(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [I] »
/ 5837
(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [I] »

Œuvres françaises de Joachim Du Bellay. [I]

Gentilhomme angevin
Avec une notice biographique et des notes par M. Ch. Marty-Laveaux99

Les études sur l’ancienne poésie française ont fait de grands progrès depuis trente et quarante ans. En ce qui est du moyen âge, on peut dire qu’on a véritablement exhumé et découvert cette poésie, du moins dans sa branche la plus haute, la plus vigoureuse et la plus féconde, la Chanson de geste, l’Épopée. On ne saurait en dire à beaucoup près autant de cette autre partie de l’ancienne poésie qui ne remonte pas au-delà du xvie  siècle et qui appartient proprement à la Renaissance. Elle était connue, assez mal connue, il est vrai, très-mal famée, et elle semblait condamnée sans appel ; il a fallu un certain effort de curiosité et une sorte de courage de goût pour revenir jusqu’à elle et y pénétrer. C’est de cette seule époque de notre poésie que j’ai à parler en ce moment.

Lorsque, en 1827, à l’occasion du sujet proposé par l’Académie française, qui avait demandé le Tableau de notre littérature au xvie  siècle, quelques esprits curieux se portèrent plus particulièrement vers la poésie de ce temps-là, leur première impression fut la surprise : on leur avait tant dit que cette poésie, celle qui remplissait l’intervalle de Clément Marot à Malherbe, était barbare et ridicule, qu’ils furent frappés de voir, au contraire, combien elle l’était moins qu’on ne le répétait de confiance ; combien elle offrait, après un premier et rude effort, d’heureux exemples de grâce, d’esprit, et parfois d’élévation. En rencontrant à l’improviste ces agréables pièces ou ces beaux passages, ils eurent un sentiment et comme un souffle de fraîcheur, d’aurore et de renaissance. Dans l’exposé qu’ils firent des diverses écoles littéraires, ils s’attachèrent à établir les principaux groupes et à les distinguer par des caractères ou des nuances qui se trouvent encore justes aujourd’hui. Depuis ce moment, la poésie française du xvie  siècle n’a cessé d’être en honneur et en faveur auprès d’un nombre croissant d’esprits cultivés. Un relevé complet de tout ce qui s’est publié depuis 1830 concernant ces poètes, dissertations, notices, réimpressions entières ou partielles, nous mènerait trop loin, et je me bornerai à l’essentiel.

C’était par le goût plus que par la science qu’on y était revenu, et longtemps ç’a été le goût, la fantaisie même plus que la méthode, qui a présidé à ces résurrections ou réhabilitations. Des amateurs de livres (pour commencer par eux) se sont mis à rechercher avidement les exemplaires de ces poètes, et, qui plus est, ils les ont lus, ils les ont appréciés pour le dedans. Une vive concurrence s’est déclarée. La cherté s’est mise sur les Ronsard et les Baïf, qui étaient à vil prix dans notre jeunesse ; et, pour se faire une juste idée des destinées et des vicissitudes bibliographiques de Ronsard, par exemple, il suffit de la remarque suivante, qui est de M. de Sacy. En 1765, le libraire G.-F. de Bure, prédécesseur de M. Brunet, ne faisait pas figurer une seule fois le nom du poète vendômois dans les huit volumes de sa Bibliographie instructive. M. Brunet, à qui le travail de de Bure servait de point de départ pour son Manuel du Libraire, n’accordait encore à Ronsard, en 1814, dans sa seconde édition, que dix-sept lignes. Dans sa cinquième édition, en 1863, il lui consacre treize colonnes en petit texte, et un travail approfondi sur les éditions originales. Nous avons là, pour ainsi dire, le cours de la Bourse littéraire : je ne le donne certes pas comme une mesure exacte du goût ; c’est, du moins, un signe et un indice.

