Ma biographie
J’ai fait beaucoup de biographies et je n’en ai fait aucune sans y mettre le soin qu’elle mérite, c’est-à-dire sans interroger et m’informer. Je n’ai pas toujours été heureux en retour, et parmi ceux qui ont bien voulu s’occuper de moi, il en est fort peu qui y aient mis les soins indispensables et dont le premier était de s’enquérir de l’exactitude des faits. M. de Loménie, bienveillant, n’est pas de tout point exact. Vapereau, peu bienveillant, n’est pas même exact dans sa brièveté1. Je ne parle pas de ceux qui n’ont été que de misérables libellistes, inventant et calomniant. Les faits de ma vie littéraire sont bien simples. Je suis né à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804. Mon père était de Moreuil en Picardie, mais il était venu jeune à Boulogne, comme employé des aides avant la Révolution, et il s’y était fixé. Les annales boulonnaises ont tenu compte des services administratifs qu’il y rendit. Il y avait en dernier lieu organisé l’octroi, et il était contrôleur principal des droits réunis lorsqu’il mourut. Il était marié à peine, quoique âgé déjà de cinquante-deux ans. Mais il avait dû attendre pour épouser ma mère, qu’il aimait depuis longtemps et qui était sans fortune, d’avoir lui-même une position suffisante2. Ma mère était de Boulogne même et s’appelait Augustine Coilliot, d’une vieille famille bourgeoise de la basse ville, bien connue. Elle était enceinte de moi et mariée depuis moins d’un an, lorsque mon père mourut subitement d’une esquinancie3. Ma mère sans fortune, et une sœur de mon père, qui se réunit à elle, m’élevèrent. Je fis mes études à la pension de M. Blériot, à Boulogne même. J’avais terminé le cours entier des études, y compris ma rhétorique, à treize ans et demi. Mais je sentais bien tout ce qui me manquait, et je décidai ma mère à m’envoyer à Paris, quoique ce fût un grand sacrifice pour elle en raison de son peu de fortune.
Je vins à Paris pour la première fois en septembre 1818, et depuis ce temps, sauf de
rares absences, je n’ai cessé de l’habiter. Je fus mis en pension chez M. Landry, rue de
la Cerisaie ; M. Landry, ancien professeur de Louis-le-Grand, mathématicien et philosophe,
était un esprit libre. Il est question de lui dans l’Histoire de
Sainte-Barbe, par Quicherat. Je dînais à sa table, et j’y vis tout d’abord ses
amis particuliers, l’académicien Picard entre autres. On me traitait comme un grand
garçon, comme un petit homme. Je suivais avec la pension les classes du collège
Charlemagne ; quoique ayant fait ma rhétorique en province, j’entrai en troisième sous
M. Gaillard, excellent professeur et traducteur du De Oratore de Cicéron.
M. Caÿx professait l’histoire, qu’on venait d’instituer tout nouvellement dans les
collèges. J’étais habituellement premier ou second, tout au plus troisième dans les
compositions hebdomadaires. J’eus à la fin de l’année le premier prix d’histoire au
concours. Je restai élève du collège Charlemagne jusqu’à la première année de rhétorique
inclusivement. Nous avions comme professeur dans cette première année M. Dubois, depuis
rédacteur et fondateur du Globe, mais qui n’acheva pas l’année, ayant été
destitué. Sur ces entrefaites la pension Landry changea de quartier et alla s’installer
rue Blanche ; je la suivis et je fis ma seconde année de rhétorique au collège Bourbon,
sous MM. Pierrot et Planche. J’eus au concours le premier prix de vers latins des
vétérans. Mais j’étais déjà émancipé. En faisant ma philosophie sous M. Damiron, je n’y
croyais guère. Jouissant à ma pension d’une grande liberté, parce que je n’en abusais pas,
j’allais tous les soirs à l’Athénée rue de Valois au Palais-Royal, de 7 à 10 heures,
suivre des cours de physiologie, de chimie, d’histoire naturelle de MM. Magendie,
Robiquet, de Blainville, entendre des lectures littéraires, etc. J’y fus présenté à
M. de Tracy. J’avais un goût décidé pour l’étude de la médecine. Ma mère vint alors
demeurer à Paris, et, logé chez elle, je suivais les cours de l’École4. En 1824, le Globe se fonda. J’en fus aussitôt
informé par mes anciens maîtres avec qui j’avais conservé des relations, et j’allai voir
M. Dubois, qui m’y appliqua aussitôt et m’y essaya à quantité de petits articles. Ils sont
signés S.-B., et il est facile à tout biographe d’y suivre mes
tâtonnements et mes commencements. A un certain jour, M. Dubois me dit :
« Maintenant vous savez écrire, et vous pouvez aller seul. »
Mes premiers articles un peu remarquables furent sur les premiers volumes de
l’Histoire de la Révolution de M. Thiers et sur le Tableau de la même époque par M. Mignet. C’est vers ce temps aussi que, M. Dubois
m’ayant chargé de rendre compte des volumes d’Odes et Ballades de Victor
Hugo, je fis dans les premiers jours de 18275 deux articles qui furent remarqués de Gœthe6. Je ne connaissais pas du
tout Victor Hugo. Sans le savoir nous demeurions l’un près de l’autre rue de Vaugirard,
lui au n° 90, et moi au 94. Il vint pour me remercier des articles, sans me trouver. Le
lendemain ou le surlendemain, j’allai chez lui et le trouvai déjeunant. Cette petite scène
et mon entrée a été peinte assez au vif dans Victor Hugo, raconté par un témoin de sa vie.
