Un romancier poète : M. Gabriel Sarrazin.
C’est un cas de littérature bien curieux et qui eût dû attirer davantage l’attention de la critique que celui de M. Gabriel Sarrazin. Mais il semble que, de plus en plus, sauf en de rares périodiques, la critique ait pris le parti de ne s’occuper que de la mode, quand encore elle s’en tient là. C’était pourtant un beau sujet d’étude psychologique, que l’analyse de cet esprit d’élite qui, après avoir donné de pénétrants essais sur la renaissance de la poésie anglaise au xixe siècle, a publié successivement trois œuvres aussi suggestives que la Montée, les Mémoires d’un Centaure, et le Roi de la Mer. Or, jusqu’ici, M. Henry Bérenger seul ou à peu près seul1 a rendu publiquement justice à l’œuvre créatrice de M. Gabriel Sarrazin. Dans une excellente étude sur le roman-poème publiée dans la France intellectuelle, il place M. Gabriel Sarrazin, poète romancier, à côté de M. Gabriel d’Annunzio et de M. Édouard Schuré. L’auteur des Mémoires d’un Centaure se trouve entre ces deux remarquables écrivains à sa vraie place, mais ce n’est point pour reprendre l’analyse de M. Bérenger, que je voudrais étudier l’œuvre si curieuse de cet écrivain subtil. Je voudrais montrer ce qu’il y a en elle de tout à fait spécial, de tout à fait original, et de parfaitement ignoré. Assez de gens se plaignent continuellement de la sécheresse de notre époque, pour que nous puissions, de temps à autre, leur rappeler qu’il existe chez nous des trésors à peu près méconnus de poésie délicate et rafraîchissante.
Ce qui fait l’originalité réelle de M. Gabriel Sarrazin, c’est qu’il est, en France, le
représentant à peu près unique de ce qui fut en Angleterre l’école idéaliste. Par sa
nature enthousiaste et son tempérament lyrique, il était fait pour sentir tout ce qu’il y
avait de généreux dans le mouvement romantique de tous les pays2 ; mais son intelligence
vive, son sens du mystère devaient l’amener à sympathiser complètement avec le lyrisme
anglais à la fois si harmonieux de forme et si mystique d’inspiration. Il ignora longtemps
sa vraie personnalité. Lorsque, après avoir terminé ses études de droit et traversé en
amateur l’École des chartes, il partit pour l’Angleterre, il ne songeait pas que son âme
entière allait se trouver modifiée. Depuis son enfance, il s’était laissé grandir très
librement, sans soucis et sans préoccupations métaphysiques. Lorsqu’il découvrit
l’incomparable splendeur de la poésie anglaise, son âme s’ouvrit à la vie intérieure. Il
sentit s’allumer en lui un enthousiasme de pensée qui ne s’éteignit plus. Au contact des
poètes d’outre-Manche il prit conscience de lui-même, et reconnut où se trouvait sa vraie
famille intellectuelle. Il resta deux ans en Grande-Bretagne et en partit avec l’ébauche
de ses deux volumes d’essais. Après un voyage d’un an en Allemagne et un long séjour dans
le Périgord, il revint à Paris et publia en 1885 son premier volume intitulé :
Poètes modernes de l’Angleterre. Ce livre comprend des études sur
W. Savage Landor, Percy Bysshe Shelley, John Keats, Élisabeth Barrett Browning, Dante
Gabriel Rossetti, Algernon Ch. Swinburne. Le second volume : La Renaissance de la
poésie anglaise, parut en 1889 : il étudie Shelley, Wordsworth, Coleridge,
Robert Browning, Tennyson, Walt Whitman. Ces essais formaient comme une suite logique des
études de Taine, et, malgré ce redoutable voisinage, ils furent bien accueillis. Les deux
volumes furent couronnés par l’Académie Française. Il est visible que l’influence de Taine
se fit sentir à M. Gabriel Sarrazin, et en quelques passages on retrouve comme un écho de
la pensée même du philosophe systématique de l’Histoire de la littérature
anglaise. Mais déjà dans ces essais le tempérament poétique de M. Gabriel
Sarrazin transparaît, et l’on sent qu’au fond, il a peu d’analogie avec Taine. Sa nature
tout indépendance, liberté et sympathie, est incapable d’imposer à la vie un vaste système
de formules : tandis que Taine classe, M. Sarrazin admire. Ses études littéraires,
d’ailleurs documentées, précises et savantes, me font l’effet d’une sorte de manuel
héroïque. Elles me rappellent les vies de Plutarque. Ce sont en effet onze héros
incomparables qu’il nous présente. Il faudrait dire douze, s’il avait jugé bon de faire
une étude nouvelle, après tant de devanciers, sur Byron. Il a préféré, avec raison, en
consacrer deux à Percy Shelley, ce révolté au cœur d’ange et de martyr, le plus pur des
poètes modernes. Et ces onze héros de la pensée, du rêve et de la vie intérieure,
M. Gabriel Sarrazin les dresse devant nous, en pleine lumière, comme des exemples. Non pas
qu’il ait le moins du monde une plate intention moralisatrice, mais parce qu’il a au plus
haut degré l’amour de l’héroïsme, et que cet amour il sait le rendre sensible. Écoutez cet
aveu curieux qui lui échappe à propos du gentleman Romney, type de l’humanitaire moyen
qu’il trouve dans Aurora Leigh d’Élisabeth Browning : « Pour mon
compte, écrit-il, en fait d’idéalistes, je n’admire tout à fait que les don Quichotte,
ceux qui ne calculent rien et qui se brisent bravement la tête contre les moulins. Qu’on
sorte de la règle ou non, peu m’importe, pourvu que l’on soit un héros comme Shelley ou
Byron dont je mets la vie véritablement épique infiniment au-dessus de la vie
moyennement dramatique des nombreux Romney qu’on rencontre dans les pays anglo-saxons.
Si l’on veut prêcher la morale avec la poésie, et faire de ses poèmes un enseignement,
qu’on enseigne au moins le sublime et non le demi-sublime. Alors j’ôterai mon chapeau
jusqu’à terre. Sinon, je me contenterai de tirer ma révérence et je m’en irai causer
avec ces sceptiques et délicats esprits de race française, vraiment intelligents, qui
ont su percer le néant des dogmes et des affirmations, qui n’ont cru ni à leur œuvre, ni
à l’œuvre humaine, avec Montaigne et avec Renan. »
Il le dit, il le fera, il
faussera bravement compagnie à tous les Romney du monde pour retourner lire les
Essais de Montaigne, les Romans de Voltaire, ou les
Dialogues philosophiques de Renan ; mais soyez sûrs que bien vite il
reviendra auprès de cette noble Élisabeth Browning « l’âme extraordinaire, brûlée
de foi, d’enthousiasme et d’amour »
, qui a créé en même temps que la figure de
Romney celle d’Aurora Leigh et qui a écrit les « Sonnets from the Portuguese ». Et s’il
quitte Mme Browning, trouvant en elle trop de sentimentalisme et de
mysticisme vague, il ira vers Shelley qu’il ne quittera plus. Comme il l’a aimé, ce poète,
qu’il a célébré à l’égal d’un demi-dieu ! Comme il a eu raison de l’aimer ! Et comme
M. Gabriel Sarrazin s’est acquis des titres à notre reconnaissance pour avoir un des
premiers en France pressenti la gloire future du grand méconnu, de l’archange foudroyé qui
écrivit le Prométhée délivré. L’auteur de Queen Mab,
d’Alastor, de Laon and Cythna, des Cenci,
de l’Epipsychidion, d’Hellas, d’Adonaïs et de
tant de merveilles délicates comme la Sensitive ou l’Hymne à la
beauté intellectuelle, nous paraît d’autant plus grand que nous connaissons
mieux aujourd’hui sa vie d’héroïsme et ses idées de hardi novateur. Il brille comme un
soleil fulgurant, comme une étoile de première grandeur, étrange et lointaine, dans la
nuit somptueuse et infinie où dorment les poètes. M. Gabriel Sarrazin n’aurait-il eu que
le culte et la compréhension entière de ce héros, expédié par Taine en quelques pages,
qu’il faudrait souligner cette admiration caractéristique ; mais il y eut plus qu’une
simple admiration, plus même qu’un simple amour dans la vénération que M. Gabriel Sarrazin
eut pour Shelley et pour les autres grands Lyriques anglais du xixe
siècle, il y eut comme une révélation de la vraie vie et comme une
initiation.
Le résultat de cette initiation fut cette vérité intangible qu’il faut vivre en
enthousiasme, en héroïsme et en beauté, et qu’au milieu des mystères étranges d’un univers
vivant, chacun de nous doit s’efforcer à faire de son âme une fleur merveilleuse de
délicatesse, d’amour conscient et de pensée féconde. Mais comme chez la plupart des vrais
imaginatifs de notre âge, son rêve s’épanouit surtout dans sa vie intérieure. Il trompa
souvent aussi sa nostalgie de l’idéal par le voyage, par l’envolée vers un ailleurs
toujours cherché, et toujours fuyant, jusqu’au jour où son âme, arrivant à voir le monde
sub specie æterni, trouva enfin le repos dans la contemplation des
vérités intelligibles. Il faut le lire comme il fut écrit, avec ferveur, ce livre de
la Montée où notre romancier-poète nous montre l’effort de toute
sa vie pour « s’élever de l’éphémère à l’éternel »
. Dans les prairies de
Barnes et sur les bords de la Tamise, son âme s’éveille à la vie consciente :
Animula vagula, blandula,Hospes, comesque corporis…
« Renaîtrons-nous conscients nous-mêmes, ou serons-nous pour jamais disséminés en
d’autres, disséminés dans l’oubli de notre propre existence ? Âme, pauvre âme, ma pauvre
petite âme, que seras-tu, où seras-tu, que deviendras-tu ? »
Dans son désir de
vivre de la vie supérieure et de réaliser de l’idéal, il s’écrie : « Ah ! qu’il me
vienne un amour, un simple amour ! »
À son retour à Paris, l’amour demandé vient
enfin : il fond sur lui comme une catastrophe, et c’est meurtri, brisé, anéanti par la
souffrance, après avoir vainement cherché à donner la vie à la froide idole dont son rêve
s’était épris, que le poète fut contraint de partir pour rompre le charme et pour oublier.
Il alla en Allemagne. Les sauvages beautés de la nature vierge dans la Forêt-Noire, les
excursions en pleine montagne, la solitude enchantée dans un univers vivant et peuplé de
songes, le guérirent et l’enivrèrent. Dans les bois il lisait Goethea et Henri Heine, le Faust
et l’Intermezzo, s’imprégnant jusqu’à l’entière griserie de cette poésie si
riche, si plastique et si mystérieuse. Il voyageait à travers l’Allemagne, visitait les
bords du Rhin, les Alpes de Bavière, le château de Louis II, et les cathédrales. Une
idylle très discrète et très voilée vint compléter l’enchantement. Il parcourt l’Alsace et
va jusqu’à Bruges, « la vieille ville flamande, la ville des grands ducs
d’Occident »
. Délivré de son fol amour par le voyage et par la nature, il écrit
ces strophes exquises et si fines !
« Elle avait des yeux d’étoile et d’épée, tels étaient ses yeux ! Elle avait un cœur brillant et frivole, tel était son cœur.
« Pour ses yeux vainqueurs, d’étoile et d’épée, j’eus un bel amour ; pour son cœur ailé brillant et frivole un dédain léger… »
Il rentre en France et au moment même où il publie à Paris ses seconds essais de critique, voici le cri lyrique qui s’échappe du plus profond de son être :
« Âme libre, épurée, lointaine, ô mon âme future ! Âme heureuse, dis, est-il vrai que tu seras heureuse ? Si heureuse dans l’oubli de moi ?…
« Âme éparse dans l’oiseau, le brin d’herbe, la fleur, ô mon âme future ! Âme heureuse, ah ! si heureuse, dis, est-il vrai que tu seras heureuse, si heureuse dans l’oubli de moi ?… »
Il est las de sa vie présente ; son âme rêve d’actions démesurées, et la disproportion qu’il sent perpétuellement entre son désir et la réalité, l’énerve et le démoralise. À défaut d’actions étonnantes, il a besoin de voyager dans des pays étranges et lointains pour tromper son goût d’aventures. Il sollicite un emploi dans les colonies. Nommé juge à la Nouvelle-Calédonie, il part pour l’Océanie. La contemplation des vastes espaces, la vision de l’immensité, la sensation de notre fragilité, qu’il eut pendant une maladie dans laquelle il faillit mourir et qui l’obligea à rentrer en France, l’amenèrent à la cime de son développement. Il faut lire en entier ce fier cantique qu’il intitule la Cime, et qui couronna si noblement la Montée douloureuse du poète jusqu’au sommet de la montagne sainte. À bien des égards, par l’enthousiasme et la hauteur de la pensée, cette page rappelle l’hymne de Shelley à la Beauté intellectuelle :
« J’ai gravi sur mes genoux la montée qui conduit à Dieu : je suis tombé, me suis relevé, je suis retombé encore ; je me suis abattu si fort que je restai sur le chemin, statue gisante, pâle, et comme prêt pour le sommeil suprême ; mais c’est là période accomplie. Réjouissez-vous si vous m’aimez, je suis entré dans l’Éternel.
« J’ai secoué les credo de la terre, j’ai pris mon vol au-dessus des religions et des politiques de passage ; je me repose dans l’amour de ceux qui m’aiment et je souhaite le bien de ceux qui me haïssent : j’aime l’humanité telle qu’elle est, et je l’adore telle qu’elle doit être : je suis entré dans l’Éternel.
« Je souffrirai peut-être encore, mais si dure puisse-t-elle être, je me dirai que ma souffrance n’est qu’un effet transitoire accidentel, que, cependant, les essences de la joie continuent à planer dans les espaces, plein de pitié pour leur contraste nécessaire : je suis entré dans l’Éternel.
« Après ma mort, je ferai mon ascension dans les mondes, où et sous quelle forme, il n’importe : je monterai dans la lumière. Ce qui aura été mauvais de moi, périra comme aura péri dès la terre tout l’inutile et tout le fangeux de la terre ; mais le pur et le beau retourneront à la source infinie, et de même que j’arrive en ce moment à Dieu, se rejoindront à lui. Je souffrirai peut-être encore, mais ne m’abattrai plus, ni ne dévalerai ; je resterai debout sur les sommets que j’ai conquis : je suis entré dans l’Éternel.
