Jean-Jacques Ampère73
I.
Une Étude sur J.-J. Ampère, ce littérateur polygraphe et complexe, cet esprit trois fois distingué, dont la valeur individuelle est si intimement liée aux maîtres, aux amis, à toute la génération qu’il représente, et à l’ensemble du mouvement intellectuel de son époque, une telle Étude exige un premier coup d’œil et un aperçu qui embrasse rapidement le progrès antérieur et l’état de la littérature comparée en France au moment où il y intervint, car Ampère, à son moment, a peut-être été le critique et l’historien le plus curieux, le plus à l’affût et le mieux informé des littératures étrangères, le plus attentif à les interroger et à nous les présenter dans leurs vivants rapports avec la nôtre. Il s’est intitulé en quelques-uns de ses livres le critique en voyage : littéralement ou au moral, il l’a été de tout temps.
La branche d’étude qui est comprise sous le titre de littérature comparée ne date en France que du commencement de ce siècle. On ne saurait, en effet, ranger sous ce nom les modes successives et les invasions de littératures étrangères, italienne ou espagnole, qui signalèrent la seconde moitié du xvie siècle et la première du xviie . On lisait les auteurs d’au-delà des monts, on les imitait, on les copiait avec plus ou moins de discernement, on les citait parfois avec à-propos ; mais il ne se faisait point à leur sujet d’examen ni de comparaison critique. On ne saurait contester cependant que des littérateurs instruits et consommés, tels que Chapelain, Ménage et l’abbé Regnier des Marets, ne fussent sur la voie d’une juste comparaison à établir entre la littérature française et les littératures du midi. Dès la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie , ce fut dans l’école et la postérité immédiate de Racine que s’annoncèrent les premiers signes d’attention donnés à la littérature et à la poésie anglaises. M. de Valincour estimait les beaux passages de Milton à l’égal des plus belles scènes de l’Iliade. Racine fils faisait entrer dans ses Réflexions sur la Poésie l’examen du Paradis perdu. Voltaire enfin, le premier, inaugura véritablement chez nous la connaissance de la littérature anglaise ; mais c’était surtout les idées qu’il avait en vue, il s’en emparait et s’en servait comme d’une arme dans la lutte, comme d’un instrument d’inoculation philosophique, bien plutôt qu’il n’y cherchait matière et sujet à une comparaison impartiale et critique. Aussi, après une première et rapide information de Shakespeare, passa-t-il vite à l’impatience et à la plaisanterie. Le Tourneur et cette école d’humbles traducteurs estimables contribuaient plus efficacement à préparer les esprits à une connaissance étendue des ouvrages d’outre-Manche ; mais ces traductions elles-mêmes n’osaient tout rendre ; on hésitait, on reculait devant les originaux ; on avançait bien lentement, et en ce qui était de l’autre côté du Rhin et de l’Allemagne on en ignorait tout : Grimm et le grand Frédéric, c’est-à-dire les plus Français d’entre leurs compatriotes, suffirent longtemps aux Parisiens comme échantillons uniques. Ce ne fut qu’au sortir de la révolution qu’un genre de curiosité purement intellectuelle, le besoin de savoir ce qui se pensait et s’écrivait au dehors, vient s’emparer de quelques esprits studieux, bien isolés dans le principe et se tenant tout à fait à l’écart de la littérature en vogue et des académies. Charles Villers, Benjamin Constant, et d’après eux Mme de Staël, donnèrent les premiers l’exemple de cette noble curiosité intelligente. Sismondi, pour sa part, dans ses cours professés à Genève, y aida ; mais ce fut surtout le modeste, savant et désintéressé Fauriel qui fonda réellement chez nous cette étude méthodique et approfondie. Entièrement libre et dégagé des préjugés d’école, des soucis de rhétorique et de tout besoin d’effet, sans aucun empressement d’amour-propre et uniquement appliqué aux choses, il aspira à tout savoir, et à savoir de source et d’original, apprenant d’abord les langues et ne jugeant les œuvres qu’en elles-mêmes. Le sanscrit, l’arabe, le grec, même le grec moderne et vulgaire, l’allemand, les langues romanes, l’italien comme s’il était de Florence, que n’apprit-il pas durant les vingt premières années du siècle qu’il passa sans presque rien produire et accumulant sans cesse ? Seul et dans le silence du cabinet, il avait devancé et préparé le mouvement qui ne se dessina guère d’une manière sensible qu’après la seconde Restauration, à partir de 1819. Il apportait en toute littérature la méthode historique et linguistique la plus éloignée des admirations classiques solennelles et consacrées, en s’abstenant toutefois de toute réaction ouverte et déclarée contre nos demi-dieux nationaux et nos idoles régnantes ; mais son procédé calme, net et fin, étendu, positif et ne s’appuyant que sur des textes, guérissait de toute superstition littéraire, bien mieux que n’eussent fait les invectives passionnées ou les déclamations oratoires. Il renouvelait ainsi dans ses fondements la critique que d’autres s’occupaient à orner et à embellir par les dehors. Le nouveau, le simple et le primitif, les racines en tout et la fleur première avant le fard et le luxe de seconde main, avant la superfétation de culture, avaient sa prédilection presque exclusive74. De près et pour ceux qui étaient une fois en rapport avec lui, il était l’esprit investigateur par excellence ; il exerçait sur eux une action intime et décisive. Parler d’Ampère sans avoir fait d’abord la place et la part de Fauriel, ce serait parler du fils sans avoir indiqué son parent et vrai père intellectuel, car le vrai rôle d’Ampère à bien des égards, c’est d’avoir été un Fauriel jeune, vif, extérieur, communicatif, chaleureux et intéressant. Quinet l’appelait Fauriel II.
J.-J. Ampère, né à Lyon en août 180075, fils du savant géomètre et physicien illustre, fut élevé et nourri à
Paris à partir de 1804. Il avait déjà perdu sa mère, et il ne se ressouvint jamais de ce
doux sourire qui avait lui sur son berceau. Une belle-mère qu’il eut ensuite, mais
bientôt séparée de son père, avec lequel elle était incompatible, ne lui fut de rien.
Son âme sensible eut de tout temps des arriérés de tendresse dont il ne sut que faire.
Son père, homme de génie, homme de bien, mais sans règle et sans suite dans les
habitudes journalières de la vie, ne put guère qu’exciter et secouer la jeune
intelligence de son fils sans la diriger. Les études d’Ampère n’eurent rien qui le tirât
de la routine ordinaire. Il fut mis d’abord en pension rue Neuve-Sainte-Geneviève, chez
un ancien oratorien, l’abbé Roche, qui passait pour janséniste. Bien des enfants
d’hommes distingués, les fils des Royer-Collard, des Halle, des Beugnot, des Sacy,
étaient dans cette institution, qui n’en valait pas mieux pour cela. Ampère passa
depuis, me dit-on, au collège Henri IV et plus tard au collège Bourbon, dont il suivit
les cours comme externe libre. Il remporta, en 1817, le premier prix de philosophie au
concours général ; le sujet était l’énumération des preuves de l’existence de Dieu. Son
père, à défaut du polytechnicien qu’il aurait voulu, avait eu l’idée de faire de lui un
apothicaire savant comme le furent les Geoffroy de l’ancienne Académie des Sciences, et
de notre temps les, Pelletier, les Robiquet. La vocation du jeune Ampère résista à la
chimie comme elle avait résisté au calcul intégral. La poésie était son faible, et il
s’y porta avec toute la verve de sa nature. Son père, une fois le premier deuil fait,
s’accommodait très-bien de cette ambition poétique de son fils. Bien qu’il fût en
quelque sorte la science pure, il avait des curiosités de tout genre : la poésie n’était
point exclue de son universalité ; il savait quantité de vers par cœur, et lui-même il
en avait fait pendant les ennuis amoureux et les courts intervalles de loisir de sa
première jeunesse. L’idée d’avoir un fils poète, dont une belle tragédie serait jouée et
applaudie au Théâtre-Français et qui viendrait prendre place à la suite dans le cortège
de nos grands classiques, flattait son amour-propre paternel. Cette première veine
d’Ampère, non contrariée, mais qui n’aboutit jamais à une franche manifestation et à un
succès, fut très-durable, très-persistante, et se prolongea presque jusqu’à la fin sous
l’œuvre critique et la culture d’histoire littéraire à laquelle il semblait
exclusivement adonné. Il y avait chez lui un poète in petto qui
reparaissait à l’improviste, au moment où l’on s’y attendait le moins ; qui chantait le
Nil, Thèbes et Memphis, au sortir de l’explication d’un hiéroglyphe ; qui soupirait une
plainte élégiaque dans le temps qu’on le croyait tout occupé de perfectionner un essai
de grammaire romane. Cette diversité de goûts, en s’entrecroisant, se nuisait mainte
fois. On assure qu’il ne cessa de concourir incognito pour les prix de
poésie de l’Académie française jusqu’à l’époque où il en fut. Il avait fait jusqu’à sept
tragédies, présentées et plus ou moins reçues au Théâtre-Français ; elles y dormaient et
y dorment encore sans doute dans les cartons à côté de celles de M. Viennet ; il disait
quelquefois en riant : « Si l’on voulait me jouer un mauvais tour, ce serait d’en
mettre une en répétition. »
Mais il ne riait qu’à demi en disant cela, et il
n’eût peut-être pas été très-fâché que l’idée en vînt à d’autres. Je ne prétends point
anticiper en ce moment, ni préjuger quelques-unes des pièces de vers assez spirituelles
et agréables qu’on a de lui ; mais il est certain qu’à sa sortie du collège, en cette
mémorable année 1819 où Lamartine se révélait par ses premières
Méditations, où Victor Hugo adolescent s’essayait déjà par des odes
touchantes et pures, où André Chénier apparaissait comme un jeune moderne dans ses
œuvres pour la première fois recueillies, Ampère, ardent, exalté, enthousiaste, ne
rêvait que la palme et le laurier. C’est vers ce temps, ou peu après, qu’il méditait un
poème d’Attila, et qu’il composait, d’après Manzoni sans doute, une
tragédie d’Adelghis sous le titre de Rosemonde. La couleur locale le
tentait fort : il s’y essayait à demi. Son père, premier confident de toutes ses
élucubrations poétiques, ne le décourageait pas, et il lui arrivait quelquefois de dire
à l’un de ses bons amis lyonnais, M. Lenoir ou M. Ballanche : « Crois-tu que
Jean-Jacques ait du génie ? »
C’était lui, l’illustre savant, qui avait du
génie ; son fils avait un talent qui se cherchait encore.
Ce talent n’était pas assez fort ni assez original pour se créer à lui-même un genre, une langue et un rythme, et il ne fallait rien moins que tout cela alors, du moins dans l’ordre lyrique, dans tout ce qui était odes, élégies, méditations, si l’on voulait être un poète de la jeunesse, un de ceux dont elle saluerait l’avènement avec transport. Ampère n’était pas assez artiste pour prendre dès l’abord un parti franc et décisif dans la réforme poétique qui se tentait d’un certain côté : son bon sens hésitait devant quelques excès apparents ; la tradition et la nouveauté se livraient bataille en lui ; il était trop sage et trop avisé pour se faire par système un style, et il n’était pas de ces natures souveraines qui en trouvent un naturellement.
Et quant aux couronnes du théâtre, auxquelles il semble avoir plus particulièrement visé, il y avait, pour y atteindre, des difficultés plus grandes encore que dans la branche lyrique. La tragédie exigeait un certain renouvellement ; mais à quel degré ? dans quelle mesure ? Le public ne savait pas bien lui-même ce qu’il désirait. M. Lebrun, par un heureux mélange de naturel et de passion, et aussi grâce au pathétique du sujet, réussissait avec éclat dans sa Marie Stuart, et cependant il ne pouvait faire agréer son second ouvrage, le Cid d’Andalousie, bien qu’il nous semble à quelques égards supérieur au premier76. Casimir Delavigne, favorisé dès ses débuts et qui parut à un moment près d’exceller, ne se soutint bientôt qu’à l’aide de concessions multipliées et de sacrifices qu’il semblait faire à un goût contraire au sien. Ampère, en le supposant lancé dans cette même voie dramatique, n’eût guère pu que le suivre ou le côtoyer, avec plus de conviction et de sens critique assurément, mais avec infiniment moins d’adresse et moins d’élégance. Il ne maniait le vers qu’en ouvrier assez inégal et dont la facilité même était trop prompte à se satisfaire.
Au nombre des influences vagues, mais ardentes, qui le saisirent à cette première
époque, et qui planèrent sur sa jeunesse durant ces deux ou trois années passées entre
le collège et le monde (1818-1820), je ne saurais omettre celle de Sénancour et
d’Oberman. Sautelet, Frank Carré, Jules Bastide, Albert Stapfer, un ou
deux autres encore, tous liés étroitement entre eux et avec Ampère, avaient lu
Oberman et s’étaient sentis aussitôt épris d’une admiration mystérieuse
et concentrée qui ressemblait d’autant mieux à un culte qu’elle était le secret de
quelques-uns. Oberman, dans sa tristesse désolée, est un de ces livres
qui tombent des mains tout d’abord, ou qu’on adopte avec ferveur. Le petit cénacle
l’avait adopté et en avait fait son Ossian. M. Cousin, à qui cette élite de jeunes
esprits était également dévouée, impatient peut-être de ce partage et pour couper court
à ce qui lui semblait un engouement, leur avait dit un jour que l’auteur
d’Oberman, avec sa mélancolie stérile, ne pouvait être qu’un
« mauvais cœur. »
Ce mot d’un maître, et qui lui était échappé un peu à
l’aventure, étonna et troubla profondément les adeptes, mais sans toutefois les
désenchanter. Le temps seul eut peu à peu raison de cette fièvre
d’Oberman
77.
Que de choses s’entremêlaient ! que de feux et d’éclairs, que d’impétueux nuages
s’entre-heurtaient sur ces jeunes fronts ! Telles étaient les générations d’alors, plus
désintéressées du moins et plus enclines à l’idéal que celles d’aujourd’hui. J’en
reviens, dans cette histoire de la formation intellectuelle et morale de notre ami, à ce
qui devait durer et prédominer. Ce fut le 1er janvier 1820 qu’Ampère
fut présenté par M. Ballanche à Mme Récamier à l’Abbaye-au-Bois : il
y venait à titre de compatriote lyonnais et de jeune poète plein d’espérances et de
promesses. Cette influence de Mme Récamier, comme en un autre sens
celle de Fauriel, fut trop décisive sur Ampère pour qu’on n’en marque pas avec soin
l’heure et l’instant78. Ce que je sais d’original, c’est que dans
l’été ou l’automne qui suivit, et que Mme Récamier passa à la
Vallée-aux-Loups, Ampère y passa également quelques semaines en compagnie de son ami
Alexis de Jussieu, qui y avait un pied-à-terre. Pendant ce temps d’ivresse et de
bonheur, son imagination se livra à tous les charmes d’une compagnie délicate et
choisie, qu’un soleil couchant de divine beauté embellissait encore. Ampère revint à
Paris une quinzaine environ avant Mme Récamier. Dès qu’il la sut de
retour, et la première fois qu’il lui refit visite à l’Abbaye-au-Bois, il la trouva
seule. Elle lui parla avec sa grâce ordinaire des charmantes journées, des courses et
promenades à travers le vallon, des gais entretiens où la conversation animée du jeune
homme avait mis un attrait de plus. Puis, touchant avec son art délié la fibre du cœur,
elle indiqua légèrement qu’il y avait eu lieu peut-être à des sentiments émus, que du
moins elle aurait pu craindre, si cela s’était prolongé, un commencement de roman pour
un cœur poétique, car sa nièce, alors toute jeune, était près d’elle. Ampère à ce mot
n’y tint pas, et tout d’un coup éclatant avec trouble et avec sanglot : « Ah ! ce
n’est pas pour elle »
, s’écria-t-il, et il tomba à genoux. Sa déclaration
était faite, l’aveu lui était échappé : il avait proféré, sans le vouloir, la parole
sacrée sur laquelle il ne revint pas. Nous sommes en plein Pétrarque, en plein Dante, si
vous aimez mieux. C’en était fait désormais du destin de toute sa vie. Mme Récamier n’eut plus qu’à continuer de le charmer et à le calmer peu à peu,
sans jamais le guérir.