Mais il n’est pas exact de dire que je sois venu lui offrir de mettre le
Globe à sa disposition. Dès ma jeunesse, j’ai toujours compris la critique
autrement : modeste, mais digne. Je ne me suis jamais offert, j’ai attendu qu’on vînt à
moi. À dater de ce jour, commença mon initiation à l’école romantique des poètes. J’y
étais assez antipathique jusque-là à cause du royalisme et de la mysticité que je ne
partageais pas. J’avais même fait dans le
Globe
7 un article sévère sur le Cinq-Mars de
M. de Vigny, dont le côté historique si faux m’avait choqué. C’est en cette même année
1827 que je laissai l’étude de la médecine. J’avais été élève externe à l’hôpital
Saint-Louis ; j’y avais une chambre et y faisais exactement mon service8.
Trouvant plus de facilité à percer du côté des Lettres, je m’y portai. Je donnai au Globe, dans le courant de 1827, les articles sur la Poésie
française au xvie
siècle qui furent publiés en
volume l’année suivante (1828) ; et j’y ajoutai un second volume composé d’un choix de
Ronsard. En 1829, je donnai Joseph Delorme. C’est vers ce temps que
M. Véron fonda la Revue de Paris. Je fis dans le premier numéro le
premier article intitulé Boileau
9, et
je continuai cette série de biographies critiques et littéraires dans les numéros
suivants. Je faisais en même temps les Poésies et Élégies intérieures qui parurent en mars
1830 sous le titre de Consolations. Il est inutile d’ajouter pour ceux qui
lisent que j’étais dans l’intervalle devenu l’ami de la plupart des poètes appartenant au
groupe romantique. J’avais connu Lamartine d’abord par lettres, puis personnellement et
tout de suite fort intimement dans un voyage qu’il fit à Paris. Quelques biographes
veulent bien ajouter que c’est alors que je fus présenté à Alfred de
Musset. Ces messieurs n’ont aucune idée des dates. Musset avait alors à peine dix-huit
ans. Je le rencontrai un soir chez Hugo, car les familles se connaissaient ; mais on
ignorait chez Hugo que Musset fît des vers. C’est le lendemain matin, après cette soirée,
que Musset vint frapper à ma porte. Il me dit en entrant : « Vous avez hier récité
des vers ; eh bien, j’en fais et je viens vous les lire. »
Il m’en récita de
charmants, un peu dans le goût d’André Chénier. Je m’empressai de faire part à Hugo de
cette heureuse recrue poétique. On lui demanda désormais des vers à lui-même, et c’est
alors que nous lui vîmes faire ses charmantes pièces de l’Andalouse et du
Départ pour la chasse (le Lever).
Hugo demeurait alors rue Notre-Dame-des-Champs, n° 11, et moi, j’étais son proche voisin encore, je demeurais même rue, au n° 19. On se voyait deux fois le jour.
La Révolution de juillet 1830 arriva. J’étais absent pendant les trois journées, et en Normandie, à Honfleur, chez mon ami Ulric Guttinguer. Je raccourus en toute hâte. Je trouvai déjà le désaccord entre nos amis du Globe. Les uns étaient devenus gouvernementaux et conservateurs subitement effrayés. Les autres ne demandaient qu’à marcher. J’étais de ces derniers. Je restai donc au Journal avec Pierre Leroux, Lerminier, Desloges, etc. Leroux n’était alors rien moins qu’un écrivain. Il avait besoin d’un truchement pour la plupart de ses idées, et je lui en servais. J’y servais aussi mes amis littéraires. L’article du Globe sur Hugo, cité dans le livre de Hugo raconté par un témoin de sa vie, et qui est des premiers jours d’août 1830, est de moi. Je revendiquais le poète au nom du régime qui s’inaugurait, au nom de la France nouvelle. Je le déroyalisais10.