« … Et maintenant là-haut, c’est l’empire de l’aile, jusque là-haut, tout là-haut…
« … Là-haut les portiques s’ouvrent à pic sur mon extase, le ciel rayonne ; là-haut c’est l’Esprit, là-haut c’est l’Amour, là-haut c’est la Couronne. Là-haut, je serai couché sur ton sein, ô Seigneur ! Il est vrai, ma journée n’est point encore au soir, et pourtant, et déjà semblable au céleste, à l’ineffable regard des femmes, ton regard, ô Dieu, s’est posé sur moi pour jamais. Maintenant mon vol peut veiller ou dormir, je puis me reposer sur les vagues de l’éther ou les fendre : je suis entré dans l’Éternel. »
Dans la Montée, ce qui s’affirme c’est un souci constant d’arriver à la vie morale la plus riche, la plus profonde et la plus haute. À travers toutes les aventures sentimentales et toutes les inquiétudes métaphysiques, M. Sarrazin tend vers un certain idéal d’harmonie qu’il s’efforce de réaliser. Il est individualiste, mais il sait que l’individu a ses racines profondément implantées dans la vie et dans l’univers, et la vérité lui paraît être de se développer en élargissant le domaine de sa conscience, et en dressant sa volonté clairvoyante au-dessus des choses. Il sympathise avec tous les autres êtres, car tous les êtres sont au même titre des enfants de l’Univers. Il rejoint par là certaines conceptions stoïciennes et monistes, mais il les dépasse, car il croit que chaque individu peut, par son effort propre, se faire une immortalité. Ces idées, et la manière dont il les développe, le rapprochent surtout des poètes anglais qu’il a si subtilement étudiés. Lorsqu’on lit la Montée, on sent que ce n’est pas par une vaine curiosité de dilettante qu’au début de sa vie intellectuelle, il était allé vers ces lyriques anglais. Il est de leur famille. Cette impression que l’on a en lisant la Montée devient une certitude, quand on étudie les Mémoires d’un Centaure, ou le Roi de la Mer.
Les Mémoires d’un Centaure me paraissent être le chef-d’œuvre de
M. Gabriel Sarrazin. En voici le thème : « Dans une des plus anciennes, des plus nobles et
des plus riches familles d’Angleterre, où tous ont adoré les chevaux à la passion, un
enfant va naître quand son père meurt. La veuve de lord Hastings se réfugie dans une
solitude absolue en attendant la naissance de son fils, éloigne les visages humains qui
lui semblent insincères et grimaçants, et ne trouve de consolation et de repos que dans la
contemplation prolongée des nobles animaux qui peuplent ses écuries. Enfin, son enfant
naît, mais le rêve de toute la race a pris corps et forme, lady Hastings donne le jour à
un centaure. Il faut admettra cette audace poétique comme un symbole de la race
anglo-saxonne. Et tandis que la foule s’étonne, et ne comprend point le mystère, la
nouvelle mère, radieuse, couve son fils du plus ardent amour : “Crois, ô mon fils,
ô mon demi-dieu ! Je t’aime au-delà de tout l’amour dont j’eusse couvert un simple fils
des hommes sorti de mes entrailles. Car tu ne seras point une de ces créatures à deux
pieds qui fourmillent sur le pavé des villes, n’ayant cure que de grignoter le morceau
de pain qu’ils mendient et qu’on leur jette ; pas plus tu ne feras partie de ces
millionnaires ennuyés qui agonisent dans la faim de leur spleen. La nature a manifesté
par toi son originalité toute-puissante et t’a départi mieux. Vers l’idéal se
précipitera ta vie, comme un fleuve torrentueux vers la mer. Pendant qu’emporté par le
vent ton corps dévorera les distances, de ton âme s’élèveront, pour essayer d’escalader
le ciel, les vagues de passions gigantesques. Qu’importe ta victoire ou ta défaite, ta
souffrance ou ta joie ? Si tu restes inassouvi, ton inassouvissement sera tel qu’il
vaudra mieux que la quiétude. Dans ton cerveau se plairont les rêves grandioses et les
pensées sublimes ; les forces inutilisées d’ici-bas t’acclameront comme leur chef, et tu
n’auras qu’à paraître pour les déchaîner sur le monde. Puis, créature d’un ordre plus
rare, en toi fusionneront la délicatesse et la brutalité de la nature : tu écriras des
sonnets mystiques, et tu feras sauvagement l’amour…”
» Le poème étant posé avec
cette puissance se développe merveilleusement. Le centaure grandit en souplesse, en force
et en beauté. À l’âge de deux ans, sa mère l’emmène dans un magique château des Alpes de
Bavière, et là au milieu des splendeurs vierges de la nature, parmi des paysages radieux
ou terribles, le demi-dieu prend conscience de lui-même. En lui s’éveillent d’abord les
ardeurs physiques. Il est fier de sa force, et sa mère est éblouie d’avoir enfanté ce
génie, cet être de légende : « Elle se mirait, ma mère, en mes yeux splendides,
adorablement clairs, et pénétrés du feu des profonds azurs, en ces yeux, disait-elle,
faits de saphir, de cristal et de miel. Elles l’enivraient de leurs reflets mouvants,
les boucles dorées de ma chevelure, éparpillées au vent rapide, et que la folie du galop
secouait autour de mes traits purs, éclairés d’un sang rose. »
Ainsi le centaure
grandit d’abord parmi les forces de la nature, dans une splendide animalité. Mais son
humanité aussi s’éveille et avec elle son ambition. Il retourne en Angleterre avec la
volonté de jouer un rôle et le désir de marquer sur le monde une empreinte durable, en
souvenir de son passage. Pendant sept ans, il a la force de se tenir à l’écart et de vivre
dans la retraite malgré les curiosités du public. En attendant que son heure soit venue,
il étudie à fond toutes les connaissances humaines, et surtout celles qui peuvent être
utiles au gouvernement des hommes. Enfin l’occasion d’agir se présente. Un grave conflit
diplomatique a surgi entre l’Angleterre et la Russie. Le Gouvernement anglais hésite et va
céder. Lord Cecil Hastings est pair d’Angleterre et membre de la Chambre des lords. Pour
la première fois, au milieu d’une affluence énorme de curieux, il se rend au Parlement, et
dans un discours puissant, à la fois cinglant, précis et véhément, il soulève
l’enthousiasme de l’Assemblée, Le gouvernement de la paix devient impossible.
Lord Cecil devient l’homme nécessaire. Des excentricités géniales font de lui l’idole de
la foule. Le parti de la guerre l’acclame comme son chef. Mais tandis que l’Angleterre se
donne à lui, le Centaure ne pense qu’à son développement intérieur : il n’a vu dans son
triomphe qu’une femme d’une beauté délicate et d’un charme profond : lady Lilian Irondale
dont il devient éperdument amoureux. Tandis que son pays se prépare à la guerre et que
lord Irondale, nommé général en chef de l’armée des Indes, va prendre son commandement, le
Centaure est tout à son extase et tout à son amour. Il emporte en croupe orgueilleusement
lady Lilian, dans des courses éperdues parmi les montagnes sauvages ou parmi les régions
les plus hautes du rêve. Mais les désastres se succèdent. Lord Irondale est un général
consciencieux, mais sans génie : il se fait battre par les Russes. Pour sauvegarder sa
popularité compromise et les intérêts de l’Angleterre en péril, lord Cecil veut partir
pour l’Inde. Il sait que, lui, triomphera. Il part, mais à peine a-t-il atteint le
continent que de nouveaux bruits de désastres se répandent dans l’opinion, et la
popularité immense du Centaure s’écroule au milieu des stupeurs et des indignations de la
foule. Il est renversé du pouvoir, flétri, pendu en effigie. Lady Lilian meurt d’une
maladie de cœur, brisée par la chute de son idole. D’un bond suprême, le Centaure divin se
cabre contre la destinée. Tout l’accable ; il veut vaincre pour venger son amour et son
orgueil. Il se tourne vers le Tsar, car, dit-il, « je n’ai point de pays, moi, je
suis le fils irrésistible de la Nature et de la Force »
. Le Tsar le comprend, il
lui confie son armée. En quelques mois, après une campagne étonnante, lord Cecil Hastings
a conquis l’Inde. Il est pour le compte du Tsar vice-roi d’Asie et maître de 200 millions
d’hommes. Son rêve semble enfin être réalisé. Il domine un monde qu’il gouverne en
autocrate bon et sage. Étant tout-puissant, il peut être le « bon tyran » des philosophes.
Mais jamais il n’a été aussi las. Sa mère aussi est morte comme lady Lilian. Leur souvenir
obsède sa pensée, et pourtant il sent que ces souvenirs ne suffisent pas à combler son
vide intérieur. Ses actions démesurées lui paraissent vaines. Il en est à ce stade du
« grand dégoût »
dont parle Nietzsche.
C’est à ce moment que se place l’admirable épisode de la mort d’Ellora. Ellora est la
suave incarnation de l’âme hindoue, la fille poétesse de Sita, l’héroïque ennemie des
Anglais. Elle n’a jamais vu le libérateur des Indes, mais elle l’a toujours aimé. Se
sentant languir, elle se fait porter en palanquin jusqu’à lui, pour voir avant de mourir
le héros de son rêve et lui dire son message, elle, la consolatrice inconsolée. Car
« le héros attire l’héroïne comme l’éclair attire l’éclair »
. La scène se
passe dans les jardins du Tadj, merveille du Dékan, décrite par maints voyageurs. Là
s’élève, dans la splendeur majestueuse d’une végétation tropicale, le tombeau d’un sultan
et d’une sultane, somptueuse mosquée « où dorment l’Amour et la Mort »
.
Ellora meurt sous le regard étonné de Cecil, après lui avoir confessé son amour inassouvi
et ses pensées suprêmes où s’exprime l’essence de sa vie. « Bénis soient ceux-là
qui consolent »
, voilà le dernier soupir où s’exhale l’âme d’Ellora. Cette
conclusion de l’œuvre est une trouvaille poétique de premier ordre, que traverse un
sentiment sublime comme une lumière éblouissante de l’Infini.
Ainsi Cecil a traversé toute l’échelle du développement humain. De la vie sauvage du Centaure, il s’est élevé à l’Amour-passion pour une seule femme ; de là à la vie héroïque de conquérant, de celle-ci à l’amour des humbles et de l’humanité. Ellora, la poétesse, par son message et sa mort, lui a révélé quelque chose de plus grand encore : le renoncement absolu, le sacrifice d’une âme qui, n’ayant pas trouvé le bonheur, s’offre en holocauste à l’âme de l’univers, s’identifiant avec elle. Cri de douleur qui s’apaise en la symphonie des mondes.
Les dernières pages des Mémoires d’un Centaure sont émouvantes et belles.
Le livre se termine par un acte de foi dans un panthéisme mystique si ardent et si profond
qu’en le revivant à la suite du Centaure, on se sent enlevé et emporté loin de la terre :
« Je ne suis plus ici ou là, sur tel point du globe terrestre, à la cime des
montagnes désertes ou sur les plaines ; ensanglantées que traversent les génies de
l’air, ou guidant le vol de mes bataillons ; je suis où j’étais ; dans les jours des
jours. Je suis où la Divinité réside… »
Et l’hymne s’envole, éperdu de lyrisme
et brûlant de flammes, couronnant magnifiquement ce poème.
Je ne connais pas en français d’œuvres qui présentent d’analogies sérieuses avec
celle-ci. Il y a bien le Centaure de Maurice de Guérin, mais la fantaisie
néo-hellénique de ce pur romantique, disciple à la fois de Chénier et de Chateaubriand,
est tout autre chose. L’instinct de M. Gabriel Sarrazin, et son admiration pour le génie
anglo-saxon l’ont bien servi. Sans effort il a créé un symbole puissant et original. Son
Centaure vit d’une vie ardente et surhumaine, et ce fut une idée vraiment grande que
d’avoir représenté le génie sous la forme de cet être légendaire, aux passions démesurées,
qui est bien comme il le dit « le fils irrésistible de la Nature et de la
Force »
et dont la loi n’est pas celle des Codes humains. Et ce sont bien aussi
les plus hautes aspirations de la nature humaine qu’il évoque, ce Centaure prodigieux dont
la moitié du corps est animale et dont le buste
est divin. D’expressives
figures de femmes, qui nous rappellent celles de Shelley ou de Coleridge, lui font
cortège : lady Hastings, lady Lilian, Ellora… Et de merveilleux épisodes, comme la légende
du roi Olaf, rehaussent ce roman-poème d’une beauté d’art plastique et somptueuse qui eût
fait la joie de Tennyson : qu’une pareille œuvre ait passé à peu près inaperçue serait
pour nous un sujet de juste étonnement, si nous ne savions que les modes littéraires sont
plus tyranniques et plus exclusives en France qu’ailleurs. Or, souvenons-nous que cette
rêverie d’un idéaliste intransigeant parut en plein triomphe du naturalisme.
Un mot encore du style de Gabriel Sarrazin. C’est un style tissé de lumière chatoyante, quelque chose comme un arc-en-ciel vivant qui se déploie : On le sent tout frémissant des vibrations d’un cœur enthousiaste. Il est pur et transparent comme du cristal et coloré, comme des pétales d’anémone des bois. Il a en plus le velouté des roses. C’est le style d’un vrai poète, qui, ayant pris dans l’étude des poètes anglais le goût du rêve et de la nuance, trouve notre vers trop rigide pour écrire en vers et qui, écrivant en prose, donne libre cours à son imagination très riche et à sa fantaisie très harmonieuse.
Telle est, dans son ensemble, l’œuvre de M. Gabriel Sarrazin. Elle sera bientôt complétée
par la publication de très intéressantes études sur la Pologne romantique et sur
Mickiewicz. Trompées par certaines apparences extérieures, quelques personnes
superficielles n’ont voulu voir dans cette œuvre qu’un prolongement suprême du romantisme
pittoresque. Mais elle est beaucoup plus complexe. Elle annonce au moins autant un
mouvement littéraire nouveau qu’elle rappelle un mouvement déjà lointain. M. Sarrazin en a
eu pleinement conscience lorsqu’il a dédié son dernier livre à la jeunesse idéaliste qui
l’a reconnu comme un frère aîné, « à celle d’aujourd’hui, dit-il, mais aussi à
celle de demain »
. Il prévoit une aurore nouvelle. Et comment ne se
lèverait-elle pas, cette aurore, quand toutes les notions de l’humanité depuis trois
siècles ont été si profondément modifiées par la science, et quand des perspectives si
troublantes et si mystérieuses s’ouvrent devant chaque existence individuelle dans la
contemplation silencieuse des infinis maintenant dévoilés, où se meuvent tant de mondes ?
Les grands romantiques eurent le pressentiment génial de cette renaissance de l’âme, qui
eut son culte dans l’antiquité parmi les sanctuaires profonds mais exclusifs des religions
ésotériques. Les poètes anglais, Shelley surtout, ont initié M. Sarrazin à ces mystères.
Mais il ne s’en est pas tenu aux vérités qu’il avait découvertes chez les autres. Après
ses études critiques si intelligentes et si suggestives, il a créé lui aussi des formes,
des âmes et de la beauté, ajoutant ainsi quelque chose à l’œuvre déjà riche de ses
devanciers. Il a noblement apporté sa pierre à ce temple, de l’Esprit pur que, depuis des
siècles, les plus hautes intelligences de l’humanité, les plus grands savants, les plus
puissants artistes, ont rêvé d’édifier dans la conscience humaine.