Notez que cette surenchère ne porte pas seulement sur les poètes de la Pléiade, elle s’est étendue sur les satellites d’alentour. Les quatre volumes qui forment l’ensemble des poésies d’Olivier de Magny ont été élevés à des prix fabuleux ; et quelques-uns des mêmes hommes qui acquéraient ces poètes coûte que coûte, et les couvraient de maroquin pour leur bibliothèque de luxe, en usaient, en savaient le bon et le meilleur, et en écrivaient des notices. Le Bulletin du Bibliophile, publié chez Techener à partir de 1834, est semé de ces diversités agréables : je ne fais qu’indiquer, en passant, Vauquelin de La Fresnaye, par M. Jérôme Pichon ; Jacques Tahureau, Jacques Peletier du Mans, par M. de Clinchamp ; Th. Agrippa d’Aubigné, Passerai, le satirique Du Lorens, le cardinal Du Perron, par M. de Gaillon ; Nicolas Denisot, par M. Rathery ; Nicolas Rapin, Jean Bonnefons et Gilles Durant, un inconnu même, André de Rivaudeau, poète poitevin, par M. Alfred Giraud ; Maclou de La Haye, Olivier de Magny, Joachim Du Bellay, par M. Ed. Turquety. L’érudition provinciale s’est prise d’émulation, et chacun s’est piqué d’honneur pour quelque poète du xvie  siècle, de sa ville ou de ses environs. Un savant homme, qui s’est appliqué depuis à l’histoire des sciences dans l’antiquité, M. Henri Martin, doyen de la Faculté de Rennes, et qui était alors à la Faculté des Lettres de Caen, pelotait, comme on dit, en attendant partie, et publiait dans le Recueil de l’Académie normande tout un mémoire sur le poète évêque Bertaut (1840). Un autre poète évêque, Pontus de Tyard, est devenu le sujet d’un prix proposé par l’Académie de Mâcon et décerné à un écrit fort développé et fort circonstancié de M. Jeandet (1860). Un poète dramatique normand, auteur d’une tragédie de Marie Stuart, et de plus économiste, Antoine de Montchrétien, a été étudié avec soin sous ces divers aspects par M. A. Joly, professeur à la Faculté des Lettres de Caen (1865). Peletier du Mans a naturellement appelé l’attention de M. Hauréau dans son Histoire littéraire du Maine ; mais la Savoie, que Peletier avait visitée et chantée, le dispute aux Manceaux, le revendique pour fils adoptif, et M. Joseph Dessaix, en faisant réimprimer le poème de Peletier intitulé la Savoye, dans les Mémoires de la Société d’histoire de Ghambéry (1856), en a préconisé de tout point l’auteur. M. E. Berthelin s’est souvenu qu’Amadis Jamyn, que recommandait de son côté M. Turquety, était Champenois, et il s’est aidé de tous les documents de l’érudition locale pour le faire mieux connaître (1859)100. Des inconnus même, des inédits tels qu’un Julien Riqueur, ont été tirés des limbes, ce dernier par M. Léon de La Sicotière. M. Léon Feugère, qui s’est appliqué utilement au xvie  siècle pour des ouvrages de prose, a essayé de remettre à flot un de ces poètes inconnus qui n’avait été imprimé qu’une seule fois en 1590, au plus fort des agitations de la Ligue (c’était jouer de malheur), et qui a nom Pierre Poupo. M. Valéry Vernier ramenait sur l’eau un disciple de Ronsard, Guy de Tours. On a cherché de ces disciples égarés de la Pléiade jusque hors de France. Charles de Rouillon, poète belge du milieu du xvie  siècle, a été signalé par M. Helbig, de Liège, comme on signale aux recherches un naufragé dont toute trace s’est perdue (1860) ; le même M. Helbig nous rendait un autre poète flamand qui avait figuré à la cour des Valois sous le nom travesti de Sylvain (1861). On s’est conduit, à l’égard de ces poètes naufragés et coulés, comme dans un sauvetage : ç’a été à qui repêcherait son homme. Tel autre poète suisse de Neufchâtel, Blaise Hory, s’est vu déterré et mis au jour pour la première fois à titre de fossile littéraire, par M. Frédéric de Rougemont, qui n’a pas craint de le qualifier de la sorte. Et, en effet, on ne s’est pas contenté d’extraits et d’échantillons pour les inédits même ou pour les oubliés, on en a donné des éditions premières ou des rééditions très-augmentées. La plus remarquable et la plus savante est, à coup sûr, celle que M. Reinhold Dezeimeris a donnée de Pierre de Brach, le poète bordelais, ami de Montaigne. L’éditeur a enrichi cette publication de toutes les réminiscences qui lui venaient à chaque instant de l’antiquité et qui n’étaient pas hors de propos chez un poète de la Renaissance : c’est toute une anthologie française et grecque que ces deux beaux volumes imprimés à Bordeaux, avec les caractères de Perrin de Lyon (1861-1862). S’ils avaient pu voir ce luxe d’hellénisme et de typographie déployé autour d’un des leurs, les mânes de Jean Dorât et d’Henri Estienne eussent tressailli. S’attaquant au chef et capitaine de la bande, à celui qui, bien ou mal, n’avait cessé d’être en vue, M. Blanchemain donnait un volume d’Œuvres inédites de Ronsard ou de vers à lui attribués (1855), en attendant la réimpression complète des Œuvres du poète à laquelle, poète lui-même, il s’est appliqué avec une sorte de piété101. Un amateur et collecteur zélé, M. Achille Genty, semblait s’être attaché de prédilection à Vauquelin de La Fresnaye dont il nous a rendu l’Art poétique (1862), mais qu’il n’a pu cependant faire réimprimer en entier, au grand regret de tous ceux pour qui le volume original, tout à fait rare et hors de prix, est inabordable. M. Paul Gaudin, qui fait de jolis vers, n’a voulu donner que les Chefs-d’œuvre du poète Des Portes dans un petit volume, de facile et agréable lecture (1862). M. Alfred Michiels avait déjà recueilli tout ou presque tout Des Portes dans un volume fort dense (1858), auquel il a joint une notice fort travaillée.

Joachim Du Bellay, auquel nous viendrons tout à l’heure, ce premier lieutenant de Ronsard et le porte-enseigne du groupe, n’a pas été le moins favorisé, et c’est justice. Sa Défense et Illustration de la Langue française a été réimprimée une première fois, en 1839, par M. Ackermann, un ingénieux grammairien ; elle l’a été, une seconde fois, avec un choix de ses Poésies (1841), par M. Victor Pavie, alors imprimeur à Angers, et qui avait à cœur l’honneur de la patrie angevine. Que les poésies de Louise Labé, la belle Gordière, à laquelle se rattachent des souvenirs plus ou moins romanesques, n’aient cessé d’être réimprimées de temps en temps dans la patrie lyonnaise, il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Sur ces entrefaites, un très-utile secours venait s’ajouter à tous ceux qu’avaient déjà les curieux et les studieux pour se guider dans cette branche particulière d’ancienne poésie. Le Catalogue des livres composant la Bibliothèque poétique de M. Viollet-le-Duc, publié en 1843, donnait des indications bibliographiques précises accompagnées de courtes analyses ou d’aperçus, et le ciel poétique du xvie  siècle se peuplait ainsi d’une quantité d’étoiles de toute grandeur ; les plus petites même étaient désormais visibles.