A quelle date précise connut-il Fauriel ? Je ne le sais pas bien ; mais Ampère était
encore sans partage dans tout le feu de sa vocation romanesque et poétique, lorsqu’il
accompagna, en 1823, Mme Récamier à Rome avec le fidèle
M. Ballanche. Il s’y vit initié chaque jour à la plus haute et la plus fine société,
agréé sur le pied d’égalité par les plus beaux noms, et comme enveloppé dans les
relations les plus flatteuses : en s’y pénétrant du ton aisé de la suprême courtoisie,
il y prit sa première impression ineffaçable d’amour sérieux pour Rome, pour cette
patrie des âmes blessées, éprises des seules grandeurs de l’art ou de l’histoire, et
vouées à toutes les religions du passé. Il était à Naples après les fêtes de Pâques
1824, lorsque des lettres de son père, qui trouvait l’absence de son fils trop
prolongée, vinrent le rappeler instamment. Il s’arracha avec douleur à la chère colonie
qui devait passer un second hiver sur cette terre illustre. On raconte que, le lendemain
de son arrivée à Paris, déjeunant en tête-à-tête avec son père, qui le regardait
fixement et en silence, tout à coup le naïf savant s’échappa à dire : « C’est
drôle, Jean-Jacques, j’aurais cru que ça m’aurait fait plus de plaisir de te
revoir. »
Un verre d’eau fraîche, jeté brusquement au visage, ne ferait pas,
convenons-en, un autre effet. Rien ne pouvait refroidir chez Ampère le respect et
l’amour filial ; mais on conçoit qu’avec de tels repoussoirs le charme de Mme Récamier n’était pas près d’être affaibli, ni diminué.
Une autre influence, bien douce également et plus modeste, menaçait pourtant, en ces années, de traverser la première : un doux astre se levait à l’horizon et aurait pu prendre un rapide ascendant sur le cœur du jeune homme, s’il eût été plus libre. Ampère allait souvent chez M. Cuvier ; il y causait avec feu, avec entraînement de ce qu’il avait lu, de ce qu’il avait vu, des objets divers de ses goûts et de ses studieuses ambitions : Mllle Clémentine Cuvier l’écoutait en silence, prenait un intérêt sensible à ses récits et se plaisait à les lui faire répéter. Lorsqu’il revint d’Italie, la première fois qu’elle le revit, elle lui demanda ce que lui avait inspiré cette belle contrée : il était adossé à la cheminée ; ceux qui ont été témoins de la scène semblent y être encore : il se mit, d’un ton pénétré et plein de nombre, à réciter une ode en l’honneur de l’Italie. L’ode terminée aux applaudissements de tous, la conversation s’engagea : jamais esprit plus charmant, causeur plus gracieux et plus vif n’avait captivé l’attention. Tel il était dès lors. Je dirai seulement de ce tendre intérêt qu’il inspira à Mlle Cuvier, intérêt mystérieux resté bien longtemps secret, et dont il est permis à peine de dévoiler quelque chose aujourd’hui79, que plus tard les voyages d’Ampère en Allemagne, puis dans le Nord, y apportèrent un arrêt et un obstacle, peut-être un brisement et une rupture intérieure : à son retour du Nord, il ne retrouva plus celle qui savait si bien l’écouter ; la noble jeune fille si distinguée, et depuis quelque temps promise à un autre, mourait de consomption avant l’autel. Sa mémoire était demeurée à l’état de religion, — faut-il dire de demi-remords ? — pour Ampère. Une tante de la jeune personne, Mme Brack, lui avait fait don d’un moulage en plâtre, figurant les bras et les mains de la morte. Dans ses chambres sans ordre et remplies de livres, Ampère avait un placard caché où se trouvaient ces chères reliques qu’il a été donné à bien peu de ses amis, même de ceux qui vivaient le plus près de lui, de voir et de connaître. J’en puis parler, car je les ai vues et touchées80.
J’ai hâte pourtant d’en venir au littérateur, à celui qui mérite d’occuper le public et
que nous avons à étudier. Ce fut Fauriel qui coupa court à cette première ébullition
poétique sans objet bien précis, et qui le mit dans sa vraie voie, la critique sérieuse
et la littérature comparée. Ampère, docile à Fauriel, étudia quelque temps sous lui le
sanscrit, en même temps que Fresnel, sous la même impulsion, se livrait à l’arabe81. C’est Ampère qui fit
faire à M. Mérimée la connaissance de Fauriel. La première fois que M. Mérimée le vit,
Fauriel avait sur sa table un ouvrage qu’il lui montra. « Voici, dit-il, deux
volumes de poésies serbes qu’on m’envoie ; apprenez le serbe. »
C’est ainsi
que ce vrai savant, ennemi des à peu près et des faux semblants, adressait chacun aux
sources mêmes. Ampère, selon ceux qui l’ont le mieux connu, avait une aptitude
particulière pour la linguistique. Il saisissait tout de suite, dans une grammaire qui
lui tombait sous la main, les singularités d’un idiome et sa physionomie. Il avait
très-vite appris assez de chinois pour lire couramment un livre dans cette langue. Il
n’avait qu’à vouloir pour avoir ses entrées directes dans une quelconque des
littératures européennes ou orientales. En ce sens, il est dommage sans doute qu’il
n’ait pas persévéré vers un but et dans une ligne : il aurait tracé son sillon ; mais
Ampère n’était pas un Eugène Burnouf : sa vocation, à lui, était multiple, mobile et
diverse. C’était un libre promeneur. Dès qu’il se sentait un peu maître d’une étude et
qu’il l’avait pénétrée par l’esprit, il passait à une autre, croyant pouvoir chasser
plus d’un lièvre à la fois. Son gibier le menait ainsi sur bien des pistes.
Le résultat littéraire de ses nouvelles études se produisit d’abord agréablement dans des articles du Globe : le dépouillement exact de sa contribution à ce journal n’a jamais été fait ni par d’autres ni par lui-même. Le premier article que je rencontre sous sa signature (26 mars 1825) est un compte rendu du Voyage dans le Latium de Bonstetten. Ampère avait lu ce livre avec plaisir soit dans son voyage de Rome, soit au retour, et il nous en fait part. Ce qui me frappe dans cet article de début (maiden-article), c’est le choix du sujet, et je ne puis m’empêcher d’y voir un augure présageant le genre d’études romaines qui seront la dernière et suprême occupation de sa vie. J’y trouve aussi cet éloge de Bonstetten, qui n’est autre chose qu’une critique détournée à l’adresse de Chateaubriand :
« L’auteur, remarque-t-il, ne s’y prend pas comme M. de Chateaubriand, qui, pour donner une idée précise de la campagne romaine, dit qu’on y trouve quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone ; mais il cite des faits… Toute cette éloquence, ce me semble, serait bien pauvre à côté de cette réponse de quelques ouvriers auxquels M. de Bonstetten demandait comment ils vivaient : — Nous n’avons tout au plus que du pain à mangeret quelques herbes crues arrachées dans les champs. — Et quand vous êtes malades ? — Nous mourons. »
Mme Récamier à cette date était absente. Ampère, livré à lui-même, avait des velléités d’opposition contre le demi-dieu, auquel il eût été tenté de dire : Oh ! que vous me gênez ! Notons bien chez lui cette intention fugitive, car on ne l’y reprendra plus. — Il terminait cet article sur l’état de la campagne romaine en disant :
« Cet ouvrage se rattache à de grandes questions, et l’on n’y trouve ni déclamation, ni paradoxes, ni parti-pris d’avance, ni dédain : c’est aujourd’hui un grand mérité ; aujourd’hui plus que jamais les idées absolues révoltent, l’ironie fatigue, mais la représentation des choses telles qu’elles sont donne un plaisir pur et tranquille : c’est un plaisir de ce genre qu’on éprouve en lisant M. de Bonstetten. »
En écrivant plus tard sur Rome, — et sur l’ancienne Rome, — Ampère est-il resté fidèle en tout au programme que lui-même il traçait dans sa jeunesse ? A-t-il su se garder de ces inconvénients qu’il signale, parti-pris, dédain, ironie, idées absolues ?… Mais ne devançons pas les temps.
L’amitié lui inspira son second article, du 4 juin 1825, sur le Théâtre de Clara
Gazul. Il eut soin toutefois de ne point forcer l’éloge, et peut-être, par la
réserve qu’il s’imposa, ne sut-il point marquer assez nettement tout ce qu’il y avait
d’original et de hardi dans le coup d’essai de M. Mérimée. Un des lecteurs du
Globe fut du moins de cet avis et crut trouver « quelque
disproportion entre l’extrême mérite de l’ouvrage et le jugement favorable, mais
très-mesuré, que le critique en avait porté. »
(N° du 18 juin 1825.) — Ampère
se remit au pas dans un autre article du 9 juillet suivant. J’en tire seulement cette
conclusion, que dans la critique des œuvres contemporaines, par bon goût peut-être, par
discrétion et aussi par une sorte de compromis secret entre les diverses écoles, Ampère
ne sut jamais apporter cette vigueur décisive qui tranche les hésitations, qui fait
saillir les caractères (qualités et défauts), et qui classe non-seulement l’œuvre et
l’auteur en question, mais le critique lui-même. Très-vif et tout feu en causant, il
n’osait qu’à demi sur le papier. Aussi n’a-t-il jamais mordu sur le public proprement
dit : il se contentait du suffrage des salons, et dans la rénovation littéraire qui
s’opérait, il ne donna au dehors aucun grand signal.
Il était davantage dans ses tons en présentant une analyse et un jugement excellent des œuvres dramatiques de Goethe (29 avril et 20 mai 1826). Ce travail attira naturellement l’attention de Goethe, qui avait pris le Globe en singulière estime. Dans une lettre du 12 mai, c’est-à-dire dans l’intervalle du premier au second article, le grand poète en écrivait au comte Reinhard :
« Que ces messieurs du Globe soient bienveillants pour moi, cela est justice, car moi je suis vraiment épris d’eux. Ils nous donnent le spectacle d’une société d’hommes jeunes et énergiques jouant un rôle important. Je crois apercevoir leurs buts principaux ; leur manière d’y marcher est sage et hardie. Tout ce qui se passe en France depuis quelque temps excite vraiment l’attention et donne des pensées que l’on n’aurait jamais conçues. J’ai été heureux de voir quelques-unes de mes convictions intimes, et renfermées dans mon être intime, exposées et commentées suffisamment… Un article (de M. Ampère) sur la traduction de mon théâtre m’a fait grand plaisir. Je vois maintenant ces pièces d’un tout autre œil qu’au temps où je les ai écrites, et il est pour moi bien intéressant de constater l’effet qu’elles produisent sur une nation étrangère et dans une époque dont les idées sont tout autres. Mais ce qui me plaît surtout, c’est le ton sociable de tous ces articles : on voit toutes ces personnes penser et parler au milieu d’une compagnie nombreuse ; au contraire, en Allemagne, on reconnaît à la parole du meilleur d’entre nous qu’il vit dans la solitude, et toujours c’est une seule voix que l’on entend. »
Goethe revint souvent en ces années sur ces articles d’Ampère à son sujet ; il les traduisit en allemand ; il disait82 :
« Le point de vue de M. Ampère est très-élevé. Les critiques allemands, dans des occasions semblables, aiment à partir de la philosophie ; leur examen et leur discussion de l’œuvre poétique sont tels que leur commentaire explicatif n’est intelligible qu’aux philosophes de l’école à laquelle ils appartiennent : quant aux autres lecteurs, l’explication est pour eux beaucoup plus obscure que l’ouvrage qu’elle veut éclaircir. Au contraire, M. Ampère agit tout pratiquement, tout humainement. En homme qui connaît le métier à fond, il montre la parenté de l’œuvre avec l’ouvrier, et juge les différentes productions poétiques comme des fruits différents des différentes époques de la vie du poète. Il a fait la plus profonde étude des vicissitudes de ma carrière sur cette terre et des situations diverses de mon âme, et il a eu le talent de voir ce que je n’avais pas dit et ce qu’on ne pouvait lire, pour ainsi dire, qu’entre les lignes. Avec quelle justesse n’a-t-il pas remarqué que, dans les dix premières années de ma vie de ministre et d’homme de cour à Weimar, je n’avais, autant dire, rien fait ; que c’est le désespoir qui m’a poussé en Italie ; que là, pris d’un nouveau désir de produire, je saisis l’histoire du Tasse pour me délivrer, en prenant comme sujet tous les souvenirs et toutes les impressions de la vie de Weimar, qui me fatiguaient encore de leur poids accablant ! Le nom (ou la signification) de Werther renforcé qu’il donne au Tasse est d’une justesse frappante. Il n’y a pas moins d’esprit dans ce qu’il dit sur le Faust, lorsqu’il montre que le dédain sarcastique et l’ironie amère de Méphistophélès sont des parties de mon propre caractère, aussi bien que la sombre activité toujours inassouvie du héros. »
Ce fut précisément dans le temps où Goethe s’occupait avec tant d’intérêt du
Globe, des articles d’Ampère et de ses amis, que le jeune homme, venant
de Bonn où il avait passé quelques mois à germaniser, à suivre des cours, et méditant
d’aller dans le Nord et en Scandinavie, fit sa visite attendue et prévue à la cour
poétique de Weimar. Goethe se l’était figuré, d’après ce qu’il avait lu, un homme jeune
encore, mais inclinant vers l’âge moyen : quelle ne fut pas sa surprise en voyant entrer
un tout jeune homme dans la vivacité et la fleur du premier épanouissement ! Ampère, en
mai 1827, allait avoir vingt-sept ans ; mais, frais et imberbe, il n’en paraissait pas
plus de vingt, et Goethe apprit de lui, non sans étonnement, que tous ses collaborateurs
du Globe, dont « il avait souvent admiré la sagesse, la modération
et le haut développement »
, n’étaient guère plus âgés que lui.
Ampère, dans cette visite, était accompagné d’Albert Stapfer ; mais ce dernier, jeune homme instruit, fils de dignes parents profondément marqués eux-mêmes de l’empreinte germanique, d’ailleurs élève particulier de M. Guizot (quand celui-ci ne faisait qu’arriver de Genève), n’était point, à proprement parler, un échantillon de droite lignée française, et ne pouvait faire en rien concurrence à son compagnon. Ampère apparaissait donc dans tout son relief comme le pur et vif organe, le représentant de l’esprit français nouveau. Ce fut fête à Weimar pour le recevoir : il y eut tout d’abord un grand dîner en son honneur ; on y causa de tout ; on y passa en revue tout ce que la France d’alors possédait ou promettait de distingué et d’illustre, et après le dîner, dans une promenade au bois, Goethe ronflait au fidèle Eckermann toute sa satisfaction d’avoir fait connaissance avec Ampère et d’avoir par lui abouché directement les deux littératures.