Les bureaux du Globe étaient rue Monsigny dans la même maison
qu’habitait le groupe saint-simonien. De là des relations fréquentes. Lorsque Pierre
Leroux, forcé par la question financière, vendit le journal aux saint-simoniens, je ne le
quittai point pour cela. J’y mis encore quelques articles. Mes relations, que je n’ai
jamais désavouées, avec les saint-simoniens11, restèrent toujours libres et sans engagement aucun. Quand on dit que
j'ai assisté aux prédications de la rue Taitbout, qu’entend-on par là ?
Si l’on veut dire que j’y ai assisté comme Lerminier, en habit bleu de ciel et sur
l’estrade, c’est une bêtise. Je suis allé là comme on va partout quand on est jeune, à
tout spectacle qui intéresse ; et voilà tout. — Je suis comme celui qui disait :
« J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la
ratière. »
On a écrit que j’étais allé en Belgique avec Pierre Leroux pour prêcher le saint-simonisme : c’est faux.
On a cherché aussi à me raccrocher aux écrivains de l’Avenir et comme si je les avais cherchés. Je dois dire, quoique cela puisse sembler disproportionné aujourd’hui, que c’est l’abbé de La Mennais qui le premier demanda à Hugo de faire ma connaissance. Je connus là, dans ce monde de l’Avenir, l’abbé Gerbet, l’abbé Lacordaire, non célèbre encore, mais déjà brillant de talent, et M. de Montalembert. Des relations, il y en eut donc de moi à eux et d’agréables ; mais quant à aucune connexion directe ou ombre de collaboration, il n’y en a pas eu.
C’est en 1831 que Carrel, me sachant libre du côté du Globe, me fit proposer par Magnin d’écrire au National. J’y entrai et y restai jusqu’en 1834, y ayant rendu quelques services qui ne furent pas toujours très bien reconnus. Le libraire, honnête homme, Paulin, savait cela mieux que personne, et il m’en a toujours su gré jusqu’à la fin.
En cette même année 1831, un biographe veut bien dire que M. Buloz m’attacha à la Revue des Deux Mondes. Il y a bien de l’anachronisme dans ce mot. M. Buloz, homme de grand sens et d’une valeur qu’il a montrée depuis, débutait alors fort péniblement ; il essayait de faire une Revue qui l’emportât sur la Revue de Paris. Il avait le mérite dès lors de concevoir l’idée de cette Revue élevée et forte qu’il a réalisée depuis. Il vint nous demander à tous, qui étions déjà plus ou moins en vue, de lui prêter concours, et c’est ainsi que j’entrai à la Revue des Deux Mondes, où je devins l’un des plus actifs bientôt et des plus utiles coopérateurs.
Je composais, en ce temps-là, le livre de Volupté qui parut en 1834 et qui eut le genre de succès que je pouvais désirer.
En 1837 je publiai les Pensées d’Août, recueil de Poésies. Depuis 1830,
les choses de ce côté avaient bien changé. Je n’appartenais plus au groupe étroit des
poètes. Je m’étais sensiblement éloigné de Hugo, et ses partisans ardents et nouveaux
n’étaient plus, la plupart, de mes amis : ils étaient plutôt le contraire. J’avais pris
position de critique dans la Revue des Deux Mondes. J’y avais, je crois,
déjà critiqué Balzac, ou ne l’avais pas loué suffisamment pour quelqu’un de ses romans,
et, dans un de ces accès d’amour-propre qui lui étaient ordinaires, il s’était écrié :
« Je lui passerai ma plume au travers du corps. »
Je n’attribue pas
exclusivement à ces diverses raisons le succès moindre des Pensées d’Août ;
mais à coup sûr elles furent pour quelque chose dans l’accueil tout à fait hostile et
sauvage qu’on fit à un Recueil qui se recommandait par des tentatives d’art, incomplètes
sans doute, mais neuves et sincères.
C’est à la fin de cette année 1837 que, méditant depuis bien du temps déjà un livre sur Port-Royal j’allai en Suisse, à Lausanne, l’exécuter sous forme de cours et de leçons, dans l’Académie ou petite université du canton. J’y connus des hommes fort distingués, dont M. Vinet était le premier. Je revins à Paris dans l’été de 1838, n’ayant plus à donner aux leçons que la forme du livre et à fortifier mon travail par une révision exacte et une dernière main-d’œuvre. J’y mis toute réflexion et tout loisir ; les cinq volumes qui en résultèrent ne furent pas moins de vingt années à paraître12.
