Le général Jomini. [IV]
Jomini en 1813 ; chef d’état-major de Ney. — Bataille de Bautzen. — Injustice ; affront. — Passe au service de Russie. — Situation difficile ; conseils à Dresde, à Leipsick. — Services rendus à la Suisse en 1814.
On aura peut-être remarqué que Jomini, dans sa lettre de janvier 1813 au ministre Clarke, exprimait positivement le désir non plus d’un poste dans l’état-major, mais d’un commandement dans un corps d’armée. Ceci répondait à l’une de ses préoccupations constantes depuis quelques années, et à une objection ouverte ou sous-entendue qu’il rencontrait sans cesse à travers sa route. Il est rare, quand un homme possède un talent supérieur évident, qu’on n’en profite pas pour lui en dénier un autre ; cela est de la nature humaine et de tous les temps. Or, Jomini, tacticien et écrivain distingué, devait naturellement être contesté comme militaire pratique et chef de troupe. Il aurait donc tenu avant tout à être mis à même, une bonne fois, de confondre sur ce terrain ses détracteurs. L’ami et le correspondant auprès de qui il s’épanchait pendant sa crise morale de 1810, le baron Monnier, lui avait représenté fort sensément le vrai de sa situation, en la dégageant autant que possible des irritations toutes personnelles qui venaient s’y joindre :
« … N’accusez cependant personne, lui avait-il dit, des désagréments que vous avez éprouvés : ils étaient inhérents aux circonstances de votre carrière, et il faut bien moins vous en prendre aux hommes qu’à la nature des choses. En effet, il y a à peine quelques années que vous êtes passé d’un service étranger au service de France, où vous avez débuté comme officier supérieur. Peu de temps après, des conseils donnés au maréchal sous les ordres duquel vous étiez, et une manœuvre habile ordonnée presque malgré lui49, ont contribué à obtenir à l’armée un brillant succès. Ce service est avoué par le maréchal qui l’a reçu, et il est connu et apprécié par l’Empereur ; mais seulement quelques généraux, initiés aux secrets des grandes opérations de l’armée, ont entendu parler de ce service et de ceux que vous avez rendus. La foule les ignore tous : elle ne voit en vous qu’un officier qui a des protecteurs puissants, et qui peut accaparer des faveurs que chacun croit lui être dues comme de simples récompenses. Ces jalousies, en offrant un appui à vos ennemis, doivent leur donner souvent la tentation d’agir. Opposez-leur le courage de vous résigner à une grande partie des tracasseries dont vous êtes l’objet : elles ne seraient pas aussi fréquentes, si vous vous y montriez moins sensible. Soyez convaincu que rien de tout cela ne peut, à la longue, arrêter votre carrière. Tous les prétextes que la malveillance a fait valoir jusqu’à présent contre vous manqueront à la fois, le jour où vous aurez conduit en votre nom, une division, une brigade, un corps quelconque à l’ennemi. Alors vous aurez gagné tout à fait vos éperons, vous vous serez naturalisé aux yeux de toute l’armée, et personne n’osera plus vous opposer nulle part que vous n’êtes pas Français. Ce jour n’est pas éloigné, je l’espère, d’après les dispositions que l’Empereur vient de montrer pour vous. »
Cette lettre, qui touche avec justesse des points chatouilleux et délicats, donne envie de mieux connaître quel était ce correspondant si sage, le baron Monnier. Nous y reviendrons.
Quoiqu’il n’eût point un commandement en son nom, comme il avait paru le désirer d’abord, Jomini, replacé ainsi à la tête de l’état-major du maréchal Ney le 4 mai 1813, c’est-à-dire le surlendemain de la bataille de Lutzen et quelques jours avant celle de Bautzen, se retrouvait plus que jamais dans sa sphère et dans son élément, à même de rendre les plus grands services. Il ne tarda pas à le prouver.
Il ne faudrait rien exagérer pourtant. Dans les jours qui précédèrent la bataille de
Bautzen, il y avait une incertitude si les forces ennemies se réuniraient ou se
diviseraient. Dans ce dernier cas, et si l’armée prussienne s’était séparée des Russes
pour se porter sur Berlin, Ney, qui venait d’être chargé du commandement de plusieurs
corps d’armée, devait se diriger sur cette capitale. Mais il était peu probable, d’après
les règles de la guerre, que les ennemis commissent pareille faute. Dans les ordres
imprimés de la Correspondance impériale, on n’en voit aucun qui
prescrive à Ney de marcher sur Berlin ; et il est dit seulement que le maréchal devait
toujours se tenir dans une position intermédiaire, à portée de faire ce mouvement et cette
pointe si elle était nécessaire, ou de se rabattre du côté de Bautzen, en cas d’affaire,
pour tourner l’ennemi. Il est possible pourtant que l’ordre daté de Dresde, le 13 mai au
soir, ait paru indiquer plus probablement au maréchal cette direction de Berlin, et que
Jomini ait dû alors insister auprès de lui par toutes les raisons stratégiques qui
tendaient à la contre-indiquer. Toujours est-ce que l’ordre chiffré apporté au maréchal
par un paysan, et qui assignait positivement le rendez-vous de Bautzen, ne fut remis à
temps le 19, que parce que Ney ne s’était pas laissé distraire à cette idée d’une pointe
sur Berlin et s’était tenu de sa personne dans le rayon des opérations centrales, la
dépêche chiffrée prescrivait le même mouvement qu’on exécutait déjà depuis quarante-huit
heures. Pendant toute la journée du 21 mai, et tandis que Napoléon livrait sa bataille de
front, les forces de Ney furent utilement employées à prendre l’ennemi à revers et à
décider la victoire. Les instructions, d’ailleurs, adressées au maréchal pour cette
journée de Bautzen avaient été des plus laconiques du côté de Napoléon : rien qu’un simple
petit billet au crayon, expédié à huit heures du matin et qui n’avait atteint Ney qu’à
dix. Ney et son chef d’état-major avaient dû suppléer à tout, et il n’avait pas tenu à ce
dernier que la direction donnée à l’attaque ne fût plus centrale et plus décisive encore.