« Ampère, disait-il, a placé son esprit si haut, qu’il a bien loin au-dessous de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les idées bornées de beaucoup de ses compatriotes ; par l’esprit, c’est bien plutôt un citoyen du monde qu’un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d’hommes qui penseront comme lui. »
Ampère pourra avoir bien des satisfactions d’amour-propre dans sa vie, bien des succès de salon, de boudoir ou même d’auditoire public ; mais cet éloge qu’il méritait à vingt-sept ans restera sa plus belle et sa plus glorieuse couronne.
Et pour la France elle-même, en présence des générations qui ont succédé et par une sorte de contraste avec elles, la génération dont fit partie Ampère restera à jamais honorée par ce mot de Goethe, par cette prophétie, hélas ! trop peu vérifiée. Que sont-ils devenus ces milliers d’hommes qui devaient penser comme lui ? Qu’est-elle devenue cette tradition nouvelle, élargie, féconde, qui, une fois nouée, devait se perpétuer et grandir pour l’honneur de la civilisation et de la libre intelligence ? Combien peu de ces jeunes hommes mêmes, formés dès lors de si bonne heure et si brillants à leur entrée dans le monde des lettres, ont accompli toute leur mission et rempli toutes leurs promesses ! Pourquoi faut-il qu’obéissant à des souffles bientôt différents et contraires, distraits la plupart et enlevés par la politique et les affaires, ils se soient plus ou moins dispersés, qu’ils n’aient pas eu d’action immédiate et directe sur leurs successeurs, et que ceux-ci, obéissant à de tout autres inspirations, quelques-uns pleins d’esprit, de génie même, puissants, prodigieux de veine, aient marché au hasard des temps, aient mêlé la cupidité à l’art, gâté le talent par d’impurs alliages, et n’aient rien créé qui fût tout à fait digne de si orgueilleux débuts, de si florissantes prémices ?
Je reviens au succès de notre jeune voyageur à la cour poétique de Weimar, succès rapide et complet, tout à fait justifié dans sa personne. Je repasse en revue mes souvenirs, je fais en idée le recensement de nos amis d’alors, et il me semble qu’aucun, en effet, n’était aussi qualifié qu’Ampère pour représenter avec avantage auprès de Goethe la génération intellectuelle dont il faisait partie. On aurait été aux voix dans les rangs du Globe pour élire un envoyé littéraire auprès de Goethe que l’on n’aurait pu tomber plus juste ni mieux choisir.
Et j’écarterai tout d’abord le glorieux trio de Sorbonne, MM. Cousin, Villemain et Guizot, qui de loin pouvaient paraître présider au Globe ou y être mêlés mais qui de fait n’en étaient pas. Ils appartenaient chacun à un ordre et à un mouvement d’idées antérieur. C’étaient les princes de l’esprit, et l’on n’envoie pas des princes pour ambassadeurs.
Mais certes le fondateur et directeur du Globe, M. Dubois, était fait pour réussir lui-même dans un tel voyage. Goethe l’eût écouté avec étonnement dans sa conversation pleine de verve, de saillies, de jets et d’efforts souvent heureux, de vues parfois lucides et perçantes ; mais en même temps il n’aurait pu s’empêcher de remarquer en lui que l’esprit français, pour faire ses nouvelles conquêtes, se donnait bien de la peine et tâchait beaucoup, qu’il y avait bien de l’inachevé, du heurté, du saccadé, un peu de crise de nerfs dans toute cette ambition généreuse, plus de commencements que de suites ; et lui, l’homme calme et supérieur, du haut de son approbation bienveillante il lui eût été difficile parfois de ne pas sourire.
Certes M. Mérimée, si admiré de Goethe dès ses productions premières, pour son Théâtre de Clara Gazul, pour sa Guzla, considéré par lui au début comme un des plus francs et des plus originaux talents de la France, certes M. Mérimée eût été auprès de lui un représentant bien venu et bien choisi de l’esprit et de l’art nouveaux ; mais c’eût été un représentant tout individuel, lui offrant en soi une forme déjà parfaite, un moule exact aux arêtes vives, un profil de bronze, artiste à la fois charmant et sévère, osant beaucoup, disant peu, et s’abstenant volontiers, en tant qu’esprit, des échappées au dehors, des vues critiques conjecturales, des idées innombrables qui traversaient l’air en ce temps-là, et dont il n’était pourtant pas indifférent d’indiquer les traces. Ce qu’il fallait à Goethe à ce moment, c’était surtout un informateur.
Et à ce titre certes encore M. Vitet, l’homme de l’art, — des beaux-arts, — des premiers enthousiasmes pour le beau, des retours animés et des studieux élans vers le moyen âge roman et gothique, le passionné visiteur des cathédrales des bords du Rhin, eût été des mieux choisis ; mais je ne sais quoi d’un peu discret et d’un peu retenu dans le courant de l’entretien familier n’eût point valu peut-être, pour un commerce d’aussi courte durée, l’entrain, l’abandon et la rapidité d’Ampère. Et ce que je dis de M. Vitet, je le dirai à plus forte raison de Jouffroy, l’homme des hautes pensées, le théoricien au front contemplatif, à la parole magistrale, et dont la chaleur d’âme, avant de se révéler, se cachait quelque temps sous un aspect d’élévation et de froideur.
M. de Rémusat encore eût été sans doute des mieux désignés : son intelligence et son talent réfléchi rayonnaient alors dans tous les sens. Il aimait toutes choses, il était par excellence le premier des amateurs en tout, comme l’appelait Royer-Collard, et cependant la politique déjà le préoccupait beaucoup, et plus encore que la littérature ; il avait je ne sais quelle teinte de maturité avant l’heure, et Goethe, en goûtant chez lui une finesse d’idées, une subtilité déliée, voisine et parente de la sienne, le charme des nuances, n’aurait pas également été frappé du contraste de sa jeunesse ; il n’aurait peut-être pas saisi tout d’abord aussi aisément que chez Ampère la pointe et la célérité françaises, persistant jusque dans les enrichissements nouveaux.
M. Duvergier de Hauranne, esprit pénétrant, exact, acéré, était plus fait pour représenter le Globe en Angleterre, à Abbotsford, auprès de Walter Scott, qu’à Weimar.
Et des autres rédacteurs du Globe, auxquels on aurait pu penser pour cette députation idéale que j’imagine et qu’il me plaît de rêver par les figures qu’elle me rappelle et qu’elle ressuscite, M. Duchâtel eût été encore un actif, un alerte et délibéré causeur, mais un peu trop détourné déjà vers les considérations économiques et politiques. Ernest Descloseaux aussi eût donné une bonne idée de ses amis, lui qui des premiers chez nous connut bien Shakespeare et qui en parlait avec tant de précision et de sagacité, et pourtant avec son air fin écossais il était déjà comme un attorney actif, trop partagé dès ce temps entre les belles-lettres et les dossiers, qui bientôt l’absorbèrent. M. Pierre Leroux, intelligence supérieure, mais peu dégagée, homme de mérite, retenu à cette date au second plan dans des occupations secondaires et que l’on considérait comme la cheville ouvrière ou l’âme matérielle du Globe, M. Leroux, cet esprit des plus idéalistes, si on se le figure à Weimar, eût paru par trop porter, comme on dit, l’eau à la rivière, le fleuve à la mer, porter l’Allemagne dans l’Allemagne même. Je ne dirai rien des autres collaborateurs, distingués à leur manière, mais d’une distinction plus spéciale et plus confinée, et à qui pareille mission eût évidemment moins convenu : Charles Magnin, littérateur casanier, esprit tout français, qui ne s’émancipa que la plume à la main, peu à peu et par degrés ; M. Patin, esprit délicat, possédant mieux que personne l’antiquité grecque, acceptant les progrès modernes sans les devancer ; M. Auguste Trognon, qui renfermait et limitait ses innovations et ses hardiesses d’un moment dans le cadre de notre histoire nationale ; l’intègre et laborieux Damiron, qui n’eut de tout temps d’autre défaut que de rester un esprit disciple, trop soumis à ses aînés et à ceux qu’il considérait comme ses maîtres.
Ampère se trouvait donc tout naturellement le meilleur représentant de son groupe au dehors, le plus approprié, le mieux désigné, le mieux causant, sinon le plus éloquent. Il dut plaire doublement à Goethe, et par sa verve, par son entraînement, et parce qu’aussi cet entraînement sans fumée et sans fougue était coupé à temps avec gaieté par une épigramme et une plaisanterie mondaine. Tel l’avait fait et façonné Mme Récamier. Avant elle, il était impétueux, violent, me dit-on, emporté, colérique même, un enthousiaste sans frein. Elle lui avait adouci ses aspérités et à la place y avait mis du savoir-vivre. Elle lui avait ôté, je le crois, un peu de son feu sacré ; mais en revanche elle lui avait donné du tact, du goût, et ce sentiment du ridicule qui n’est autre peut-être que celui de la bonne société.
Ce double caractère se montre dans une lettre de lui écrite de Weimar à Mme Récamier elle-même, et dans laquelle, après avoir parlé de Goethe en particulier comme il le faisait pour le public, c’est-à-dire avec admiration, il terminait cependant par une légère raillerie.
Cette lettre fut toute une histoire. Mme Récamier, l’ayant reçue, la montra aussitôt et la lut autour d’elle. Un visiteur de passage à l’Abbaye-au-Bois, dont il ne devint jamais un habitué, Delatouche, homme d’esprit, mais assez peu sûr et qui n’aimait rien tant qu’à faire des niches littéraires, saisit la lettre au vol, en demanda communication pour la donner à la rédaction du Globe, dont il n’était pas, mais auprès de laquelle il n’était pas fâché de se faire bien venir. Mme Récamier, un peu faible à l’endroit de ses amis et ne perdant aucune occasion de leur faire plaisir ni de leur acquérir un éloge, lâcha la lettre, qui parut ensuite toute vive dans le Globe, presque sans aucun retranchement. Ampère, qui n’avait pas quitté Weimar, fut un peu effarouché de voir ainsi ses impressions toutes confidentielles lui revenir par la presse et aller droit à l’adresse de ceux dont il parlait si librement. On y lisait d’ailleurs les témoignages les plus agréables pour Goethe, par exemple :
« Goethe a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J’ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l’ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d’esprit prodigieuse : tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s’intéresse à tout, il a de l’admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits-enfants qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenus de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses intentions, de ses souvenirs : il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.
« Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire, parce qu’il est occupé de tous les autres talents. »
Mais la lettre citée se terminait par cette phrase assez épigrammatique :
« Vous allez croire que la manie admirative des Allemands pour leur poète m’a gagné. Pourtant je n’en suis pas encore au point de la bonne dame chez laquelle je demeure ici, qui s’extasiait sur ce que l’abondance des idées du grand homme était telle qu’il lui avait fallu un secrétaire ! Avoir un secrétaire est dans ce pays-ci sans exemple… »
Je ne sais ce qu’en pensa la bonne dame chez qui il logeait, mais en général à Weimar on prit très-bien l’indiscrétion83.
La dernière journée qu’Ampère passa avec Goethe, et que je lis racontée par lui dans le Globe du 31 juillet 1827, n’a jamais été reproduite dans ses Mélanges, car ses Mélanges, recueillis d’abord par lui-même, l’ont été selon son habitude, à la hâte et fort négligemment.
« Je n’oublierai jamais surtout, disait-il, le jour où je lui ai dit adieu. Il était dans une petite villa qui touche au parc du grand-duc : il a consacré ce modeste séjour, il y a quarante ans, en y écrivant Iphigénie, et il en a planté tous les arbres. Il pouvait être cinq heures du soir : assis sur un banc à l’extrémité de son petit jardin, il jouissait de la vue du parc et de la beauté du jour et de l’heure. Je m’assis sur ce banc à tes côtés ; une émotion mêlée de respect, d’attendrissement et de tristesse m’empêchait de parler. Je le regardais, je l’écoutais avec recueillement ; j’admirais en silence la vivacité de ses souvenirs, les grâces de son esprit, la sérénité de son âme ; il me montrait les grands arbres qui s’élevaient au-dessus de nos têtes. « On est bien hardi de planter un arbre », disait-il en souriant. Tout à coup Goethe se leva comme pour éviter le commencement d’une impression triste, et comme je m’approchais pour le saluer, il m’embrassa et me donna un livre en souvenir de lui. Je m’éloignai rapidement, le cœur plein d’une émotion difficile à décrire. Je fus au théâtre : on donnait la Marie Stuart de Schiller ; le génie du grand poète et le charme de la belle reine furent dignement représentés par Mme d’Heygendorf. A la fin de cette soirée toute poétique, je me promenais dans le parc avec le fils de Goethe et quelques amis ; nous approchâmes de sa petite maison sans faire de bruit. Tout se taisait ; mais une fenêtre était encore éclairée. Là il veillait. Peut-être ¡1 ajoutait d’une main presque octogénaire une dernière perfection à ses ouvrages ! Peut-être il repassait cette journée ; peut-être il donnait un souvenir fugitif à cette heure où je lui ai dit adieu !
« Je m’arrête, monsieur ; il est difficile de ne pas se laisser entraîner à quelque émotion quand on parle des souvenirs les plus doux et les plus mémorables de sa vie. »
Notre siècle aime ces détails intimes, il n’en a jamais trop. Ne serait-il pas permis toutefois de relever ici une sensibilité littéraire un peu prolongée, une émotion un peu voulue et un peu factice ? Ampère ne s’en est pas toujours préservé.
On sera peut-être curieux de savoir comment Chateaubriand, qui régnait dans le salon de Mme Récamier, accueillait ces louanges en l’honneur de Goethe, et cette admiration qui tenait du culte et qui s’adressait de son vivant à un autre que lui. Quelques remarques ici, pour ceux qui tiennent à savoir les nuances de société (et nous sommes en ce moment avec un littérateur, homme de société), ne seront peut-être pas inutiles. Ampère avait commencé avec Chateaubriand par une certaine colère secrète et un sentiment de répulsion assez compliqué, soit qu’il vît en lui le rival radieux qui, dans la pensée de Béatrix, occupait la première place et le rejetait lui-même au second plan, soit qu’il lui en voulût, comme ami, de certaines souffrances et de certains ennuis dont il avait été témoin ou confident, et qu’avait ressentis la Béatrix elle-même, dans les moments où elle se croyait sacrifiée à d’autres amitiés moins dignes. J’ai indiqué précédemment un léger indice, une velléité d’émancipation et d’indépendance. Malgré tout, Mme Récamier avait triomphé de difficultés plus grandes, et elle sut si bien, à la longue, adoucir et mater Ampère sur cet article délicat de Chateaubriand, qu’à partir d’un certain jour le jeune écrivain se fit une loi de ne plus rien publier, ne fût-ce qu’un simple morceau, sans trouver moyen d’y glisser au moins une fois le glorieux nom qui, dans le principe, l’avait si fort offusqué. Et plus tard, à des années de là, voyageant en Grèce, Ampère lui fit la galanterie de couper à Delphes, à son intention, une branche du laurier qui existe aujourd’hui — ou qui existait — dans l’enceinte du πέμενος84 , « laurier descendant en droite ligne de feu Daphné », ainsi métamorphosée, si l’on s’en souvient, et il l’envoya à Chateaubriand avec quatre pages de compliments.