En 1840, sous le ministère de MM. Thiers, Rémusat et Cousin, on pensa à me faire ce qu’on
appelait une position. Il faut songer, en effet, qu’âgé alors de 36 ans, n’ayant aucune
fortune que ce que me procurait ma plume, ayant débuté en 1824 de compagnie avec des
écrivains distingués, parvenus presque tous à des postes élevés et plus ou moins
ministres, je n’étais rien, vivais au quatrième sous un nom supposé, dans deux chambres
d’étudiant (deux chambres, c’était mon luxe), cour du Commerce. M. Buloz, je dois le dire,
fut des premiers à remarquer le désaccord un peu criant. J’en souffrais peu pour mon
compte. Pourtant je me laissai faire. M. Cousin me nomma conservateur à la bibliothèque
Mazarine. Je dois dire qu’il m’est arrivé quelquefois de me repentir d’avoir contracté
envers lui ce genre d’obligation. Je ne suis pas de ceux qui méconnaissent en rien les
hautes qualités d’esprit, l’élévation de talent et le quasi-génie de M. Cousin. J’ai
éprouvé de sa part, à des époques différentes, diverses sortes de procédés, et, à une
certaine époque, les meilleurs, les plus cordiaux et les plus empressés. Mais d’autres
fois, et lorsque je me suis trouvé en travers ou tout à côté de la passion dominante de
M. Cousin, qui est de faire du bruit et de dominer en littérature comme
en tout, il m’a donné du coude (comme on dit), et n’a pas observé envers moi les égards
qu’il aurait eus sans doute pour tout autre avec qui il se fût permis moins de sans-gêne.
M. Cousin n’aime pas la concurrence. Je me suis trouvé, vis-à-vis de lui, sans le vouloir,
et par le simple fait de priorité, un concurrent et un voisin pour certains sujets. Au
lieu de m’accorder ce qui eût été si simple et de si bon goût à un homme de sa
supériorité, une mention franche et équitable, il a trouvé plus simple de passer sous
silence et de considérer comme non avenu ce qui le gênait. J’appliquerai au procédé qu’il
tint à mon égard, notamment à l’occasion de Port-Royal, ce que dit
Montluc à propos d’une injustice qu’il essuya : « Il sied mal de dérober l’honneur
d’autrui ; il n’y a rien qui décourage tant un bon cœur. »
Un jour que je me
plaignais verbalement à M. Cousin, il me fit cette singulière et caractéristique réponse :
« Mon cher ami, je crois être aussi délicat qu’un autre dans le fond ; mais
j’avoue que je suis grossier dans la forme. »
Après un tel aveu, il n’y avait
plus rien à dire. J’ai dû attendre, pour reprendre et recouvrer ma liberté de parole et
d’écrit envers M. Cousin, d’être délivré du lien qui pouvait sembler une obligation, et
d’avoir quitté la Mazarine. Il m’est resté de cette affaire un sentiment pénible à tout
cœur délicat, et plus de crainte que jamais de recevoir rien qui ressemblât à un service
de la part de ceux qui ne sont pas dignes en tout de vous le rendre et de vous tenir
obligés pour la vie.
En 1844 je fus nommé à l’Académie française pour remplacer Casimir Delavigne. Je fus reçu par Victor Hugo ; cette circonstance piquante ajouta à l’intérêt de la séance.
La révolution de février 1848 ne me déconcerta point, quoi qu’on en ait dit, et me trouva plus curieux qu’irrité. Il n’y a que M. Veuillot et ceux qui se soucient aussi peu de la vérité pour dire que j’y ai eu des peurs bleues ou rouges. J’assistai en observateur attentif à tout ce qui se passa dans Paris pendant les six premiers mois13. Ce n’est qu’alors que, par nécessité de vivre et en ayant trouvé l’occasion, j’allai en octobre 1848 professer à l’université de Liège, où je fus pendant une année en qualité de professeur ordinaire. Tout cela est expliqué dans la Préface de mon Chateaubriand. Revenu à Paris en septembre 1849, j’entrai presque aussitôt au Constitutionnel sur l’invitation de M. Véron, et j’y commençai la série de mes Lundis, que j’y continuai sans interruption pendant trois ans jusqu’à la fin de 1852. C’est alors seulement que je passai au Moniteur, où je suis resté plusieurs années.