L’ordre primitif, indiqué par Jomini dès le matin sur le terrain même, — terrain qu’il
connaissait bien, puisque ç’avait été un des champs de bataille de Frédéric, — était de
marcher droit sur les clochers de Hochkirch (Haute-Église), le point
culminant de tout l’échiquier, d’y faire converger les colonnes pour occuper la chaussée
de Wurschen, ce qui eût porté l’effort, en plein, derrière la ligne ennemie entièrement
débordée. Le billet au crayon de l’Empereur fit dévier l’attaque sur Preititz, un peu trop
à droite. Le billet disait d’y être à midi. On suivit la lettre plutôt que l’esprit de cet
ordre. On perdit du temps50. Si le mouvement de Ney s’était opéré tout
entier dans le premier sens et avec la vigueur que l’illustre maréchal avait déployée en
tant d’autres rencontres, le résultat de la victoire de Bautzen eût été bien différent :
« c’eût été, ni plus ni moins, un mouvement entièrement semblable à celui que
Blucher exécuta plus tard contre nous à Waterloo. »
La paix, du coup, eût pu
être conquise. Mais le soleil avait tourné, le temps des triomphantes journées n’était
plus51.
L’armistice qui suivit la demi-victoire de Bautzen fut la période fatale pour Jomini et
dans laquelle le drame moral s’agita en lui dans tout son orage (4 juin-16 août 1813). Il
nous manque un élément important pour en bien juger. Où est la correspondance de Ney avec
l’Empereur, et que dit-elle à ce lendemain de Bautzen ? Cette correspondance fait lacune.
Ney demandait pour son chef d’état-major le grade de général de division. Il serait
curieux de savoir en quels termes : le dossier du Dépôt de la guerre est des plus minces
pour cette période, et muet sur ce qui nous intéresse. On y voit seulement que le 14 juin
1813, par une lettre écrite de Liegnitz, Jomini réclamait du ministre Clarke sa lettre de
service, qu’il n’avait pas encore reçue, comme chef d’état-major du 3e
corps. Le 12 juillet seulement cette pièce lui était envoyée. Que se passait-il cependant
dans l’état-major du prince Berthier ? Nous en sommes réduits aux témoignages produits par
Jomini lui-même, et qui peignent en traits ardents son offense, l’injustice dont il se
voit victime, et qu’il retourne en tous sens au gré d’une imagination blessée.
« Tandis que quelques personnes, lui écrivait-on de Dresde, vous attribuent la
présence de vos trois corps d’armée à Wurschen et vantent avec chaleur ce service à
l’occasion duquel elles rappellent les autres, l’état-major retentit contre vous des
plaintes les plus vives. »
Ces plaintes consistaient dans un esprit
d’indépendance qui aurait empêché Jomini de faire expédier ses états de situation d’après
des modèles qu’on lui avait donnés. Il avait refusé aussi, disait-on, d’employer des
officiers sans troupes, qu’on lui avait envoyés de Dresde et qu’il avait renvoyés, les
jugeant peu capables : ils avaient déblatéré au retour. Mais le grief principal qu’on
alléguait, c’était le retard dans l’envoi des états de situation qu’on dressait tous les
quinze jours, et qu’il avait cru pouvoir différer, parce qu’il n’avait pas reçu à temps de
la division Souham, toute composée de régiments provisoires, les états nécessaires pour
rédiger le sien. On sait quelle importance l’Empereur attachait à ces états de situation ;
il ne s’endormait jamais sans les lire. Il est probable qu’un soir, ne trouvant pas ceux
de Jomini sous la main, il s’était livré à un emportement que Berthier n’avait pris nul
soin de calmer. Jomini ne fut donc point promu à un grade supérieur ; mais, loin de là,
Berthier obtint contre lui un ordre pour lui faire garder les arrêts pendant quelques
jours, en se fondant sur la nécessité de tenir les chefs d’état-major des corps dans la
dépendance du major général. Une lettre de Jomini, écrite sous le coup de cet affront,
nous peindra mieux que tout l’exaltation de sa douleur et de son désespoir :
« Liegnitz, le 24 juin 1813.) Mon cher Monnier, je viens de recevoir votre lettre du 20 ; vous devez juger à quel point j’en suis atterré. Le même courrier qui me l’apportait m’a remis l’agréable épître du prince de Neuchâtel. Il ne s’est pas contenté de me mettre aux arrêts, il m’a fait mettre à l’ordre de l’armée comme remplissant mal mes fondions ; et, pour donner plus de solennité à cette punition, il me l’envoie par un courrier du cabinet, honneur ordinairement réservé aux princes et aux ambassadeurs, et que je serai obligé de payer à mes frais. Vous voyez, mon cher, que le persécuteur n’a rien négligé pour me faire avaler la ciguë jusqu’à la lie. Il n’a que trop atteint son but. Depuis six heures, une fièvre ardente me dévore !… Envoyé aux arrêts, mis à l’ordre comme un chef d’état-major incapable, après ce que je viens de faire à Bautzen, et au moment où j’attends une promotion pour prix d’une conduite que peu d’officiers auraient osé tenir !!… Ahl mon cher, c’en est fait ! jamais je ne supporterai un affront si cruel !… Je me regarderais comme le plus misérable des hommes, si j’étais capable de servir un quart d’heure de plus. Officier étranger, me dévouant à la France et au grand capitaine qui la gouverne, servant l’un et l’autre avec enthousiasme, sans aucun lien ni avantage national, je recevrais pour prix de mon zèle des injures et l’infamie !… Et dans quel temps, grand Dieu ! quand l’armée, habituée depuis six ans à un avancement sans exemple, voit de toutes parts des sous-lieutenants devenus rois, et des officiers très-ordinaires devenus généraux en six ans !…
Ce qu’il y a de plus terrible dans mon affaire, c’est que le misérable état de situation qui en est le prétexte arrivait sans doute à Dresde au moment même où le courrier qui vient de me déshonorer aux yeux de l’armée en partait.