Les deux poétiques
Il y a quelques semaines qu’est ouvert le concours de poésie institué par M. Sully Prudhomme avec le montant du prix Nobel. Il sera peut-être clos quand paraîtra cette étude. J’ignore donc les résultats de ce concours, et j’en suis parfaitement heureux, car c’est avec une entière liberté d’esprit que je peux aborder le sujet de cet article. Non pas que je pense discuter l’idée même du concours. M. Sully Prudhomme a obéi à une pensée généreuse en instituant une rente qui permettra chaque année à un jeune poète, ayant plus de talent que de fortune, d’éditer son premier volume de vers. L’idée en elle-même est belle, mais peut-être faut-il regretter qu’un concours soit nécessaire pour établir la supériorité de l’élu. Il en sera toujours, hélas ! de ces concours de poésie, comme des concours de beauté où de jeunes femmes, ambitieuses de la couronne de roses, viennent s’offrir sans voiles aux regards d’un jury. Celles qui l’emportent sans doute sont très belles, mais sont-elles les plus belles ? Combien d’autres qui ont des corps merveilleux, et de l’âme sous le visage, ne se résoudront jamais à s’humilier devant un juge, ce juge fût-il le berger Pâris au sommet du mont Ida ! Combien de poètes aussi qui gardent jalousement, avec une pudeur virginale, le velouté de leurs rêves, ne consentiront jamais non plus à venir offrir leur âme nue aux regards indiscrets et peut-être ironiques de quelques hommes de lettres parisiens ! M. Sully Prudhomme eût-il concouru quand il composait les Épreuves ou les Solitudes ? Je sais bien que ceux qui ont de ces pudeurs sont rares ; mais peut-être serait-ce parmi eux que sans crainte le prix pourrait se décerner ? Pourtant, je ne voudrais pas, en insistant, attrister le noble poète qui a eu l’idée de ce concours, et je crois qu’il serait tout au moins prématuré de condamner son initiative généreuse avant qu’on ait pu la juger d’après ses résultats. Aussi bien n’est-ce pas pour m’appesantir sur ces réflexions préliminaires que j’ai entrepris cette étude. La question que j’ai abordée, si elle se rattache par certains côtés à ce concours, me semble toutefois beaucoup plus profonde, beaucoup plus sérieuse et aussi beaucoup plus difficile à résoudre que celle du concours lui-même.
En fixant, cette année, les conditions du prix de poésie, M. Sully Prudhomme a cru devoir
les faire suivre de quelques réflexions personnelles qui sont d’un grand intérêt à l’heure
présente et permettent de poser le problème de la poétique comme il me semble possible de
le poser. M. Sully Prudhomme dit en effet : « Le fondateur de ce prix ne prétend
pas imposer aux concurrents, non plus qu’au jury, la technique à laquelle il demeure
fidèle, d’un côté par conviction, et de l’autre par habitude invétérée, car il ne la
trouve pas irréprochable dans ses règles secondaires qui ne concernent pas le rythme.
Quant à lui, il ne croit pas indéfinie l’évolution du vers ; il pense
qu’elle touche à son terme dans les poésies de Victor Hugo. Il la considère comme
la conscience progressive que l’oreille a prise d’une forme de langage dont elle est
apte à jouir. Or il admet que cette jouissance comporte un maximum préfixé
par la constance des conditions physiologiques de l’ouïe. À supposer même que ces
conditions soient sujettes à varier, leur variation, aussi lente que celle
de l’espèce et de la race, ne lui semble pas affecter notre littérature
poétique. »
M. Sully Prudhomme admet parfaitement que les concurrents au prix de poésie ne soient pas
du tout de son avis sur la poétique. Il le dit expressément dans deux paragraphes qui
précèdent celui que je viens de citer. La largeur d’esprit dont il fait preuve n’est, en
aucune façon, contestable ; elle n’est d’ailleurs pas en cause ; mais il reste acquis que,
d’après ses propres paroles, le maître écrivain pense et dit
que, pour lui,
« l’évolution du vers français touche à son terme avec les poésies de Victor
Hugo »
, et que ces poésies réalisent pour l’oreille « le maximum de
jouissance que la constance des conditions physiologiques »
lui permet
d’obtenir. Or, je crois que nous devons discuter cette opinion, non seulement parce que
l’autorité de son auteur est considérable, mais surtout parce que nous sommes arrivés à un
moment décisif où cette opinion, jointe à d’autres du même genre, pourrait devenir le
point de départ d’un véritable mouvement de réaction littéraire, au sens strict du mot,
c’est-à-dire que les poètes, au lieu de diriger leurs regards vers l’inconnu de l’avenir,
se contenteraient de regretter les richesses du passé. Et voici pourquoi il faut discuter.
Le symbolisme, ou du moins l’école littéraire qui a vécu sous ce nom, achève de mourir.
Les écrivains les plus notoires qui se recommandaient d’elle, ou bien n’écrivent presque
plus, ou bien se sont tournés du côté de l’action politique, ou bien ont fait de riches
mariages : quelques-uns sont même en passe d’arriver à l’Académie. Comme le dirait Henrik
Ibsen, ils sont déjà à moitié morts ; en tout cas, leur école n’a plus de raison d’être,
et, depuis quelque temps déjà, elle n’existe plus. Or, parmi les jeunes gens quelles
tendances voyons-nous apparaître ? Il serait encore vain de prétendre porter des jugements
définitifs. De-ci de-là, quelque œuvre, ou remarquable, ou déjà décisive se fait jour.
M. Adolphe Lacuzon nous a donné un très beau poème : Éternité
3 ; M. Maurice Magre, qui
semblait promettre plus qu’il n’a jusqu’ici tenu, avait débuté par une œuvre de valeur :
La Chanson des Hommes
4 ; — dans de jeunes revues5, des poètes de
talent comme Édouard Guerber, Cubélier de Beynac, Han Ryner, Adolphe Boschot et quelques
autres, s’efforcent évidemment vers une conception d’art nouvelle : ils cherchent… Mais
peut-on dire qu’ils aient complètement trouvé ? Je ne le crois pas, et je pense qu’eux non
plus. Une tendance générale se remarque chez tous : c’est la volonté de prendre au sérieux
la vie, la vie individuelle et la vie sociale, c’est de réaliser dans leurs œuvres toute
l’humanité qui est en eux. De récentes discussions sur l’humanisme l’ont bien montré. Et
s’ils reprochent quelque chose au symbolisme, c’est d’avoir été un mouvement superficiel,
fait beaucoup plus du désir d’étonner que du désir profond et sincère d’apporter des
vérités nouvelles. Dans le symbolisme, si l’on en excepte M. Maurice Maeterlinckb qui en est sorti de
bonne heure, pas de cerveau puissamment organisé. Seul peut-être, M. Remy de Gourmont
donne la sensation d’une pensée solide, mais il ne s’est guère occupé avec méthode que de
grammaire et de linguistique. Chez tant d’autres qui furent pourtant en apparence de
délicats poètes, comme on sent le vide de la pensée et la sécheresse de l’âme ! C’est
cette constatation faite qui émeut, je crois, les jeunes gens : l’excès de leur probité
les tient hésitants. Ils étudient, ils amassent des ébauches, ils attendent. Il y a en eux
comme une défiance des nouveautés bizarres, comme un retour au sérieux du classicisme.
Cette tendance est excellente, si elle implique uniquement la volonté de prendre comme
modèles les chefs-d’œuvre incontestables de tous les temps et de tous les pays pour
réaliser des œuvres nouvelles d’une originalité profonde ; mais elle serait déplorable si
elle n’était que l’expression d’une pensée pauvre qui se tourne vers un passé restreint
pour s’y confiner, et pour y mourir. Or, c’est à ce moment d’hésitation et de recherche,
que M. Sully Prudhomme vient proposer la formule qui me paraît étroite : s’en tenir pour
la poétique à ce qui a été révélé par Victor Hugo. C’est à ce moment aussi qu’il importe
de discuter cette formule.
Je ne crois pas, pour trois raisons, que cette formule puisse suffire à la poésie française de l’avenir, et ce sont ces trois raisons que je voudrais exposer ici : elles sont d’ordre psychologique, social et métaphysique. Je les résumerai et les condenserai pour obéir aux nécessités de l’exposition dans l’espace limité dont je dispose, mais j’espère pouvoir leur conserver toute leur netteté.
Il me semble qu’il est psychologiquement faux de prétendre qu’une poétique, quelle
qu’elle soit, fût-elle aussi prodigieusement riche que celle de Victor Hugo, puisse
épuiser le Réel. Il est incontestable qu’il y a chez tous les hommes, comme le fait
remarquer M. Sully Prudhomme, une habitude prise qui traduit en plaisir certains
groupements de syllabes suivant des rythmes familiers. Des expériences multiples le
prouvent. On ressent une joie accrue en retrouvant dans sa mémoire de vieux airs qui nous
ont charmé autrefois. La loi du moindre effort et les lois de l’association des idées
suffisent à peu près à expliquer pourquoi les hommes arrivent à se persuader que certains
rythmes sont plus harmonieux que d’autres. L’influence de l’éducation est ici
prépondérante. Je ne conteste pas non plus qu’il y ait une sorte d’origine physiologique
ou organique à quelques-unes de ces habitudes. Certaines combinaisons de syllabes sont, en
effet, plus favorables que d’autres à la traduction rythmique de la pensée ; on pourrait
le démontrer mathématiquement, et c’est sur ce principe que repose la poétique elle-même.
Un véritable artiste, par exemple, peut rendre
aujourd’hui, avec le vers de
douze syllabes, à peu près ce qu’il lui plaît. Mais cette constatation même se retourne
contre les partisans d’une poétique statique. Ce n’est qu’à la suite d’une évolution déjà
longue, et toujours progressive, que le vers alexandrin s’est assoupli de la sorte. Ce que
nous trouvons aujourd’hui légitime et agréable semblait odieux et barbare aux « honnêtes
gens » du xviie
et du xviiie
siècle. Toutes les hardiesses de Victor Hugo heurtèrent d’abord beaucoup de
vieilles habitudes et de vieux préjugés. Qu’on relise ses truculentes plaisanteries sur
son révolutionnarisme poétique : « J’ai mis le bonnet rouge au vieux
dictionnaire ! »
Devons-nous, pour autant, croire que l’évolution du vers, du
rythme et de la strophe s’est arrêtée avec lui ? Il faudrait alors penser qu’avec lui
s’est arrêtée la Vie. Je me souviens qu’étant au lycée, à l’âge où l’on ne connaît guère
en littérature que les classiques, et à peine les romantiques (car notre première
éducation est telle, et cette particularité explique bien des choses), je lus un jour par
hasard un volume de Verlaine. Je fus choqué, troublé, presque indigné. Mais, à quelque
temps de là, ayant entendu lire ces vers à haute voix par un ami qui avait pénétré leur
harmonie intime, je fus aussi surpris et aussi charmé que j’avais été auparavant déçu, en
découvrant en eux des rythmes nouveaux d’une candeur ingénue et d’une mélancolie
impressionnante. Il en est ainsi non seulement en poésie, mais en musique, mais en
peinture. Les dilettantes trouvèrent d’abord, que la musique de Beethoven était celle d’un
fou, et celle de Richard Wagner les fit hurler. De même, les amateurs se récrièrent au
début devant les tableaux de Puvis de Chavannes, de Gustave Moreau, des impressionnistes,
et devant les statues d’Auguste Rodin. Tout artiste puissant et original doit
nécessairement heurter le goût de ses contemporains, car il apporte une façon nouvelle de
sentir, et une façon nouvelle de sentir ne peut s’exprimer fortement qu’avec des moyens
nouveaux. C’est là le mystère même de l’œuvre d’art. L’artiste, en créant le fond, doit
aussi créer la forme. Or, le fond évolue perpétuellement ; la forme pourra-t-elle rester
stationnaire ?
Le fond évolue perpétuellement. L’artiste, en effet, est le reflet du milieu dans lequel
il vit. Il n’est pas que cela ; mais il est cela. Il ne peut pas faire abstraction de la
vie sociale de son époque. Il évolue « avec l’espèce et avec la race »
.
Mais cette évolution est-elle aussi lente que le pense M. Sully Prudhomme ? « On se
trompe toujours sur la vitesse du mouvement »
, a dit Auguste Comte. Et à quel
moment de l’histoire la vie a-t-elle changé avec une rapidité aussi affolante qu’en
celui-ci ? Nous ne sentons pas le courant qui nous entraîne, parce qu’il entraîne avec
nous tout ce qui nous entoure, de même que nous ne sentons pas la vitesse avec laquelle
nous roulons dans l’espace sur le petit astre qui nous porte. Mais parce que tous ne se
rendent pas compte du mouvement, le mouvement en existe-t-il moins ? Depuis la Révolution
française, la société entière est en fermentation. Elle semble grosse d’une pensée encore
inconnue : de quoi accouchera-t-elle ? De quelle réalité ou de quel idéal ? L’excès même
des théories humanitaires et des systèmes de sociologie n’est-il pas une indication
précise de la préoccupation de tous les esprits ? Et les poètes chez qui les rêves épars
de la foule prennent leur expression consciente ou se réalisent en symboles grandioses
comme des mythes primitifs, doivent-ils fermer leur âme aux voix qui viennent de la grande
et tumultueuse agitation des hommes, mouvante comme la mer ? Qui peut dire d’avance quelle
forme prendront les enthousiasmes, les colères, les joies, les cris et les douleurs d’un
poète inconnu devant une réalité inconnue, comme celle de demain ?
Et si l’on songe non seulement à la tourbillonnante réalité sociale qui s’agite autour de nous, mais à la réalité encore plus poignante qu’est l’homme perdu sur un astre errant dans l’immensité, s’interrogeant sur son existence même entre deux infinis, comment pourra-t-on sérieusement affirmer qu’une forme fixe s’offrira à ses pensées ? Songeons surtout qu’aucun poète peut-être jusqu’ici en France, pas même Victor Hugo qui n’a rien retenu du darwinisme ni de l’évolutionnisme, pas même Vigny qui ne fut qu’un pessimiste idéaliste, j’ajoute : pas même Leconte de Lisle qui n’a revécu la philosophie de l’histoire qu’en pur positiviste, n’ont ressenti avec une intensité définitive l’abîme qui sépare l’homme moderne de l’homme antique, et ne semblent avoir eu la sensation du mystère nouveau qu’est devenu l’homme pour l’homme lui-même. Ou, s’ils ont eu cette notion, elle est restée chez eux tout abstraite et intellectuelle ; elle n’a pas passé dans leur sensibilité. Seul peut-être, M. Sully Prudhomme a eu des sentiments métaphysiques de cet ordre, et cela va confirmer notre thèse. Ce poète et ce penseur, parce qu’il a voulu s’en tenir aux formes du passé, parce qu’il a cru que la poésie française avait trouvé avec Victor Hugo sa formule définitive, n’a pas eu la force ni le courage de recréer des formes nouvelles ; il n’a réussi qu’à produire une œuvre de transition, glorieuse il est vrai, mais dans laquelle on sent, entre la pensée et le moyen d’expression, une contradiction permanente qui nuit même à ses pages les plus fortes. Que l’on réfléchisse sur n’importe lequel de ses grands poèmes philosophiques, sur la Justice plus que sur tout autre : c’est la conclusion naturelle à laquelle on aboutit, et tout en admirant la pensée de l’auteur, qui semble en poésie neuve, ingénieuse ou profonde, on s’attriste de ce que la forme qui enveloppe cette pensée soit si souvent timide et même embarrassée, comme si elle hésitait à être ce qu’elle voudrait être.
Mais, puisque dans les poèmes de M. Sully Prudhomme, on sent déjà que la forme ancienne ne suffit plus, que sera-ce demain si, dépassant les notions aujourd’hui acquises, quelques esprits aventureux, quelques poètes vraiment visionnaires du Réel, synthétisant les données de la science et les dépassant par l’intuition, se risquent dans ce domaine affolant du Mystère ? Que sera-ce si quelques vrais petits-fils du Faust de Goethe veulent évoquer les Forces toutes-puissantes, et l’Esprit créateur, et l’Âme immense qui s’affirme partout dans la Nature ?