Les choses n’en étaient pas tout à fait là encore à ce moment du voyage en Allemagne, mais déjà la paix et l’harmonie régnaient dans les cœurs. Certainement Ampère, quelques années plus tôt, s’il avait visité lord Byron en Italie, n’aurait pu en écrire librement à Mme Récamier, comme il fit de Goethe, sans choquer par là même et désobliger Chateaubriand. Byron était un des antipathiques de l’illustre auteur de René, qui le considérait comme un rival, et pis que cela, presque comme un plagiaire. Il n’y avait pas assez de place dans le ciel poétique pour tous deux, — deux soleils à la fois ! Un jour que Chateaubriand entrait chez Mme de F…, fille de la marquise d’Aguesseau, et qui, née en Angleterre, avait le culte de Byron, il vit sur une console un buste nouvellement placé, et il demanda en souriant qui c’était ; sur la réponse que c’était lord Byron, il fit un geste en arrière, et son noble visage ne put réprimer une de ces grimaces soudaines auxquelles il était trop sujet. Mais ici, avec Goethe, les rapports étaient tout différents : Goethe était déjà un ancien ; Werther appartenait à un autre siècle. L’Allemagne aussi était plus loin, plus séparée de la France que l’Angleterre ; le contact, le conflit des deux gloires n’avait pas eu lieu. Pour le chevaleresque et galant auteur du Dernier Abencerage, un homme de lettres, si illustre qu’il fût, un poète octogénaire qui recevait son monde en robe de chambre de flanelle blanche, ne pouvait être un rival : c’était un patriarche. L’amour-propre, ici, était tout à fait désintéressé dans la question85, et la critique libérale d’Ampère en profita pour se donner pleine carrière.
De Weimar Ampère alla à Berlin, et de là il passa en Suède. On peut se faire une idée parfaite de ce qu’il était alors en causant, — de ce qu’il fut jusqu’à la fin, — par l’agréable relation qu’il a donnée de ce premier voyage. Je viens de la relire après quarante ans : je ne sais rien de plus vif, de plus léger, de plus juste dans la touche et dans le dessin. Quoique Ampère eût de mauvais yeux, et qu’évidemment la nature ne l’eût point formé pour le pittoresque, il s’en tire à force d’esprit et d’intelligence. Il est suffisamment paysagiste pour quelqu’un qui dessine et ne peint pas. Son crayon exact se trouve être même assez coloré quand il le faut. Il a le premier sentiment très-vrai, et qu’il nous rend très-fidèlement, des divers pays qu’il parcourt : avec lui, la physionomie des lieux se montre aussitôt à nous en elle-même et dans son rapport moral avec le caractère des habitants ; car ce qui m’en plaît chez Ampère voyageur, c’est que l’homme n’est jamais absent, ni loin. On nous a gâtés depuis en fait de descriptions ; la littérature a fait concurrence à la peinture et s’est piquée de l’égaler ou de l’éclipser. On a aussi poussé à bout le principe de naturalisme et de physiologie, le rapport des lieux et des habitants ; on a fait les uns à l’image des autres ; on a montré et accusé le lien qui les unit jusqu’à le grossir et le forcer. Ampère, dans sa manière rapide et son heureux instinct, se contente de toucher sans appuyer ; il indique l’harmonie entre le moral et le physique, sans aller jusqu’à une complète identification ; il laisse place à un certain jeu des facultés. Il n’est nullement étranger d’ailleurs à la science : s’il remarque en passant un pli géologique du sol, on sent à l’exactitude du signalement l’ami d’Élie de Beaumont ; s’il parle de la végétation, s’il rattache un pays, un degré de latitude à une plante, à une mousse, on sent l’ami d’Adrien de Jussieu ; s’il montre du doigt la tour de Tycho-Brahé, et s’il caractérise d’un mot « le ciel agrandi » que le patient observateur livra au génie et aux lois de Kepler, on sent le fils d’Ampère, nourri dans ces choses de science et qui parle naturellement la langue de sa maison. En tout, il est ainsi : une prompte intelligence le guide, et chaque trait porte où il faut. Tout cela est fin, net et proportionné. Il n’a fait qu’effleurer la Laponie, mais l’aperçu qu’il en a tracé est vivant et s’anime, jusque dans sa réalité, d’un souffle de sympathie humaine. Les profils qu’il donne des hommes distingués du Nord, des poètes et littérateurs de talent, les font aussitôt comprendre par les côtés principaux qui nous intéressent : Atterbom, Œlenschlæger, Tégner, désignés par lui en quelques mots, cessent de nous être étrangers. Il a des accents particulièrement vrais pour nous exprimer la science et l’érudition locale, profonde, originale, communicative et naïve, à laquelle il a dû des heures d’affectueux commerce et de douce hospitalité : il a su s’en assimiler l’esprit et l’âme en courant. Dans tout ce qu’il a vu si vite et qu’il a si bien saisi, il choisit les points qui nous laissent une agréable idée et qui donnent envie d’en savoir davantage. Des rapprochements ingénieux, imprévus, un fonds de bonne humeur spirituelle, une pointe de plaisanterie et de gaieté, se font jour à chaque instant dans son récit et amènent le sourire. Enfin ces cent pages relues sont intéressantes d’un bout à l’autre ; rien n’y est à côté, rien n’y est de trop ; on n’y relèverait pas une seule ligne qui fatigue ou qui détonne, et l’on peut se dire encore aujourd’hui : Tel était Ampère en personne dans un salon, animé, racontant et causant.
Un ou deux passages, une Nuit sur le Cattegat par exemple, cette traversée d’un bras de la mer du Nord près du Sund, se ressentait du contact habituel de Chateaubriand écrivain, et avait un air de grandeur qui devait appeler l’applaudissement du maître : c’était le morceau soigné, solennel, Varia di bravura.
On me dit qu’en cette année 1827 (et ce ne put être que dans les tout derniers mois) Ampère refit une rapide tournée en Italie avec Adrien de Jussieu et M. Victor Le Clerc : il passait ainsi volontiers d’un climat à l’autre, il aimait ces sortes de contrastes et de brusques antithèses d’impressions et de pensées, ces sortes de bains russes intellectuels. Il s’y plongeait tête baissée, il en jouissait en dilettante de l’esprit.
Son apprentissage dans l’enseignement public se fit à l’Athénée de Marseille, nouvellement fondé : il y professa dans les premiers mois de 1830. Ce premier cours, dans lequel il paraît avoir apporté plus d’entrain et de vivacité de parole qu’il ne fit plus tard dans les chaires de Paris, a laissé un long souvenir à Marseille, si j’en juge par une étude sur Ampère, publiée par M. Tamisier, un des témoins et auditeurs de ce temps-là 86. Le sujet du cours fut précisément la littérature du Nord, dont Ampère était tout rempli. Ce fut encore ce sujet qui l’occupa dans la première suppléance que lui offrit Fauriel à la Faculté des lettres en 1832. Ces divers cours, dont on a les leçons d’ouverture et quelques fragments, offraient de l’intérêt et donnaient aux jeunes esprits qui y assistaient une teinture de ces sujets étrangers et jusqu’alors tout à fait ignorés chez nous : c’était une première couche excellente ; mais si j’interroge les hommes savants et spéciaux qui, depuis 1838, ont poussé plus loin chez nous cette branche d’étude, ce qu’enseignait Ampère n’était en effet qu’une première couche et assez superficielle. Ampère, littérairement, ne fit que reconnaître les rivages du Nord ; il n’y prit point pied d’une manière solide, il n’y fonda point d’établissement proprement dit. Dans son volume de mélanges publiés en 1833 sous le titre de Littérature et Voyages, il a réuni nombre d’articles à ce sujet ; ce n’était qu’un commencement, et par malheur ce commencement, comme tant d’autres, n’a pas eu de suites. Ampère vécut trop sur ce seul et unique voyage en Scandinavie. Un juge compétent, et qui a le droit d’être sévère87, me dit :
« En littérature, comme en toutes choses, il faut du saisissable esprit ou corps ; mais que faire de spectres et de fantômes ? Ampère ne nous donne ni des faits ni des idées ; il donne des réverbérations… Des écrits de cette espèce ont fait au Nord la singulière réputation d’être intellectuellement brumeux. Le brouillard n’est pas dans les choses ; il vient de notre ignorance, du brouillard dans notre tête.
« Je préfère de lui, à ses discours d’ouverture, les articles Edda, Voluspa, Hava-Mal, Rig ; au moins ici nous touchons à des textes. La littérature se fait avec des textes bien compris. Ampère ne comprend pas directement les textes, il ne sait pas les premiers éléments du norrain. Comment parler pertinemment d’une littérature et d’un peuple dont on ne sait pas la langue ? Les traductions d’Ampère sont des à peu près ; on a de la peine à y reconnaître le génie du Nord, comme on a de la peine à saisir le génie hébraïque dans la traduction latine de la Vulgate. Ce n’est exact ni dans l’ensemble, ni surtout dans le détail. Ses traductions sont faites avec des traductions latines ou allemandes : elles reproduisent les études telles qu’elles étaient entre 1815-1830 en Allemagne et dans le Nord. »
Cette date représente en effet celle du voyage d’Ampère et de son érudition scandinave, à laquelle dès lors il mit le signet et qu’il ne poussa point plus avant.
J’ai dit le bien et montré le beau côté : je tiens aussi à ne pas dissimuler le revers. Le faible de l’agréable et brillant littérateur que nous aimions, et qui, à nous ignorants, nous a tant appris ou nous a tant fait entrevoir de choses, ç’a été de ne point savoir se fixer, de ne point s’établir à fond dans un domaine, de ne point prendre possession hautement d’un vaste sujet circonscrit, où il aurait dressé son monument.
Après cela, on ne saurait raisonnablement s’étonner qu’Ampère ne se fût point arrêté à la première étape. S’enfoncer et se confiner du premier coup dans le norrain pour un homme qui vivait chez Mme Récamier et dans la pure lumière des vifs esprits de Paris, c’eût été dur, et je ne dis pas qu’Ampère, avec cette facilité multiple dont il disposait, ait eu tort de passer ailleurs. Il était bien alors dans le plein de sa vocation en nous informant sans cesse, et l’un des premiers, de quantité de choses étrangères, dont il nous donnait l’avant-goût et le stimulant ; mais il eût été bon cependant que dans les années suivantes, un jour ou l’autre, il mît un terme à ses doctes curiosités, devenues des inconstances, et qu’il séjournât quelque part à demeure. Il le savait lui-même mieux que personne, et il se le dira, non sans regret, aux heures de sincérité et d’examen de conscience.
II.
L’occasion était belle pour lui dans les premières années qui succédèrent à la révolution de 1830. Après une suppléance passagère dans la chaire de Fauriel et dans celle de M. Villemain à la Faculté des lettres (1832-1833), la mort d’Andrieux au mois de mai de cette dernière année laissa vacante au Collège de France la chaire de littérature française, et Ampère y fut nommé. Il lui fut donné pendant des années, et sauf quelques intervalles de congé et d’école buissonnière qu’il avait besoin de s’accorder de temps en temps88, de parcourir en entier plusieurs fois toutes les périodes, tous les stades de notre histoire littéraire depuis les origines latines et romanes jusqu’au xviiie siècle. J’étais un auditeur fidèle de ces cours, et je dois dire que bien qu’appartenant moi-même à très-peu près à la même génération, je suis à certains égards un élève d’Ampère. Combien n’ai-je point eu à profiter de lui ! Critique alors tout biographique et anecdotique, je me laissais volontiers guider par lui dans les grands cadres environnants et pour les accessoires extérieurs89. C’est pour moi encore un sensible regret, toutes les fois que j’y songe, de penser que le travail immense, spirituel et judicieux auquel il s’était livré, n’ait point pris la forme d’une œuvre suivie et définitive, d’un monument, et que ce qui était fait et comme bâti déjà n’ait pas été cimenté et fixé.
Je sais bien qu’on a trois volumes, l’Histoire littéraire de la France avant le xiie siècle (1839-1840) ; mais ces trois volumes n’étaient qu’une introduction, une première assise, une sorte de coupe architecturale dessinant de profonds et laborieux fondements ; la langue et la littérature française sortaient à peine de terre à la fin du troisième volume. Ampère allait commencer véritablement et dresser le corps de l’édifice lorsqu’il se découragea. L’insuccès de ces trois premiers volumes, qui aurait pu se prévoir, agit plus que de raison sur cette imagination mobile. Il ne sut pas se dire que ce peu de débit était inévitable, que l’œuvre ne pouvait prendre sur le public et commander l’attention que quand elle serait à son milieu, en pleine période française, et qu’alors, seulement alors, mais certainement aussi, elle se classerait en entier d’un même cran et d’un même niveau. L’introduction, se relevant après coup et acquérant tout son prix, aurait suivi la fortune de tout l’ouvrage.
Ampère donc, tout en continuant de professer son cours, se découragea de le rédiger et d’y mettre la dernière main pour le public des lecteurs. Il obéissait de plus dans ce dégoût à une disposition de son esprit. Quelqu’un a dit : « Tout le feu d’Ampère se passe dans la recherche, et il ne lui en reste rien pour l’exécution : en cela il n’est pas artiste90. »
Sentant de la sorte, qu’y a-t-il d’étonnant qu’à un gros livre, œuvre combinée de bénédictin et d’écrivain, qui demandait des années de composition et dont les trois premiers tomes avaient eu le tort d’être remarqués des seuls lettrés et de peser à l’éditeur, qu’y a-t-il d’étonnant qu’il ait préféré de rapides récits de voyages qui l’amusaient à faire à la fois comme voyages et comme récits, et qui réussissaient à bien moins de frais ?
Je sais encore qu’il y a des lecteurs (et c’est le grand nombre aujourd’hui) qui trouvent qu’Ampère a suffisamment rempli sa tâche littéraire en étant un voyageur érudit et agréable ; il en est même, de ceux qui l’ont particulièrement étudié (comme le prince de Broglie ou M. de Saulcy), qui estiment que tout s’est passé pour lui au mieux dans sa carrière errante, et qu’il n’y a sur son compte à avoir aucun regret. Ceux qui l’absolvent ainsi sous forme de louange font trop bon marché, selon moi, de la valeur de l’homme et de l’étoffe première qui était en lui. Si je suis plus exigeant qu’eux à son égard, c’est que je le connaissais peut-être davantage. Quand je vois quels éloges ont été donnés à l’estimable M. Victor Le Clerc pour son appliqué et patient discours sur la littérature du xive siècle, je me demande ce qu’on eût dit d’une suite de discours d’Ampère sur chaque grand siècle du moyen âge. Il y eût apporté peut-être une érudition moins exacte de textes et de transcriptions ; mais pour l’intelligence, pour l’étendue, pour le contraire du chauvinisme en littérature, pour le véritable esprit critique, pour la classification naturelle des genres et l’orientation à travers les ensembles, il n’y aurait pas eu de comparaison. Et je ne parle point ici par hypothèse, car ces discours d’Ampère, je les ai entendus ; ces leçons, je les ai suivies avec tout un fidèle auditoire pendant des années. Il n’aurait eu qu’à écrire ensuite, à recueillir, à revoir, à corriger et à compléter, à faire passer le travail de l’état de leçons à celui de livre, et l’on posséderait la meilleure histoire de la littérature française, qui eût défié les progrès de l’érudition et de la critique pour vingt-cinq ans au moins, ce qui est la plus longue vie d’un cours de littérature.
