ont jamais vu face à face leur original ! Du Bellay le sait bien ; il nous exprime la haute idée qu’il se fait du poète, et, à dénombrer toutes les qualités qu’il lui attribue, on sent qu’il doit l’être lui-même : il exige avant tout un je ne sais quoi de divin, et il reprend à sa source et dans son vrai sens naturel, pour le lui appliquer, le mot de génie, genius. Sa conclusion, c’est qu’il ne faut pas traduire les poètes, à moins d’y être obligé par ordre exprès et commandement des rois et des grands (ceci est une précaution de politesse). Qui dit poète dit intraduisible. Ce qu’il veut en présence des hauts modèles, c’est donc qu’on imite avec liberté, chaleur, émulation, non qu’on traduise.

Insistant sur le grand précédent des Romains, disciples et émules des Grecs, il expose le vrai procédé de l’imitation classique, de l’imitation originale qui a prévalu depuis Térence jusqu’à Racine, le procédé de l’assimilation. Il nous conseille, à nous, d’imiter les Anciens, comme Cicéron et Virgile ont fait les Grecs. Cicéron n’a-t-il pas exprimé au vif Démosthène, Isocrate et Platon, de manière à rendre les Grecs eux-mêmes jaloux ? et Du Bellay rappelle cette parole de Molon de Rhodes qui, entendant déclamer Cicéron, en fut saisi de tristesse : « Il ne nous restait plus que la gloire de l’éloquence, et ce jeune homme va nous l’enlever ! » On ne mérite jamais de tels éloges quand on ne s’amuse qu’à traduire : il faut oser plus et s’inspirer de l’esprit pour « faire tant qu’une langue, encore rampante à terre, puisse hausser la tête et s’élever sur pied ». Dans tous ces passages, ne semble-t-il pas qu’on lise déjà Montaigne ? Du Bellay l’a devancé de trente ans.

Une remarque, ici, est à faire. Du Bellay semble avoir été inconséquent et en désaccord avec lui-même. Car lui, qui vient de défendre de traduire les poètes, il finira par traduire en vers deux livres de l’Énéide (le IVe et le VIe), et, dans une Lettre-Préface à un ami, il donnera les raisons qu’il a eues de se contredire ainsi en apparence. Ces raisons, qu’il indique d’une manière aimable et bien naturelle, je les résume plus au net : dix ans se sont écoulés ; dans l’intervalle, Du Bellay a vieilli ; il a passé à Rome des années qui ont compté double ; les ennuis, les affaires, peut-être les plaisirs, l’ont blanchi ; il allègue pour excuse la diminution de la verve, « de cet enthousiasme qui le faisoit librement courir par la carrière de ses inventions », et en même temps il a conservé, dit-il, son goût de la poésie, « de ce doux labeur, jadis seul enchantement de ses ennuis ». Que faut-il de plus ? Il ne se pique point d’ailleurs d’une stoïque opiniâtreté d’opinion, « principalement en matière de Lettres ». Et voilà comment Du Bellay, qui avait repoussé les traducteurs en vers des Anciens, devint lui-même, à certain jour, un traducteur en vers. Pour moi, je ne saurais l’en blâmer, et je le trouve bien français encore par le tribut qu’il paye, sous cette forme, à l’Antiquité. Tant qu’on a été classique en France, que le goût du public a été tel, et d’un classique moyen, on a aimé la traduction en vers des poètes. Traduire en vers un poète de plus, c’était censé une conquête, c’était s’ouvrir à soi-même les portes de l’Académie. L’abbé Delille avait tracé la voie par ses Géorgiques : on le suivait à la file, M. Daru, Saint-Ange, Parceval-Grandmaison, jusqu’à M. de Pongerville. Cette vogue a passé. N’affectons pas trop de dédaigner, même en nous en dispensant, ce genre qui a été cher et utile à nos pères. Et n’était-ce point, en effet, pour un esprit poétique et cultivé qui se sentait vieillir, un agréable et bien doux emploi des heures plus lentes, une bien aimable manie, que de se mettre ainsi à côté et sous l’invocation d’un Ancien, et, sous prétexte de lutter avec un maître et en s’en flattant, de s’appuyer sur lui, de vivre avec lui dans un commerce intime qui faisait pénétrer dans tous ses secrets de composition, dans toutes ses beautés et ses grâces de diction ? On attendait ainsi plus patiemment les retours de la verve, si elle devait avoir des retours.

Mais n’oublions pas que nous en sommes en ce moment avec Du Bellay à dix ans en deçà, à l’âge des ambitions, des audaces et des espérances.