Que sera-ce surtout si les poètes, conscients aujourd’hui de l’Évolution éternelle,
sentent que chaque âme individuelle est une formule énergique qui contient l’Univers ?
Déjà, M. Édouard Schuré, « ce solitaire aux rêves grandioses »
, comme
l’appelait récemment M. Catulle Mendès, nous a, par ses Grands Initiés
6, par ses Sanctuaires
d’Orient, par ses essais captivants sur le Lied et sur le Drame, par toute son
œuvre, ouvert des horizons jusqu’ici inconnus. Au Collège de France, M. Bergson dirige les
plus consciencieux esprits de la jeune génération vers des méthodes philosophiques
nouvelles : il recommande de dépasser le pur concept, et de chercher à atteindre le réel
par l’intuition, et de même qu’une refonte des concepts sera nécessaire en philosophie, de
même une transformation de la poétique sera nécessaire en poésie. Et qu’on ne croie pas
que ce sont là des mots. L’observation sur ce point confirme le raisonnement. Comment en
effet procède Victor Hugo, et avec lui tous les romantiques, sauf, par moments, Vigny ?
— Par mouvements oratoires. Il est incontestable que sa poésie est une magnifique
rhétorique où les vers d’une admirable venue abondent, mais où rarement on sent que l’on
découvre le mystère. Des mots sublimes, des phrases d’une ampleur somptueuse ou d’un
pittoresque amusant, mais rarement de l’émotion vraie, et plus rarement encore de ces
visions d’absolu comme on en trouve chez Shelley par exemple, qui est de tous les poètes
celui qui existe le plus dans l’avenir. Or, pour traduire les sentiments et les idées que
j’évoquais tout à l’heure, les mouvements oratoires, les beaux vers à face de médaille,
n’ont plus que faire : il faut que nous trouvions un instrument nouveau qui contienne tout
le passé en le transformant, mais qui le dépasse par la création de rythmes plus souples,
de combinaisons de formules plus riches, de strophes plus amples et plus complexes. Les
symbolistes entrevirent peut-être le problème : en tout cas, ils ne le résolurent point.
Ils rendirent cependant service en réhabilitant le vers libre et en achevant de rompre une
tradition trop rigidement asservie à la rhétorique. Que n’ont-ils eu des âmes plus
profondes et moins soucieuses de stupéfier le bourgeois par de faciles audaces ! Ils
eussent peut-être définitivement engagé la poésie française dans la voie nouvelle où tout
indique qu’elle doive s’engager. Au lieu de cela, nous devons à notre tour faire face à un
esprit de conservatisme qui, s’il triomphait, retarderait d’une
génération ou deux le mouvement sauveur qui ouvrira peut-être les routes de l’Avenir.
On voit donc quelles raisons on peut invoquer contre l’affirmation de M. Sully Prudhomme.
Mais si, comme on y est accoutumé, on me demande : « les raisons pour lesquelles vous ne
voulez pas de poétique statique sont très apparentes, mais quelle poétique
proposez-vous ? » je répondrai sans hésitation : Je réclame pour le poète la liberté la
plus illimitée. Lui seul peut être juge, au moment de l’inspiration, de la forme qu’il
emploiera. Et s’il est vraiment poète, il ne discutera même pas : il prendra sa plume et
il écrira. Il obéira au démon intérieur qui lui dictera les strophes, les vers, les
rythmes comme Wagner ou Beethoven obéissaient à leur démon intérieur et ne discutaient pas
avec lui. Réclamer pour le poète autre chose que la liberté infinie, discuter pour savoir
s’il a droit à telle ou telle « licence », c’est folie ! Qu’il crée de la Beauté ! Qu’il
nous fasse comprendre le Mystère : c’est tout ce que nous pouvons exiger de lui. Le poète
n’a pas à descendre vers la foule ni à lui demander son avis. Il n’a pas à « aller au
peuple ». Quand il est vraiment un artiste inspiré, il domine les hommes de toute sa
hauteur. Et si l’on veut le comprendre, qu’on monte à lui ! — Un des esprits les plus
intuitifs et les plus probes parmi ceux qui ont préparé certaines formes du mouvement
présent, J.-M. Guyau, a écrit, dans l’Art au point de vue sociologique,
quelques pages lumineuses sur le rôle du poète. Citons-en au moins les lignes suivantes :
« Ce soir, dans le silence de la nuit, j’entends une petite voix qui sort des
rideaux blancs du berceau. L’enfant rêve souvent tout haut, prononce des bouts de
phrase ; aujourd’hui, un simple petit mot : “Pourquoi ?” Pauvre interrogation d’enfant
destinée à rester à jamais sans réponse ! Il reprend son grand rêve, le grand silence de
la nuit recommence. Nous aussi, nous disons en vain : “Pourquoi ?” Jamais notre question
ne recevra sa dernière réponse. Mais si le mystère ne peut pas être éclairci
complètement, il nous est pourtant impossible de ne pas nous faire une représentation du
fond des choses,
de ne pas nous répondre à nous-même dans le
silence énorme de la Nature. Sous sa forme abstraite cette représentation est la
métaphysique ; sous sa forme imaginative cette représentation est la poésie, qui, jointe
à la métaphysique, remplacera de plus en plus la religion. Voilà pourquoi le sentiment
d’une mission sociale et religieuse de l’Art a caractérisé les grands poètes de notre
siècle ; s’il leur a inspiré parfois une sorte d’orgueil naïf, il n’en était pas moins
juste en lui-même. Le jour où les poètes ne se considéreront plus que comme des
ciseleurs de petites coupes en or faux où on ne trouvera pas même à boire une seule
pensée, la poésie n’aura plus d’elle-même que la forme et que l’ombre, le corps sans
l’âme, elle sera morte. »
Ce que dit Guyau des grands poètes du xixe
siècle, doit être encore plus vrai dans, l’avenir, car comme
il le remarque aussi, de plus en plus la poésie jointe à la métaphysique tendra à
remplacer la religion dogmatique. Mais je crois que pour arriver à ce résultat, il
faudrait que la métaphysique devînt quelque chose de singulièrement plus vivant et profond
que les pauvretés misérables qu’on enseigne à peu près partout sous ce nom, et que la
poésie ouvre et élargisse considérablement ses ailes ! Le jour où l’on pourra offrir aux
hommes, dans une société économiquement mieux organisée, des solennités d’art et de pensée
aussi somptueuses et aussi grandioses que celles de la Grèce antique, ce jour-là il sera
inutile de chercher des ministres à poigne pour fermer les temples et les églises : les
sanctuaires particularistes se cloront d’eux-mêmes, faute de fidèles… Mais nous sommes
encore loin de compte, et ce ne sont pas, je suppose, les « fêtes civiques » telles qu’on
nous les a présentées jusqu’ici qui atteindront ce résultat. Si nous voulons que l’art,
que le grand art renaisse et s’élève aussi bien au-dessus d’une soi-disant poésie sociale
à l’usage des travailleurs, aride et sèche comme un désert sans oasis, qu’au-dessus des
pastiches plus ou moins habiles de Mallarmé, de Baudelaire et de Verlaine que nous
présentent aujourd’hui tant de « ciseleurs de petites coupes en or faux où on ne
trouve pas même à boire une seule pensée »
, il faut que nous maintenions
énergiquement le principe de la liberté illimitée du poète : qu’il crée de nouveaux
rythmes, de nouveaux vers, de nouvelles strophes, de nouvelles formules ! En face de ce
que j’ai appelé la poétique statique, élevons ce que nous pourrions appeler une poétique
dynamique, c’est-à-dire une poétique riche comme la vie elle-même, et, comme elle,
inépuisable. Et si l’on nous allègue qu’au nom de la liberté, quantité de bateleurs et de
joueurs de grosse-caisse vont se révéler qui surenchériront les uns sur les autres, et
inventeront les théories et les formes les plus étranges pour faire flamboyer leur génie,
il sera facile de répondre que ces manifestations puériles et vaines resteront vaines
parce qu’il n’est pas possible de faire illusion longtemps, aujourd’hui moins que jamais,
sur la valeur réelle d’une œuvre d’art. Un histrion grimé peut duper un instant la foule
avec des gestes de mensonge, il peut simuler la force et faire croire qu’il crée quelque
chose en édifiant des châteaux de cartes ; mais, s’il n’est pas un véritable artiste, il
ne créera rien, car la création, pour l’artiste comme pour la mère qui enfante, est une
œuvre de vérité et une œuvre d’amour. Aussi est-ce avec une entière confiance qu’il faut
réclamer la liberté illimitée. Faisons effort pour en maintenir le principe. Cet effort
est nécessaire ; et s’il n’aboutit pas immédiatement, il sauvegardera du moins
l’avenir.
* *
Telles sont les réflexions qu’il m’a semblé utile de présenter ici. Je sais bien qu’il ne
faut pas se faire illusion, et qu’une voix qui s’élève aujourd’hui pour parler d’art,
parmi la rumeur affairée des hommes, est une bien faible voix. Pourtant, moins que jamais,
il ne faut désespérer. Comme je l’écrivais, il y a déjà deux ans dans un livre qui avait
l’ambition d’apporter une formule de vie aux jeunes gens, et qui a eu le sort qui attend,
hélas ! la plupart des livres qui ne sont pas pornographiques : « Il faut faire un
effort énergique pour réaliser toute la perfection qui est en nous. Nous connaissons mal
notre âme. Les plus humbles ont en eux la puissance qui fait les héros. En tous dorment
des aspirations généreuses qui ne demandent qu’à s’éveiller. Les horizons qui s’ouvrent
à nous sont si beaux que je doute qu’à aucune époque l’homme ait eu plus de raisons de
vivre d’une vie sublime : pas même en cette magnifique Renaissance dont on ne peut trop
admirer le génie, pas même en ce siècle héroïque de Périclès, où les hommes nous
paraissent ressembler à des dieux ! Les artistes de la Renaissance n’ont eu que le culte
du Beau, les Hellènes du temps de Périclès ne pouvaient établir leurs certitudes sur des
données positives. Notre âme, libérée de toutes les contraintes, peut vivre à la fois
pour la beauté, pour la vérité scientifique et pour l’action juste. Nous pouvons
réaliser dans nos actes ce qu’il n’a jamais été donné à des hommes de vivre, — et,
peut-être même, de rêver. »
Prose et poésie
À notre article sur les Deux Poétiques, paru dans la Revue Bleue du 23 mai, M. Sully Prudhomme, répond par la lettre suivante, en autorisant la Revue Bleue à publier la lettre qu’il m’adresse :
Châtenay, 24 mai 1903.
Monsieur et honoré confrère,
J’ai lu avec un intérêt passionné les nobles pages que vous avez publiées dans le dernier numéro de la Revue Bleue sous le titre : Les Deux Poétiques. J’y suis visé directement et ma fidélité aux principes de notre poétique traditionnelle en ce qui touche les rythmes y est combattue avec autant d’élévation que de déférence. Cette courtoise attaque appelle une réponse.
Permettez-moi de relever une légère inexactitude : ce n’est pas cette année, c’est l’année dernière, que j’ai fait suivre de réflexions personnelles le règlement du concours de poésie qui porte mon nom, mais dont la Société des gens de lettres m’a fait l’honneur d’accepter la gestion littéraire (comportant, bien entendu, l’entière indépendance de ses jugements). Ah ! vous avez bien raison de faire vos réserves sur la légitimité d’un crible quelconque interposé entre les œuvres et le libre choix du public ! Mais valait-il mieux ne rien tenter en faveur du talent trahi par la fortune ? Vous ne l’affirmez pas, je vous en remercie.
La mesure et le ton de votre critique m’enchantent et m’inspirent le plus sincère désir d’examiner avec vous les conditions de l’art des vers, mais je vous avoue que pour aller à votre rencontre je sens le terrain me manquer. Mes habitudes intellectuelles m’éloignent des problèmes qui ne me semblent pas nettement posés. Comment discuter sur le vers avant d’avoir avec précision déterminé ce qui le distingue de la prose ?
La prose est susceptible d’une harmonie délicieuse et très expressive ; peut-être depuis quelque temps appelez-vous un vers telle forme de langage qui charme l’oreille et que pourtant je persiste à nommer prose.
Avant de condamner les récentes nouveautés introduites dans la poétique, je me suis efforcé de tracer la ligne de démarcation qui sépare ces deux modes du verbe humain. Acceptez-vous ou repoussez-vous la définition du vers à laquelle m’a conduit l’analyse ? Si vous la repoussez, quelle autre y substituez-vous d’où puisse se déduire une addition aux rythmes consacrés ? Jusqu’à ce qu’il ait été répondu à cette question préjudicielle, je m’abstiendrai de me mêler au débat que vous soulevez, car j’ai maintes fois éprouvé que les disputes fondées sur une opposition de purs sentiments, sur des appréciations qui échappent à toute formule rationnelle, ne produisent de part et d’autre aucun argument profitable à la recherche de la vérité qui est impersonnelle ; ce sont de vaines querelles qui ne peuvent aboutir à la conversion d’aucun des deux adversaires aux opinions de l’autre…
Veuillez agréer, Monsieur et honoré confrère, l’expression de mes sentiments tout sympathiques et dévoués.
Sully Prudhomme.
* *
Après avoir lu et relu cette lettre qui devait me causer tant de joie et aussi quelque fierté, signée qu’elle est d’un maître que tous respectent pour la beauté de son œuvre et la dignité de sa vie, je sens pourtant une tristesse se faire jour en moi. Je viens de relire le Testament poétique, ce livre si suggestif et si noble, où M. Sully Prudhomme mieux que dans ses déclarations antérieures nous donne toute sa conception de la poésie et de l’art des vers, et je crains d’attrister et de décevoir l’illustre poète, car je sens que ma réponse ne sera pas celle qu’il me demande. Je ne pourrai pas répondre directement aux questions précises qu’il me pose, et peut-être pourra-t-il croire que je me dérobe. Il n’en sera rien pourtant. Mes raisons sont multiples et les objections viennent en foule à mon esprit. Le problème me semble même si vaste qu’il me paraît impossible de le traiter avec la précision voulue dans une réponse forcément trop brève ; je me verrai sans doute forcé de donner corps à un projet qui depuis longtemps déjà me tourmentait, et de développer ma conception de l’art et de la poésie dans un livre sur l’esthétique littéraire. Cependant M. Sully Prudhomme m’a fait l’honneur de m’écrire et de me poser quelques questions ; au risque de paraître incomplet ou obscur, je ne puis me dispenser de lui donner une réponse.
Mais auparavant je veux rectifier l’erreur involontaire qu’il me signale. Elle est en grande partie imputable aux journaux. L’an dernier j’ai lu les conditions du concours, sans le commentaire. Cette année on a donné le commentaire. Je suis allé à la Société des Gens de lettres, on m’a remis la petite feuille qui contient les conditions du concours, et le commentaire. J’ai pensé que la note était de cette année, et mon erreur, sans grande importance d’ailleurs, est compréhensible.