Un autre secours des plus directs, une autre source où l’on n’avait pas laissé de puiser, c’était le manuscrit de Guillaume Colletet, conservé à la Bibliothèque du Louvre et contenant les Vies des Poètes françois. On a souvent exprimé le regret que ce manuscrit n’ait pas été livré à l’impression. En attendant, un érudit plein d’ardeur, M. Philippe Tamizey de Larroque, en a tiré les Vies des Poètes gascons au nombre de six (1866). Du Bartas nécessairement n’y est point oublié. M. Tamizey de Larroque avait déjà donné sur Du Bartas quelques pages dans lesquelles il a pris soin de réunir ce qu’on a récemment trouvé de nouveau à son sujet, en indiquant ce qui serait à faire encore (1864).

Un travail d’un tout autre genre, et qui offre un caractère didactique, est un Essai sur l’histoire de la Versification française au xvie  siècle, que M. Frédéric Chavannes a inséré, en 1847, dans la Revue suisse, qui se publiait à Neufchâtel. J’allais omettre une spirituelle dissertation sur Ronsard et Malherbe, que le professeur Amiel écrivait pour les collèges et gymnase de Genève, à l’ouverture de l’année scolaire 1849-1850 ; nouvelle preuve de l’intérêt que les pays circonvoisins et de langue française mettaient à ce genre de questions, qu’on dirait renouvelées de Balzac et que la critique de notre siècle rajeunit.

Par ce simple aperçu, que je ne me flatte pas d’avoir su rendre complet, j’ai tenu à bien montrer du moins l’ensemble du mouvement qui s’est produit, depuis une trentaine d’années, autour de cette famille particulière de vieux poètes. On a pu voir qu’il y a eu beaucoup de hasard et de fantaisie dans cette quantité de notices, mémoires et tentatives de résurrection sur des points isolés. On y découvrirait même une sorte de mode littéraire, si l’on y joignait les essais de poésie, odes ou odelettes, composées sur les rythmes de Ronsard, par des auteurs, alors très-jeunes, appartenant à nos dernières générations. On a ronsardisé en vers, et avec assez de bonheur102. Mais, quant à la méthode à apporter dans cette province de l’histoire littéraire, elle ne se dessine que depuis assez peu de temps : et, par méthode, j’entends une étude comparée, coordonnée, qui cherche les classements justes, le degré de mérite appréciable, et qui tient à mesurer positivement les progrès ou changements introduits soit dans la versification, soit dans le vocabulaire poétique et dans la langue. Il était nécessaire pour cela que les critiques qui s’occupent des poètes du xvie  siècle y arrivassent préparés par la connaissance des époques antérieures, par la pratique du moyen âge et par la science de l’antiquité. M. Gandar, l’un des premiers, dans sa thèse sur Ronsard considère comme imitateur d’Homère et de Pindare (1854), est revenu soumettre à un examen rigoureux et peser dans la balance les résultats en question, insistant sur la partie grave des œuvres de son auteur, il a fait, de plus en plus, pencher le plateau en faveur du vieux poète. Dans une étude du Développement de la Tragédie en France (1862), M. Edélestand du Méril a assigné avec une entière précision leur vraie place aux essais des Jodelle, des Grévin, et à la forme plus complète de Garnier ; M. Émile Chasles, dans une thèse sur la Comédie en France au xvie siècle (1862), a rendu plus de justice qu’on ne l’avait fait encore à l’effort tenté par quelques poètes de la Pléiade pour instituer une comédie qui ne fût plus celle des carrefours et qui tendait à devenir la comédie des honnêtes gens. Cette sorte de comédie un peu artificielle, qui procédait d’intention et de propos délibéré plus que de génie, a aussi sa place dans l’ouvrage de M. C. Lenient, De la Satire en France ou de la Littérature militante au xvie siècle (1866) ; mais surtout la forme nouvelle de la satire philosophique, politique, morale, y est suivie de près dans les œuvres de Du Bellay, Ronsard, Grévin, Jean de La Taille, Rapin, Passerai, d’Aubigné, jusqu’à Vauquelin de La Fresnaye et Mathurin Régnier. Toutes ces études convergent à vue d’œil, se croisent et se rejoignent de manière à ne laisser rien échapper. Ce n’est qu’en ces dernières années qu’on a vu des hommes très au fait de l’ancienne et première poésie du moyen âge, et dont ç’avait été d’abord le point de vue préféré, se porter successivement sur celle du xvie  siècle, en observant pour ainsi dire les étages et les gradations, en ne prenant pas la file à un moment quelconque, mais en suivant la chaîne dans toute son étendue. On y a gagné en largeur d’idées, et l’on s’est mieux rendu compte des révolutions ou revirements du goût. MM. d’Héricault et de Montaiglon ont rendu ce genre de service par les publications d’auteurs et de poètes du xve et du xvie  siècle qu’ils ont données dans la très-utile Bibliothèque elzèvirienne de M. Jannet et qu’ils ont accompagnées de notes et notices appropriées. Nous reconnaissons le même procédé critique (sauf des exagérations peut-être sur quelques points) dans les notices qui ont accompagné le choix intitulé Les Poètes français, dirigé par M. Crépet. Nous y retrouvons fréquemment le nom estimable de M. d’Héricault, du moins pour les poètes de la première moitié du xvie  siècle.