On dit que le courrier prochain nous apportera les promotions sollicitées par le maréchal. Puisqu’on me signale à l’armée comme un imbécile, il n’est guère probable qu’on me fasse figurer sur ce tableau, et alors ma perte devient inévitable : je ne pourrais jamais supporter cette exclusion. Dans deux jours, je saurai si je suis définitivement condamné ; car vous pensez bien que, dans cette horrible position, il s’agit d’être ou de ne pas être (to be or not to be) et si je ne suis rien après un événement comme celui de Bautzen, quel espoir me restera-t-il ? Il faut un concours inouï de circonstances pour amener un officier général à rendre un service pareil ; et Dieu sait qu’en dix campagnes je n’en aurai pas d’occasion… »
Vingt jours s’écoulèrent encore avant qu’il eût fait la démarche irrévocable. Il attendait, il hésitait, il espérait toujours ; il faisait et refaisait en tous sens à sa manière le monologue de Coriolan prêt à passer aux Volsques. Il ruminait (à travers toutes les dissemblances) le fier et amer souvenir du connétable de Bourbon. Il se croyait plus résolu intérieurement qu’il ne l’était : il eût suffi jusqu’au dernier moment sans doute d’un retour de justice pour l’arrêter et faire rebrousser le cours de ses pensées. Ce n’est que le 13 août, à l’annonce des promotions pour le 15, et en se voyant exclu, qu’il prit le parti suprême, le parti désespéré de changer d’aigles et de passer son Rubicon.
« Ce 13 août 1813. — Enfin, mon cher Monnier, la mesure est comblée ; le courrier vient d’arriver avec toutes les promotions ; il n’y en a pas moins de 70052 pour notre corps d’armée. Tous ont reçu des signes de satisfaction et de gloire ; celui seul qui, au dire du maréchal lui-même, avait le plus contribué à la victoire, est récompensé par les arrêts !… Une fièvre brûlante me consume. Demain, hélas ! j’aurai abandonné des drapeaux ingrats où je n’ai trouvé qu’humiliation, et qui ne sont pas ceux de ma patrie !…
J’écris une longue épître à l’Empereur pour lui expliquer tous les motifs de ma démarche…
Je n’ai pas besoin de vous dire où je vais ; le souverain généreux qui m’a donné asile en 1 810 doit disposer dès aujourd’hui de la dernière goutte de mon sang. Là, du moins, je ne serai ni vexé ni humilié, si jamais je trouve des occasions et une position qui me permettent de rendre des services de l’espèce de ceux que je crois avoir rendus. Je désire que ma lettre à l’Empereur parvienne jusqu’à vous ; elle ajoutera, j’en suis sûr, aux regrets que vous pourrez éprouver de notre séparation.
Adieu !… la fièvre me force à vous quitter ; je n’en puis plus. Conservez-moi quelques sentiments de bienveillance. En prononçant ce cruel adieu, mon cœur est oppressé ; il me semble que j’aime plus que jamais le petit nombre d’amis que je laisse en France… »
Il laissait des amis non seulement dans le civil, tels que celui à qui il écrivait, mais aussi dans le militaire, et de vraiment intimes : je ne citerai que le général Guilleminot.
L’armistice était rompu, ou du moins dénoncé. Les hostilités allaient reprendre le 17. Le 14, Jomini quittait l’armée française et franchissait la ligne ennemie. En arrivant au territoire neutralisé, il rencontra des camps d’infanterie épars sur toute la ligne de la Katzbach, et de l’artillerie séparée de ses attelages et aventurée ainsi sur un front que rien ne couvrait. Ney avait obéi à une confiance chevaleresque. Jomini l’avait averti, dès le 13, qu’il était temps de se mettre à l’abri d’une surprise. Lui-même en partant, il prit sur lui d’ordonner à toutes les compagnies du train d’artillerie de se rassembler au plus tôt, et à la cavalerie légère de faire un mouvement pour couvrir les camps et le quartier général. Ney fut bien étonné tout le premier de voir s’opérer autour de lui ces mouvements et marches qu’il n’avait pas commandés. Ayant ainsi pourvu jusqu’aux derniers instants aux soins de son office, et après s’être mis autant que possible en règle avec le passé, Jomini alla joindre l’empereur Alexandre à Prague. Il n’emportait ni plans à communiquer, ni secrets militaires quelconques ; il n’emportait avec lui que son bon sens, son bon conseil, sa justesse de coup d’œil, sa connaissance précise des hommes et des choses. C’était beaucoup trop.