Sa plus grande audace consiste dans l’art de l’imitation, et à savoir bien la placer, à ne pas l’aller mettre en lieu trop bas, trop prochain ou trop facile. Aux Anciens l’invention, soit : ç’a été leur lot et leur gloire ; aux Modernes l’imitation, puisqu’il ne leur reste que cela, mais du moins une imitation fine et rare. Du Bellay a déjà, à ce sujet, la théorie que nous retrouverons chez les meilleurs et les plus délicats des classiques jusqu’à M. Joubert et à Paul-Louis Courier. Il ne veut pas qu’on imite dans une même langue, ni qu’on s’adresse à un auteur d’hier (fût-ce un Marot, un Héroët) : c’est trop près, trop à bout portant et sans grand mérite. Vous tous jeunes gens qui, à la suite de la Pléiade moderne, vous contentez pour tout effort d’imiter Musset, que je voudrais donc vous persuader de cette vérité de tous les temps ! — Et je crois me rappeler à ce propos qu’un classique très ingénieux de nos jours, M. Nisard, ne veut même pas qu’on imite d’une langue moderne à une autre langue moderne : c’est le moyen de prendre avant tout les défauts les uns des autres. Imitons, s’il faut imiter, mais à distance, et, à cause de l’espace même qu’il y aura entre nous et le modèle, avec plus de libre ouverture, avec plus de générosité et de grandeur. Du Bellay, le premier, a pressenti quelque chose de ces préceptes d’une excellente et neuve rhétorique.

Dans sa Réponse à quelques objections, il indique assez, d’ailleurs, qu’il ne pense point que les esprits des Modernes soient de moindre essence et qualité que ceux des Anciens ; son intelligence courageuse répugne à l’idée d’abâtardissement et de décadence. Il allègue à l’appui de son ferme espoir certaines découvertes, alors récentes, et qui sont l’honneur du xve  siècle : l’imprimerie, entre autres, « sœur des Muses », et la « dixième Muse », comme il l’appelle excellemment. Il cite encore l’invention de l’artillerie ; il aurait dû ajouter la découverte du Nouveau Monde et Christophe Colomb : il n’était pas tenu de connaître déjà Copernic. Là où il présume un peu trop, c’est de croire toujours qu’on traite les langues à volonté ; que l’on peut, par exemple, leur conférer artificiellement des pieds et des nombres. Du Bellay part, je l’ai dit, de cette idée rationnelle et bien française, que les langues sont toutes égales à l’origine et de même valeur ; que c’est la volonté et l’industrie des auteurs qui les enrichissent et les perfectionnent, qui leur donnent l’accent, les mètres, la quantité ; il en viendra même à dire qu’il serait à désirer qu’on arrivât un jour à une langue commune, universelle. Par cette part considérable qu’il fait à la volonté, à la raison en matière de langue, il est bien de la nation dont seront Descartes et le grand Arnauld, dont seront M. de Tracy et les idéologues ; il incline vers l’idée de perfectibilité, s’il n’y atteint pas. Il cesse par là d’être un classique, et il est bien près de devenir tout à fait un moderne. Tout n’est pas en accord chez Du Bellay ; il y a dans son esprit et il se rencontre dans ce livre de l’Illustration bien des germes différents qui, pour peu qu’on les développât, se contrarieraient et en viendraient aux prises. Il assemble et commence plus d’idées qu’il n’en achève. En ce qui est du français, de cette langue qui n’est ni ronflante, ni étranglée, ni fredonnée, ni sifflante, et qui se prononce sans qu’on ait à se tordre et se déformer la bouche, il se rabat à croire qu’à la bien manier et appliquer, on peut, sinon égaler les Anciens, du moins leur succéder dignement. Que s’il y a retard au perfectionnement, c’est une garantie de plus pour la force et la durée ; si la langue française a été plus lente à mûrir, elle en sera plus vivace, plus robuste, de même que les arbres qui sont lents à se décider et qui « ont longuement travaillé à jeter leurs racines ». Il présage et prédit, dans un avenir qu’il souhaite prochain et qu’il espère, un écrivain d’une hardiesse heureuse, qui réunira le fruit et la fleur. Il ne s’est pas trop trompé, même pour la date, puisqu’on a eu Montaigne.