Quant à ce qui est des poètes de la seconde moitié du siècle et qui forment ce qu’on a appelé la Pléiade, c’est d’aujourd’hui seulement que, grâce à M. Marty-Laveaux, va se dresser le compte régulier, le bilan de ce qu’ils ont apporté de nouveau, de ce qu’ils ont aspiré vainement ou réussi à introduire ; de ce qui leur revient à juste titre dans la syntaxe et le vocabulaire de notre langue poétique et dans notre prosodie. Déjà un essai tout grammatical sur ce point de la syntaxe vient d’être fait par un étranger, un savant de Stockholm, M. le professeur Lidforss, sous ce titre, qui, bien que régulier à la rigueur, ne laisse pas de paraître un peu bizarre : Observations sur l’usage syntaxique de Ronsard et de ses contemporains (1865). Mais, quelque estime que nous ayons pour les savants étrangers qui s’occupent de nous à ce degré et qui veulent bien entrer dans notre inventaire domestique, quelque reconnaissance que nous leur devions, c’est toujours pour nous une impression singulière de nous voir ainsi établis par eux sur une table de dissection, comme une nature morte, comme une langue morte. Ils ont beau vouloir se familiariser avec nous par l’étude, toujours l’effort se trahit par quelque étrangeté, et il est indubitable qu’un des nôtres, un Français, s’armât-il lui-même d’une méthode rigide, est mieux qualifié pour cette sorte d’anatomie de notre langue dans des parties qui sont encore à demi vivantes et où l’usage intervient à tout moment avec son tact et sa sensibilité.

M. Marty-Laveaux se propose avant tout, pour les sept poètes de la Pléiade103, Ronsard, Du Bellay, Belleau, Jodelle, Baïf, Dorât, Pontus de Tyard, d’établir des textes exacts, qui puissent offrir une base certaine à l’étude philologique. L’édition de chaque poète sera accompagnée d’une notice biographique placée en tête des œuvres, et de notes rejetées à la fin de chaque volume. Pour complément de la collection, un volume à part contiendra : une Étude générale sur la Pléiade française, indiquant « son origine, son but, ses espérances et la part légitime qui lui appartient dans la constitution de notre langue et dans le développement de notre littérature » ; de plus un Glossaire, renfermant « l’explication de tous les termes qui ne figurent pas dans les dictionnaires actuels ou qui ne s’y trouvent que dans des acceptions différentes de celles dans lesquelles les poètes les ont employés ; les mots bizarres, forgés par la Pléiade, et qui n’ont eu qu’une existence éphémère ; enfin (et c’est là une partie fort délicate) les mots, nouveaux alors, qui ont été si vite et si généralement adoptés, et qui se sont si complètement incorporés à notre langue, qu’on serait tenté de croire qu’ils remontent à son origine. » Un Index des noms propres historiques et géographiques s’y joindra également. Tout cet attirail est nécessaire à la suite d’un corps d’armée si savant.

En commençant par les Œuvres françoises de Joachim Du Bellay, dont nous n’avons encore que le premier volume, l’éditeur a dérogé à son ordre, et la notice biographique qui nous est promise ne viendra qu’avec le second tome. Ne pouvant en profiter, je rappellerai pourtant ici, à ma manière, les titres de Joachim Du Bellay à ouvrir ainsi la marche et à former l’avant-garde de la cohorte.

Lorsqu’on étudie le xvie  siècle français au point de vue de la poésie, on est frappé de voir comme il se coupe exactement en deux, et comment, après une première moitié, où s’essaye une renaissance encore incomplète et timide, il vient un jour et une heure où elle éclate et aspire à son plein et entier développement. Or il n’y a rien de plus simple et de plus décisif, pour montrer avec netteté l’état des choses à la veille de la seconde moitié du siècle et pour faire comprendre l’esprit de conquête et d’innovation qui animait à cette heure les jeunes intelligences, que de dérouler de nouveau le manifeste publié par Joachim Du Bellay, ce brillant programme qu’il a daté de Paris, du 15 février 1549. Joachim Du Bellay avait vingt-cinq ans alors : né au bourg de Lire, à douze lieues d’Angers, il appartenait à l’illustre famille des Du Bellay, dont les deux frères, le capitaine Langey et le cardinal Du Bellay, s’étaient signalés dans les armes et dans les négociations pendant la première moitié du siècle. Mais, bien que portant le même nom, remontant à la souche commune (un chambellan de Charles VII), et issu même de la branche aînée, il n’était qu’un cousin assez éloigné de ces hauts personnages. De bonne heure orphelin de père et de mère, tombé sous la tutelle d’un frère aîné, il eut assez de peine à percer, et ne reçut qu’assez tard les marques de la protection du cardinal, qui avait été le patron de Rabelais. Il paraît que, pour l’étude, il s’était surtout formé par lui-même, et qu’il avait profité de deux années de mauvaise santé, où il avait été retenu dans sa chambre, pour lire les anciens poètes grecs et latins. Une noble idée d’émulation le saisit aussitôt. Pourquoi ne pas les imiter, ces grands modèles, rendus à notre admiration après un si long laps d’oubli ? Mais les imiter en latin, comme la plupart le faisaient de son temps, — comme Salmon Macrin, de Loudun, le faisait avec succès, — c’était retomber dans l’ornière et mériter le reproche qu’Horace s’adresse à lui-même ou se fait adresser en songe par Romulus, d’avoir voulu commencer par faire des vers grecs ; c’était porter, comme on dit, l’eau à la rivière et le bois à la forêt. Pour les imiter dignement et conformément à l’esprit, c’était donc en français qu’il les fallait non pas seulement traduire, mais reproduire avec art, avec sentiment et choix, qu’il les fallait sinon transplanter tout entiers, du moins renouveler par quelques-uns de leurs rameaux, les faisant refleurir et fructifier à souhait par une greffe heureuse, afin qu’on pût dire de la langue française, à son tour, en toute vérité :

Nec longum tempus, et ingens
Exiit ad cœlum ramis felicibus arbos,
Miraturque novas frondes et non sua poma.