Nommé par M. Fortoul en 1854 professeur de Poésie latine au Collège de France, en remplacement de M. Tissot, je n’y pus faire que deux leçons, ayant été empêché par une sorte d’émeute, née des passions et préventions politiques. Cette affaire mériterait un petit récit à part que je compte bien faire un jour.
Nommé, en dédommagement, maître de conférences à l’École normale par M. Rouland, en 1857, j’y ai professé pendant quatre années.
En septembre 1861 je suis rentré au Constitutionnel, et depuis ce temps j’y poursuis la série de mes Nouveaux Lundis.
Des critiques qui ne me connaissent pas et qui sont promptes à juger des autres par eux-mêmes m’ont prêté, durant cette dernière partie de ma vie si active, bien des sentiments, des amours ou des haines, qu’un homme aussi occupé que je le suis et changeant si souvent d’études et de sujets n’a vraiment pas le temps d’avoir ni d’entretenir. Voué et adonné à mon métier de critique, j’ai tâché d’être de plus en plus un bon et, s’il se peut, habile ouvrier.
Nous compléterons le document qu’on vient de lire par la publication des deux lettres suivantes que M. Sainte-Beuve écrivit à M. Alphonse Le Roy, professeur à l’université de Liège. Nous n’en supprimerons pas les répétitions qui concordent avec certains faits indiqués déjà dans le Fragment biographique qui précède. Ils se retrouvent ici avec des détails nouveaux, relatifs même aux dates de naissance, aux renseignements de famille, d’éducation, etc. Nous avons ainsi deux fois un Sainte-Beuve raconté par lui-même, et qui ne pouvait rien omettre, dans aucun des deux récits, de ce que l’on demande d’abord à une Biographie, même courte. M. Sainte-Beuve n’a pas laissé de Mémoires, il n’avait pas le temps d’en faire, mais les traits répandus à profusion dans ses Écrits, et qui touchent à sa physionomie de près, formeraient un Recueil qui deviendrait aisément un volume de Mémoires. Il n’en restera pas moins dans l’Histoire littéraire une lacune que lui seul, qui aimait tant l’exactitude, aurait pu combler, et l’on n’ose y toucher après lui, même quand on l’a bien connu, parce que la palette intime de l’écrivain, celle qui rendrait le mieux le ton et les nuances de ses sentiments et de son caractère, a été brisée. Il n’y avait que lui pour parler de lui-même. C’est encore à sa Correspondance que nous emprunterons le plus, quand nous voudrons faire une autobiographie. — M. Alphonse Le Roy avait été chargé par le Conseil académique de l’université de Liège, qui venait de célébrer son cinquantième anniversaire (le 3 novembre 1867), de composer une histoire même de cette université, un Liber memorialis, destiné à toutes les grandes bibliothèques publiques du monde savant en Europe et en Amérique ; une Notice sur tous les professeurs qui y avaient enseigné depuis l’année de sa fondation (1817) devait y trouver place, et non seulement une Notice biographique, mais bibliographique. M. Alph. Le Roy fit l’honneur à M. Sainte-Beuve de s’adresser à lui-même pour ce qui le concernait, et lui posa diverses questions auxquelles M. Sainte-Beuve répondit d’abord par cette première lettre :
« Ce 23 juin 1868.
« Cher Monsieur,
« Permettez en commençant cette familiarité à un quasi-collègue. Les questions que vous me faites l’honneur de m’adresser et qui me reportent à mes souvenirs de Liège ne peuvent que me flatter infiniment. Je voudrais être en mesure d’y répondre d’une manière tout à fait satisfaisante.
« Au point de vue de l’exactitude bibliographique et du complet, je ne sais aucune notice qui puisse remplir votre objet. J’ai eu souvent à me louer d’articles très-bienveillants, et, autant que je pouvais me permettre d’en juger, fort bien faits, mais tous conçus à un point de vue purement littéraire et contenant des jugements plus que des faits. J’ai quelquefois moi-même contribué à donner quelques notes, mais, je dois le dire, tout cela était fort sec et pas très-complet. Un travail bibliographique sur mon compte est donc chose toute nouvelle, et je n’oserais vous promettre de l’exécuter moi-même convenablement, surtout dans l’état de santé où je suis depuis plus d’une année.
« Si vous le voulez bien cependant, je vous enverrai une notice qui sera au moins exacte dans les parties qu’elle contiendra. J’estimerai à très grand honneur de voir mon nom sur la liste de ceux qui appartiennent à une université si libérale et que j’ai trouvée à mon égard, en des temps difficiles, si bienveillante et si hospitalière.