En tout, Du Bellay, malgré son ardeur et son enthousiasme, reste dans une assez juste mesure. S’il regrette le temps que l’on perd dans les années de l’enfance et de la jeunesse à apprendre des mots, il est loin (tant s’en faut !) de détourner de l’étude des langues anciennes ; mais il est pour l’abréviation de cette étude et pour la divulgation de la vérité en toute langue. Il le souhaite en dépit des docteurs de toute robe, de ceux qu’il nomme les « vénérables druides », et à leur barbe ; il rompt en visière aux savants jaloux et routiniers qui veulent garder sous verre leurs reliques. La religion de l’Antiquité est la sienne, mais sans superstition. Pétrarque et Boccace ont acquis leur vraie gloire bien moins en composant en latin qu’en écrivant dans leur langue. La vraie immortalité est de ce côté ; tous ces faiseurs de centons grecs et latins qui encombrent le pays des Lettres ne sont que des « reblanchisseurs de murailles » ; on ne peut même dire qu’ils imitent réellement un Virgile et un Cicéron : ils les transcrivent. La sortie qu’il fait contre eux est fort spirituelle, et Boileau ne s’est pas mieux moqué des faiseurs de vers latins attardés dans le xviie  siècle. — Il y aura bien toujours cette légère inconséquence que Du Bellay, qui se moquait ainsi des vers latins faits par des Français, et qui devançait dans cette voie Boileau, ne put s’empêcher toutefois de célébrer Salmon Macrin, qu’on appelait le second lyrique après Horace ; et lui-même il finit par payer son tribut au goût du siècle en donnant un livre d’Élégies latines, fort élégantes, ce nous semble, et fort agréables. Le xvie  siècle est l’âge des contrastes, des conflits, et on les surprend flagrants dans le même homme.

Quoi qu’il en soit, Du Bellay est en plein dans le vrai quand il remarque que tout ce qu’on disait, au xvie  siècle, contre l’aptitude et la suffisance de la langue française à traiter de certaines matières, on le disait du temps de Cicéron contre la langue latine104. Et il convient, pense-t-il, d’y répondre pareillement en se mettant à l’œuvre chacun de son côté. Étienne Dolet a déjà composé en français un traité de l’Orateur ; quant à lui, Du Bellay, il va s’attacher à l’institution du Poète.

Son livre second est tout entier consacré à cette Poétique. Il commence par avouer nettement qu’il ne se contente pas de ce qu’on a jusqu’ici, ni de la facilité de Marot, ni de la docte gravité d’Héroët : il estime qu’on peut en français davantage, et que notre poésie est capable d’un plus haut style.

L’histoire qu’il essaye, à cette occasion, de tracer de notre ancienne poésie française est courte et défectueuse, comme le sera celle que plus tard donnera Boileau : le Roman de la Rose est son bout du monde. Il ne sait plus les hautes origines. Il prend la tradition par où il peut, c’est là son côté faible ; il se raccroche à Jean Le Maire de Belges comme à un ancêtre ; il va le chercher à la frontière. Quand il en vient aux modernes, aux vivants, il les désigne, sans les nommer, par leurs qualités ou leurs défauts ; les lecteurs du moment mettaient aisément des noms sous ces désignations littéraires : de si loin nous pourrions nous y tromper. Ce qui est certain, c’est que, s’il était « sergent de bande en notre langue françoise », comme il dit, il est nombre de ces poètes mal équipés et mal armés qu’il mettrait d’emblée à la réforme. Et c’est ici que, pour donner une idée du poète tel qu’il le conçoit, il recourt au maître de l’esprit le plus sain, du goût le plus sûr, Horace. Il traduit et répète les préceptes de l’Épître aux Pisons, en nous les appropriant ; il conseille l’étude avant tout, le travail, de tenter le difficile ; se choisir de bons modèles ou ne pas s’en mêler ; qu’on ne lui allègue point le Nascuntur poetæ, mais parlez-moi de la méditation, des veilles, de l’abstinence et du jeûne :

Qui studet optatam cursu contingere metam
Multa tulit fecitque puer, sudavit et alsit,
Abstinuit venere et vino105………………