Il était dans ces dispositions, et toutefois il s’était mis à l’étude du droit, lorsque, revenant un jour de Poitiers, il rencontra dans une hôtellerie Ronsard, jeune également, un peu son aîné, je crois, encore inconnu, et méditant lui-même sa réforme et révolution poétique : les deux jeunes gens s’entendirent à première vue et se lièrent. Du Bellay même prit les devants et sonna le premier de la trompette, soit que son Illustration de la Langue ait paru en effet au commencement de 1549, soit qu’il faille en reporter la publication en 1550. Les premières odes de Ronsard ne parurent elles-mêmes que dans le courant de 1550. Je laisse à M. Marty-Laveaux le soin de démêler et de fixer ces dates, sur lesquelles j’ai autrefois posé quelques questions.

A tous ceux qui s’occupent de langue, qui ont à cœur le style, l’élévation, l’éclat, l’ornement, je conseillerais de relire de temps en temps, de dix en dix ans, cette ingénieuse, en grande partie judicieuse et tout à fait généreuse Défense et Illustration de la Langue françoise, cette éloquente plaidoirie pour notre idiome vulgaire, que l’on s’efforçait pour la première fois de rehausser et d’enrichir des dépouilles des Anciens. Ce petit livre représente un moment de la langue. Pour ma part j’aime à le rapprocher, malgré les différences du ton, de la Lettre de Fénelon à l’Académie française. Je le trouve aussi tout à fait digne d’être mis en pendant et en vis-à-vis avec le brillant discours de l’universalité de la Langue française de Rivarol, couronné, en 1784, par l’Académie de Berlin. On a dans l’intervalle le chemin parcouru en deux siècles et demi, l’étendue de la conquête.

L’ouvrage est divisé en deux livres : le premier, plus général, sur la langue française et ses ressources, le second, plus particulier, et s’appliquant au poète et à la poésie.

Les remarques abondent et se pressent lorsqu’on relit le curieux livret. On est frappé aussi de quelques contrastes et de contradictions même. Dans une édition que j’ai sous les yeux et qui n’est pas la première, dans l’édition de 1561, je note tout d’abord une disparate : ce sont des distiques grecs de Jean Dorât qui sont en tête et par lesquels le savant maître félicitait Du Bellay de son apologie de la langue française ([mots en grec]). Pourquoi cette félicitation en grec et non en français ? Voici le sens des vers de Dorât, qui sont, du reste, ingénieux, et qui me font l’effet d’un bon centon. Dorât s’empare avec bonheur du vers célèbre qu’Homère a mis dans la bouche d’Hector au moment de l’attaque du camp, ce même vers que répétait Épaminondas sortant de Thèbes malgré les présages et marchant sur Leuctres avec sa petite armée contre les Lacédémoniens :

« Il n’y a qu’un seul bon augure, c’est de combattre pour la patrie, a dit la douce éloquence de la muse homérique. Et moi je dirai en parodiant le poète : il n’y a pas de plus grand honneur que de combattre pour la langue de la patrie. Aussi, Du Bellay, de même que tes ancêtres se sont entendus appeler patriotes pour avoir défendu la terre de la patrie, de même, toi qui plaides pour la langue paternelle, tu auras à jamais un renom aussi comme bon patriote. »

Le mot de patrie revient souvent. On dit, en effet, que Du Bellay a sinon inventé, du moins propagé ce mot dans la langue, et l’un de ses adversaires, Charles Fontaine, le lui a reproché, comme si patrie n’était qu’une écorcherie du latin : il estime que pays était suffisant.

Mais il reste toujours cette contradiction piquante qui exprime bien la confusion du temps et qui montre un maître de la précédente école un peu étonné et tout lier de son disciple émancipé. Celui-ci, s’il avait voulu être conséquent jusqu’au bout, n’avait qu’à répondre à son compliment : « Vous me félicitez de parler français, et vous me le dites en grec ! » Mais, au lieu de cela, il en faisait trophée et en décorait la première page de son livre. On ne se débarrasse pas du jour au lendemain des habitudes invétérées, et les générations, quoi qu’elles en aient, demeurent enchevêtrées plus qu’elles ne le voudraient les unes dans les autres.

La Défense et Illustration est dédiée au cardinal Du Bellay, et la dédicace commence en ces termes pompeux :

« Vu le personnage que tu joues au spectacle de toute l’Europe, voire de tout le monde, en ce grand théâtre romain, vu tant d’affaires et tels que seul quasi tu soutiens ; ô l’honneur du sacré Collège ! pécherois-je pas (comme dit le Pindare latin) contre le bien public, si par longues paroles j’empêchois le temps que tu donnes au service de ton Prince, au profit de la Patrie et à l’accroissement de ton immortelle renommée ? »

On a reconnu le début de l’Epître à Auguste :

Cum tôt sustineas et tanta negotia solus…

Ce sera ainsi d’un bout à l’autre avec Du Bellay. L’imitation des Anciens, même à cette heure d’émancipation, se marque à chaque pas : Du Bellay, en s’affranchissant par un côté, reste assujetti par l’autre. Une chose a été dite et bien dite par un Ancien ; on l’a dans la mémoire, on la répète si l’on est un pur écho, on y fait allusion si l’on est un homme d’esprit ; tout homme qui a la tête meublée de ces beaux mots des Anciens, qui s’en souvient en pensant et en parlant, et qui tient à en faire ressouvenir les autres, est un classique. Les autres, plus ou moins, sont des barbares : ils ont chance, dira-t-on, d’être plus originaux. Du Bellay et ceux qui marchent sur sa trace n’aspirent, eux, qu’à une originalité moyenne et par voie de culture. Du Bellay, à son moment, est un classique dans toute la force du terme, un classique qui veut qu’on invente à demi, qu’on transplante, qu’on greffe et qu’on perfectionne à la française. Il tente d’abord avec verve et entraînement ce que d’autres, plus tard, feront avec discrétion et mesure.