Cette « démarche violente »
, comme lui-même la qualifie, coïncidait avec
l’arrivée de Moreau au quartier général des Alliés : elles se lièrent et se confondirent
dans la pensée des contemporains. Toutefois le cas de Jomini était très-distinct, et
Napoléon au plus fort de sa colère le reconnut. On a dans la Corresponddance imprimée la première explosion de cette colère. Quelque pénible
qu’il soit d’avoir à transcrire de tels passages, il est impossible de les
dissimuler :
« (Au prince Cambacérès. — Bautzen, 16 août 1813.) — L’Autriche nous a déclaré la guerre. L’armistice est dénoncé et les hostilités commencent. Nous sommes en grande manœuvre. Une partie de l’armée russe et prussienne est entrée en Bohême. J’augure bien de la campagne. Moreau est arrivé à l’armée russe. Jomini, chef d’état-major du prince de la Moskowa, a déserté. C’est celui qui a publié quelques volumes sur les campagnes, et que depuis longtemps les Russes pourchassaient. Il a cédé à la corruption. C’est un militaire de peu de valeur ; c’est cependant un écrivain qui a saisi quelques idées saines sur la guerre. Il est Suisse… »
Et à Maret, le même jour :
« … Le général Jomini, que vous connaissez, a passé à l’ennemi. »
Et à Clarke, ministre de la guerre :
« (Gœrlitz, 18 août 1813.) — … Moreau, arrivé à l’armée des Alliés, a ainsi entièrement levé le masque et a pris les armes contre sa patrie. Le général de brigade Jomini, chef de l’état-major du prince de la Moskowa, a déserté à l’ennemi, sans avoir auparavant cessé ses fonctions : il va être jugé, condamné et exécuté par contumace. »
Cette dernière menace n’eut aucun effet ; on avait désormais assez d’autres procès à suivre. Et quant au jugement même porté par Napoléon dans sa colère, l’histoire ne l’enregistrera point sans l’avoir discuté.
Oui, « les Russes, depuis longtemps, pourchassaient
Jomini »
, c’est-à-dire que l’empereur Alexandre, dès 1810, l’avait apprécié et
lui avait témoigné de l’estime. On a beau être un homme de génie, on ne concilie point les
autres hommes par la hauteur et par l’injure. La légère menace de Vincennes, en 1810,
était au fond une amabilité envers Jomini ; c’était une manière de lui dire : « On
ne veut à aucun prix que vous nous quittiez.
» Mais cette insinuation, qui avait
son côté flatteur, aurait pu se présenter dans des termes plus congrus et moins
effarouchants. Si Napoléon en personne, et toutes les fois qu’il avait été en contact
direct avec Jomini, s’était montré assez bienveillant pour un officier de ce mérite, il
l’avait laissé froisser et écraser par ses alentours, par ses séides ; et un souverain,
surtout quand il est absolu, répond jusqu’à un certain point des injustices et des injures
qu’on inflige en son nom à des âmes délicates, et par conséquent sensibles à l’outrage.
Cela était vrai du temps de Napoléon Ier ; cela reste vrai
aujourd’hui.
Napoléon, au moment où il est obligé de se passer de Jomini, fait fi de lui le plus qu’il
peut : c’est son droit. Jomini était « un militaire de peu de valeur. »
Qu’est-ce à dire, et Napoléon lui a-t-il jamais fourni l’occasion de se montrer militaire
dans le sens où il l’entend, et de conduire une brigade à l’ennemi ? Jomini, tel que je me
le figure alors, assez grand, mince, distingué de physionomie, à la fois vif et réservé
sous sa fine moustache brune, n’avait point assurément la mine d’un sabreur ; il n’avait
pas l’air de vouloir tout pourfendre amour de lui ; il était, en son temps, du petit
nombre des militaires qui avaient, comme on dit, leur pensée de derrière, qui raisonnaient et critiquaient (Saint-Cyr, Dessolle, Haxo, Campredon…).
Était-ce une raison pour qu’à l’épreuve il ne sût point conduire une troupe au feu ? Rien
ne le prouve. — « Il a publié quelques volumes sur les campagnes…
Il a saisi quelques saines idées sur la guerre. »
C’est fort
heureux que, même dans le moment le plus irrité, le dédain n’aille point au-delà. Mais
quelle que soit la distance que mettent les situations entre les hommes, tout cela cesse à
la mort et devant la postérité. Jomini, écrivain militaire, n’a pas la grandeur et la
simplicité concise de Napoléon ; mais il a, plus que lui, l’étendue, le développement, la
méthode, la clarté, la démonstration convaincante et lumineuse. Il est, si je puis dire,
un meilleur professeur. Il est « le premier auteur, en aucun temps, qui ait tiré
des campagnes des plus grands généraux les vrais principes de guerre et qui les ait
exprimés en clair et intelligible langage. »
C’est le témoignage que lui rendent
à leur tour les généraux américains de la dernière guerre, les tacticiens sortis de
l’École de West-Point53. Il est plus spécialement l’historien
et le critique militaire définitif du grand Frédéric : notre École de Saint-Cyr le vient
aujourd’hui pour classique à ce titre. Il est l’un de ceux qui seront le plus écoutés et
comptés lorsque se fera l’histoire militaire critique définitive du premier Empire et de
Napoléon ; car, malgré les larges et admirables pages publiées de nos jours et que nous savons, cette histoire, dépouillée de toute affection et couleur
sentimentale quelconque, dégagée de tout parti pris d’admiration comme de dénigrement, ne
me paraît pas écrite encore. Entre Thiers et Charras, il y a lieu à un futur Jomini, qui
soit à Napoléon capitaine ce que Jomini a été au grand Frédéric, n’étant occupé ni
d’excuser ni d’accuser, ne surfaisant rien, ne diminuant rien, exempt même de patriotisme,
mais opposant le pour et le contre au seul point de vue de l’art, et tenant grand compte
dans son examen comparatif des documents étrangers.
En résumé, la sortie de l’Empereur contre Jomini, et qui n’est qu’une représaille des plus excusables dans les vingt-quatre heures (il ne pouvait guère en dire moins), ne prouve absolument rien et n’a pas plus de portée à titre de jugement véritable que tant de paroles courroucées de Napoléon contre les hommes de mérite tels que Malouet et autres, qui se sont vus soudainement maltraités, — exécutés, ou peu s’en faut, — mais qui ne gardent pas moins toute leur valeur devant une postérité indifférente et attentive.