Il faut laisser aux poètes courtisans la paresse et la facilité épicurienne, qui ne mena jamais à la gloire. Il apostrophe le poète nouveau ; il lui ordonne de sortir des chemins battus, de pendre une bonne fois au croc toutes ces vieilles formes, ces défroques de poésies surannées et usées, qui sentent le siècle du bon roi René, et de mise tout au plus pour les Jeux floraux ou, comme nous dirions, pour l’Almanach des Muses ; il le convie aux genres élevés, à l’ode conçue à l’antique, à la satire entendue moralement, aux « plaisants » épigrammes (épigramme était alors masculin), au sonnet d’invention italienne et alors tout neuf chez nous, à l’églogue d’après Théocrite et Virgile, ou même à l’exemple de Sannazar. Les dix-neuf sortes de vers d’Horace lui font envie. Il voudrait voir adopter dans la famille française « les coulants et mignards hendécasyllabes », chers à Catulle et à Jean Second. Si les rois et les pouvoirs publics s’y prêtaient, il aimerait à voir tenter derechef la comédie et la tragédie, à l’exclusion des farces et moralités qui occupent et usurpent les tréteaux. On comprend qu’après une telle exhortation les poètes modernes soient sortis en conquérants de l’école de Dorat comme les Grecs s’élancèrent du cheval de bois sous Ilion. Dans tous ces chapitres de l’Illustration il y a ampleur, harmonie, élévation, noblesse de style, un ton soutenu ; c’est d’un souffle bien autrement puissant que chez Boileau, ce dernier étant plus occupé du détail et de la perfection, plus attentif à ce qu’on appelle goût. Mais, ici, l’instituteur et promoteur poétique est plus voisin de l’inspiration puisée aux sources : Boileau serre de plus près la règle, curieux et jaloux de l’exprimer avec élégance. Ici l’on sent plus d’ardeur première et un esprit de progrès, de renouvellement. Le clairon sonne le réveil. Boileau a bien assez d’autres avantages pour qu’on laisse à Du Bellay celui-là.

Parmi les genres qu’il conseille, Du Bellay ne pouvait omettre le « long poème françois ». Bien qu’il ait annoncé précédemment qu’il ne tracerait pas l’idée complète et exemplaire du poète, il va pourtant le dépeindre et le présenter dans les conditions qu’il estime les plus favorables pour entreprendre une telle œuvre, c’est-à-dire doué d’une excellente félicité de nature, instruit dès l’enfance de tous les bons arts et sciences, versé dans les meilleurs auteurs de l’Antiquité, nullement ignorant avec cela des offices et devoirs de la vie humaine et civile, pas de trop haute naissance surtout ni appelé au régime public, ni non plus de lieu abject et pauvre, afin d’être exempt des embarras et des soucis domestiques, mais tranquille et serein d’esprit par tempérament et aussi par bonne conduite : il est touchant de lui voir définir cette heureuse médiocrité de condition et de circonstances, qui permet mieux en effet toute sa franchise de vocation et tout son essor au génie. Nous sommes à l’ombre de l’école, ne l’oublions pas, à la suite de Quintilien ou de Longin ; on n’en était pas encore à la théorie purement romantique des génies sombres et orageux, au front pâli sous l’éclair, ni à la théorie tout historique et plus vraie de ces autres génies éprouvés et aguerris, que le malheur forme et achève. Du Bellay nous offre là en quelque sorte l’idée d’un Racine anticipé, l’idée véritablement d’un Virgile français né et nourri exprès pour rivaliser de son mieux avec cet admirable prince des poètes ; et il arrive au juste conseil, au conseil fécond et opportun, s’il avait pu se suivre et s’appliquer avec feu, avec tact et maturité : « Choisis-moi (dans notre histoire) quelqu’un de ces beaux vieux romans françois comme un Lancelot, un Tristan ou autres, et fais-en renaître au monde une admirable Iliade ou une laborieuse Énéide. » On voit (et je reviens ici au reproche de M. Léon Gautier), on voit que Du Bellay avait tout à fait l’instinct de ce qui était à faire. Si l’on avait pu, en remontant par-delà les romans d’aventures, se reprendre à quelque chanson de geste de forte trempe, la tradition vive était retrouvée. Mais Tristan, Lancelot, qu’il indique, avaient tous les inconvénients déjà de la littérature romanesque, délayée et amollie, à l’usage des « dames et damoiselles ». Pourquoi pas Roland, nous dit M. Léon Gautier ? C’est que le grand et primitif Roland était tout à fait oublié, et, grâce au Pulci, au Bojardo, à l’Arioste, ce noble et fier sujet, ce héros du Moyen Âge, était tombé en parodie ; tout comme Jeanne d’Arc après Voltaire (si j’ose bien faire ce rapprochement), il était gâté pour le sublime. Mais quel malheur, j’en conviens, que l’on n’ait pu alors, par un retour hardi et une percée vers le Moyen Âge, rompre, écarter ce faux horizon du Roman de la Rose et renouer une tradition saine, simple, glorieuse, patriotique, bien française !