Et lui-même, il arrivera à cette mesure dans sa seconde manière, trop tôt interrompue.

Dans cette même dédicace, énumérant toutes les grandes et hautes qualités du cardinal négociateur, et faisant, presque à chaque ligne, allusion à quelque irait de l’Antiquité, il dira par exemple : « D’une si grande chose (le mérite du cardinal), il vaut trop mieux, comme de Carthage disoit Tite-Live, se taire du tout que d’en dire peu… » Il y a ici une inadvertance, et M. Marty-Laveaux nous rappelle que ce n’est pas Tite-Live, mais Salluste, dans la Guerre de Jugurtha, qui a parlé-ainsi de Carthage : « De Carthagine silere melius puio, quam parum dicere. » Avec un auteur comme Du Bellay, dont tout le discours est ainsi pavé de réminiscences antiques, de telle sorte qu’on ne peut faire un pas avec lui sans marcher sur une pensée d’un Ancien, il est bon d’avoir un éditeur qui ait son Antiquité bien présente. Aussi modeste qu’instruit, M. Marty-Laveaux reconnaît qu’il doit, pour cette partie des imitations et références classiques, d’utiles avis à MM. Adolphe Regnier et Egger.

Une question se présente lorsqu’on relit, comme nous le faisons, l’Illustration de Du Bellay. Il est faible sur les origines du langage, on le conçoit aisément, et sur les origines de notre langue en particulier. Il cherche à venger les Gaulois du reproche d’avoir été des barbares ; il n’insiste nullement sur le caractère gallo-romain de notre langue et sur une filiation qui paraît lui avoir échappé. Il accorde que la négligence de nos ancêtres, ayant plus à cœur le bien faire que le bien dire, a laissé le français rude et sec, si pauvre et si nu, qu’il a présentement besoin « des ornements et, s’il faut ainsi parler, des plumes d’autrui. » Il ignore notre langue romane française du xiiie  siècle, de laquelle Rivarol, par un instinct remarquable, disait : « Il faut qu’une langue s’agite jusqu’à ce qu’elle se repose dans son propre génie, et ce principe explique un fait assez extraordinaire, c’est qu’aux xiiie et xive  siècles la langue française était plus près d’une certaine perfection qu’elle ne le fut au xvie . » Combien cette langue du xiiie siècle, et presque européenne alors, avait perdu de terrain au commencement du xvie , on le voit par les termes mêmes de la tentative de Du Bellay ; il importe, pour apprécier équitablement cette tentative, qui fut celle de tous les jeunes esprits doctes et généreux d’alors, de se mettre au point de vue de cette génération même qui entra sur la scène vers 1550 et de ne pas lui demander plus ni autre chose que ce qu’elle pouvait raisonnablement.

Un jeune érudit, plein d’ardeur et de foi, M. Léon Gautier, dans un livre intéressant sur les anciennes Épopées françaises, se plaçant à l’époque qu’il estime la plus belle de notre moyen âge poétique, a jugé avec une extrême rigueur notre Renaissance littéraire du xvie  siècle ; et je demande à le citer ici de préférence à d’autres qui ont pensé de même, au poète Miçkiewicz par exemple, parce qu’il embrasse plus complètement tous les éléments du procès et qu’il y entre, le dernier venu, en toute connaissance de cause :

« Nous ne savons pas, dit M. Léon Gautier, si, dans toutes les annales de l’humanité, il est une époque que l’on puisse légitimement comparer à notre Renaissance. Histoire d’une grande ingratitude, tel est le titre qu’il faudrait donnera une histoire de cette singulière période. Et il est bien entendu que nous ne voulons ici nous placer qu’au point de vue strictement littéraire ; nous n’aborderons à dessein ni la politique, ni la philosophie, ni la religion. On n’a jamais vu, suivant nous, une nation tout entière, que dis-je ? un siècle tout entier, mettre autant de rapidité à oublier toutes ses origines intellectuelles, toutes les annales, toutes les gloires de sa littérature et de son art. Les lettrés du xvie  siècle furent plus ignorants de notre ancienne poésie, et, en particulier, de nos épopées nationales, que nous ne le sommes aujourd’hui après cinq ou six siècles écoulés. En quelques années on oublia trois ou quatre siècles, et, avec cette malheureuse ambition qui est le fait de tous les novateurs, on voulut reconstruire à nouveau toute la littérature française. Il faut nous représenter Ronsard et sa Pléiade se précipitant, pleins d’ardeur, sur tous les chemins de l’intelligence avec la pensée bien arrêtée qu’ils sont les premiers à y entrer et que personne avant eux n’a connu le printemps ni les fleurs. Ils ne disaient même pas : « Tout est à refaire », ils disaient candidement ; « Tout est à faire », convaincus qu’avant eux il n’y avait eu ni lettres ni lettrés, ni poésie ni poètes. Existait-il un chef-d’œuvre incomparable qui s’appelait la Chanson de Roland ? possédions-nous le trésor de cent épopées que nous enviaient toutes les autres nations chrétiennes ? ils n’en savaient rien… Ils se passionnèrent pour l’Antiquité grecque et latine avec la plus ardente et la plus injuste de toutes les frénésies. Ce fut une épilepsie, ce furent des convulsions d’enthousiasme. On laissa les œuvres des poètes et des chroniqueurs du Moyen Age pourrir dans les manuscrits des bibliothèques délaissées ; mais on mit en lumière tous les philosophes, tous les poètes, tous les historiens de l’Antiquité, et on les imita avec une servilité qui n’avait rien de glorieux. La vieille langue nationale elle-même ne fut pas sacrée pour les mains de ces réformateurs : ils la remirent sur le métier et la fabriquèrent une seconde fois. Puis, ce premier travail étant terminé, ils se dirent un beau jour : « La France n’a pas d’épopée, il faut lui faire ce cadeau. » Ronsard alors écrivit la Franciade. »