La scène a changé. Jomini va se trouver aux prises avec d’autres difficultés, d’autres obstacles, d’autres intrigues. S’il avait cru, en changeant de camp, trouver la partie plus belle et le jeu plus facile, il aurait vite été détrompé. Arrivé le 16 août à Prague, il reçut de l’empereur Alexandre l’accueil bienveillant auquel il pouvait s’attendre. Alexandre lui communiqua le plan de campagne qui avait été arrêté pendant l’armistice entre les quatre puissances dans les conférences militaires tenues à Trachenberg. Ce plan consistait à ne pas autrement s’inquiéter de la ligne fortifiée de l’Elbe occupée par Napoléon, à déboucher de la Bohême en courant sur Leipsick, à prendre Napoléon à revers et à prétendre le couper de ses communications sur le Rhin. C’était le plus hasardeux des plans, une parodie et une singerie des principes de la grande guerre : cette bataille de Leipsick, qu’on voulait livrer deux mois trop tôt à un ennemi tenant l’Elbe, disposant de toutes ses forces et pouvant lui-même couper les Alliés de leur ligne de retraite sur la Bohême, les exposait à des chances terribles, à une véritable catastrophe, s’ils la perdaient. Jomini en démontra tout d’abord la faute et le danger ; Moreau l’appuya, et dès le 22 août les trois monarques réunis à Commotau modifiaient leur plan. Dresde devint l’objectif au lieu de Leipsick.
Mais je ne prétends point exposer en détail ce nouvel ordre de services que rendit Jomini à la cause européenne : cela, je l’avoue, me coûterait un peu. Je n’indiquerai que certains traits caractéristiques de sa situation nouvelle.
Quatre jours après son arrivée au quartier général des souverains alliés, Jomini se trouvant à table, en face du roi de Prusse, ce prince lui demanda quelle était la force du corps de Ney. Jomini s’excusa de ne point répondre, et il fut approuvé par l’empereur Alexandre. Ceci rentre dans l’esprit de réserve et de scrupule qu’il s’efforçait de garder jusque dans son changement de drapeau.
Mais, s’il ne se croyait pas en droit de répondre sur la force numérique d’un corps d’armée à lui trop bien connu, il ne se faisait pas faute sans doute de dénoncer en général le fort et le faible de ses nouveaux adversaires. On lui attribua ainsi qu’à Moreau un principe que les Alliés parurent s’être fait dès ce moment, à savoir, de combattre le moins possible Napoléon en personne, mais d’attaquer partout ses lieutenants en son absence. Napoléon, au reste, était le premier à en faire la remarque à cette date dans sa Correspondance (22 août 1813) : « En général, disait-il, ce qu’il y a de fâcheux dans la position des choses, c’est le peu de confiance qu’ont les généraux en eux-mêmes : les forces de l’ennemi leur paraissent considérables partout où je ne suis pas. » Oudinot, Macdonald, Ney, placés à la tête d’armées secondaires, justifièrent trop bien le pronostic dès cette reprise d’armes et furent successivement battus. Les Alliés n’avaient sans doute pas besoin de Jomini pour apprendre cette tactique élémentaire.
Que si parfois dans les commencements on questionnait de trop près Jomini, bien plus souvent encore et là où il avait ouvertement un avis, on l’écoutait peu. Il avait espéré en arrivant trouver l’empereur Alexandre investi d’un pouvoir supérieur et se l’était figuré comme une sorte d’Agamemnon dans la ligue des rois : avoir pour soi la confiance et l’oreille d’Alexandre eût tout simplifié. Il n’en était rien, et dans le fait l’empereur Alexandre ne commandait pas : c’était l’état-major autrichien qui dirigeait l’armée des Alliés ; tout se préparait et se décidait en définitive au quartier général du prince de Schwartzenberg, un quartier général « antimilitaire » s’il en fut. L’Autriche avait un grand général, l’archiduc Charles ; elle se gardait bien de l’employer. Moreau, dès le 21 août, se rencontrant pour la première fois avec Jomini54, lui exprima son désappointement : « Hélas ! mon cher général, nous avons fait tous les deux une sottise ; si j’avais pu m’attendre à devenir le conseiller d’un général autrichien, je n’aurais certes pas quitté l’Amérique. » Jomini essaya, nous dit-on, de faire une distinction dans sa réponse et de se montrer plus désintéressé dans la question, mais il n’était pas éloigné de penser de même. Auprès de Schwartzenberg se trouvaient Radetzky, chef d’état-major, Languenau, un émigré saxon. Dès les premières discussions qui s’étaient élevées devant Alexandre, Jomini avait représenté à l’empereur qu’isolé et sans fonctions il lui était fort difficile de juger des affaires et de donner un conseil ; on décida donc de l’attacher officiellement à l’état-major de Schwartzenberg, en lui donnant Toll, général russe, pour adjoint ; mais la volonté du puissant autocrate ne parvint jamais à l’accréditer comme il aurait fallu. La première fois que Jomini se présenta au nom de son nouveau souverain à l’état-major autrichien, il fut reçu d’une façon mortifiante et un peu (sauf respect) comme un chien dans un jeu de quilles. Sur le rapport qu’il en revint faire aussitôt à l’empereur Alexandre : « Vous êtes trop vif, lui dit le monarque ; on ne prend pas les mouches avec du vinaigre : il faudra tâcher de raccommoder cela. » Rien ne se raccommoda pourtant, et l’on sut que le premier mot de Languenau à Radetzky avait été : « Il faut enterrer ce Jomini ; sinon, on lui attribuera tout ce que nous ferons de bien. » — Le mauvais vouloir de ce côté et les tracasseries à son égard furent sans trêve et se produisirent dans les moindres détails de service et de la plus mesquine manière : pour son logement, pour l’ordonnance de cavalerie qui lui était nécessaire et qu’on ne lui donnait pas, etc. On avait pris à tâche de le dégoûter.