Ampère aimait à citer un mot du libraire Ladvocat, qui lui avait dit un jour de cet air
impertinent qu’il affectait : « L’histoire littéraire, c’est à refaire tous les
quinze ans. »
Il citait ce mot d’un libraire jadis à la mode avec un certain
rire amer et ironique, et comme pour s’excuser lui-même de n’avoir pas mené à fin son
œuvre dans cette voie.
Mais, je le répète, tout se passait volontiers pour Ampère en préparations. Il se faisait de singulières illusions sur la longueur de la vie et sur l’espace qui est accordé à chacun de nous pour réaliser ses desseins ou ses rêves. Je trouve à la date de 1835, dans un cahier de notes à moi, la remarque suivante qui était évidemment à son adresse :
« Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire, cela est vrai des préparations et des recherches auxquelles on se livre dans les entreprises littéraires ; il faut ne rien négliger, tout rechercher, tout accueillir, puis mettre une fin à ce premier travail, et arriver à l’exécution, à la composition. Vous passez votre vie, mon ami, à faire des projets, des plans, à amasser des matériaux ; vous passez votre vie à vous préparer à vivre. Vous vous êtes levé dès avant l’aurore ; vous êtes en campagne tout le jour, vous faites des recrues en toute contrée, il vous en vient de tous les points de l’horizon ; ce n’est jamais assez à votre gré : il vous en faut du fond de la Laponie, il vous en faut du plus lointain Orient, c’est bien ; mais prenez garde, au train que vous suivez, de passer le jour entier aux préparatifs et de ne livrer bataille qu’à sept heures du soir, après que le soleil sera couché. Les uns, comme Viguier, perdent de bonne heure la bataille, et le reste de leur vie n’est qu’une défaite errante, une vague dispersion ; les autres, comme Fauriel, ne livrent pas la bataille, tant ils sont lents à tout rassembler. »
Je dus lui dire bien souvent en substance ce que j’écrivais là pour moi seul. Lui-même il le sentait ; il se le disait, et dans le passage qui le concerne, à la suite de la notice de son illustre père par un Homme de rien, c’est lui qui exigea de M. de Loménie d’insérer le paragraphe d’avertissement à son adresse qui, dans le temps, parut trancher avec le ton général du morceau91.
En chaire Ampère n’était pas éloquent, et l’on a même vu rarement une pareille disproportion entre le brillant causeur de salon qui n’était jamais plus à l’aise que le dos tourné à la cheminée et le professeur traitant des mêmes sujets devant un auditoire. Dès qu’il commençait une leçon, je ne sais quel scrupule le prenait à la gorge : il était tout occupé d’atteindre une mesure, une exactitude qui appartient plutôt à l’écrivain qu’à l’homme de l’enseignement oral, et il n’avait plus rien de son charmant abandon ni de ses saillies, ou si les saillies venaient, c’était à l’état froid, à l’état de notes préparées. Il ne regardait pas ses auditeurs, même quand il relevait ses lunettes ; la direction de son regard comme de sa parole semblait se retourner sur lui-même comme dans un soliloque. On aurait dit qu’il se chicanait sans cesse, qu’il était en altercation avec je ne sais qui du dedans. C’était excellent de fond et même de forme et de diction, mais pénible. Il n’allait que bride en main. Lorsqu’il avait à traverser des endroits plus difficiles, comme il en est dans la littérature du moyen âge, il redoublait de lenteur et marquait le pas au lieu de le doubler et de passer rapidement. Ce qui a fait dire à l’un de ses auditeurs d’alors dont j’ai le carnet sous les yeux (il n’est rien de tel que ces impressions du moment et de la minute) :
« Quand Ampère à son cours est dans ses endroits difficiles, arides, dans ses défilés où il va pied à pied, oh ! alors il est pénible à suivre ; c’est de la littérature à dos de mulet.
« Le reste régulier, toujours régulier, mais excellent.
« Le mot d’ingénieux (et d’ingénieur) devrait avoir été inventé pour lui et pour sa méthode. »
Et encore (toujours du même carnet) :
« Ceux qui s’ennuient vite sont délicats, mais légers.
« Ceux qui ne s’ennuient pas aisément sont vite ennuyeux.
« Ampère est entre les deux : dans certaines parties arides de son enseignement, il ne s’ennuie pas assez vite.
« Il est une quantité d’accidents dans l’histoire des opinions humaines où il ne faut apporter que le rire de Voltaire et le branlement de tête de Montaigne. Ampère cherche partout la loi, et quelquefois il la fait. »
Je marque là les défauts ; mais que de profit, que d’intérêt dans la continuité de ces leçons ! Comme c’était juste en général, composé, suivi, pénétrant, non visant à l’effet, tiré de l’examen même des écrits et du fond direct des lectures, d’une interprétation toujours nette et la plus vraisemblable !
Ainsi, dans les notes de mon auditeur, je trouve encore celle-ci :
« Ampère et Michelet ont fait chacun une leçon sur l’imitation de Jésus-Christ. Michelet a soutenu que ce livre devait être du xve siècle, non d’un moine, mais d’un Français séculier, et, selon toute apparence, de Gerson. Ampère a cru démontrer que ce livre ne pouvait pas être de Gerson ni du xve siècle, mais du xiiie ou xive , qu’il devait être d’un moine, et probablement d’un moine allemand ou lombard : un parfait contre-pied sur tous les points. — Il me semble qu’Ampère est dans le vrai. »
Au moment où Ampère déboucha dans l’étude de la littérature française proprement dite,
il eut un désagrément. Il fit sous le titre d’Histoire de la formation de la
langue française une grammaire de notre vieille langue, et en mettant le pied
sur le domaine des grammairiens il se heurta à des épines, il trouva des adversaires
tout munis et préparés. L’École des chartes est une forte école, comme l’École normale,
comme l’École polytechnique : c’est aussi une école jalouse. Mal en prend à ceux qui
vont chasser sur ses terres sans avoir un permis en bonne forme. Ampère avait fait
précéder sa grammaire d’une magistrale préface, dans laquelle il
exposait tout le plan de son livre à partir de la fin du xie
siècle. On ne lui tint compte de ces hautes vues, et quelques
inexactitudes de fait qu’il avait commises, quelques étourderies même dont il était
très-capable, firent les frais de deux très-piquants articles de M. Guessard, professeur
à l’École des chartes92. Le volume s’est peu relevé de cette critique aux yeux des gens
du métier. Dans la préface de la Grammaire historique de la langue
française, par M. Auguste Brachet (1867), je vois le travail d’Ampère à peine
mentionné. « Sans parler ici, dit le jeune auteur, de la compilation fort inégale de M. Ampère, ni du livre de M. Chevallet,
etc. »
Comment ! sans parler ? mais c’est précisément ce
volume qui méritait d’être signalé à sa date avec une estime toute particulière, et non
d’être ainsi désigné du bout de la plume en passant, sous cette forme d’une prétérition
presque méprisante. Reconnaissons toutefois qu’Ampère en cela a porté la peine de sa
négligence. Cette négligence, qu’il m’a toujours été difficile de comprendre, je ne me
la définis que trop : c’est, quand on a mis le pied sérieusement sur un terrain, qu’on y
est le premier en date parmi nous, qu’on sent sa force, sa supériorité à bien des égards
sur les critiques frondeurs, de ne pas tenir bon, de ne pas leur montrer les dents, sauf
à profiter de ce qu’il y a de fondé dans leurs remarques, de ne pas se corriger, se
perfectionner à chaque édition, de manière à obliger adversaires et envieux à rendre les
armes ou à se taire ; en un mot, un grain d’irascibilité littéraire et de polémique ne
nuit pas à l’homme de talent qui a à tracer sa voie et à maintenir ses droits et son
rang. Pour mon compte, je n’aurais pas dormi tranquille sous le coup des critiques
vraies ou exagérées auxquelles fut exposé l’essai grammatical d’Ampère ; je n’aurais pas
eu de repos que je n’eusse tiré l’affaire au clair avec mes contradicteurs. En quoi
m’étais-je trompé ? en quoi leur règle était-elle plus sûre que la mienne, et
avaient-ils même une règle ? Y avait-il donc déjà en français un tel essai systématique
pour qu’on se montrât si exigeant et si intraitable du premier coup ? A quoi bon tant
d’amertume et d’âcreté de ton pour des particules ? Était-ce donc d’une grammaire
rentrée que mes adversaires se sentaient malades et souffrants ? Il y aurait eu bien des
choses en ce sens, et même de jolies choses, à dire. Ampère, si fait pour les trouver,
mais trop habitué à l’atmosphère des salons et à leur tiède haleine, trop tendre aux
caresses de l’amitié, dès qu’il s’offrait une difficulté, une lutte à soutenir, lâchait
la partie, même quand il avait raison. Je connais de lui bien des articles de
complaisance, je n’en connais pas un de polémique.
De polémique, il n’en a jamais fait que dans ses dernières années quand il s’avisa de déclarer la guerre à un gouvernement, — une guerre d’allusions à travers l’histoire romaine ! mais jamais, — au grand jamais, — il n’eut l’idée d’engager un duel littéraire ou même une discussion serrée avec un adversaire ayant nom. Ç’a été, selon moi, une faiblesse.
Le livre (non pas le cours) fut donc interrompu ; l’arbre fut coupé à l’endroit précisément où il allait s’élancer et croître : on n’en eut que des fruits épars. Les beaux articles sur le Roman de la Rose, sur Joinville, sur Amyot, ces chapitres détachés d’un cours qui était tout composé et tissu de semblables morceaux furent arrachés de temps en temps à l’auteur par la Revue des Deux Mondes, et ils sont faits pour donner la mesure de ce qu’on n’a pas. On m’assure que les parties de la renaissance sont dans un état assez avancé de rédaction pour permettre à M. de Loménie de les donner. Un ingénieux discours sur les Renaissances, qui a paru imprimé, nous présente comme une carte en relief de toutes les littératures européennes décrites comparativement et figurées à ce point de vue. On a comme une échelle des hauteurs, des formes et des degrés de culture.
Ampère, très-suivi dans les dernières années par des personnes des deux sexes, était vraiment le professeur de littérature française le plus approprié à son époque. Les grands travaux improvisés de M. Villemain avaient fait leur temps ; on n’avait pas à les recommencer, non plus que le talent prestigieux du professeur-orateur. On était devenu plus rassis et plus positif. On voulait des faits, on voulait suivre pas à pas son guide et reprendre avec lui et après lui les mêmes lectures. Ampère était l’homme de ce moment, et sa noble et large impartialité d’esprit, sa connaissance directe des autres littératures, l’usage et la familiarité qu’il en avait de longue main, le sentiment juste des rapports (ce sentiment qui semble s’être perdu depuis), tout lui permettait d’assigner à la production française sa vraie place et son vrai rang, sans lui rien retrancher et sans rien exagérer non plus.
Il n’avait rien d’universitaire : ceci est à remarquer ; quoiqu’il eût été élevé dans
les lycées et collèges, quoiqu’il eût pour M. Cousin toutes les amitiés respectueuses,
et envers M. Villemain toutes les déférences, il n’avait point précisément la tradition
comme on l’entendait aux environs du collège du Plessis ou à l’ombre de la Sorbonne, je
veux dire la marque et le cachet de l’éducation puisée à nos écoles. Il n’avait rien de
ce que MM. Nisard et Rigault laissent voir tout aussitôt dans leur critique. L’esprit
d’Ampère offrait table rase aux doctrines et aux méthodes des Fauriel, des Niebuhr,
Grimm, Goethe… Il ne recevait pas ces doctrines sur la défensive en quelque sorte, et,
comme doit faire tout bon universitaire, la baïonnette en avant, à son corps défendant,
ce que fit toujours le docte Victor Le Clerc par exemple. Il n’était pas toujours à
cheval sur la priorité accordée à des Français, sur la prééminence française, et aussi
il n’allait pas jusqu’à dire d’impatience comme Voltaire : « Nous autres,
Français, nous sommes la crème fouettée de l’Europe. »
Il se tenait en éveil
de toutes parts, dans un état d’indifférence curieuse.
Et comment en aurait-il été autrement ? Sachons bien qu’Ampère vécut d’une vie commune et fit ménage intellectuel de 1830 à 1847, pendant près de dix-sept ans, avec un homme qui est l’érudition et la curiosité mêmes, M. Mohl, le savant orientaliste et mieux que cela, mieux qu’un savant, un sage : esprit clair, loyal, étendu, esprit allemand passé au filtre anglais, sans un trouble, sans un nuage, miroir ouvert et limpide, moralité franche et pure ; de bonne heure revenu de tout avec un grain d’ironie sans amertume, front chauve et rire d’enfant, intelligence à la Goethe, sinon qu’elle est exempte de toute couleur et qu’elle est soigneusement dépouillée du sens esthétique comme d’un mensonge. Pendant dix-sept ans, Ampère vécut avec M. Mohl dans un appartement contigu et qui communiquait : à l’heure du déjeuner, le savant asiatique entrait après une matinée déjà longue passée à l’étude, et c’étaient des nouvelles de Berlin ou de l’Inde, de Calcutta ou de Londres : cela, pour commencer, ne laisse pas d’étendre les idées et d’élargir les horizons. Et le soir, combien de fois, rentrant vers minuit, Ampère retrouvait son ami veillant encore, et là, assis au bord du lit, le pressant des questions qui le préoccupaient et que les rencontres de la journée avaient suscitées en lui, il prolongeait jusque bien avant dans la nuit les doctes enquêtes et les poursuites historiques de sa pensée ! car quand une pensée le tenait une fois, il en était comme obsédé et il ne s’en délivrait qu’en l’épuisant.
S’il avait ses affinités et ses sympathies, Ampère avait aussi le contraire. Il devait nécessairement trouver, parmi ses contemporains, je ne veux pas dire des inimitiés, mais des froideurs ; il rencontrait même ses antipathiques. On ne peut être quelqu’un, ayant talent et caractère, sans qu’il en soit ainsi. Stendhal était l’antipathique de M. Villemain. Bazin était, tant qu’il vécut, le taquin de M. Thiers. Magnin et Lerminier étaient deux antipathiques dans un même groupe. Ampère de même, si je cherche des noms, eût aisément trouvé un opposant ou antipathique en M. de Sacy par exemple, quoique tous deux eussent été un moment condisciples dans leur première enfance. M. de Sacy, si on l’interroge aujourd’hui, ne tient pas à dissimuler ce peu de goût, ce peu de rapport qu’il y avait entre leurs esprits. Rien de plus naturel en effet, si on les prend chacun en soi : l’un adonné tout entier avec une passion exclusive à la grande littérature française du xviie siècle ou à la littérature latine cicéronienne, ne louant, ne connaissant que ses chers classiques et bouchant volontiers ses oreilles à tout le reste ; l’autre, toujours à la découverte, par voies et par chemins, toujours ailleurs, soucieux et amoureux avant tout de ce qui était nouveau et différent. Mais entre eux ce peu de sympathie naturelle n’eut pas lieu de se prononcer. M. de Sacy, en ces années (1836-1848), était bien plus politique que littéraire : il ne s’occupait de littérature qu’incidemment. Ampère et lui ne se rencontraient que peu ; ils ne chassaient pas, comme on dit, le même lièvre. J’ajouterai que, si de la part de M. de Sacy il n’y eut jamais que peu d’attrait pour Ampère, celui-ci eut toujours pour M. de Sacy une estime marquée, tant pour sa personne que pour son nom, et parce qu’il le voyait en idée à côté d’un illustre père. Ils avaient cela de commun tous deux d’être les fils de pères vénérés.