M. Gautier a beau admettre ensuite qu’il y eut pour ces hommes de la Renaissance quelques circonstances atténuantes, il est trop évident qu’il ne leur en tient aucun compte dans les termes formels de la réprobation qu’il vient de lancer. Pour moi, quand je relis aujourd’hui ce petit livre de l’Illustration de Du Bellay, qui nous fait assister à un moment décisif et critique pour la langue et la littérature françaises, je sens le besoin de me bien représenter les circonstances parfaitement claires et définies où il parut et que notre érudition bien récente sur les anciennes sources françaises, sur les regrettables épopées du haut moyen âge, ne saurait, du jour au lendemain, changer et retourner. Éblouissement pour éblouissement, un nouvel enthousiasme soudain ne doit pas nous faire condamner l’autre.

Que s’était-il passé, encore une fois, dans notre littérature depuis deux siècles ?

On le sait maintenant, grâce aux travaux qui se poursuivent avec ardeur et qui ne remontent guère au-delà de ces trente dernières années : dans le haut moyen âge, époque complète, époque franche, qui, sortie d’un long état de travail et de transformation sociale, avait rempli toutes ses conditions et s’était suffi à elle-même, la langue, la littérature française qui était née dans l’intervalle, qui était sortie de l’enfance, qui était arrivée à la jeunesse (de même que l’architecture, que la théologie, que la science en général et que les arts divers), avait eu son cours de progrès et de croissance, une sorte de premier accomplissement ; elle avait eu sa floraison, son développement, sa maturité relative : poétiquement, une belle et grande végétation s’était produite sur une très-vaste étendue, à savoir l’épopée historique, héroïque. Il est dommage que ce mode d’épopée n’ait pu être fixé et consacré à temps chez nous par un grand poète en une œuvre mémorable et durable qui eût montré dans un immortel exemple ce qu’était, ce que pouvait être la langue française poétique entre Philippe-Auguste et saint Louis.

Au lieu de cela, faute d’un grand poète comme Homère ou comme le puissant rhapsode qui de loin nous donne l’idée d’un Homère, faute d’un poète supérieur qui pût, sinon fixer la langue, du moins la montrer et l’attester à jamais par une œuvre vivante, et solenniser ce noble et simple genre en l’attachant dans la mémoire des hommes avec des clous d’airain et de diamant, on alla à la dérive, selon le cours des temps et la dégénérescence des choses ; on en vint par degrés au dégoût et au mépris pour un genre usé qui tombait dans un romanesque affadissant ; puis l’oubli arriva.

C’est alors que, sur le déclin du moyen âge, un poème qui ne semblait point destiné d’abord à la grande fortune qu’il eut depuis, le Roman de la Rose, causa, parmi les esprits cultivés, une vive distraction, et apporta dans le courant des idées poétiques une perturbation étrange ; ce qui n’était d’abord qu’un accident devint (comme cela s’est vu souvent en France) l’occasion d’un entraînement général, d’une véritable révolution dans le goût.

Cette vogue usurpée, imméritée, presque inexplicable, du Roman de la Rose, et l’imitation à satiété qui en fut la conséquence, jetèrent l’esprit français dans une route de traverse où il s’empêcha et s’empêtra durant près de deux siècles. Pendant ces siècles intermédiaires, xive et xve , on alla en effet s’embarrassant de plus en plus et comme de gaieté de cœur, jusqu’à épuisement, dans une forme artificielle, dans un labyrinthe de subtilités dont on eut toutes les peines du monde à se dégager ensuite et dont on ne se serait pas tiré sans un heurt violent et un vigoureux coup de coude donné d’ailleurs. Un écrivain érudit, qui a fort étudié ces âges poétiques intermédiaires, M. Anatole de Montaiglon, a pu dire :