« L’état-major de Schwartzenberg formait une sorte de comité aulique de campagne, qui avait pour tâche de préparer et d’expédier les ordres après les avoir soumis aux souverains, dont l’entourage formait comme un conseil de révision. C’étaient, on le conçoit, des tiraillements à n’en pas finir… Le prince de Schwartzenberg, brave militaire, d’un caractère doux, liant, modeste, n’était pas l’homme capable de donner l’impulsion à une machine si compliquée ; il se laissait mener par Radetzky et Languenau : l’empereur Alexandre consultait Moreau et Jomini, sans compter Barclay, Wolkonsky, Diebitsch et Toll ; le roi de Prusse avait aussi ses conseillers, et Barclay, influencé par Diebitsch, n’était jamais de l’avis de personne… Mettre d’accord tant d’intérêts et d’avis différents était chose impossible. Ajoutez à cela que l’ambassadeur d’Angleterre, lord Cathcart, se mêlait aussi des opérations55. »
Le peu d’entente inévitable dans un conseil formé d’autant de têtes se trahit tout d’abord pour l’attaque de Dresde. Décidée dans le principe, parce qu’on savait Napoléon absent, conseillée par Jomini uniquement dans cette supposition, retardée gratuitement de plus de vingt-quatre heures par le prince de Schwartzenberg, elle eut lieu malgré le retour de Napoléon, et en dépit de tout ce qui devait la faire contremander. Au lieu d’un coup de main vigoureux, qui avait toute chance de réussir, on eut un premier combat sans résultat, engagé par une sorte de malentendu, et suivi le lendemain de l’immense bataille où le génie de Napoléon ressaisit toute sa supériorité.
Le jour même de la bataille, sans avoir autorité pour rien, mais sur la simple vue des choses et après une reconnaissance qu’il avait faite de son côté comme Moreau du sien, Jomini ouvrit un seul avis, qui était de prendre toutes les masses accumulées au centre, de leur faire changer de front pour les faire tomber de concert avec la droite sur la gauche de Napoléon, qui s’aventurait vers Grima et Reick entre l’Elbe et une masse de forces supérieures. L’idée, approuvée de tous, n’eut pas même un commencement d’exécution.
« Au reste, a dit Jomini, cette bataille me détrompa de toutes les espérances que j’avais conçues ; elle me prouva qu’un homme dans ma position ne devait jamais juger les choses comme il le ferait s’il était maître de commander ; et j’appris là qu’il y avait une grande différence de diriger soi-même l’ensemble d’un état-major dans lequel on prévoit et organise tout, ou à raisonner sans fruit, et sur des données incertaines, de ce que veulent faire les autres. En un mot, je me rappelai la célèbre réponse de Scanderbeg au sultan, qui lui avait demandé son sabre (
« Dites à votre maître qu’en lui envoyant le glaive je ne lui ai pas envoyé le bras ») ; fiction ingénieuse et applicable à tous les militaires qui se trouveront dans le cas de donner leurs idées sur des opérations qu’ils ne dirigeront pas. »
Après la bataille perdue et quand on se décida à la retraite, lorsque, dans la soirée du
27, Jomini vit l’ordre apporté par Toll, — « le brouillon encore tout trempé de
pluie56 »
, — qui réglait cette retraite
jusque derrière l’Éger en quatre ou cinq colonnes, « chacune d’elles ayant son itinéraire
tracé pour plusieurs jours, comme une feuille de route, par étapes, qu’on exécuterait en
pleine paix, sans s’inquiéter de ce qui arriverait aux autres colonnes » ; à la vue de
cette disposition burlesque », il n’y put tenir : toute sa bile de censeur éclairé et de
critique militaire en fut émue, comme l’eût été celle de Boileau à la vue de quelque
énormité de Chapelain ; et il s’écria sans crainte d’être entendu : « Quand on fait la
guerre comme ça, il vaut mieux s’aller coucher. » L’ambassadeur anglais, lord Cathcart,
présent, crut devoir le prendre à part pour lui conseiller de ménager davantage
l’amour-propre de ses nouveaux camarades. « Que voulez-vous, milord ? répondit
Jomini en s’excusant, quand il y va du sort de l’Europe, de l’honneur de trois grands
souverains et de ma propre réputation militaire, il est permis de ne pas peser toutes
ses expressions. »
L’empereur Alexandre, dans cette retraite, s’était séparé de l’empereur d’Autriche et du
roi de Prusse et se trouvait à Altenberg dans les montagnes avec le prince de
Schwartzenberg et le quartier général autrichien. Jomini, dans l’après-midi du 28 (août),
ayant jugé nécessaire de faire quelque mouvement de troupes et en ayant parlé à l’empereur
Alexandre qui l’approuva, fut chargé d’en porter l’avis au prince généralissime. Celui-ci
ou plutôt son état-major s’y refusa formellement. Ces refus auxquels se heurtait Jomini
auprès des généraux autrichiens devenaient journaliers. L’occasion lui parut bonne pour
remettre sur le tapis l’unité de commandement et pour stimuler l’empereur Alexandre, qui
s’en était jusque-là trop aisément dessaisi. Revenant donc de l’état-major autrichien avec
sa réponse mortifiante, il ne put s’empêcher de dire à Alexandre : « Je suis
vraiment peiné, Sire, du rôle qu’on fait jouer à Votre Majesté. »
Le mot était
vif et toucha l’épiderme. Alexandre fit un mouvement : « Général, je vous remercie
de votre zèle, mais c’est à moi seul d’en juger. »
Cette circonstance ne laissa
pas de jeter du froid sur la suite des relations de Jomini et de l’empereur Alexandre.