Mais avec un autre écrivain également distingué, un peu plus jeune d’âge, avec M. Nisard, les choses se passèrent tout autrement. Ampère se trouvait en présence d’un esprit didactique, dogmatique, un peu raide, jaloux de fonder et d’asseoir toute la littérature française sur elle-même ou sur une base purement classique, et de la circonscrire avec une muraille quasi de Chine alentour. La méthode de M. Nisard, un peu postérieure à celle d’Ampère, semblait conçue tout exprès pour se dresser en vis-à-vis et en opposition avec elle. Il y avait répulsion instinctive, antipathie véritable entre leurs deux natures d’esprit, et j’ai quelque raison de croire qu’ils ne se rendaient pas justice réciproquement. Les inconvénients et les limites du livre et de la méthode de M. Nisard, je suis certes aussi disposé pour mon compte à les sentir que l’a pu être Ampère lui-même ; tout en reconnaissant ce qu’a de ferme et d’ingénieux une idée dominante poursuivie pendant quatre volumes et poussée rigoureusement à son terme, je me sens choqué sinon dans ma science, du moins dans mon simple bon sens, d’une telle unité artificielle obtenue à tout prix. Quand la nature est pleine de variétés et de moules divers, et qu’il y a une infinité de formes de talents, pourquoi n’admettre et ne préférer qu’un seul patron ? pourquoi cette construction, tout en l’honneur de l’esprit français, et dans l’esprit français tout en l’honneur du xviie siècle, et dans le xviie siècle tout en l’honneur de deux ou trois noms superlativement célébrés et glorifiés ? Pourquoi substituer des combinaisons d’école ou de cabinet à l’ensemble et au mouvement naturel des choses ? Il est des noms distingués que M. Nisard a oubliés dans une première édition, et il les a oubliés uniquement parce qu’ils n’étaient pas sur la grande route ; mais quand on lui a fait remarquer cet oubli, il n’a eu garde d’en convenir et de revenir. Il a trouvé cent raisons plus subtiles et plus cherchées les unes que les autres pour prouver qu’il avait bien fait de les omettre. Cet homme est l’avocat ingénieux, mais sophistique, des partis-pris. Et pourtant, lorsqu’on a tout dit et qu’on a montré tout ce que l’esprit d’Ampère avait de supériorité en fait d’ouverture, d’étendue, de richesse de vue historique et esthétique, on ne peut toutefois se dérober à cette conclusion : l’histoire de la littérature française de M. Nisard a un grand et dernier avantage définitif sur celle d’Ampère, c’est qu’elle est faite et que l’autre ne l’est pas ; elle est debout et fait de loin fort bonne figure dans sa tour carrée, tandis que l’autre est restée à l’état d’ébauche, n’offrant qu’un vaste tracé, un frontispice et quelques colonnes çà et là : on n’a pas eu l’édifice, on a la ruine.
La première grande infidélité qu’Ampère fit à son cours du Collège de France fut son voyage d’Égypte (novembre 1844-janvier 1845). Jusque-là ce n’avaient été que de légères et vives échappées d’un savant professeur en vacances, échappées extrêmement agréables d’ailleurs et qui ont laissé leurs traces. Le Voyage dantesque, c’est-à-dire le pèlerinage à tous les lieux consacrés par les vers du poète florentin, la Poésie grecque en Grèce, et une Course dans l’Asie Mineure, qui n’en est qu’un chapitre détaché, sont des essais d’un genre composite, un mélange de réalité, de souvenirs, de lectures et d’observations, le tout vivement présenté et des mieux assortis. Ampère observait peu directement : il n’était pas organisé par la nature pour regarder à fond et pour exprimer puissamment ce qu’il avait devant les yeux ; c’était un lettré en voyage : il lui fallait de l’accessoire tiré des livres ; un souvenir, un rapprochement, une allusion, lui étaient nécessaires et venaient bien à propos se joindre à ce qu’il voyait pour le compléter et l’orner ; quand il avait trouvé son trait, il était content. Son esquisse générale était vraie ; la physionomie des lieux était délicatement sentie et rendue sous sa plume : le goût chez lui suppléait aux sens. Il laissera, comme voyageur littéraire, le plus aimable renom. Tous ceux qui passeront après lui là où il a passé se plairont à lui rendre justice et à le saluer d’un souvenir.
Mais pour l’Égypte ce fut autre chose : il ne l’aborda pas seulement en amateur et en touriste, il y mit une ardeur, une application spéciale de savant. La lecture de la grammaire de Champollion, qu’il ouvrit un matin sans dessein arrêté, détermina en lui comme une vocation subite, irrésistible : devenu du jour au lendemain disciple de l’illustre inventeur et l’émule de Lepsius, il se plongea à corps perdu dans cette neuve étude qu’il prétendait bien ne pas aller vérifier seulement sur place, mais faire marcher à son tour et avancer. Quand de telles ardeurs le prenaient, il n’y avait pas à se mettre en travers : il eût tout renversé. Il obtint sans peine une mission du ministre de l’instruction publique, M. Villemain ; on lui adjoignit un savant artiste dessinateur, et il partit sans tarder. Le livre qu’il a publié en 1846 offre le tableau complet de ses impressions, de ses études, de ses recherches, de ses admirations et même de ses rêveries poétiques ; car ce fut, dans ces deux ou trois mois, toute une fièvre, une rage, un conflit de science et de poésie, comme une ivresse de toutes ses facultés émues et surexcitées. Il touchait au but, il était près du retour lorsqu’il paya cet excès d’exaltation et de travail par une maladie qui faillit être mortelle. On le ramena bien faible encore à Marseille ; mais au milieu même de ses dangers et de son épuisement sa noble fièvre morale ne le quitta pas un instant, et il ne songeait qu’à ne pas laisser perdre les trésors de connaissances et d’observations qu’il venait de conquérir.
Il ne tenait qu’à Ampère, à partir de ce moment, de pousser son sillon dans cette voie nouvelle et d’y avancer parallèlement chez nous avec M. de Rougé. Jamais il n’avait plus ouvertement trahi cette soif insatiable de connaître qui le consumait et qui, aux heures où elle s’éveillait plus vive, le forçait de tout laisser pour y obéir. Il dut goûter, indépendamment de tout succès, de grandes satisfactions d’intelligence : il pouvait lire une phrase hiéroglyphique sur le sarcophage d’un pharaon ; il lui était arrivé un soir, avant de s’endormir, de lire un livre chinois sur les ruines d’Éphèse. Ce sont là, il faut en convenir, de hauts dilettantismes de l’esprit et à la portée d’une rare élite.
Les événements publics et des accidents privés ne tardèrent pas à déranger l’existence si bien remplie d’Ampère. La révolution de février 1848 apporta une secousse dans ses habitudes scientifiques, car dans son universalité de goûts il faisait entrer aussi pour quelque chose l’enthousiasme politique, et il trouva moyen d’avoir de l’enthousiasme en ce moment-là. La mort de Mme Récamier (11 mai 1849), qui suivit d’assez près celle de M. de Chateaubriand, le laissa bientôt livré à lui-même ; il avait besoin, à travers toutes ses diversions, d’un centre, d’un attachement fixe, d’une affection transformée en devoir, en religion. L’amitié de Mme Récamier, au milieu des hasards de sa navigation et des versatilités de sa barque, était pour lui à la fois l’étoile et l’ancre. Après elle, et quand elle lui manqua, il erra quelque temps comme une âme en peine avant de savoir où se fixer. Il allait avoir cinquante ans : c’est un mauvais quantième pour recommencer la vie.
Il avait contracté, depuis quelques années, avec Alexis de Tocqueville une de ces
amitiés-passion dont il était susceptible, et dont sa nature
ressentait le besoin : il y trouva, jusqu’à un certain point, un abri et un refuge. Je
ne sais pourquoi la biographie d’un homme distingué se restreint presque toujours à
l’étude de l’esprit et aux travaux qui en dépendent : la sensibilité a ses mystères qui
méritent bien aussi une analyse ou du moins un aperçu. Celle d’Ampère était
très-particulière, des plus actives, aussi complexe que son intelligence elle-même, et
elle avait ses exigences qu’il faut au moins indiquer. J’ai dit qu’il vivait avec le
savant M. Mohl d’une sorte de vie commune, et, dans cet arrangement qui dura jusqu’au
mariage de M. Mohl, il y avait déjà pour Ampère une convenance et un avantage, quelque
chose qui, sans le fixer, le retenait. De plus, il trouvait à l’Abbaye-au-Bois tout ce
luxe, ce superflu de l’esprit, chose si nécessaire, et en même temps le lien souverain
d’affection qui le ramenait sans cesse et qui donnait une limite à ses écarts. Le cercle
de l’Abbaye, dans sa douce habitude, lui procurait des liaisons agréables et des amis à
tous les degrés. Je ne répondrais même pas qu’en cherchant bien on ne lui trouvât en
fait d’amitiés féminines, durant le règne de Mlle Récamier et dans
une moindre sphère, quelque étoile de très-petite grandeur, un diminutif ou une doublure
de Béatrix, tant le pli était pris ! Eh bien, malgré tout cela, Ampère avait encore
besoin d’un ami intime en dehors de l’ordinaire, d’un ami dont il eût la plus haute idée
et avec qui il fût dans un rapport continuel d’admiration, d’épanchement, de confidence
à tous les instants. M. Mohl, calme et sage, ne pouvait être cet ami-là ; il n’eût
répondu à bien des ébullitions, à des projets en herbe qui se succédaient, à de vrais
feux de paille, que par un rire franc et clair qui eût déconcerté le distrait
enthousiaste et l’eût dégrisé désagréablement. Ampère n’osait tout dire à M. Mohl ;
M. Mohl était pour lui une habitude précieuse, essentielle, utile, pour ainsi dire
légitime : ce n’était pas un confident. Ce n’était pas Étienne de La Boëtie pour
Montaigne. Or Ampère avait besoin d’un Étienne de La Boëtie. Il avait besoin d’un ami du Monomotapa à qui courir raconter, dès le matin, le songe de la
nuit93. Il me fit dans un temps l’honneur de me croire digne d’un tel rôle,
d’une telle jointure étroite des esprits et des âmes : je fus reconnaissant, mais ma
nature trop faible ou trop partagée se déroba. Tocqueville devint l’objet d’un second
choix, et par sa noblesse de caractère, par le sérieux de sa vie, par la profondeur, la
finesse et la tristesse élevée qu’il exprimait dans toute sa personne, par ce qu’il
montrait de talent et par ce qu’il en laissait à deviner, il réalisa pour Ampère le
modèle d’amitié que celui-ci ne pouvait se passer d’avoir devant les yeux. La
Correspondance de Tocqueville, depuis l’année 1839 jusqu’à la fin en
1859, est remplie de témoignages de tendresse et de mutuelle confiance. Tocqueville
consulte Ampère sur ses lectures, sur ses écrits, sur les deux derniers volumes de sa
Démocratie en Amérique, et l’ami consulté ne manque pas de trouver,
contrairement au jugement du public, ces deux derniers volumes encore supérieurs aux
premiers. Ampère n’était pas pour ses amis un critique très-sûr ; l’affection le
fascinait. En retour, Tocqueville trouvait très-beaux les vers d’Ampère à lui adressés :
comment en eût-il été autrement ? Il lui parlait de son César, ce drame
en vers, et il lui écrivait : « J’ai grande impatience de revoir
César embelli encore ! »
Un vrai critique lui eût dit :
« Laissez ce César, c’est une erreur. » Je ne sais même si je ne me
hasardai pas, un jour que je rencontrai mon ancien ami, à le lui dire un peu
brusquement : il me répondit avec infiniment de douceur et d’indulgence pour ma boutade
que tout le inonde, parmi ses amis, n’était pas de mon avis. Il y a des degrés
d’intimité et de complaisance qui ne laissent pas jour au jugement ; mais, si elle avait
en ce sens quelques faiblesses et mollesses inévitables, cette noble amitié avait en soi
bien du charme et de la saveur. Il y a au château de Tocqueville une chambre dans une
tourelle, loin de tout bruit, une étude isolée, comme eût dit
Montaigne, qui était à Ampère et qui portait son nom. Les domestiques continuaient de
dire ; « la chambre de M. Ampère »
, même lorsque vers
la fin il était infidèle et qu’il ne venait plus. « A partir du 3, lui écrivait
Tocqueville (26 septembre 1842), je vous attends ou plutôt nous vous attendons, nous,
le billard, l’allemand, la tourelle, et surtout beaucoup d’amitié et un immense désir
de vous tenir longtemps dans nos épaisses murailles, à l’abri des soucis, des
agitations d’esprit, et j’espère aussi de l’ennui… »
Ampère, dans ces séjours
à Tocqueville, était bénédictin à son aise tout le jour et brillant de verve tous les
soirs. Cette amitié d’Ampère et de Tocqueville était si connue et si bien établie que
lorsqu’on abordait Tocqueville dans le monde, c’était une entrée en matière toute
naturelle et toute flatteuse que de lui parler d’Ampère. « C’est un sujet,
écrivait-il à son ami (12 mai 1857), qu’on entame volontiers avec moi pour me faire
parler, de même qu’un causeur habile commence par interroger son interlocuteur sur
lui-même, afin de le mettre en train. J’ai surtout remarqué deux hommes d’esprit de
vos amis, Doudan et Molli, qui m’ont dit sur vous des choses fines et vraies qui m’ont
fait plaisir, et dont le résumé est ceci : que depuis plusieurs années vous aviez
singulièrement accru encore votre talent, et comme fond et comme forme, et ne cessiez
de l’accroître. Ce qui est aussi mon avis… »
Il me faut pourtant toucher à un point délicat. Dans une des lettres de Tocqueville à Ampère, datée de la dernière année du règne de Louis-Philippe, je lis :
« Paris, 1847. — Mon cher ami, M. Guizot est venu hier à mon banc me demander si, lorsque le moment sera venu, vous consentirez à être présenté au roi. J’ai répondu de vos sentiments monarchiques et même dynastiques, et j’ai affirmé que vous accepteriez avec respect cette occasion d’entrer en communication directe avec Sa Majesté. Quoique M. Guizot m’en croie certainement sur parole, il m’a prié de vous adresser la question et de lui faire connaître votre réponse. Écrivez-moi donc, ou venez me dire deux mots aujourd’hui à la Chambre… »
J’avoue avoir peine encore aujourd’hui à comprendre la question que M. Guizot adressait à Tocqueville. Il faut savoir qu’Ampère, qui était déjà de l’Académie des Inscriptions depuis 1842, venait d’être nommé membre de l’Académie française en remplacement de M. Guiraud. Comment un écrivain qui n’avait cessé depuis le commencement de ce régime de remplir des fonctions au nom de l’État, soit comme suppléant à la Faculté, soit comme maître de conférences à l’École normale, qui était professeur en titre au Collège de France, qui avait eu du ministre de l’instruction publique une mission pour son voyage d’Égypte, comment un tel académicien se serait-il dérobé à la visite d’usage et de pure forme, la présentation au roi ? Ampère sans doute pouvait faire théoriquement profession de républicanisme, mais c’était un pur républicain de salon qui n’avait jamais, il faut bien le savoir, écrit dans sa vie un seul article politique, comme nous tous avions fait plus ou moins : lui, il s’était toujours abstenu ; je le répète, ni sous la Restauration, ni durant les dix-huit années de Louis-Philippe, Ampère n’avait jamais imprimé une seule ligne de politique, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût fort vif en causant et fort sincère, qu’il ne tînt même à faire acte de présence au National du temps de Carrel les jours d’émotion ou d’émeute, sauf à regarder brusquement à sa montre et à se rappeler qu’il n’avait plus que juste le temps de courir à l’École normale faire une conférence sur Gongora ou le cavalier Marini. C’était ce qu’on peut appeler un républicain platonique94, auquel il ne manquait rien quand il n’avait qu’à exhaler son feu dans le salon de l’Abbaye devant Mlle Swetchine ou le duc de Laval. Tout cela n’était pas fort inquiétant. Aussi, je le répète, ne puis-je rien comprendre à la question faite par M. Guizot à Tocqueville : le doute à cet égard n’était pas possible, et d’ailleurs ce n’était pas à un ministre de le soulever. Ampère avait eu une envie extrême d’être de l’Académie française, où il était si bien à sa place, et pendant dix-huit ans la politique, si vivement qu’il la conçût, ne mit jamais de son côté une entrave ni un retard à la poursuite de ses sollicitations, toutes littéraires d’ailleurs, et de ses continuels désirs.