« Le Roman de la Rose, qui n’était d’abord qu’une glose le l’Art d’aimer d’Ovide, vint apporter un élément nouveau, un nouveau contingent dans la poésie française : l’allégorie philosophique. La verve satirique de certains détails de la seconde partie, l’audace philosophique de quelques conceptions surajoutées à l’idée première, contribuèrent à répandre ce poème, et, comme la popularité en fut énorme, disproportionnée, toute la poésie se jeta sur cette nouveauté, qui atteignit même le théâtre en y créant le genre insipide des moralités et soties. L’on comprend d’ailleurs ce succès ; les habitudes scolastiques données aux esprits par les théologiens et par les légistes, qui étaient les deux classes de la société spécialement littéraires, rendaient facile à comprendre et intéressante à suivre une forme de pensée et de style qui nous paraît aujourd’hui pénible autant que fastidieuse et monotone, parce que nous ne sommes plus dans un milieu imprégné de ce genre d’études et de ces distinctions quintessenciées qui étaient comme dans l’air. La subtilité abstraite et philosophique régnait alors au Palais et dans l’Église ; elle s’étendit à la poésie, où elle prit la première place. Elle aurait toujours percé, mais elle aurait été bien utilement contre-balancée par quelque grand poème chevaleresque en possession d’une renommée durable ; ne rencontrant rien de pareil à sen heure, elle l’emporta sans réserve, sans contrepoids. Aussi, en voyant la manière dont cette influence a duré dans la poésie jusqu’au xvie siècle et dans les romans jusqu’au xviie , bien des gens ont dit et diront encore longtemps que la littérature française commence au Roman de la Rose. C’est une grosse erreur ; car, d’un côté, le Roman de la Rose est un symptôme, un résultat au lieu d’être une cause, et de l’autre il est venu à la fin d’une période qui avait été grande et qui reste plus importante que ce qui l’a suivi ; il a apporté un élément nouveau sans doute, mais regrettable, et, par son succès, il a jeté la poésie française dans une voie déplorable, où elle pouvait rester éternellement embourbée ; en somme, il lui a fait perdre près de deux siècles et peut-être vingt poètes. Voilà une gloire et des services dont la postérité se passerait bien. »

Quoi qu’il en soit de ces vues si nettement exprimées et de ce qui peut y entrer de conjectural, l’importance excessive du Roman de la Rose et de toutes les ramifications qu’il engendra est un fait qui domine notre poésie durant ces âges médiocrement poétiques. Les piquantes ballades de Villon et ses refrains spirituels n’avaient fait que rompre un moment la tradition monotone. Le commun des versificateurs, à la fin du xve et au commencement du xvie  siècle, croupissait encore sur d’ennuyeuses variations de l’éternelle allégorie. Malgré l’épuration sensible qui s’était faite dans notre poésie depuis Marot et l’aisance aimable qu’il y avait introduite, on n’était point décidément sorti de la fausse voie qui avait ramené notre langue poétique à une sorte d’enfance et qui semblait confiner notre invention dans un cercle de puérilités pédantesques : pour remettre les choses de l’esprit en digne et haute posture, il était besoin d’une entreprise, d’un coup de main vaillant dont Marot et ses amis n’étaient pas capables, de ce que j’appelle un coup de collier vigoureux ; car c’est ainsi que j’envisage cette poétique de Du Bellay et de Ronsard, poétique toute de circonstance, mais qui fut d’une extrême utilité. Il ne fallait pas moins qu’un tel effort si bien concerté pour couper court à la routine et se tirer une bonne fois de la vieille ornière. La poétique de Du Bellay peut être considérée, en ce sens, comme une machine un peu mécanique et artificielle, animée pourtant d’un beau feu et panachée d’une belle flamme : elle aida puissamment à déblayer le terrain, à faire le champ net et à remettre la langue et la littérature dans une large voie classique, régulière, dans une direction qui, en définitive, n’a pas si mal abouti. Après tout, le livret de Du Bellay a amorcé la voie qui, agrandie avec le temps et aplanie, et le génie de la France s’en mêlant, est devenue la route royale de Louis XIV.

Que voulez-vous de plus ? En conscience, on ne saurait demander aux hommes d’avoir des horizons historiques tout à fait hors de leur temps, de savoir ce que nul alors ne savait, de deviner ce qui était caché et ce qui s’était perdu ou altéré au point d’être méconnaissable ; je reviendrai, à l’occasion d’un chapitre de Du Bellay, sur cet article des romans de chevalerie sons lesquels on aurait voulu qu’il retrouvât les chansons de geste. Mais comment reprocher à des hommes de vingt-cinq ans qui, en présence d’une littérature contemporaine futile, fade, puérile, triviale ou sophistiquée, viennent de se plonger dans ces belles lectures de l’Antiquité dont l’art de l’imprimerie ressuscitait les textes désormais tout grands ouverts et accessibles, comment leur reprocher d’en être tout remplis, d’en vouloir communiquer l’émotion généreuse, d’en vouloir verser la sève et comme transfuser le sang dans une langue moderne qui, certes, à cette date (je ne parle ni de Rabelais ni de sa prose), laissait si fort à désirer pour les vers et pour toute élocution sérieuse, élevée ? Qu’on regrette qu’il y ait eu interruption depuis deux cents ans déjà avec les sources premières du moyen âge et que la déviation ait été si profonde, je le comprends ; mais qu’on en fasse un crime à de jeunes hommes qui n’ont eu encore le temps que d’embrasser et d’épouser un seul ordre d’études, le plus noble de tous, et qui, la plupart, vont s’y consumer par trop de zèle et s’y dévorer, cela est souverainement injuste, et c’est méconnaître le rôle et la vocation assignés par la nature des choses et par la loi de l’histoire aux générations successives.

Ne l’oublions pas : un régime nouveau s’était déclaré, un nouveau climat (pour ainsi dire) avait lui et s’était coloré d’une lumière et de reflets venus d’au-delà des monts : on était dans la période de la Renaissance. Comment ne pas respirer l’air où l’on est né et où l’on vit ? Le moment étant donné, l’honneur des jeunes et vigilants esprits est alors de ne pas rester en arrière et de se lever des premiers, en faisant appel à tous. Ce fut le cas de Du Bellay et de ses jeunes amis. Son Illustration est la première étape marquée dans cette marche recommençante de notre langue ; les petits traités, si prisés, d’Henri Estienne ne sont venus qu’après.

Nous allons voir, d’ailleurs, quelle quantité de bons conseils Du Bellay a su trouver à l’usage des esprits classiques de tous les temps et à l’adresse de ceux du xvie  siècle en particulier.