Dans les distributions de récompenses et de décorations qui suivirent les succès de cette première partie de la campagne (septembre 1813), genre de faveur dont on sait que la Russie n’est pas avare, il ne fut compris que pour une décoration infime, — la simple croix de Sainte-Anne au cou : — ce qui avait sa signification désagréable dans sa position jalousée de nouveau venu et d’étranger, en présence surtout des plaques et des grands cordons accordés à ses rivaux. Nous ne cherchions en tout ceci que des leçons stratégiques : il me semble que nous rencontrons insensiblement une leçon morale.
Des affaires de famille, l’arrivée en Allemagne de sa femme et de son fils venant de Suisse par Vienne, occupèrent Jomini pendant tout ce mois de septembre et les premiers jours d’octobre. Cependant il avait rédigé une notice à l’adresse de l’empereur Alexandre pour démontrer l’urgence de faire changer de rôle à l’armée de Silésie commandée par Blucher, qu’il aurait voulu voir rappeler vers Dresde. Blucher aima mieux rester indépendant, et, au lieu de se réunir dans le Sud à la grande armée des souverains, il préféra de s’avancer par le Nord, en liant ses mouvements à ceux de Bernadotte. Le voyage de Jomini à Prague au-devant de sa famille ne l’empêcha point de rejoindre à temps l’empereur de Russie avant les journées de Leipsick, son rôle de donneur de conseils fut ce qu’on a vu déjà : il était une Cassandre prophétique, qui parlait pour l’acquit de sa conscience et qu’on n’écoutait qu’à demi. Détaché auprès du prince de Schwartzenberg, il fit tout pour le dissuader de porter le premier jour, le 16 octobre, l’armée autrichienne et les réserves russes dans l’espèce d’entonnoir entre deux rivières, la Pleisse et l’Elster, où le gros des forces eût été paralysé. Il convainquit l’empereur de Russie, qui refusa absolument d’y laisser mener ses troupes. Le prince Schwartzenberg ne fit que la moitié de sa faute. Jomini, montant sur le clocher de Gautsch avec deux officiers autrichiens, les prit à témoin de ce qui était à faire dans la terrible partie qui s’engageait sous leurs yeux, et de l’orage qui allait fondre sur leur droite. Il fit tout jusqu’à la fin pour obtenir que Schwartzenberg renonçât à temps à sa fausse manœuvre : il faut reconnaître, si les récits sont exacts, qu’il mit autant d’obstination (et ce n’est pas peu dire) à le tirer de ce cul-de-sac que, lui, généralissime, en mettait à s’y enfoncer.
Après ces journées de Leipsick, lui, l’homme de l’art, il pouvait bien se répéter au sens
militaire le mot célèbre que le chancelier Oxenstiern avait dit autrefois au sens
politique : « Avec combien peu d’habileté et de sagesse sont donc conduites ces
grandes armées qui demeurent pourtant victorieuses et qui changent la face du
monde ! »
On a appelé la bataille de Leipsick « la bataille des nations. » Ce sont elles en effet, avec toutes les passions et les haines vengeresses accumulées, ce sont elles seules, ardemment accourues de tous les points de l’horizon, qui retournèrent le destin et qui triomphèrent. Mais parmi ceux qui étaient censés présider à la direction suprême, et au cœur de ce quartier général des Alliés en 1813, Jomini avait vu se dévoiler dans toute son étendue le spectacle des vanités, des intrigues et des chétives rivalités humaines. Il avait connu la France, il connaissait maintenant l’Europe.
Ce fut vers ce temps, et d’après l’expérience qu’il acquit à cette nouvelle école, que quelques-unes de ses opinions antérieures en vinrent à se modifier : il avait cru jusque-là avec le monde entier que Napoléon était le seul obstacle à la paix, il commença à entrevoir que cette paix, eût-elle été sincèrement voulue par lui, n’aurait pas été si facile à obtenir en présence d’une telle coalition de haines.
Après Leipsick, Jomini crut devoir se retirer du quartier général des Alliés ; il en
demanda, dès Weimar, l’autorisation à l’empereur Alexandre, alléguant « que rien
n’arrêterait plus les armées alliées jusqu’au Rhin ; que de deux choses l’une : ou que
l’on ferait la paix, si l’on se contentait d’avoir assuré l’indépendance des puissances
européennes ; ou que, si l’on continuait la guerre, on marcherait vers Paris ; que dans
ce dernier cas il lui paraissait contre sa conscience d’assister à l’invasion d’un pays
qu’il servait encore peu de mois auparavant. »
Jomini estimait, à la fin de
1813, que l’invasion de la France serait pour les Alliés une beaucoup plus grosse affaire
qu’elle ne le fut réellement : « J’avoue, écrivait-il en 1815, qu’aussitôt qu’il a
été question d’attaquer le territoire français mon jugement politique et militaire n’a
pas été exempt de prévention, et que j’ai cru qu’il existait un peu plus d’esprit
national en France… Est-il besoin, ajoutait-il pour ceux qui lui en faisaient un
reproche, de se justifier d’un sentiment de respect pour un Empire que l’on a bien servi
et auquel on a vu faire de si grandes choses ? »
À partir de ce moment (décembre 1813), il ne songea plus qu’à servir les intérêts de la
Suisse, sa patrie, auprès de l’empereur Alexandre. C’est ce qui le fit raccourir au
quartier général à Francfort, et de là suivre ce quartier général en France, pour ne
quitter de nouveau l’armée qu’à Troyes avant l’entrée à Paris. Mais il ne prit aucune part
aux affaires de guerre, et ne fit autre chose que veiller aux intérêts de la Suisse, qui
en avait grand besoin. Dès Francfort, il avait stipulé, au nom du czar, avec le prince de
Metternich, que la Suisse ne serait pas envahie ; mais cette assurance fut vaine. Le comte
de Senfft, qui avait quitté le service de Saxe, et qui s’était retiré depuis quelques mois
à Lausanne, ayant passé au service de l’Autriche, conseilla la violation du territoire
fédéral, pour peu qu’elle fût nécessaire, répondant de la docilité des cantons. Lié avec
le parti réactionnaire, il en était simplement l’écho. M. de Senfft fut chargé, à ce
moment, par M. de Metternich d’aller mettre en train à Berne la
restauration aristocratique, et de chauffer une véritable contre-révolution, qui semblait
n’attendre, pour éclater, que l’expiration de l’influence française. Le prince de
Metternich profitait, pour cette menée déloyale, d’une absence de l’empereur de Russie,
qui passait des revues à Carlsruhe, et il jouait au plus fin : « Allons toujours,
disait-il à M. de Senfft ; après le succès, l’empereur Alexandre me dira que je suis le
premier ministre de l’Europe57. »
Il n’en fut rien. L’empereur Alexandre, à
son arrivée à Fribourg (en Brisgau), s’était hautement prononcé pour le maintien des
droits acquis pendant la révolution helvétique, et en faveur de l’indépendance des cantons
de Vaud et d’Argovie. M. de Senfït, qui n’était coupable que d’avoir trop obéi à la pensée
confidentielle de M. de Metternich, fut rappelé le 1er janvier 1814.