« Veuillez agréer, cher monsieur, l’hommage de mes sentiments affectueux,
« Sainte-Beuve. »
Voici cette Notice que M. Sainte-Beuve écrivit sur lui-même dans une seconde lettre à M. Le Boy ;
« Ce 28 juin 1868.
« Cher Monsieur,
« Je commence à m’acquitter et je me mets sans plus différer à vous donner le canevas le plus exact de ma biographie et de ma bibliographie.
« — Charles-Augustin Sainte-Beuve est né le 2 nivôse an XIII (23 décembre 1804) à Boulogne-sur-Mer. Son père, contrôleur principal des droits réunis de l’arrondissement, directeur de l’octroi de Boulogne, s’était marié et était mort en cette même année 1804, avant la naissance de son fils. Sa mère, fille d’un marin de Boulogne et d’une Anglaise, éleva le jeune enfant de concert avec une belle-sœur, une sœur de son père.
« Quant à la question de savoir si Charles-Augustin avait quelque degré de parenté avec le docteur Jacques de Sainte-Beuve du xviie siècle, ce point a été touché dans la dernière édition de Port-Royal, donnée en 1867 (au tome IV, page 564). M. Sainte-Beuve n’a rien de certain sur cette parenté. Il n’en sait absolument rien.
« Né dans l’honnête bourgeoisie, mais dans la plus modeste des conditions, Charles-Augustin fit ses études dans sa ville natale et y acheva même toutes ses classes, y compris la rhétorique, dans la pension laïque de M. Blériot, sous un bon humaniste, natif de Montdidier, appelé M. Cloüet14.
Ayant achevé cette rhétorique à treize ans et demi, il aspirait à venir à Paris recommencer en partie et fortifier ses études ; il y décida sa mère, toute dévouée à l’avenir de son fils. Venu à Paris en septembre 1818, entré à l’institution de M. Landry, rue de la Cerisaie au Marais, il suivit les classes du collège Charlemagne à partir de la troisième. Dès la première année, au concours général de 1819, il obtint le premier prix d’histoire (l’histoire était une faculté tout nouvellement instituée dans les collèges)15.
« En 1821, l’institution de M. Landry ayant changé de quartier et s’étant transportée rue Blanche (Chaussée-d’Antin), le jeune Sainte-Beuve suivit les classes du collège Bourbon, où il fit sa rhétorique et sa philosophie ainsi que des mathématiques. Il obtint au concours général de 1522 le premier prix de vers latins parmi les vétérans. Il se livra ensuite à des études de sciences et de médecine, et il continua ces dernières jusqu’en 1827, c’est-à-dire pendant près de quatre ans. Il fit, pendant une année, le service d’externe à l’hôpital Saint-Louis, et en général il profita beaucoup de tout l’enseignement médical, anatomique et physiologique, à cette date.
« Cependant, dès l’année 1824, à l’automne, s’était fondé un nouveau journal, le Globe, dirigé par d’anciens et encore très jeunes professeurs de l’université, que le triomphe de la faction religieuse avait éloignés de l’enseignement. Le rédacteur en chef notamment, M. Dubois, avait été professeur de rhétorique de M. Sainte-Beuve, ce qui facilita au jeune étudiant en médecine son entrée au Globe pour l’insertion d’articles littéraires : ces premiers articles littéraires qu’il y donna depuis 1824 et dans les années suivantes n’ont point encore été recueillis. Ils portaient en général sur des ouvrages historiques, sur des mémoires relatifs à la Révolution française, sur des ouvrages aussi de poésie et de pure littérature.
« L’Académie française ayant proposé pour sujet de prix le Tableau littéraire duxvie siècle, M. Sainte-Beuve, sur le conseil de M. Daunou, l’ancien conventionnel et l’illustre érudit (lequel était de Boulogne-sur-Mer), se mit à étudier le sujet, et, renonçant à concourir pour l’Académie, il se prit à vouloir approfondir le côté purement poétique du Tableau. Cela le conduisit à insérer dans le Globe, en 1827, une série d’articles qui furent recueillis en 1828 sous ce titre : Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au xvie siècle (Paris, in-8°). L’ouvrage avait deux volumes ; mais le second contenait simplement les Œuvres choisies de Pierre de Ronsard, avec notices, notes et commentaires. Cette réhabilitation de Ronsard et en général de la Poésie du xvie siècle excita dans le temps une vive polémique et classa d’emblée M. Sainte-Beuve parmi les novateurs.