Cela dit, j’arrive au fond même de la discussion. Les habitudes intellectuelles de M. Sully Prudhomme, qui a fait des mathématiques, l’obligent à poser les problèmes avec précision. Je n’y contredis pas, car une certaine précision n’est pas pour me déplaire. Mais comment M. Sully Prudhomme engage-t-il la discussion. Il faut d’abord, d’après lui, distinguer le vers de la prose, puis donner une définition du vers, puis discuter ensuite sur les détails, sur les rythmes, sur les strophes, sur les césures, etc., faute de quoi, pense-t-il, on ne s’entendra jamais. Rien qu’à cette façon de poser le problème, conformément, je le reconnais volontiers, aux idées de l’immense majorité des esprits à l’heure présente, je vois apparaître l’opposition fondamentale qu’il y a entre sa conception et la mienne. Si je me reporte à son Testament poétique, je remarque en effet que toutes ses idées sur le vers, le rythme, la prose, la versification (que je ne peux pas discuter en détail ici, comme il le faudrait, faute de place) partent d’une vue fondamentale, essentielle, que M. Sully Prudhomme a héritée des classiques, ses maîtres, qui eux-mêmes l’avaient prise, en la restreignant, à l’antiquité grecque. Cette idée, de derrière la tête pourrait-on dire, est celle-ci (bien que lui-même puisse intellectuellement le contester) : « Il y a une esthétique, de même qu’il y a une science. Cette esthétique est la science des lois du Beau. Ces lois sont extérieures au poète, comme on a pensé que les lois de la science sont extérieures au mouvement. » Si j’en avais la place, je démontrerais cette affirmation surabondamment en l’éclaircissant. Or M. Bergson a mis en pleine lumière la fausseté de ce point de vue. Je l’indique seulement en passant. Puisque, dans la pensée intime de ses fidèles, cette esthétique est la connaissance de quelque chose de « tout fait », on conçoit que ses règles essentielles soient très peu variables, et puissent porter seulement sur des détails, non sur l’essentiel. Autrement on ne comprendrait pas pourquoi ils demandent la fixité des règles. C’est ce qui explique que M. Sully Prudhomme tienne tant à une définition exacte et rigoureuse du vers et à une définition de la prose. En se plaçant à son point de vue, il a complètement raison. Et je trouve que dans son Testament poétique ses critiques de certains novateurs sont absolument fondées, car les bizarreries de ces novateurs ne proviennent au fond (chez les plus sincères d’entre eux) que d’une confusion sentimentale du point de vue antique et du point de vue de demain. M. Sully Prudhomme, avec son intelligence pénétrante, s’en est douté ; et il est resté logique avec lui-même. Mais je crois que c’est l’idée même de l’esthétique que nous devons changer. Je crois qu’il n’y a pas une esthétique au sens où l’entendaient les Grecs, mais des esthétiques, de même que les savants arrivent de plus en plus à concevoir qu’il y a non pas une science, mais des sciences, c’est-à-dire des systèmes de représentations symboliques du réel, qui ne sont pas rigoureusement complémentaires. Qu’on conçoive cette unité des sciences, cette unité des esthétiques, c’est possible, mais dans une sphère de métaphysique, non dans une sphère de critique et de raisonnement. Et nous devons ici nous en tenir au raisonnement. C’est là encore un ensemble de notions qui demanderaient à être discutées à fond.
Mais comment alors poser le problème de la littérature et de l’art des vers, dans la réalité, sans tomber dans un empirisme grossier, qui ne mènerait à rien ? Il faut, à mon point de vue, se placer dans l’intention même de l’écrivain. Que se propose l’écrivain, prosateur ou poète ? Fixer le réel, le devenir, la durée, la vie qui s’écoule. (Il faut tous ces mots pour traduire quelques aspects différents d’une même réalité.) L’écrivain veut fixer cette réalité avec des symboles de beauté. (Et là encore, quel problème ! Qu’est-ce que la beauté ?) La différence entre le prosateur et le poète consiste en ceci : Le poète fixe la vie encore inachevée, frémissante, rythmique. Il la fixe en un rythme vivant, parce que la vie est un rythme vivant. La poésie est donc pour moi dans le rythme au sens le plus profond du mot, non pas ce que l’on désigne souvent par ce terme, la cadence des vers, mais dans ce rythme spontané et réel qui est la vie même.
Comme le dit M. Adolphe Lacuzon, qui a mis ce point en valeur dans la très profonde préface de son poème, Éternité, la poésie est l’expression de l’ineffable. Les vers eux-mêmes, et ce qu’on est convenu d’appeler les rythmes, ne sont que des dérivés du grand Rythme. Or, ils sont susceptibles de varier dans la mesure exacte où le rythme de la vie est susceptible de varier. Mais chaque âme individuelle, formule énergique de vie consciente, est régie elle-même par un rythme d’autant plus puissant, d’autant plus riche, d’autant plus compréhensif que l’âme est plus puissante, plus riche, plus compréhensive, — en un mot : plus géniale. Le champ des créations dans le domaine de la poésie est donc illimité, aussi bien dans la forme que dans le fond. Par conséquent, ce qui distinguera toujours la poésie vraie de la prose, ce ne sera pas la forme extérieure, superficielle et souvent factice, — artificielle, — ce sera l’intérieur même du mouvement d’âme réel, exprimé, traduit, fixé…
La prose, au contraire, est méthodique, analytique, réfléchie. Elle se propose de faire rentrer la vie dans des formules connues, mortes, peut-on dire. Elle ramène toujours ce que l’on découvre à ce que l’on sait déjà. Elle est une mosaïque. Elle a des concepts nets, en apparence clairs, définis dans les dictionnaires. Ces concepts ont un sens précis : le prosateur les connaît et s’en sert. Le poète, lui aussi, les connaît, mais d’instinct, et le plus souvent ce sera par leur juxtaposition spontanée, par la valeur émotionnelle qu’il leur accordera, par les groupements imprévus et ravissants qu’il en fera, — qu’il obtiendra ces formules magiques, suprêmement intelligibles, évocatrices, révélatrices, qui sont la poésie même.
La différence entre la poésie et la prose est donc perceptible : elle se conçoit intellectuellement. Mais dans la réalité, que de nuances ! Les œuvres vraies sont là devant le critique qui s’interroge. Il faut trouver des catégories pour les classer. Mais qu’elles sont superficielles, extérieures le plus souvent, ces catégories ! Où rangera-t-on des œuvres comme les Mémoires d’un Centaure, de M. Gabriel Sarrazin, ou la plupart des ouvrages de M. Maurice Maeterlinck, par exemple ? Est-ce de la prose ? On hésite à l’affirmer. Et pourtant ce ne sont pas des vers, mais c’est de la poésie. La versification est un procédé d’art ; la poésie existe en soi : elle est du divin. Que les vers soient des moyens merveilleux d’expression pour la poésie, qui le nie ? Mais comme on conçoit la plus grande diversité dans le choix de ces moyens d’expression ! Pour moi (et c’est là que le sentiment individuel a toute sa part), j’admets toutes les formes possibles, pourvu qu’elles me charment, Or, moi seul, je serai juge du plaisir que j’aurai. Je serai content ou mécontent, mais comment imposerai-je mes goûts à l’artiste ? Je comprends mal les réglementations autoritaires, et je ne fais aucune difficulté pour reconnaître en passant que telle forme de versification qu’on a beaucoup critiquée, comme l’utilisation de toutes les sortes de vers français confondus dans un même mouvement rythmique (mais est-ce là le prétendu « vers libre ? ») me semble, parmi beaucoup d’autres, une forme très souple dans son infinie complexité possible. Un grand poète peut en tirer des effets d’harmonie merveilleux, mais les « fumistes », je l’avoue, en obtiennent des cacophonies épouvantables, car une telle forme ne supporte pas aussi facilement la médiocrité qu’une strophe rigide. C’est ainsi, si je peux dire, qu’une jeune femme au corps parfait peut paraître nue, sans désagrément pour les yeux, mais qu’une grosse femme gélatineuse sera horrible sans corset. D’ailleurs, le vers libre de La Fontaine, par exemple, est aussi classique que toutes les autres formes de vers.
Mais, je le répète, ce n’est là qu’une forme parmi d’autres, et j’admets toutes les cadences, toutes les strophes, tous les vers, pourvu qu’ils me révèlent de la beauté. Il ne s’agit pas, en effet, de nier puérilement, comme l’ont fait beaucoup de nos devanciers, les richesses incalculables du passé, mais d’utiliser convenablement toutes ces richesses et au besoin, si elles sont encore insuffisantes, de créer de nouveaux modes d’expression pour la poésie. Lesquels ? me demandera-t-on. Je voudrais évidemment pouvoir en indiquer beaucoup, car Victor Hugo se faisait un légitime titre de gloire d’avoir inventé des strophes nouvelles ; mais si j’en connais encore très peu, je conçois que leur nombre ne puisse être limité que par la puissance créatrice de la vie même. Tel poète que nous ne connaissons pas, qui existe déjà ou qui vivra dans des siècles, en révélera aux hommes de tout à fait inattendus.
* *
Mais je vois ce que M. Sully Prudhomme pourra me dire, après ma réponse, comme il l’a
laissé entendre il y a quelques années à M. Adolphe Boschot qui, sous la forme légère
d’une lettre fort spirituelle, avait, lui aussi, exposé des idées à peu près analogues à
la suite de semblable question : « Je vous demandais votre définition du vers ; je
vous invitais à en déduire les réformes possibles. Vous ne m’avez pas répondu. »
En effet je n’ai pas donné une définition du vers. J’espère cependant que ceux qui m’ont
suivi dans ma démonstration auront compris qu’une telle définition non seulement n’est pas
nécessaire pour résoudre le problème de la poétique tel qu’il se pose à nous, mais même
qu’elle ne peut être que nuisible en conduisant à des malentendus. Ou bien en effet une
telle définition voudra s’appliquer à tous les vers, et elle sera si générale, si
abstraite, qu’elle n’offrira aucun intérêt pratique ; ou bien elle ne fera que refléter
cette part de subjectivité que tout homme apporte nécessairement dans l’étude de ces
questions, — et elle mettra les poètes aux prises, dans des contestations insolubles.
Plutôt que de chercher à trouver une définition qui nécessairement deviendrait fausse si
demain un poète de génie créait en poésie un mode d’expression admirable et nouveau, j’ai
cru qu’il importait d’insister sur ce qui différencie, dans le réel, la poésie de la
prose, — et nous avons vu que sur ce point précis on aboutit à des notions qui,
approfondies et développées, pourraient devenir intéressantes.
Cette conclusion implique-t-elle que nous devons nous désintéresser de la forme et de la technique ? Pas le moins du monde. Comme je l’ai dit, nous respectons tous les enseignements du passé, mais nous ne voulons pas être liés par eux. La beauté comme la vérité que nous pouvons connaître ne sauraient jamais être complètement définitives. La Vie n’est pas quelque chose de fixe. Il n’y a nulle part un point qui soit complètement immobile. Telle est la notion moderne qui, de plus en plus, s’impose à nous. La poétique elle-même ne peut pas échapper à cette constatation. Un seul critérium, d’ailleurs, je le reconnais, pourra prouver que nous avons raison : la création d’œuvres nouvelles, conformes à notre conception de l’Univers.
La vie psychique, son rythme et la poésie
On a fait remarquer récemment avec quelque ironie que ce temps n’était pas favorable aux
« jeunes revues ». L’une après l’autre elles s’en vont, aussi fugitives que les étoiles de
nos théâtres, après n’avoir brillé souvent qu’un jour. Heureuses celles qui ont duré
quelques années. Si nous devons le constater, ce n’est point pour jeter l’outrage à ceux
dont les barques descendent au gré du courant des heures, mais plutôt pour trouver, dans
la vision de leur départ, un peu de cette intelligence de la vie que seule donne la
contemplation sereine et désintéressée des choses qui passent. Tandis qu’en effet toute
une génération disparaît, une autre se révèle qui s’affirme bien vivante, avec des idées
et des volontés originales et des besoins nouveaux. Un mouvement intellectuel sérieux se
prépare dans la génération qui monte. Je n’en voudrais donner qu’une preuve. Dans le
dernier numéro d’une jeune revue qui naît sur les ruines de ses aînées qui meurent,
(n’est-ce pas la loi de la vie ?) dans les Poèmes M. Adolphe Lacuzon vient
de publier aux « Colloques » quelques pages qui me semblent décisives, en expliquant
pourquoi, en son nom et au nom de tout un groupe de jeunes littérateurs, il a pris
l’initiative de réclamer un monument pour Alfred de Vigny : Un comité s’est constitué,
dont MM. Sully Prudhomme et de Heredia sont les présidents. Après avoir montré comment
Alfred de Vigny s’impose à l’admiration de la génération nouvelle, il dit en effet :
« Depuis un siècle, le domaine de la connaissance humaine s’est accru
prodigieusement, et notre besoin de savoir s’en est accru davantage. À la conception
nouvelle de l’univers et de la vie que s’est faite l’homme d’aujourd’hui, les paraboles
d’antan ne correspondent plus. Nous ne pouvons plus nous intéresser naïvement aux
légendes qui ont charmé nos pères ; nous-mêmes les avons trop entendues. Les points de
vue sont déplacés et la poésie éternelle a besoin de nouveaux modes d’expression. Il
faut une adaptation nouvelle. La littérature est en retard de cent ans sur la
science. »
Et plus loin : « Les poètes, a dit Shelley, sont les
législateurs méconnus du monde. Puisque cela fut vrai, qu’ils le prouvent encore. Certes
le savant moderne est fondé à sourire des pauvretés qui sont mises en vers aujourd’hui.
Ça ne varie guère. Il y a le printemps, les étoiles d’or ou d’argent, les roseaux
chantants, et l’antienne aux dieux. Les dieux sont morts, c’est de l’encens perdu. Les
dogmes sont périmés, ils ne renaîtront pas de nos discussions ; la génération qui
s’éduque actuellement sur les bancs des écoles se présentera demain devant la vie avec
l’acquit formidable d’une science sans cesse en genèse d’elle-même. Elle aura le
discernement prompt et le jugement sévère. Nous ne l’émotionnerons plus avec des phrases
vides ou de belles rimes. Elle se gaussera de nos menuets et de nos romances surannées.
Et cependant elle sera aussi intéressante, cette génération, que les précédentes. Elle
aura autant de sensibilité et d’enthousiasme que ses devancières. Seulement, pour les
lui découvrir et pour les exalter, il faudra plus de prestige et plus d’autorité que
nous n’en avons, Car la production poétique de nos jours est tout au plus bonne à
faciliter les rapports matrimoniaux, à faire tourner la tête aux vieilles filles ou à
chauffer l’imagination des collégiens sentimentaux et pubescents. Franchement il faut
trouver autre chose. Car si les cieux sont vides, l’aspiration demeure au cœur des
hommes. Elle a besoin de s’élever, elle a des élans irrésistibles, et il ne faut pas
qu’en s’élançant, elle s’égare aux superstitions de toutes
sortes. La poésie est là qui doit rayonner au Zénith de la pensée humaine. En elle
doivent se confondre tous les cultes abolis. C’est elle qui nous met en rapport avec
l’inconnaissable et l’infini. Le frisson qu’elle provoque en nous émeut notre âme à
l’unisson de l’âme du monde, et nous fait communier en elle et dans la vérité. Elle est
dispensatrice de toute consolation et de toute beauté. Les religions lui ont dérobé ses
formules incantatrices et les ont fait servir à la domination des trônes et des races.