À défaut du Roland devenu impossible, il y aurait eu moyen, j’imagine, d’aller choisir quelque grand fait, quelque épisode de nos chroniques nationales, de nos dernières guerres séculaires, comme les récits chevaleresques de Froissart en sont pleins ; quelque combat des Trente ; et, sans tant chercher, que n’est-on allé donner la main à la dernière chanson de geste de la seconde moitié du xive  siècle, à la chronique de Du Guesclin ! Qu’on relise de ce poème historique, encore chevaleresque et déjà plébéien, la scène célèbre de la Rançon, mélange de familiarité et de grandeur. Quel dommage qu’il n’ait pas rejailli quelque chose de ce sentiment patriotique dans l’effort courageux du xvie  siècle ; que la tradition de la vieille France et de la France de la Renaissance ne se soit point unie et continuée par ce glorieux chaînon ou par quelque autre pareil ! C’est bien ainsi que l’épopée vraiment nôtre aurait pu raisonnablement se tenter, et non par un fabuleux Francus, pur roman d’aventure, passé à la glace de l’imitation et de la contrefaçon classique. C’est de la combinaison d’une telle veine bien française, d’une inspiration bien nationale, avec le sentiment et l’imitation antiques, qu’aurait pu sortir la seule originalité viable et sincère de cette école de Du Bellay. J’aurais aimé une poésie qui se ressouvînt et nous fît ressouvenir du voisinage de Bayard. Virgile, qui connaissait si bien les héros grecs homériques, ne connaissait pas moins les Curius, les Fabricius, les triomphateurs pris à la charrue, et qui, même au temps du Capitole, habitaient encore sous le chaume d’Évandre. C’est ce sentiment tout romain et tout sabin qui fait la vie des six derniers livres de l’Énéide. Du Bellay n’a pu qu’entrevoir et conseiller en général quelque chose d’analogue ; son précepte est resté vague. Eût-il été plus précis, la terre propice et aussi le ciel clément, sans qui toute semence est vaine, auraient manqué. Virgile, quand il se mit à l’Énéide, avait derrière lui les guerres civiles ; Du Bellay et ses amis les avaient devant eux, et plus d’un éclair déjà sillonnait l’horizon.

Dans ce même chapitre, il s’adresse aussi aux prosateurs et les exhorte, en recueillant les fragments de vieilles chroniques françaises, à en bâtir le corps entier d’une belle histoire à la Tite-Live, à la Thucydide. Pourquoi donc De Thou, homme de cette école et de cette lignée d’esprits, a-t-il été inconséquent au programme, et s’en est-il allé écrire en latin ? On aurait eu, au xvie  siècle, un Mézeray original.

En plaçant très haut la palme et le prix du poème, Du Bellay n’a garde de vouloir décourager et refroidir les talents vrais, mais de portée moindre. Il y a plus d’une demeure, comme dit Goethe, dans la maison de mon Père. Il y a des degrés encore après Homère et Virgile, remarque Du Bellay, qui nous rend en ceci comme un écho de Cicéron : « Nam in poetis, non Homero soli locus est (ut de Græcis loquar), aut Archilocho, aut Sophocli, aut Pindaro, sed horum vel secundis, vel etiam infra secundos 106. » À chaque pas, avec Du Bellay, on a affaire à des citations des Anciens, directes et manifestes ; mais il y a aussi, à tout moment, les citations latentes et sous-entendues, comme celle qu’on vient de lire ; et encore, lorsque plus loin, parlant des divers goûts et des prédilections singulières des poètes, il nous les montre, les uns « aimant les fraîches ombres des forêts, les clairs ruisselets murmurant parmi les prés », et les autres « se délectant du secret des chambres et doctes études » : à ces mots, tout ami des Anciens sent les réminiscences venir de toutes parts et se réveiller en foule dans sa pensée ; ainsi, par exemple, ces passages du Dialogue des Orateurs : « Malo securum et secretum Virgilii secessum… Nemora vero, et luci, et secretum ipsum… tantam mihi afferunt voluptatem 107. » On a, en lisant ce discours de Du Bellay, le retentissement et le murmure de ces nombreux passages dont lui-même était rempli. Il y a chez lui comme un premier plan et aussi un second plan de citations, ces dernières se croisant et se perdant en quelque sorte dans le lointain. L’imitation n’y est point assez forte ni assez marquée pour que l’éditeur doive en tenir compte dans son commentaire : chacun les multiplie et les varie à son gré. Cette lecture, ainsi faite et comprise, est toute une aménité littéraire.