« Et, en effet, dès le 2 janvier 1827, un article de lui inséré dans le Globe et qui fut remarqué de Gœthe (ainsi que nous l’apprend Eckermann) avait mis M. Sainte-Beuve en relation avec Victor Hugo, et cette relation devint bientôt une intimité. Elle dura pendant plusieurs années et hâta le développement poétique de M. Sainte-Beuve ou même y donna jour. En 1829 M. Sainte-Beuve publiait, sans y mettre son nom, le petit volume in-16, intitulé Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. Ce Joseph Delorme, sans être lui tout à fait quant aux circonstances biographiques, était assez fidèlement son image au moral. Ce petit volume classa M. Sainte-Beuve parmi les poètes novateurs, comme son Tableau de la Poésie française l’avait classé parmi les critiques.
« L’année suivante, au mois de mars 1830, il publiait le recueil de Poésies intitulé : les Consolations, lequel eut un succès moins contesté que celui de Joseph Delorme.
« Dès le mois d’avril 1829, dans la Revue de Paris, fondée par le docteur Véron, M. Sainte-Beuve insérait des articles plus étendus que ceux qu’il pouvait donner dans le Globe, des articles sur Boileau, La Fontaine, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, Mathurin Regnier et André Chénier, par lesquels il inaugurait le genre de Portraits littéraires qu’il a développé depuis.
« La Révolution de juillet 1830 ne laissa pas d’apporter quelque trouble dans les travaux littéraires des jeunes écrivains et dans les préoccupations des poètes romantiques de cette époque. M. Sainte-Beuve, pendant les premiers mois qui suivirent cette Révolution, collabora plus activement au Globe par des articles non signés ; et l’année suivante, il se rattachait même au journal le National, dirigé par Armand Carrel. Mais ses incursions dans la politique furent courtes, et il se tint ou revint le plus possible dans sa ligne littéraire. La Revue des Deux Mondes, dirigée par M. Buloz dès 1831, lui fournit un cadre commode à ses études critiques. Il y débuta par un article sur Georges Farcy, jeune professeur de philosophie tué pendant les journées de Juillet. Ces articles critiques de M. Sainte-Beuve, tant ceux de la Revue de Paris que de la Revue des Deux Mondes, furent recueillis en cinq volumes in-8° qui parurent successivement, de 1832 à 1839, sous le titre de Critiques et Portraits littéraires. Mais depuis, ces articles, continuellement accrus et augmentés, furent autrement distribués et recueillis dans le format in-12, sous les titres de Portraits de femmes, — Portraits littéraires, — Portraits contemporains, — Derniers Portraits. — Cette collection, qui, prise dans son ensemble, ne forme pas moins de sept volumes, a été bien des fois réimprimée avec de légères variantes depuis 1844 jusqu’à ces dernières années. Il serait superflu d’en énumérer les diverses éditions ou tirages.
« Mais, en 1834, M. Sainte-Beuve publiait un roman en deux volumes in-8° qui avait titre Volupté. Cet ouvrage, à l’heure qu’il est, a eu jusqu’à cinq éditions, toutes réelles, chacune des quatre dernières formant un volume in-1216.
« En 1837 M. Sainte-Beuve publia un volume de Poésies (in-18) : Pensées d’août. Ce dernier recueil, joint à celui des Consolations et de Joseph Delorme, a contribué à former le volume intituléPoésies complètes de Sainte-Beuve, in-12, lequel, imprimé en 1840, a eu depuis plusieurs éditions. Une édition dernière, qui a paru chez le libraire Michel Lévy en 1863, forme deux volumes et est préférable pour le complet à toutes les autres.
« Dans l’automne de 1837, M. Sainte-Beuve, voyageant en Suisse, fut invité à donner un cours d’une année comme professeur extraordinaire à l’Académie de Lausanne sur le sujet de Port-Royal, dont il s’occupait depuis quelques années déjà. Il fit ce cours en 81 leçons dans l’année scolaire 1837-1838, et il bâtit ainsi l’ouvrage qui parut successivement en cinq volumes in-8°, depuis 1840 jusqu’en 1859. L’intervalle qu’il y eut entre la publication de plusieurs des volumes s’explique par les travaux ou les événements qui traversèrent la vie littéraire de M. Sainte-Beuve. Cet ouvrage de Port-Royal (3e édition) a été publié en six volumes (format in-12) en 1867 ; et cette dernière édition, très-augmentée, est nécessaire pour qui veut connaître non seulement Port-Royal, mais beaucoup de circonstances de la vie morale et littéraire de M. Sainte-Beuve.