Reprenons-les, recouvrons-les. Dans l’eurythmie universelle, dégageons le rythme
inhérent au verbe humain, et par des hymnes enseignons aux hommes leur grandeur d’homme.
Ce n’est pas en les persuadant qu’ils sont de misérables créatures qu’on les rendra
généreux et nobles. Il faut avoir pour donner. »
J’ai tenu à citer intégralement ces fortes paroles, car je n’ai pas voulu les amoindrir. Si nous désirons en effet sortir du chaos où la poésie française se débat actuellement, et si nous pensons qu’elle ne peut pas rester un petit jeu de société, il faut que nous fassions un grand effort pour comprendre les lois vraies de la création poétique et pour nous comprendre nous-mêmes. Des œuvres considérables de critique seraient peut-être nécessaires. Mais là encore nous nous heurtons à une redoutable difficulté et à une constatation pénible : le public ne lit presque plus les livres sérieux. N’en a-t-il plus le temps ou préfère-t-il ceux qui l’amusent ? Quoi qu’il en soit, nous devons n’en apprécier que plus profondément des publications qui maintiennent pour une élite le culte des hautes idées, et qui sentent l’utilité, l’urgence qu’il y a à discuter ces problèmes en apparence abstraits, mais qui, dans la réalité, dominent et commandent la vie même des nations. Je voudrais donc essayer ici de condenser aujourd’hui en un article l’essentiel de ce que nous devons savoir sur les rapports qui unissent la vie psychique, son rythme et la poésie, c’est-à-dire sur le mystère même de la création poétique dans l’âme du poète. Un peu plus tard j’essayerai de montrer de même comment l’œuvre se réalise, et quels sont actuellement les divers modes d’expression possibles de la poésie française.
* *
Quand on examine d’un peu près le xixe siècle littéraire, ce qui attire tout d’abord l’attention, c’est le nombre des écoles et la diversité des doctrines qu’elles professèrent. Ce double fait vient de ce qu’à côté de la littérature proprement dite une science psychologique se constituait, cherchant à expliquer rationnellement les problèmes de la création poétique. Les littérateurs étaient influencés continuellement par les progrès de la science psychologique, mais ils mêlaient aux données scientifiques tant de passion, de parti pris, et d’enthousiasme dans leurs manifestes qu’ils leur enlevaient toute autorité durable. Chaque génération niait ce que la précédente avait affirmé. Les savants, au contraire, étaient plus désintéressés. C’est pourquoi sans doute ils ont abouti à un résultat plus décisif. Aussi est-ce chez eux qu’on trouverait le plus de lumière sur les problèmes qui nous occupent. Des philosophes comme Guyau, Renouvier, Ravaisson, Paul Souriau, Gabriel Séailles, pour ne citer que des Français, ont fait faire un pas considérable à l’esthétique, et nous devons leur en marquer toute notre reconnaissance. Pourtant ne croyons pas qu’ils aient trouvé le secret des choses. Que d’obscurités encore restent à éclairer ! Non seulement philosophes et savants sont sujets à l’erreur, mais eux aussi sont souvent les victimes des préjugés qui les entourent. Pendant des années, tant le spiritualisme cousinien, doctrine officielle du second empire et même de la troisième République, était odieux à tous les esprits réfléchis, on s’est défié de tout ce qui pouvait rappeler le spiritualisme. L’anticléricalisme s’en mêlant, on a étriqué la science et méconnu le mystère. On a ainsi rejeté les solutions et les hypothèses les plus profondes et les plus fécondes, souvent sans les examiner. Il est temps de tenir pour mort ce fantôme obsédant, et de ne plus nous en occuper au moins dans la spéculation intellectuelle, pour que nous puissions aborder vraiment à fond les problèmes qui n’ont été jusqu’ici que dégrossis par ceux-là mêmes à qui nous devons le plus de reconnaissance. Non seulement nous avons besoin de chercher à connaître la raison des choses, mais nous devons, si nous voulons créer véritablement des œuvres, savoir quelles sont les lois fondamentales de la création poétique. Le poète aujourd’hui ne peut plus être un ignorant ou un illuminé. Plus il comprendra profondément le travail de la conscience et de l’imagination créatrice, plus il verra augmenter ses moyens de prise sur la Nature. Sa magie, pour être clairvoyante n’en sera que plus puissante. Il démêlera ce qui, dans la tradition, repose sur des préjugés et sur des erreurs, et ce qui repose sur des bases solides. De toute façon donc, nous devons commencer par une analyse rapide et consciencieuse de la création poétique.
On a noté que, psychologiquement, cette création n’en n’était, en réalité, pas une. Il ne
faudrait pas qu’il y eût d’équivoque sur ce point et nous verrons plus loin ce qu’il faut
penser à ce sujet. Mais il est certain que l’œuvre ne sort pas d’un seul coup,
miraculeusement, du cerveau du poète, comme Pallas Athéné, casquée et armée de la tête
de Zeus. Une idée ou une émotion très fortes sont données ; il se produit aussitôt, dans
la conscience, un travail d’organisation des images et des idées, ce que Stendhal a appelé
d’un mot heureux : une « cristallisation »
. Les idées s’associent par
ressemblance ou par contiguïté ; l’œuvre peu à peu se forme, elle prend corps ; le travail
de gestation de toute œuvre est, on l’a déjà remarqué, tout à fait comparable au travail
de gestation d’une mère. Enfin l’œuvre arrive à maturité et elle demande à être
réalisée.
Ces diverses phases du développement de l’œuvre sont trop connues et ont été trop bien étudiées, pour que nous pensions qu’il soit utile de nous attarder sur ce point. Ce qui nous importe, c’est d’atteindre non pas les apparences du mystère, mais le mystère lui-même. Décrire le phénomène est bien, mais le comprendre serait mieux. Or, aussitôt qu’on veut approfondir un peu celle question, on se heurte à deux systèmes contradictoires, à deux hypothèses divergentes.
Pour les uns, en effet, l’œuvre est tout entière produite par le travail mécanique du cerveau. Les associations d’idées ne sont que la phosphorescence consciente du travail moléculaire des cellules nerveuses. La réalité psychologique, c’est, en somme, l’image. L’idée générale n’est que la résultante fortuite des groupements d’images qui forment des images composites ; de même si l’on photographie tous les membres d’une même famille, on peut obtenir, en superposant les clichés obtenus, une photographie type. Ces images composites se groupent entre elles suivant les transformations de l’organisme et du cerveau. L’œuvre de génie est ainsi produite par l’organisme, et ce n’est, en somme, que par une pure transformation de la matière. Elle est une heureuse réussite qui ne prouve rien.
Énoncer cette théorie c’est montrer sa faiblesse. Elle ne résiste pas et n’a pas résisté
aux objections de toutes sortes qui lui ont été présentées, et aux faits qu’on lui a
opposés. Ainsi d’autres psychologues ne pouvant ni ne voulant méconnaître les rapports
incontestables du physique et du moral et le travail prouvé des cellules nerveuses, mais
ne pouvant pas admettre le mécanisme absolu dans la création poétique, ont imaginé une
explication intéressante, mais un peu vague. Une force intérieure, que M. Gabriel
Séailles7 appelle « l’activité de l’esprit »
, préside, en
quelque sorte, à ce travail de la conscience, de la mémoire et des cellules nerveuses.
C’est cette « activité de l’esprit » qui est la force organisatrice intelligente des idées
et des images. On est ainsi conduit à une nouvelle explication qui me paraît de beaucoup
préférable à celle que j’esquissais plus haut. Qu’est-ce, en effet, que cette « activité
de l’esprit » ? Ou bien c’est un mot, une échappatoire, un deus ex
machina qui n’abrite que le néant, ou bien c’est une réalité. Or, si c’est une
réalité, que peut être cette réalité ? Telle est la question décisive et fondamentale qui
se pose. Pour ma part, je crois que cette « activité de l’esprit » est bien une réalité,
et la principale, et qu’il suffit d’avoir le courage de formuler sa pensée à ce sujet pour
aboutir à des notions satisfaisantes. Cette « activité de l’esprit », c’est le rythme même
de la vie psychique.
Il est incontestable qu’une force mystérieuse, qu’un dynamisme qui ne peut être que psychique, puisque son action aboutit à créer des personnages de pensée et de rêve, et qui semble antérieur à l’intelligence proprement dite et à la liberté consciente et réfléchie, préexiste à la conception de l’œuvre même. Tous les grands créateurs et les plus grands savants ont noté, en effet, que leurs œuvres ou que leurs découvertes se présentaient à eux d’un seul coup, comme dans une vision. Puis, aussitôt, une phase nouvelle commence. Ou l’œuvre conçue ainsi est abandonnée ou, au contraire, la volonté consciente la reprend. Un double travail de la conscience et de la subconscience a lieu, dont tout l’effort est de réaliser l’œuvre aperçue ainsi dans l’absolu, comme en un éclair. On a pu dire que cette force, antérieure à l’intelligence réfléchie, n’était autre que ce que Schopenhauer appelle « la Volonté ». Mais si cette notion de « volonté » explique admirablement l’instinct essentiel, durable et permanent de la race, elle est tout à fait insuffisante pour nous satisfaire, aussitôt qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus profondément intime dans la personnalité, dans le moi ; car c’est bien au problème de la personnalité que nous aboutissons directement. L’activité de l’esprit, quand il s’agit de création poétique, ne peut être que l’activité d’un esprit ; le rythme psychique ne peut être que le rythme, la loi de développement d’une âme. Or cette force organisatrice existe en soi et par soi, antérieurement à l’intelligence même ; elle est donc, comme dirait Spinoza, une substance ; mais puisque cette réalité est la réalité même d’une personnalité, puisqu’elle est un monde pour elle-même, elle est aussi, par conséquent et plus profondément encore, ce que Leibnizc appelait une monade. C’est donc, au plus profond système des temps modernes qu’on aboutit en creusant cette notion de l’activité de l’esprit. On peut encore aller plus loin. De récents philosophes et des esprits très pénétrants, M. Bergson en particulier, nous ont permis de concevoir comment, non seulement ces âmes individuelles existent en soi à l’état de monade, mais comment elles vivent. Et toutes ses analyses aboutissent à cette notion que les âmes individuelles se développent suivant un rythme qui leur est propre.
Cette vie de l’âme individuelle, aussitôt qu’on cherche par l’intuition à dépasser le domaine abstrait et conventionnel des concepts tout faits, apparaît comme une formule d’énergie ou comme un centre de force économisée dans une évolution mille fois séculaire, tandis que le fond des choses se révèle comme étant une Durée qui s’écoule. Et ce centre de force économisée, cette parcelle de Durée individualisée et concentrée, qui s’enrichit pendant les siècles du Réel qu’elle comprend, qu’elle embrasse et qu’elle s’assimile, cette monade agit et réagit, progresse et régresse. Et c’est précisément cette progression et cette régression qui constituent le rythme psychique. La régression peut aller jusqu’à la fusion totale de la monade individuelle dans la Durée impersonnelle. La progression est sans limites. Ce sont si peu là des imaginations en l’air, et cette hypothèse semble si bien être la plus admissible de toutes, que nous lui trouvons partout d’étonnantes justifications. La science moderne, qui bien souvent se croit matérialiste, ne fait pas un progrès sans montrer que ce qu’on appelle la matière est une apparence qui s’évanouit aussitôt qu’on veut la saisir. Non seulement nous savons que la conscience ne peut pas être quelque chose d’étendu, mais la réalité même de ce qui semble reposer sur l’étendue, comme ce que nous appelons le monde extérieur devient pour le savant de pures combinaisons de forces n’existant pour le philosophe que dans le rythme éternel de la Durée. Des expériences récentes comme celles du télégraphe sans fil ou des rayons Rœtgen doivent, à ce sujet, éclairer tous ceux qui conservant les vieilles idées du sens commun sur la réalité de la matière. La force seule existe et, par force, entendons ce mystérieux dynamisme qui, dans son essence, doit être psychique au moins en puissance, puisque ses manifestations conscientes le sont avec une si aveuglante évidence.
Faut-il interroger sur ce point le sentiment permanent de l’homme et la tradition ? Nous verrons que presque toutes les doctrines secrètes des religions, ainsi que M. Schuré, aussi bien que Fabre d’Olivet et M. Burnouf l’ont établi, reposent sur des inspirations analogues et que le bouddhisme, le brahmanisme, l’hermétisme, les doctrines de Pythagore et probablement le christianisme des très grands esprits qui s’en tiennent à cette explication du monde, forment une suite étonnante d’une même idée. Enfin, puisque nous parlons de poésie, il n’est pas indifférent que le sentiment des quatre plus grands lyriques du xixe siècle, aussi étrangers que possible l’un à l’autre, que Shelley, Goethe, Mickiewicz et Hugo, aient professé, à ce sujet, des opinions presque identiques. Qu’on relise la plupart des poèmes de Shelley et sa très belle Défense de la Poésie, l’entretien de Goethe avec Falk après les funérailles de Wieland, le monologue de Conrad de Mickiewicz, ou qu’on fasse appel à la correspondance et aux œuvres de Victor Hugo à la fin de sa vie, on verra que tous quatre, avec les seules différences que pouvait faire naître leur originalité propre, ont témoigné à ce sujet d’une remarquable similitude de vues.
J’ajoute que l’expérience confirme ce que le raisonnement démontre et ce que la tradition établit. Comment, en effet, expliquer que le poème arrive à s’imposer aux autres âmes, s’il n’y a pas une loi assez générale pour dominer toutes les âmes humaines ? Cette loi est précisément la loi du Rythme, non pas en prenant ce mot dans son sens étroit comme on le fait d’ordinaire, mais dans le sens le plus large et le plus précis. On peut l’appeler encore la loi du Nombre. L’âme du poète, au moment de l’inspiration, vibre suivant un rythme particulier ; mais plus son âme est puissante, c’est-à-dire plus elle est riche d’associations d’idées, plus son rythme sera évocateur. On n’a qu’à prendre un beau poème et à le lire. En l’examinant de très près on découvre en lui deux éléments : une sorte de mouvement intérieur qui fait, à vrai dire, sa vie même et un vêtement plus ou moins riche et somptueux d’images qui s’adapte à ce rythme. Ce qui émeut notre âme, c’est ce qui est contenu d’humanité essentielle dans ce poème, c’est par conséquent le rythme même de l’âme, et les idées ou images accessoires qui le vêtent ne nous semblent sublimes que parce qu’on sent confusément qu’elles sont les symboles nécessaires au poète pour nous traduire son émotion intérieure. Pour préciser et pour raisonner sur un exemple, choisissons un poème qui soit connu de tout le monde : les Nuits, si l’on veut.
Qu’est-ce, dans ces admirables méditations, coupées d’élans enthousiastes ou de rêveries mélancoliques, qui fait que nous sympathisons avec le poète ? C’est que nous sentons, après des années, vibrer dans ces vers, comme à la minute même où Musset les écrivait, l’âme même du poète. Le rythme réalise ce miracle qu’il garde à jamais vivant le mouvement même de l’âme. Toute la beauté de la forme n’est et ne reste belle que par ce souffle de vie éternelle qui relie ensemble, d’un mystérieux et indissoluble lien, tous les éléments divers qui la constituent. Et le rythme explique encore pourquoi le poème peut être compris de nous : C’est que notre âme à nous aussi est une réalité rythmique.
Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, pourquoi tous ne comprennent-ils pas le poète ? L’objection s’écroule et confirme même notre argumentation si l’on fait remarquer que, de même qu’un enfant ne peut pas soulever des poids qu’un athlète soulève sans effort, de même les âmes rudimentaires ne peuvent comprendre les pensées et les sentiments d’hommes de génie. Mais la loi du Nombre est si véritablement la Loi, que ces âmes rudimentaires n’ont qu’à progresser pour que, par degrés et à mesure qu’elles s’élèvent, le Poème et son rythme essentiel s’imposent à elles, comme à toutes celles dont les énergies intérieures sont concordantes. Ce qui peut s’énoncer encore par cette formule : pour que les âmes se comprennent, il faut que leur rythme concorde, et l’harmonie est précisément cette concordance spontanée des rythmes dans un dynamisme libre et perpétuel. Dans ce vaste mouvement des énergies individuelles, des monades qui constituent l’univers, le poème de génie est la traduction harmonique d’une loi durable et très haute. Cette loi dépasse de beaucoup les lois ordinaires du milieu humain, systèmes de rapports le plus souvent maladroits, tissés comme des toiles d’araignées, entre des préjugés sans vie. Mais les hommes sentent, avec plus ou moins de conscience, que ces lois du Nombre sont supérieures aux leurs. De là leur admiration pour les hommes de génie qui savent les révéler, et de là l’enthousiasme que causent les très grands poèmes.
Et quand je dis « poème » j’emploie le mot dans son sens le plus étendu. La musique autant que la poésie, et que les autres arts, sinon davantage, est une expression rythmique. Tous les grands artistes organisent, en effet, l’univers suivant le rythme qui leur est propre, et c’est en cela qu’ils sont créateurs, au même sens qu’on peut dire que Dieu est créateur, si on appelle Dieu la force permanente et éternelle qui organise durablement l’univers, qui maintient la loi d’attraction entre les astres qui évoluent dans l’infini du ciel, et qui empêche partout la vie de se décomposer et de se dissoudre. Les vrais créateurs sont donc, comme l’affirme avec une puissance admirable Adam Mickiewicz, ce grand poète presque inconnu en France, des émules de Dieu. La seule différence qui existe entre eux, c’est que, pour traduire le Divin qu’ils conçoivent, ils doivent se servir de symboles différents : le musicien de sons, le poète de strophes, d’images et de mots, le peintre de couleurs, le sculpteur de mouvements imprimés à l’argile, l’architecte de lignes. Mais dans ce vaste effort de l’âme humaine pour atteindre la Réalité absolue et pour rendre sensible la Beauté de la vie, le rôle de la poésie peut être sans doute le plus fécond, parce qu’il est à la fois le plus général et le plus précis, la poésie se servant, pour dire son rêve, en même temps du rythme qui est son essence comme il est celle de la musique, mais aussi d’images, de concepts et de mots. On arrive ainsi à voir clairement quel peut être ce rôle et à pouvoir, par conséquent, formuler quelques conclusions pratiques.
* *
S’il est définitivement établi, comme tout paraît le démontrer, qu’il ne peut pas y avoir une science, mais des sciences, et que ces sciences, loin de conduire l’homme à une vision d’ensemble de l’univers, lui fournissent au contraire continuellement des points de vue nouveaux sur le Réel dans des ordres de connaissance différents, les hommes risquent de perdre toute vue synthétique sur l’ensemble des choses, les sciences allant vers la diversité et non vers l’unité. La Religion, qui longtemps avait donné à l’homme une raison de vivre, depuis qu’elle s’est enfermée dans ses dogmes puérils et surannés comme dans une citadelle inaccessible, devient de plus en plus étrangère à la vie et aux préoccupations des plus grands esprits. Pourtant, chacun se spécialisant de plus en plus, il est à craindre qu’un certain affaissement du niveau moral suive l’indifférence des hommes à l’égard des problèmes essentiels qui doivent avant tout nous préoccuper. Comme le dit M. Adolphe Lacuzon, dont je citais les belles paroles en tête de cet article, la mission principale de la poésie devrait être de rappeler aux hommes ces problèmes essentiels. Elle ne ferait ainsi que reprendre le grand rôle qu’elle a joué dans les sociétés primitives où les poètes étaient législateurs, où la Pythie était écoutée, où la Bible et les Védas tenaient lieu délivrés saints et de code. Sans doute, nous ne pensons pas que le rôle du poète serait aujourd’hui identique à celui des voyants et des prophètes des premiers âges, mais déjà nous nous rendons compte que tous ceux qui, dans les temps modernes, ont fait entendre la grande voix de la Raison supérieure et de l’Âme éternelle, ont exercé une action féconde et utile sur leur milieu. La poésie, plutôt que de s’amoindrir parmi des subtilités et des casuistiques purement formelles, devrait reprendre la grande tradition. Oh ! certes, ce n’est pas par des raisonnements que nous donnerons du génie ni même du talent à ceux qui n’en ont pas, mais on pourrait du moins empêcher peut-être ceux qui en ont de le gaspiller parmi des chinoiseries et des futilités. C’est dans cette intention que j’ai écrit cet article, et ce sera pour montrer de quelles richesses expressives les vrais poètes peuvent disposer en ce moment, que j’indiquerai prochainement quels sont, à mon sens, les divers modes d’expression de la poésie française.
Les divers modes d’expression de la poésie française contemporaine
J’ai essayé d’indiquer récemment8 comment pouvait se présenter au regard d’une critique affirmative le problème de la création poétique dans l’âme même du poète. Je me suis attaché à montrer principalement que les âmes humaines se développent suivant un rythme qui leur est propre, et que la poésie n’est pas autre chose que la traduction harmonique des rapports spontanés qui s’établissent entre les états successifs d’une même âme, et qui représentent des aspects divers de la vie et du développement de cette âme. Ces états peuvent être purement subjectifs ; ils peuvent aussi être la représentation des concordances mystérieuses qui s’établissent entre un rythme individuel et celui des autres âmes ou entre l’âme du poète et le rythme universel, et j’ai cherché surtout à faire ressortir que le poème de génie est en définitive une loi, une loi vivante et vraie qui correspond aux rapports réels des êtres, et qui domine par sa puissance les ordinaires existences individuelles, les ordinaires lois du milieu humain. Les vrais poètes sont donc des guides sûrs pour l’espèce humaine. Nous n’avons ainsi abordé qu’un côté, le plus difficile à atteindre de la création poétique. Je dis le plus difficile à atteindre, parce que ce problème est intimement lié à celui du devenir psychique et du mouvement intellectuel, et aussi parce que nous étions entré dans un domaine qui est, comme M. Renouvier nous l’a fait pressentir, comme M. Fouillée dans ses belles études sur la liberté idée-force nous a permis de le concevoir, celui de la plus grande liberté humaine. Il est difficile d’y pénétrer avec les seules ressources de la raison raisonnante. Pour y atteindre, l’intuition est le guide le plus sûr, et chacun sait comme il est difficile de démontrer à autrui la réalité de ses intuitions personnelles. Nous avons vu pourtant qu’en cherchant surtout à découvrir la loi profonde des choses, nous pouvions arriver à quelques notions satisfaisantes et à des conclusions pratiques. Aujourd’hui, je voudrais aboutir à des conclusions encore plus précises et encore plus pratiques, et ce sera relativement plus facile, puisqu’en cherchant à expliquer la réalisation de l’œuvre d’art et particulièrement de l’œuvre poétique, on quitte les régions de la pure liberté intellectuelle où l’on n’est déterminé que par les lois mêmes de la pensée, les plus contingentes de toutes, pour entrer dans celles du concept clair de la discussion usuelle et de la tradition proprement dite. On y est conduit naturellement. Tant que le poète garde en lui son poème, il est sujet et objet, il se comprend sans doute tout entier ; en tout cas, il est seul juge de son œuvre. Quand, au contraire, il écrit son poème, il introduit un fait nouveau. S’il veut être compris par autrui, il est obligé de se servir de modes d’expression qui sont connus, acceptés, qui ont un sens. En un mot, il doit respecter la poétique et le dictionnaire. Nous laisserons de côté ici la question du dictionnaire pour nous en tenir à celle de la poétique, assez complexe par elle-même. Cette poétique, dans quelle mesure le poète doit-il la respecter ? Est-il complètement lié aux lois traditionnelles ? Peut-il les modifier ? Dans quel sens et comment ? Tels sont les problèmes qui se posent, et auxquels il serait bon de faire entrevoir des solutions, en raisonnant non pas abstraitement pour des gens qui vivraient dans Sirius, mais pour nous qui vivons en France au début du xxe siècle, au moment où tant d’écoles déjà se sont succédé et où la dernière-née, le symbolisme, achève de mourir. Nous verrons qu’en abordant ces questions par leur côté le plus profond, on arrive à des notions autrement satisfaisantes, autrement fécondes, autrement consolantes aussi, qu’en se débattant misérablement dans le domaine factice des vanités individuelles et des préjugés qui ne reposent sur rien.
* *
Il est utile cependant, avant de nous engager dans l’étude de ces questions particulières, de faire une brève remarque d’ordre générai. Il est indispensable, dans la discussion, de distinguer les problèmes comme je me suis efforcé de le faire, mais il importe de savoir qu’en découpant ainsi le Réel en fractions distinctes, l’esprit humain agit autrement que la Nature qui ne connaît pas ces divisions que nous appliquons par commodité ou par nécessité sur les choses. Dans la nature, tout se fait par transition avec une remarquable continuité d’effort ; qu’il s’agisse du développement de la vie depuis la première cellule organisée jusqu’à l’âme du plus puissant génie, ou qu’il s’agisse du développement de la première intuition du poème jusqu’à son achèvement intégral, la Nature procède de même, par un travail ininterrompu et progressivement continu. C’est ainsi que déjà, dans la conception première de l’œuvre et dans son élaboration intérieure au fond de l’âme du poète, est contenu le germe de cet élément que je veux étudier aujourd’hui : le souci plus ou moins conscient de la forme dans laquelle l’œuvre demande à se réaliser. Mais tant que l’œuvre demeure la préoccupation du poète seul, tant qu’elle est en lui, tant qu’il ne fait pas un effort pour la communiquer, cette préoccupation reste, en somme, secondaire. Elle devient au contraire capitale dès l’instant où il veut être compris, où il veut émouvoir les autres âmes. C’est pourquoi j’ai distingué le problème de la création intérieure de l’œuvre de celui de sa réalisation extérieure.
Cela dit, quels moyens un poète français, vivant à notre époque, peut-il avoir à sa disposition pour agir sur ses contemporains, et, s’il a l’ambition d’être un grand artiste, sur les générations futures ? Pour le savoir, et puisque nous devons tenir compte des faits, il est indispensable de jeter un rapide coup d’œil sur l’histoire littéraire qui nous précède et sur les divers aspects de la tradition avec laquelle nous devons compter.
Chacun sait comment, à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, la poésie française s’était anémiée, au point que les odes d’Écouchard-Lebrun, et les frêles galanteries de Parny paraissaient le dernier degré de la perfection. Un grand poète, André Chénier, était mort tragiquement avant d’avoir pu donner sa mesure. Les âmes des jeunes gens, bouleversées par les événements grandioses de la Révolution, du premier Empire et des guerres de 1814-1815, étaient dans l’attente d’un mouvement littéraire nouveau. La pensée et l’imagination comprimées demandaient à briser les entraves qu’on leur opposait. Les mêmes besoins ressentis à l’étranger, au moment même où la France accomplissait sa grande révolution, avaient déjà donné naissance à des mouvements littéraires magnifiques : Goethe et Schiller transformaient la littérature allemande ; les Lakistes, Coleridge, Southey, Wordsworth, puis Byron, Shelley, Keats, les Browning renouvelaient la littérature anglaise. Lorsque le romantisme, préparé en France par Rousseau et Diderot, Mme de Staël et Chateaubriand, naquit chez nous, il arrivait à son heure. Avec un instinct un peu confus, mais néanmoins fort juste des réalités, il eut dès le début la prétention de remonter aux sources mêmes de notre histoire. On sait quelle fut la passion vraie ou factice du romantisme naissant pour le moyen âge. L’instinct qui guidait ces réformateurs, s’il eût été tout à fait conscient, eût été celui-ci : une langue a une tradition ; pour agir fortement sur cette langue, il faut comprendre la tradition à laquelle elle obéit. La poésie française s’est anémiée et décolorée ; pour lui rendre de la couleur et de la vigueur, remontons à ses origines. Comprenons ses lois profondes et agissons d’après ces lois. Mais cette intuition dans le romantisme demeura confuse, et l’on sait comment resta superficielle sa passion pour le moyen âge.
Je ne voudrais pas refaire en détail l’historique trop connu des mouvements littéraires du grand siècle qui vient de finir. Comment les Parnassiens en poésie, et les naturalistes dans le roman vinrent réagir contre le laisser-aller un peu fantaisiste et débraillé du romantisme ; comment le symbolisme, se réclamant de l’individualisme idéaliste, vint à son tour protester à la fois contre la roideur et la sécheresse du Parnasse et contre l’optique un peu grosse du naturalisme ; comment enfin le symbolisme fit quelques fort intéressantes théories et pas beaucoup d’œuvres solides : ce sont des ensembles de faits qui ont été étudiés plusieurs fois et qui sont familiers à chacun. Je tiens seulement à en dégager, pour les mettre en valeur, quelques points particuliers, essentiellement caractéristiques.
Le romantisme, disais-je, eut l’intuition qu’il devait remonter aux sources pour reprendre la vraie tradition de la langue. Mais dans cette tradition il ne discerna et ne développa qu’un mode d’expression poétique. Seuls, quelques esprits curieux comme Aloysius Bertrand, eurent le pressentiment qu’on passait à côté de richesses insoupçonnées. Le romantisme reprit dans la tradition le vers classique régulier et il l’assouplit. Il brisa les cadres factices dans lesquels on voulait l’enfermer, mit le bonnet rouge au vieux dictionnaire, et se fit une gloire de ne plus distinguer entre les « mots nobles » et ceux qui ne l’étaient pas. Il fit en somme, comme diraient nos marxistes, une révolution bourgeoise dans la littérature. Mais il ne toucha pas au fond même des choses. Le vers classique régulier dont il héritait et qu’il assouplissait n’était pas, loin de là, le seul mode d’expression possible de la poésie française. Lorsque le Parnasse vint renforcer ce préjugé, il ne fit qu’obscurcir encore le problème, et c’est pourquoi quand le symbolisme, qui sentit tout ce qu’il y avait d’étroit dans les partis pris du Parnasse, vint proclamer le vers libre, il crut faire une découverte. En réalité, pour nous qui jugeons maintenant de loin, et d’une manière tout à fait désintéressée des disputes entre les écoles littéraires qui nous ont précédés, nous croyons discerner clairement pourquoi elles ne se comprenaient pas. Chacune d’elles voyait un aspect différent d’une même réalité, et chacune, partant d’un point de vue incomplet, aucune n’arrivait à une vue synthétique sur l’ensemble des choses. Mais si nous nous efforçons de séparer les questions ; si nous distinguons — ce que ne firent pas toujours nos aînés — le problème de la création proprement dite de celui de la réalisation ; si nous étudions l’ensemble de la tradition qui s’impose à nous avec l’ensemble de la connaissance humaine dont nous pouvons disposer, nous verrons d’abord que l’essence du poème est un rythme de l’âme et que c’est ce rythme qui est premier, et ensuite que pour traduire ce mouvement intérieur, nous avons à notre service en français trois modes d’expression distincts : le vers classique régulier qui obéit à ses lois propres ; les vers libres, qui, eux aussi, obéissent à des lois spéciales ; et enfin un troisième mode d’expression que M. Sully Prudhomme, dans la seconde lettre si démonstrative et si nette qu’il voulut bien m’adresser dans cette revue9, en réponse à l’un de mes articles, nous proposait d’appeler : le verbe euphonique, — et qu’on pourrait appeler encore le verbe eurythmique.