Il accepta, pendant la République, de MM. Carnot et Jean Reynaud la mission d’aller examiner en province les élèves d’une future école administrative qui n’eut qu’une existence éphémère95. Il eut aussi de M. de Falloux une place de conservateur à la Bibliothèque Mazarine, qu’il ne garda pas longtemps. La spirituelle vicomtesse de Noailles, avec la duchesse de Mouchy sa fille, essaya un moment, en l’attirant et le retenant à Mouchy, de substituer une influence aimable et consolante à celle qui venait de s’éteindre ; ce n’était, à vrai dire, qu’un redoublement d’intimité ; mais si Ampère ne haïssait nullement l’aristocratie, il la préférait un peu moins haute et moins princière jusque dans la familiarité. Tocqueville malade, épuisé de fatigue après son ministère, alla passer à Sorrente une saison, et Ampère l’y accompagna fidèlement. Cependant l’inquiétude le possédait toujours. Il entreprit en 1851-1852 cette Promenade en Amérique qu’il a racontée avec la même rapidité et le même entrain qu’il mit à la faire. Pour lui, visiter les États-Unis, c’était encore continuer l’entretien avec Tocqueville ; mais les États-Unis eux-mêmes lui avaient été trop étroits : il y avait joint, pour commencer, le Canada, et, en finissant, le Mexique. Comme voyageur, il jouissait évidemment de se compléter. Nécessaire peut-être pour l’auteur, ce voyage l’était moins pour le public, et il ne ressortait d’un récit toujours agréable ni renseignements ni peintures d’un caractère original bien nouveau. J’excepterai pourtant la partie qui traite du Mexique. Ce Mexique d’Ampère, à sa date, avait sa nouveauté : il était observé dans ses mœurs avec justesse, avec ironie dans son gouvernement et sa politique, avec érudition et lumière dans ses antiquités, et il offrit à l’auteur le prétexte d’une prophétie ou d’une utopie grandiose sur l’avenir réservé à l’isthme de Panama. L’auteur se risquait à y prédire la fondation d’une ville, d’une Alexandrie colossale qui serait un jour la reine des cités de l’univers ; et si elle se fonde jamais, il ne sera que juste en effet qu’une des plus grandes rues y porte le nom d’Ampère.
Il se plaisait en tout aux rapprochements et aux contrastes : en partant de Vera-Cruz pour Mexico (fin de février 1852), il retenait d’avance sa place sur un bateau à vapeur qui partait pour l’Europe à jour fixe en avril, et il écrivait au Collège de France qu’il ouvrirait son cours le 10 mai pour le second semestre. L’affiche donna l’annonce, et il tint la gageure ; il était, à son poste le 10 mai : le Mexique avait été parcouru et dévoré dans l’intervalle.
Au point de vue biographique, il ne faudrait pas du tout chercher dans ce récit d’Ampère un reflet de ce que j’ai dit de son espèce de veuvage intérieur et de ses agitations sensibles à ce moment. Il n’y avait pas dans cette organisation à courants mobiles un rapport étroit entre l’état de son âme et celui de son esprit ; même lorsque l’une était en peine, l’autre était volontiers en gaieté. Il se dédoublait aisément.
Sa vie d’ailleurs allait bientôt changer de cours et trouver à graviter autour d’un autre centre. L’établissement du second empire mit, on doit le dire, Ampère hors de lui ; qu’on l’en loue ou qu’on l’en blâme, il n’y a pas un autre mot pour rendre la disposition morale dans laquelle il entra désormais. Cependant je le trouve encore à la fin de 1852 faisant partie du Comité de la Langue et de l’Histoire au ministère de l’instruction publique, et chargé par le Comité de rédiger les Instructions pour le Recueil des Poésies populaires de la France, décrété par M. Fortoul et qui ne se fit pas. Les Instructions données par Ampère (1853) sont restées utiles et continuent de rendre son nom recommandable à tout un groupe spécial de travailleurs. Mais ce fut son dernier acte de présence, son dernier effort parmi nous. Il ne tarda pas à nous échapper. Le séjour de la France lui était devenu comme insupportable ; l’Italie l’attirait chaque jour davantage. Il avait eu, dès son séjour à Sorrente avec Tocqueville, l’occasion de connaître une famille française opulente et distinguée96 qui avait concentré son orgueil et sa tendresse sur une jeune femme aimable97, amie de l’esprit et profondément atteinte dans sa santé. Ampère, dans les années suivantes, eut l’occasion de se lier plus particulièrement avec les mêmes voyageurs que l’Italie avait fixés, et quand il s’aperçut que sa conversation d’une ou deux heures chaque après-midi était un intérêt, un soulagement, peut-être un besoin pour la délicate malade, il n’y tint pas ; son imagination si voisine de son cœur s’enflamma, et il enchaîna de nouveau sa vie. L’intimité avec Tocqueville ne fut pas sans s’en ressentir. Cet ami, dont la santé continuait elle-même de s’altérer de plus en plus, appelait des sollicitudes et des soins qu’il était impossible de partager à distance entre deux affections presque égales ; mais déjà cette égalité n’existait plus. Tocqueville, avec le tact qu’il portait en toutes choses, fut le premier à pressentir, puis à constater le changement, et, allant au-devant des scrupules de son ami, il s’appliqua à le tranquilliser, à le dégager. Il écrivait à Ampère le 1er janvier 1858 :
« … Je désire du fond de mon âme que vous soyez heureux, quand même ce serait loin de nous. Ceci me ramène à ce que vous me dites dans votre dernière lettre… Cette lettre m’a causé un certain chagrin dont vous ne devez pas me savoir mauvais gré ; elle a achevé de me prouver qu’il s’était fait un changement considérable dans votre vie, et que d’ici à longtemps il n’y avait point d’espérance de vous voir, si ce n’est en passant et pour peu de temps. Le centre de votre existence est désormais à Rome : nous ne sommes plus que l’une des extrémités de la circonférence. Voilà le côté triste de l’affaire, et il faut nous pardonner, si nous le voyons et nous en affligeons un peu. Le bon côté que nous voyons aussi, c’est que vous menez, après tout, la vie que vous avez choisie, qui vous plaît, et qui renferme en effet bien des choses de nature à plaire. La société d’une famille aimable et distinguée, des habitudes agréables sans lien trop étroit, et, pour couronner le tout, le séjour de Rome, voilà ce que notre amitié si sincère se dit pour la consolation de ne pas vous voir. Je vous assure avec toute sincérité que cette amitié est d’assez bon aloi pour trouver une vive satisfaction dans ces pensées ; et pourvu que vous ne nous oubliiez pas, ce que je sais que vous ne ferez point, nous nous tenons pour satisfaits. Restez donc là-bas aussi longtemps que cela vous paraîtra bon, sans craindre de refroidir notre affection pour vous… »
Et encore de Cannes, où il était allé passer son dernier hiver, et où il venait d’éprouver une crise violente. Tocqueville lui écrivait le 30 décembre (1858) :
« Je puis bien vous assurer en toute vérité que je n’avais pas besoin de tous les détails que vous me donnez pour être convaincu que, si vous n’êtes pas déjà venu à moi, c’est que les raisons les plus fortes vous en empêchaient. J’ajoute, mon bon et cher ami, que non-seulement je ne vous ai pas attendu, sans pour cela vous en vouloir dans un degré quelconque, mais, je vous dis ceci du fond du cœur, que je vous prie très-instamment et très-sincèrement de ne pas venir. Je vous connais jusqu’au fond, et c’est pour cela que j’ai une affection si véritable pour vous ; je juge peut-être mieux l’état de votre âme que vous ne pouvez le juger vous-même ; je sais que, si vous veniez ici, vous y vivriez dans un état d’agitation intérieure et profonde que rien ne pourrait dérober ‘a mes regards. Cela vous ferait souffrir, et la vue de cette agitation détruirait de fond en comble tout le plaisir que me ferait sans cela votre présence. Il faut savoir prendre le temps comme il vient. Votre cœur est le même pour moi, mais les circonstances sont changées. Le moment de crise (et je ne crois pas en avoir éprouvé une pareille dans toute ma vie) est d’ailleurs passé. J’ai repris mes forces… »
Mais les crises se succédèrent. Tocqueville s’affaiblissait de jour en jour. Il mourait avant qu’Ampère pût le revoir. Celui-ci, profitant enfin d’un éclair de liberté, accourait d’Italie ; il arriva trop tard. Les déchirements de ce cœur qui n’avait pu tout concilier ne sauraient mieux se peindre que dans la lettre suivante, par lui adressée sur le moment même à M. de Loménie, et dont quelques mots sont à demi effacés par des larmes :
« Marseille, 26 avril (1859).
« Mon cher ami,
« Je vous écris de Marseille, où il y a eu hier huit jours j’arrivais de Rome et où la nouvelle entièrement inattendue de l’affreux événement m’a foudroyé. J’étais dans une complète illusion, née de celle du cher malade avec lequel je n’avais cessé de correspondre que lors des accidents du mois de janvier, et alors une lettre de M. Bunsen était venue bientôt me rassurer après de vives alarmes en m’annonçant sa convalescence. Depuis, Tocqueville m’avait écrit, comme à l’ordinaire, les lettres les plus rassurées, toujours d’une grâce d’amitié charmante, et témoignant d’une entière liberté d’esprit. Moi qui savais qu’il s’inquiétait beaucoup de sa santé, je ne pouvais croire à aucun péril prochain, en lui voyant cette absolue sécurité. Autour de lui, on semblait la partager, et une lettre écrite par Mme Bunsen à une de ses amies de Rome le 29 mars dernier parlait de convalescence en progrès : elle confirmait les nouvelles qu’il m’avait données quelques jours avant. Nous avions, discuté ensemble le moment où mon voyage à Cannes lui serait le plus agréable et où les anxiétés et les douleurs dans lesquelles j’ai passé l’hiver, étant moins violentes, rendraient mon départ plus facile. Je suis enfin parti, il y a dix jours, non pas appelé par l’inquiétude, mais seulement par l’impatience de le voir, (par) la pensée de remplacer Beaumont que je savais auprès de lui depuis quelque temps et de passer avec mon ami convalescent un mois agréable comme un mois de Tocqueville. J’arrivais ainsi lundi de la semaine dernière à Marseille, quand un journal m’a appris que l’avant-veille il avait cessé de vivre. — J’ai d’abord été comme fou de douleur et de stupeur. Le lendemain j’ai pensé à Mme de Tocqueville. J’ai envoyé une dépêche télégraphique : on m’a répondu par une autre, m’annonçant la cérémonie funèbre pour le lendemain, sans me dire l’heure. Je me suis procuré à la hâte une voiture de poste et suis parvenu à faire marcher les postillons de manière à n’employer au trajet de Marseille à Cannes que quatorze heures, au lieu de vingt que met la diligence. Je suis arrivé à temps ; mais quelle arrivée ! J’ai rencontré dans la rue la bière de celui que je n’avais pas revu depuis que je l’avais embrassé si tendrement à Cherbourg, où il m’avait reconduit. Ses frères étaient là et un ami d’enfance, Louis de Kergorlay. Celui-ci devait ramener la pauvre Mme de Tocqueville, un des frères retournant à Nice où il avait laissé sa famille, l’autre reconduisant la dépouille de son frère, qui, d’après sa volonté, reposera dans le cimetière de Tocqueville. Kergorlay a été rappelé par une dépêche télégraphique, et j’ai naturellement offert de ramener Mme de Tocqueville. Nous serons à Paris, je crois, seulement vendredi.
« C’est une triste manière d’y arriver, et d’autres inquiétudes ne me permettront pas, je le crains, d’y rester longtemps ; mais dans l’état de brisement où je suis par suite de ce que je viens de souffrir et de tout ce que j’ai souffert depuis un an, ce me sera un vrai soulagement de serrer la main de quelques vrais amis comme vous et les vôtres. Communiquez, je vous prie, cette lettre à Mme Lenormant et à Mme Ozanam, qui sont de ces cœurs sur lesquels compte le mien. Adieu tendrement. »
Tocqueville mourait en avril : la chère malade, pour laquelle Ampère avait tant tardé à venir et qu’il alla retrouver dès qu’il le put, mourait en septembre de cette même année (1859). Fidèle à sa mémoire, il continua de vivre, soit en Italie, soit en France, auprès de la famille adoptive dont il avait partagé et contribué à adoucir les douleurs.