Après s’être laissé emporter un peu loin à ses prédictions et à son enthousiasme, Du Bellay revient à de plus humbles et plus particuliers conseils ; il se rabat à des soins de diction, et, sur ces points précis où il parle en toute connaissance de cause, on ne saurait trop l’écouter. Les choses viennent premièrement, fait-il remarquer, puis les mots suivent pour les exprimer : c’est là la marche naturelle. Donc à de nouvelles choses, conclut-il, il est nécessaire d’imposer de nouveaux mots. Les ouvriers, artisans, et jusqu’aux laboureurs, ont des mots de métier, naïfs et pittoresques : de temps en temps il doit être permis au poète d’introduire de ces mots, de ces locutions non vulgaires dans la langue générale. Les Grecs et les Romains ont toujours concédé aux doctes hommes « d’user de mots non accoutumés aux choses non accoutumées ». Il ne s’agit que d’y mettre de la discrétion, de consulter l’analogie, le jugement de l’oreille. Et, à l’instant même, il fait preuve de mesure lorsqu’il dissuade son poète d’user en français de noms propres latins ou grecs, qui font dans le discours un effet criard, comme « si tu appliquois une pièce de velours vert à une pièce de velours rouge ». Il n’est pas d’avis, comme quelques-uns de nos jours, qu’on dise Héraclès au lieu d’Hercule, ni Akhilleus au lieu d’Achille. Il veut, en un mot, qu’on évite la bigarrure ; que l’on soit français en français (ce qu’on accuse précisément ceux de son école d’avoir trop négligé et méconnu). Il va au-devant d’une objection que des esprits superficiels vont refaisant sans cesse. Il estime que quelques vieux mots repris et enchâssés dans la diction ne feraient pas mal ; il en indique quelques-uns qui, bien placés, fortifieraient ou honoreraient le vers ou la prose. Notez que Fénelon, un siècle et demi après, n’a pas donné d’autres conseils, et il les a donnés presque dans les mêmes termes. Je relis le titre III de sa Lettre à l’Académie française, où il se plaint de la gêne et de l’appauvrissement que notre langue a subis depuis cent ans environ, et où il ose proposer le remède : c’est à croire, en vérité, qu’en écrivant ce chapitre, Fénelon se ressouvenait, sans le dire, de celui de Du Bellay dans l’Illustration.

Mais Fénelon n’a rien d’inutile : Du Bellay a quelques inutilités et même quelques puérilités érudites, à l’occasion des anagrammes et des acrostiches. Ce chapitre n’est pas digne des précédents. L’auteur s’autorise de Lycophron et des vers sibyllins. Il ne serait pas du xvie  siècle, si son or était pur d’alliage. Il rentre dans la bonne voie lorsqu’il conseille quelques sobres imitations du grec, dont les façons de parler, dit-il, sont fort approchantes de notre langue vulgaire, plus approchantes même parfois que les formes latines : c’est la thèse que Henri Estienne a développée depuis. Du Bellay donne très justement le précepte d’user à propos de l’infinitif pris substantivement : l’aller, le chanter, le vivre, le mourir, le renaître… La Fontaine a bien su en user de lui-même :

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux ;
Nous n’en avons ici que la copie…
(Le Diable de Papefiguière.)

Du Bellay veut encore qu’on use de l’adjectif substantivé, comme le « liquide des eaux, le vide de l’air, le frais des ombres, l’épais des forêts ». D’autres fois, ce sont des adjectifs, employés au sens d’adverbes, qu’il voudrait insinuer : « Il vole léger, pour légèrement. » Au reste, il ne prescrit rien d’absolu, il engage à essayer : excellent maître de diction poétique à une époque où rien n’était fixé encore. Il est pour les hardiesses d’alliances, pour les périphrases poétiques et bien trouvées, pour les épithètes qu’il ne faut employer que significatifs, expressifs (épithète était alors masculin), et selon le cours de la pensée, sans banalité oiseuse et avec une justesse propre. Enfin, après tout cela, il n’a plus qu’à emboucher la trompette, exhortant de toutes ses forces les Français de son temps à partir pour la grande croisade française, et à marcher derechef, en vrais enfants des Gaulois, à la conquête de Delphes et du Capitole. L’éloge de la France qui s’y mêle est le pendant de celui que Virgile a fait de l’Italie dans les Géorgiques.

Il reste à voir comment et avec quel succès Du Bellay a relevé en poète le gant qu’il avait si fièrement jeté comme critique et comme héraut d’armes.