Ces trois modes d’expression existent côte à côte. Ils ont chacun leur valeur propre ; chacun d’eux répond à une réalité particulière, et tout le tort de nos devanciers fut de s’attacher uniquement à l’un d’eux pour nier les autres, ou de mélanger naïvement et grossièrement comme certains symbolistes le firent, des principes qui étaient sans rapports entre eux. Les confusions qui ont été opérées ont obscurci ces vérités. Qu’on me permette de démontrer ce que j’avance.
Dans la lettre à laquelle je me référais à l’instant, M. Sully Prudhomme nous a exposé quelles sont, d’après lui, les lois profondes du vers régulier. La démonstration vaut tout entière pour le vers régulier, mais elle ne peut s’appliquer qu’à lui, et cela pour une raison décisive que j’indiquerai tout à l’heure. Prise en elle-même, elle énonce des vérités fondamentales. Oui, il est incontestable que ce mode de langage qui a derrière lui une longue et sévère tradition ne peut pas se plier aux caprices, plus ou moins sérieux, et aux fantaisies peut-être irraisonnées, de réformateurs échevelés. C’est à la suite de nombreuses et décisives expériences qu’il a pris la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Si on suit son évolution depuis la Renaissance, on peut remarquer que les modifications qu’il a subies sont peu nombreuses et que les innovations auxquelles il se prête sont limitées. Des études récentes sur ce vers particulier ont précisé quelles pouvaient être ces innovations. M. Adolphe Boschot a écrit sur ce point des pages fort intéressantes. Et tout récemment encore, M. Pierre de Bouchaud, dans une brochure documentée, d’une érudition sûre et discrète, indiquait les tempéraments qui lui semblaient devoir être apportés à certaines règles de la poésie française. Ces études et les aperçus de M. Catulle Mendès dans son rapport sur les lettres françaises, me semblent s’inspirer de la raison même. Quand on aura accepté l’e muet comme muet dans le vers ; quand on aura fait rimer les pluriels avec les singuliers de même son ; quand le hiatus, jugé tolérable dans l’intérieur des mots ne choquera plus, s’il n’est pas cacophonique, entre deux mots différents ; quand enfin on aura fait leur place aux accents toniques et qu’on aura augmenté d’une ou deux le nombre possible les coupes ou césures, on aura réalisé à peu près toutes les réformes techniques aujourd’hui possibles. Mais on n’aura pas touché à l’essence même du vers classique régulier français, dont la caractéristique véritable, en face des vers des langues anciennes et étrangères, est de reposer sur la rime et sur la numération des syllabes et non sur une combinaison de longues et de brèves. La vraie tentative révolutionnaire serait de substituer un système d’accentuation des syllabes, par longues et par brèves, au système actuel de la numération des syllabes. Mais je ne veux même pas envisager cette hypothèse ici, puisque je parle du moment présent, et que cette grave réforme, qui d’ailleurs n’est peut-être pas conforme au génie de la langue française, ne pourrait se concevoir comme possible que dans un temps assez lointain. J’admets donc que l’on respecte les règles traditionnelles du vers ordinaire, et je trouve que les arguments des partisans de son intégrité, en particulier ceux de M. Sully-Prudhomme, restent singulièrement solides en face des plaisanteries un peu niaises de quelques-uns. Mais ces arguments ne touchent en rien à tout un ensemble de vérités opposées.
Les symbolistes, j’entends ceux qui prenaient l’art et eux-mêmes au sérieux, ont parfaitement vu que le vers classique régulier n’était pas le seul mode d’expression possible de la poésie française, et ils ont prétendu inventer le vers libre. Leur seul tort, à mon sens, fut de n’avoir pas insisté sur le point précis où ils devaient insister. Ils n’ont pas discerné assez clairement que le vers libre n’existe pas en réalité en lui-même, en tant que vers libre, mais que les vers ne peuvent être des vers libres que par rapport à un ensemble. Tandis qu’en effet, on peut isoler un vers classique régulier de 12, de 10, de 9, de 8, de 7 syllabes et l’étudier en lui-même, on ne peut pas raisonnablement concevoir qu’on étudie en lui-même, un vers libre. De là provient la méprise fondamentale de ceux qui discutèrent le plus souvent à vide sur ces questions. Les adversaires du symbolisme avaient beau jeu d’attaquer une conception du vers libre, manifestement absurde, si elle prétendait affranchir purement et simplement le vers de toutes les lois existantes. Les couplets répétant qu’on allait droit à la prose étaient alors de rigueur. Et d’autre part, les symbolistes, sentant qu’on pouvait écrire en vers suivant un mode moins rigide et moins conventionnel que les séries de vers, rigoureusement comptées et égales ; sentant aussi que le mouvement intérieur de l’âme peut et doit, le cas échéant, commander à la forme même ; trouvant, d’autre part, dans la tradition française les éléments d’une méthode souple et riche de versification, distincte de la précédente, défendaient avec des arguments sérieux leur conception un peu confuse. Aujourd’hui que nous discernons clairement les raisons instinctives de nos devanciers, nous voyons fort bien d’où vinrent les méprises. Si on lit une belle page en vers libres de Verhaeren par exemple, qui est un vrai poète, ou de M. Henri de Régnier, on se rend compte sans peine qu’on se trouve en présence d’un mode d’expression qui, pour être différent de celui qu’emploieront MM. Sully Prudhomme ou Herediad par exemple, n’en représente pas moins un aspect légitime et curieux de la poésie française. Ces vers obéissent à leur loi propre. Leur suite forme pour ainsi dire des séries de phrases musicales, et chaque vers en particulier n’a de valeur que par rapport à l’ensemble, tandis qu’au contraire, dans un poème de Sully Prudhomme ou un sonnet de Heredia, chaque vers peut être, au point de vue de la technique, considéré et étudié en lui-même. C’est là le fond même de la différence qui existe entre eux. C’est pourquoi, sans doute, au début de ces discussions, M. Sully Prudhomme, sentant au fond où se trouvait le nœud de la question, me demandait de définir le vers. Les vers libres, qu’une critique superficielle prétendrait reconnaître simplement à ce qu’ils sont inégaux sur le papier, peuvent traduire des harmonies complexes et profondes, et ils ont cet avantage de ne pas supporter la médiocrité. Ils sont bons ou mauvais, pas de milieu, et sont nécessairement mauvais si l’inspiration manque, parce qu’en sus, plus qu’en tous autres, le rythme est tout. Si maintenant on nous allègue qu’ils ne sont pas dans la tradition de la langue, je répondrai simplement par la proposition suivante, en demandant au contradicteur de l’approfondir : le rapport qui existe entre eux et les vers de La Fontaine est sensiblement égal au rapport qui existe entre le vers régulier de notre époque et le vers de Racine.
Voilà donc déjà deux modes d’expression de la poésie française qui, loin de se nier l’un
l’autre, comme on l’avait cru, se complètent et se suppléent, à la seule condition que
leurs lois propres soient respectées. Il est un troisième mode d’expression moins connu,
mais qui n’en a pas moins une valeur considérable, et qui, sans doute, prendra de plus en
plus une place prépondérante dans le théâtre de l’avenir. Je veux parler de cette forme
intermédiaire, mais non bâtarde, entre la prose et le vers, que l’on peut appeler le verbe
euphonique ou eurythmique. C’est là un mode d’expression souple et complexe qui, lorsqu’il
sera mieux compris, nous réservera sans doute des surprises. La plupart de nos grands
écrivains ont eu l’intuition qu’il y avait là comme une richesse en réserve. Je ne veux
pas étendre trop la question, mais sans remonter plus haut que le xviie
siècle, on peut trouver d’éclatants exemples. Dans ses plus beaux
moments d’inspiration, quand il était vraiment poète, Bossuet s’en servait d’instinct.
Tels passages de son Sermon sur la Mort sont d’admirables strophes lyriques. Fénelon,
lorsqu’il imagina son Télémaque, en eut presque une idée distincte. Chez
Rousseau, Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, cette intuition devint encore plus précise.
Chateaubriand nous donna les premiers vrais modèles en ce genre. Puis ce furent Renan,
avec sa belle Prière sur l’Acropole, Quinet et Michelet qui, par moment,
l’employèrent. Mais les purs littérateurs du xixe
siècle
avaient vu plus consciemment peut-être le parti qu’on pouvait tirer de cette forme. Des
œuvres littéraires entières sont comme une élaboration de ce mode d’expression nouveau. La
Salammbô et la Tentation de Saint Antoine, de Gustave
Flaubert, sont autant des poèmes que des romans. Mais il est des exemples encore plus
typiques, sinon plus glorieux : le Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand,
le Centaure, de Maurice de Guérin, plusieurs œuvres de Villiers de l’Isle
Adam, son Axël en particulier ; certains passages excellents de la
Montée, des Mémoires d’un Centaure et du Roi de la
Mer, de M. Gabriel Sarrazin qui sont des poèmes volontairement écrits dans cette
forme ; les Illuminations, de Rimbaude ; les Moralités légendaires, de
Laforgue ; le Théâtre de M. Maurice Maeterlinck ; d’autres œuvres encore.
Ce sont là des ensembles de faits qu’on ne saurait méconnaître ou nier, et qui établissent
jusqu’à l’évidence qu’il y a là un mode d’expression poétique, peut-être encore
imprécis et mal défini, mais qui se fera de plus en plus sa place dans la
poésie de l’avenir. Charles Baudelaire, avec son intelligence pénétrante de voyant
douloureux, l’avait admirablement compris, lui qui composa ses exquis Petits Poèmes
en prose, et qui écrivit les lignes suivantes : « Quel est celui de nous
qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale,
sans rythme10 et sans rime, assez souple et assez heurtée
pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux
soubresauts de la conscience ? »
N’est-ce pas là l’intuition nette et
l’indication claire de ce mode d’expression nouveau que des œuvres futures semblent devoir
préciser et qu’une conception profonde de la poésie lyrique ou dramatique justifierait à
elle seule ?
Je crois avoir ainsi montré que trois modes d’expression distincts existent bien côte à côte dans la Poésie française et se rencontrent dans la tradition de notre langue. Il est un point sur lequel on ne saurait trop insister, c’est sur la nécessité qui s’impose à nous de ne pas les confondre : leurs principes sont différents. En les distinguant, on peut enrichir la langue et la poétique sans les corrompre ; en les confondant par ignorance on va droit au galimatias et à la décadence. Si j’ajoute que les poètes ont, d’autre part, le champ libre pour inventer des strophes nouvelles, je croirai avoir indiqué assez que des richesses expressives à peu près illimitées, sont à la disposition de ceux qui sauront s’en servir.
* *
Une telle démonstration m’a paru utile à présenter en ce moment. Il faudra que la poésie
prenne une direction définie. Je crois pour ma part, et d’autres le croient avec moi, que
la poésie de l’avenir sera celle qui saura utiliser l’ensemble de la connaissance humaine
pour éclairer toute la vie et pour donner aux hommes les plus hautes consolations et les
plus vastes espérances. Les vrais poètes du futur n’auront pas trop sans doute de toutes
les ressources de la langue pour traduire la complexité de leurs âmes. C’est pourquoi je
serais heureux d’avoir montré la vanité des disputes littéraires qui n’ont pour objet que
de pures questions de forme. Les analyses que j’ai tentées doivent avoir établi que si
l’essence de la poésie est bien un rythme de l’âme, le poète doit être libre de choisir au
gré de son inspiration, parmi les ressources de la langue, la forme qui s’adapte le mieux
à son tempérament et à la nature de son émotion. C’est en ce sens qu’il faut entendre
l’affirmation de sa liberté. Certaines émotions demandent à s’énoncer de préférence dans
le vers régulier qui convient admirablement à la pensée philosophique ou au grand lyrisme
soutenu. D’autres mouvements de l’âme plus spontanés, moins réfléchis, garderont leur
spontanéité et leur naturel en s’énonçant en vers libres. Le verbe eurythmique, qui est la
traduction directe de l’émotion intérieure, est un instrument excellent pour le lyrisme
élégiaque, pour la rêverie et aussi pour le théâtre. Mais prétendre exalter l’un de ces
modes d’expression au détriment des autres, prétendre même choisir
arbitrairement certaines formes et nier les autres, ne serait qu’aveugle parti-pris. Tout
ce qui est empirisme grossier ou éclectisme superficiel doit désormais être tenu pour vain
et même pour nuisible. Une seule chose apparaît nécessaire : c’est d’énoncer pour le mieux
des émotions vraies et profondes, ou des vérités nouvelles. Peu importe la nature de la
forme dans laquelle elles sont énoncées, pourvu que cette forme ne soit ni bizarre ni
médiocre. Ce qui doit sembler surtout désirable, c’est de chercher à établir des
concordances évocatrices et de découvrir des rapports réels que nous ignorons encore. Il
nous est apparu que les discussions les plus vives qui eurent lieu entre écoles
différentes au siècle précédent venaient surtout de la méconnaissance de rapports encore
inconnus. Du jour où on s’élève, par une méthode qui peut rappeler la dialectique
hégélienne, à un point de vue supérieur, la conciliation des contraires semble toute
naturelle. Ce n’est plus éclectisme, jeu d’esprit, empirisme, c’est raison pure. Et cette
méthode qui consiste non à opposer systématiquement, mais à comprendre, semble devoir être
de plus en plus celle de l’avenir. Un grand intuitif qui devina quelques-uns des plus
profonds problèmes dont les solutions sont aujourd’hui encore à peine entrevues, Edgar
Quinet, a écrit, sur ce point, dans l’Esprit Nouveau quelques lignes d’une
vérité pénétrante. Je tiens à les citer en conclusion à cette étude : « Une fausse
idée a longtemps fermé le chemin de la critique contemporaine. Débarrassons-nous de ces
obstacles, ne perdons plus nos jours dans la vaine attente de fantômes littéraires.
Revenons à grands pas à la réalité, c’est-à-dire au fond immortel de l’esprit humain. Ce
qu’il a créé, n’essayons pas de le mettre en poussière. Cherchons pour nous une autre
gloire. »
Et ces quelques mots encore, qu’il nous faut bien entendre :
« Tout s’est écroulé derrière nous. La cité en flammes s’effondre sur nos têtes.
Sortons de ces ruines si nous ne voulons pas être écrasés ; les morts sont morts.
Marchons vers l’Éternel Vivant. »