Au milieu de tous ces deuils, de toutes ces alarmes, l’étude avec lui ne perdait jamais
ses droits. Le séjour de Rome fut fécond pour Ampère ; il y avait fait, depuis 1824,
bien des voyages, mais dans les dernières années la ville éternelle lui était devenue
une patrie. A force de la fréquenter et de la posséder dans ses antiquités, dans ses
ruines, il s’y sentait comme chez lui et y habitait en idée à tous les âges ; son
imagination le transportait à volonté à une époque historique quelconque ou par-delà
jusque dans les périodes légendaires. Initié à ce degré et mûri, il n’y put tenir, et il
se dit un jour de récrire toute l’histoire romaine d’un bout à l’autre, depuis et avant
Romulus jusqu’aux derniers empereurs, et en s’aidant à chaque pas, en s’autorisant des
monuments de toute nature invoqués en témoignage. Le goût de l’Antiquité pure et le
génie du passé n’étaient pas tout dans son inspiration : en approchant de l’époque
impériale et en la traversant dans ses principaux règnes, il avait un stimulant puissant
et un motif de zèle dans sa haine contre le régime impérial ancien ou moderne, à toutes
les dates : il commença déjà à lui faire la guerre et à lui décocher des traits bien
avant César et de derrière le tombeau des Scipions. Sur cette histoire romaine d’Ampère,
si considérable aujourd’hui (elle n’a pas moins de six gros volumes), si intéressante
par parties, si instructive même, mais qu’il n’a pas eu le temps de fondre et de
composer en un tout harmonieux, je serai à la fois très-franc et très-humble. Et d’abord
je ne me sens point un juge compétent : cette érudition si pleine, si nourrie, si
fourmillante en quelque sorte, m’éblouit et me dépasse ; mais à d’autres égards je n’ai
besoin que de mon bon sens tout seul pour résister. En ce qui est des origines, je
m’étonne qu’on puisse avoir un avis un peu probable sur bien des choses. Ce que rejette
Ampère, ce qu’il admet pour commencer me paraît tout à fait arbitraire et dépendre moins
d’une méthode que d’une impression personnelle et d’une espèce de divination qu’il
aurait acquise en vivant beaucoup dans les mêmes lieux et en dormant dans l’antre de la
sibylle. J’appellerais cela volontiers le Songe d’Ampère. Tant qu’il ne
se donne que pour le commentateur et le compagnon de voyage de Virgile aux collines
d’Évandre, je me plais à le suivre ; c’est de la poésie encore ; mais, lorsque mettant
le pied dans l’histoire, il s’écrie tout à coup : « Je crois à
Romulus ! »
quand il nous annonce en tête d’un chapitre la vérité sur
l’enlèvement des Sabines, je souris en l’écoutant ; il m’est impossible de
voir autre chose dans les diverses sortes d’interprétations auxquelles il se livre qu’un
jeu d’esprit soutenu de l’érudition la plus animée. Lorsqu’il arrive à des époques
positivement historiques, je m’étonne encore de la méthode d’Ampère. Il a une vivacité
(à cette distance) qui peut avoir son charme et son piquant, mais qui, pour le fond, me
jette à tout instant dans la perplexité et le doute. Qu’il en veuille d’avance au grand
Scipion, parce qu’il le soupçonne par anticipation d’avoir été une première ébauche, une
première épreuve de César, passe encore ; mais qu’il tienne à voir en lui un charlatan et que, pour se confirmer dans l’interprétation subtile de son
caractère, il écrive : « J’ai demandé aux bustes de Scipion de m’éclairer sur son
mysticisme, et leur étude n’a pas été favorable à la sincérité de ce mysticisme :
cette physionomie n’est pas celle d’un illuminé sincère, c’est la physionomie d’un
homme intelligent, hautain, positif… »
, un pareil genre de preuves, je
l’avoue, me paraît prêter terriblement à la fantaisie. J’admire qu’Ampère, connaisseur
de tout temps assez incertain en matière de beaux-arts, se trouve ainsi avoir aiguisé
ses sens au point d’être subitement doué de seconde vue et de dépasser Lavater, et en
général je ne saurais me faire à cette méthode qui me paraît bien hasardeuse et qu’il
affectionne avant tout, de prétendre juger du caractère des hommes d’État par des
portraits et des bustes plus ou moins ressemblants et quelquefois douteux ; mais, cela
dit, ce voyage à travers l’histoire romaine qu’on refait avec Ampère est plein
d’agrément et d’instruction ; la contradiction même y est profitable : on y remue, on y
ravive, bon gré, mal gré, ses notions et ses jugements. En arrivant à l’ère des Césars,
l’auteur a pu donner toute carrière, avec vraisemblance et d’une manière assez
plausible, à son républicanisme littéraire. D’autres, depuis, se sont montrés encore
plus durs que lui pour Auguste, à qui l’on fait maintenant un crime d’avoir été un
politique profond et d’avoir donné quarante années de paix au monde. Ampère ne termine
pas ce règne d’Auguste sans apostropher le vieil empereur et lui dire son fait à
dix-huit cents ans de distance : « Non, je ne t’applaudis pas, s’écrie-t-il avec
feu et comme prenant sa revanche, pour avoir trompé le monde, qui ne demandait qu’à
l’être, et pour être parvenu, avec un art que la soif de la servitude rendait facile,
à fonder, en conservant le simulacre de la liberté, un despotisme dont nous verrons se
développer sous tes successeurs les inévitables conséquences. Et qu’as-tu fait pour
être applaudi ? Le peuple romain était fatigué, tu as profité de sa fatigue pour
l’endormir. Quand il a été endormi, tu as énervé sa virilité. Tu n’as rien réparé,
rien renouvelé ; tu as étouffé, tu as éteint… »
On a beau dire, je ne puis me
faire à un pareil ton et à de pareilles prises à partie personnelles dans le cadre dès
longtemps accompli et immuable de l’histoire. Ampère, qui a commencé par dénigrer un peu
Scipion le grand Africain, finira aussi par diminuer le plus qu’il pourra le siècle
fortuné des Antonins. Cela tient à l’esprit même qui circule dans tout son travail et
qui est un esprit de polémique contemporaine très-sensible. Dans une lettre à la
duchesse de Mouchy, à qui certes il ne croyait pas déplaire en tenant ce langage (ô
ironie du temps et des choses !), Ampère est allé jusqu’à se qualifier du nom d’émigré, — un vilain nom. Il y a tel chapitre en effet de cette histoire
ancienne que l’on dirait écrit par un émigré, tant la prévention vivante y domine ! Mais
encore une fois je me récuse, je ne suis pas juge du fond, et je laisse l’auteur
historiquement aux prises avec ses vrais contradicteurs en notre temps, les Mommsen, les
Léon Renier. Le cicerone en lui me paraît charmant, mais peu sûr. Je
suppose que toute cette érudition qui sort et pétille de partout est exacte ; j’ai
pourtant quelque peine, je le confesse, à ne pas me défier un peu des entraînements
auxquels je la vois sujette, et j’aimerais à ce qu’un vrai critique, la loupe à la main,
y eût passé. En attendant, je jouis en mon particulier de lire les agréables chapitres
sur Virgile, Horace, Ovide, Properce, Tibulle, non toutefois sans sourire encore
d’entendre Ampère nous dire à propos de ce dernier : « L’aimable Tibulle est le
seul des poètes de ce temps auquel je n’aie pas à reprocher un vers en l’honneur
d’Auguste. Les âmes tendres ne sont pas toujours les plus faibles. »
Voilà un
éloge qui sent son anachronisme et auquel l’ombre de Tibulle ne se serait certes pas
attendue. Ampère prend ses opposants partout où il peut. Il y met du point d’honneur et
en fait son affaire personnelle. On dirait que Caton, en mourant, lui a légué ses
pouvoirs.
Ce qui n’empêche pas, au jugement de quelques bons esprits, que cette Histoire romaine ne soit ce qu’Ampère a laissé de mieux et de plus original dans sa vivacité même, une ample étude faite sérieusement et avec passion, et très-estimable malgré les fautes.
Ampère, dont ce fut le dernier enthousiasme, y travaillait avec une incroyable ardeur, lorsqu’il fut enlevé, dans la nuit du 26 au 27 mars 1864, à Pau, où il était alors. Rien dans sa santé atteinte, mais en partie robuste, ne faisait prévoir un si brusque et si fatal dénoûment.
Je n’ai rien eu à dire des sentiments religieux d’Ampère, desquels pourtant plusieurs de ses biographes ont cru devoir s’occuper comme s’il leur avait donné des espérances. Il était un esprit essentiellement philosophique et trop habitué à la considération des lois générales pour que l’idée du surnaturel vînt l’en détourner. Cependant son respect pour les convenances était tel, ses égards pour ses amis allaient si loin, sa sensibilité par moments empiétait si fort sur sa pensée, qu’il n’est pas impossible, à ne juger qu’humainement et par les dehors, — qu’il est même assez probable, — qu’il eût accordé, s’il en avait eu le temps, satisfaction aux vœux et aux instances de ses entours. Permis à ceux qui souhaiteraient pour lui quelque chose de plus encore de le supposer98. Il professait particulièrement un tendre respect pour la nuance de catholiques libéraux dont Ozanam était à ses yeux le type.
Et maintenant que je suis parvenu au terme de cette longue et encore bien incomplète description d’une nature à la fois si riche et si éparse, je reviens sur une question que je me suis faite et à laquelle il semble que j’aie déjà répondu, et, me remettant à douter (ce qui est mon fort), je me demande derechef si en effet il eût mieux valu pour Ampère concentrer son esprit, son étude et son talent sur une œuvre et sur un livre, sur cette Histoire littéraire de la France à laquelle je mettais tant de prix et que je lui désignais comme son meilleur emploi. Sans doute, en s’y attachant avec suite, il eût contribué plus sûrement à sa renommée, à son autorité, sinon à sa gloire : il eût composé un livre excellent et durable, en vue de tous, à l’usage de tous ; il eût continué de faire l’éducation supérieure de plusieurs générations successives ; quiconque se fût essayé dans cette voie critique l’eût rencontré sans cesse sur son chemin et pendant ces quinze dernières années et dans celles qui suivront ; on aurait eu, en chaque sujet littéraire, à compter avec lui ; mais en lui imposant cette tâche, en lui supposant ce souci, suis-je bien entré dans l’esprit de l’homme, ne l’ai-je point tiré un peu trop à moi et dans le sens de ce que je préfère moi-même ? L’imaginer, le désirer tel, n’est-ce pas substituer insensiblement un autre Ampère à celui qu’avait fait la nature et dont la société s’est si bien trouvée ? Voyons un peu : le livre une fois conçu et bâti (et il l’était), en tout lieu, en toute occasion, il n’eût été occupé qu’à l’achever, à le remplir dans toutes ses parties ; puis, une fois imprimé, qu’à le reprendre et à y revenir, à le corriger, à le compléter et à l’enrichir de tout point, à le tenir ouvert, à jour, au courant des moindres recherches comme on en a tant fait sur le moyen âge depuis vingt-cinq ans, sur la Renaissance, et même sur le xviie siècle. Une seule erreur découverte dans une de ses pages l’aurait rendu malheureux et ne lui eût pas laissé de repos qu’il ne l’eût rectifiée et fait disparaître. Des milliers de détails l’eussent partagé et absorbé. Il n’aurait songé qu’à multiplier les éditions, c’est-à-dire les perfectionnements, tout comme M. Henri Martin pour son Histoire de France. Il serait devenu l’homme d’un seul livre : il n’eût plus été l’amateur universel. Le style aussi l’aurait démangé sans cesse ; pour être artiste, il faut être un peu ouvrier : cela consume des heures, et l’expression après laquelle on a couru vainement vous poursuit ensuite jusque dans le monde ou vient couper vos méditations solitaires. Ampère, établi l’historien d’office d’une grande littérature et ayant charge d’un monument, serait donc devenu un autre Ampère que celui que nous avons eu et qui ne calculait rien, gai, libre, capricieux, distrait ou absorbé, tout à la veine présente, obéissant à tous tes souilles, à toutes les fougues de l’intelligence. Il n’aurait plus rayonné en tous sens ; il aurait moins su, moins appris avidement de tout bord. Arrivé dans son sujet à des époques en vue, à la période classique de son histoire, il aurait dû y séjourner longuement et tourner beaucoup, pour les renouveler, autour de choses connues et de chefs-d’œuvre tout domestiques, lui qui n’était jamais plus heureux que hors de chez soi. Il n’aurait plus été aux ordres de l’une ou de l’autre de ses nombreuses et brillantes facultés à toute heure : il n’en aurait pas eu seulement la dépense et le plaisir, il en aurait eu l’économie. Esclave d’une pensée unique ou dominante, à la tête de quinze ou vingt volumes toujours présents et en cours d’exécution, ayant l’œil aux travaux d’autrui pour en profiter ou pour se défendre, condamné à un vrai régime de patience, il n’aurait plus été aussi libre de ses mouvements ; sa chaire l’eût assujetti jusqu’au bout : il aurait dû se retrancher bien des excursions et plus d’un voyage. Rome ne l’aurait pas si fort captivé, ni transformé jusqu’à la moelle en citoyen romain ; Paris serait resté son centre et sa capitale, il n’aurait plus fait l’école buissonnière en grand. Avec moins d’oubli et d’abandon, il eût été moins aimable, moins délicieux en société, moins cher à ses amis, peut-être moins digne de l’être. Au lieu de se prodiguer avec eux et de verser sans compter, il se serait ménagé ou dérobé à de certains jours. Dans tous les cas, il aurait moins joui pour lui-même ; il aurait moins pensé, moins embrassé à souhait le temps et l’espace, il aurait moins vécu. Au point de vue de la philosophie supérieure et suprême, qu’y a-t-il donc à regretter ?
Les Lettres d’Ampère, écrites sans beaucoup de soin, le plus souvent griffonnées précipitamment, sont vives, naturelles, affectueuses, et rendent bien le mouvement et le train habituel de son esprit. Un Recueil de ses Lettres fait avec choix et avec correction serait intéressant et servirait sa mémoire en remettant de près sous les yeux l’homme même.
Sa conversation, très-vive sur les choses, n’avait rien de malveillant pour les
personnes : elle était même, en général, très-mesurée à cet égard et (je ne parle pas
des dernières années) remarquablement discrète. Il ne tenait pas à se faire des ennemis.
Pourtant il ne se privait pas de traits fins et piquants au passage, et qui, dans leur
sobriété, eussent mérité d’être retenus. Par exemple : — il disait de Balzac et de
certaines de ses descriptions sales, ignobles, triviales : « C’est drôle, quand
j’ai lu ces choses-là, il me semble toujours que j’ai besoin de me laver les mains et
de brosser mes habits. »
— A propos du ton un peu sec et de la manière froide
et peu liante de Lamartine dans la conversation, du peu d’accord qu’on trouvait au
premier aspect entre la personne et les œuvres du poète, il disait : « On sent
bien qu’il y a là-dessous une harpe, mais elle est enfermée, et nous n’en avons que la
boîte. »
— A propos de de Vigny et de ses airs pincés en présence surtout de
ceux qui n’étaient pas de son monde, il disait : « C’est singulier, chaque fois
que je rencontre M. de Vigny, je ne puis m’empêcher de me rappeler ces vers de
Boileau :
A repris certain fat qu’à sa mine discrèteEt son maintien jaloux j’ai reconnu poète. »
— Il comparait Fauriel, qui craignait toujours d’être trop vif dans l’expression et
d’outre-passer la vérité, à un homme qui fait un dessin à la mine de plomb : « Et
quand il a fini, il craint que ce ne soit encore trop vif, et pour plus de précaution,
il passe sa manche dessus. »
Ceci me rappelle à moi-même un mot que m’écrivait
M. de Rémusat après la lecture de mes articles sur Fauriel : « Il est original,
me disait-il, par son défaut absolu d’effet et de saillie. Je n’ai jamais vu une
réelle supériorité qui manquât à ce point de relief. C’est un beau dessin
effacé. »
— L’éditeur posthume croit pouvoir joindre ici, à titre de curiosité, et comme
complément à ce qu’on a dit plus haut sur la mission acceptée par Ampère en 1848, de
MM. Carnot et Jean Reynaud, le billet suivant d’Ampère à M. Sainte-Beuve, qui lui tombe
au dernier moment sous la main : « Mon cher ami, Jean Reynaud que j’ai vu hier
veut vous parler ; il a quelque chose à vous dire et tous demande à grands cris. Si
vous le voyez, et qu’il vous parle de mes plans de voyage, n’en dites rien, je vous
prie, à personne. Mille amitiés, J.-J. Ampère. (29 mars
1818.) »
— A cette date, environ un mois après la révolution de Février, le
quelque chose de si pressé que M. Jean Reynaud pouvait avoir à dire
à M. Sainte-Beuve était probablement relatif à cette absurde et inepte calomnie, dont
M. Sainte-Beuve a fait le sujet des premières pages de son livre de Chateaubriand. J’y renvoie le lecteur.