Jomini, en cette conjoncture, avait bien servi sa patrie. Dans le temps, l’honneur de ce
qu’il fit alors alla presque tout entier à M. de La Harpe ; mais M. de La Harpe, l’ancien
gouverneur d’Alexandre et dont l’influence était en effet prépondérante auprès de son
ancien élève, M. de La Harpe, qui mena à bonne fin et qui consomma si honorablement en
1815 l’œuvre de la Suisse reconstituée, était absent dans ces premiers mois, et il
n’arriva qu’un peu après au quartier général. Jomini fut présent et actif à l’instant
décisif auprès de l’empereur Alexandre.
Les Français, ceux qui n’ont habité que la France, ne savent pas ce que c’est que la Suisse ni qu’un Suisse. Le Suisse a cela de propre et de particulier de rester le même et de son pays à travers toutes les pérégrinations et les nationalités passagères. Qu’il aille en France, en Russie, qu’il entre au service des czars ou des rois, il reste Suisse au fond du cœur : la petite patrie, il ne l’abdique jamais au sein des empires, et au moment critique, à l’heure du péril, il se retrouve patriote suisse comme au premier jour, comme au jour du départ du pays natal, prêt à répondre à son appel et à le servir. Tout vrai Suisse a un ranz éternel au fond du cœur. J’en ai connu de tels, même dans l’ordre civil, témoin le vieux Monnard, caractère antique, longtemps professeur à l’Académie de Lausanne où j’eus l’honneur un moment d’être son collègue, mort professeur à l’Université de Bonn, traducteur et continuateur de l’illustre historien Jean de Muller. Il était resté le même à travers toutes les vicissitudes, les ingratitudes des partis qui, en dernier lieu, l’avaient réduit à l’expatriation et à l’exil, — inflexible et immuable sous ses cheveux blancs. Cet homme d’étude, qui, dans sa jeunesse, avait été précepteur du comte Tanneguy Duchâtel (les Suisses sont volontiers précepteurs dans leur jeunesse), n’avait pas varié une minute au fond du cœur ni faibli dans sa première et vieille trempe helvétique ; et quand je pense à cet homme de bien, vétéran des universités, ancien membre de la Diète aux heures difficiles, si modeste de vie, mais intègre et grand par le caractère, je me le figure toujours sous les traits d’un soldat suisse dans les combats, inébranlable dans la mêlée comme à Sempach, la pique ou la hallebarde à la main.
Il faut avoir senti et s’être dit ces choses pour bien comprendre Jomini.
Aussi ses compatriotes lui ont-ils, à la fin, rendu toute justice. M. J. Olivier, en plus
d’une page de ses Études d’histoire nationale, Monnard même dont je
viens de parler dans l’Histoire (continuée) de la
Confédération suisse
58,
ont parfaitement défini son rôle. An quartier général des souverains alliés, pendant toute
cette campagne de France, les envoyés des diverses parties de la Suisse arrivaient,
s’agitaient et, dans l’intervalle des combats, plaidaient pour leurs intérêts ou pour leur
cause. Le bon droit eut à combattre pied à pied jusqu’au bout ; le parti réactionnaire de
Berne y avait son représentant et cherchait un dernier appui auprès de l’Angleterre et de
lord Castlereagh. Mais l’empereur Alexandre tenait bon et ne se laissait pas entamer ;
M. de La Harpe était désormais à son poste près de son ancien élève, et, comme le dit
M. Monnard, « l’opinion de ce prince s’était fortifiée encore dans des entretiens
avec un Vaudois, toujours patriote loin de sa patrie, son aide de camp, le baron de
Jomini dont il appréciait non seulement le génie militaire, mais aussi la haute
intelligence politique et le franc-parler. »
— Nous avons eu, de ce
franc-parler, assez de preuves en toute rencontre pour n’en pas douter.
Jomini se retrouvera Suisse encore et fidèle de cœur dans deux Épîtres adressées à ses compatriotes en 1822, à l’occasion de quelques phrases légères et malheureuses prononcées à la tribune française, où l’Opposition elle-même avait paru faire bon marché de l’indépendance de la Suisse et de sa considération en Europe. Il profita de la circonstance pour donner à sa patrie d’excellents et de généreux conseils militaires, qu’elle a en partie suivis.
Nous avons traversé la période difficile de la carrière de Jomini. Les cinquante-cinq années qui lui restent encore à vivre lui deviendront de moins en moins pénibles. Le temps lui permit de développer tous ses mérites et de se montrer de plus en plus sous son vrai jour. Il eut raison, à la longue, de l’envie et des préventions hostiles. L’autorité croissante de son talent et de ses écrits le mirent à sa place et hors de pair.