« La Révolution de février 1848 dérangea l’existence de M. Sainte-Beuve. Il était depuis 1840 l’un des conservateurs de la Bibliothèque Mazarine. Nommé en 1844 membre de l’Académie française à la place de Casimir Delavigne, il y avait été reçu le 17 février 1845 par M. Victor Hugo, qui était alors directeur ou président. — L’instabilité qui, après la Révolution de février 1848, semblait devoir présider pour longtemps aux destinées de la France, détermina M. Sainte-Beuve à prêter l’oreille à l’appel qu’on faisait d’un professeur de littérature française pour l’Université de Liège. M. Charles Rogier, ministre de l’intérieur, qu’il connaissait depuis très longtemps, le décida à accepter, et il arriva à Liège en octobre 1848. Les difficultés étaient grandes, plus même que ne l’avait soupçonné M. Sainte-Beuve. Il eut le bonheur de trouver dans M. Borgnet, recteur, un homme équitable et juste, et dans le public et dans la jeunesse une disposition à l’écouter avant de le juger. Il faisait trois cours par semaine : lundi, mercredi et vendredi. Le cours du lundi, qui était à la fois pour les élèves et pour le public et qui se tenait dans la grande salle académique, roulait sur Chateaubriand et son époque. Le cours du mercredi et du vendredi, destiné aux seuls élèves, embrassait l’ensemble de la littérature française. Vers le temps de Pâques et pendant les derniers mois, M. Sainte-Beuve eut encore à faire des conférences de rhétorique et de style pour les sept ou huit élèves qui se préparaient à l’enseignement. Les souvenirs que M. Sainte-Beuve a gardés de cette année d’étude et d’Université lui sont demeurés précieux. Il n’a tenu qu’à peu de chose qu’il ne fixât à Liège sa destinée et qu’il n’y plantât sa tente, au moins pour quelques années, ainsi que l’eût désiré le ministre de l’intérieur, M. Charles Rogier. Il n’a pu payer à la Belgique son tribut public de reconnaissance qu’un peu tard, lorsqu’il publia, en 1861, les deux volumes intitulés : Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire. Sa vie de Liège et les travaux qu’il y prépara se trouvent indiqués et résumés dans ces volumes.
« Non marié, mais ayant sa mère plus qu’octogénaire17, M. Sainte-Beuve revint à Paris en septembre 1849, sous la présidence du prince Louis-Napoléon. Le docteur Véron lui proposa immédiatement de commencer dans le journal le Constitutionnel qu’il dirigeait une série d’articles littéraires paraissant tous les lundis. Ces articles réussirent et donnèrent le signal d’une reprise de la littérature. M. Sainte-Beuve les continua trois ans au Constitutionnel, puis ensuite dans le Moniteur, devenu journal de l’Empire. La collection de ces articles en volumes se fit à partir de 1851, sous le titre de Causeries du Lundi, et elle se continua pendant les années suivantes au point de former en définitive quinze volumes in-1818.
« Mais, dans l’intervalle, M. Sainte-Beuve fut nommé professeur de Poésie latine au Collège de France en 1854, en remplacement de M. Tissot : il fit son discours d’ouverture le 9 mars 1855. Cette leçon d’ouverture, qui fut suivie d’une seconde, fut troublée par des manifestations tenant à la politique, et le cours en resta là. M. Sainte-Beuve fit ce qu’il devait, et il ne désire point aujourd’hui, sur ce chapitre délicat, avoir à s’expliquer davantage. L’injustice dont il croit avoir été un moment l’objet a été trop amplement réparée et compensée depuis par des témoignages publics de sympathie et d’indulgence.
« Il tint à honneur toutefois de publier la première partie du cours qu’il devait professer. De là le volume intitulé : Étude sur Virgile, un volume in-18 (1857). Le nom de M. Sainte-Beuve a continué de figurer en qualité de professeur titulaire sur les affiches du Collège de France, mais il a depuis longtemps renoncé à tous ses droits.
« Le ministre de l’instruction publique, M. Rouland, nomma M. Sainte-Beuve maître de conférences à l’École normale supérieure, afin d’utiliser ses services. M. Sainte-Beuve a rempli ces fonctions très exactement à l’École normale pendant trois ou quatre ans (1858-1861).
« C’est alors que sa plume de critique et de journaliste fut réclamée de nouveau par le journal le Constitutionnel, et il y reprit ses articles littéraires du Lundi à dater du 16 septembre 1861. Il remplit de nouveau toute une carrière, et la série de ces articles, recueillis à partir de 1863 sous le titre de Nouveaux Lundis, ne forme pas aujourd’hui (1868) moins de dix volumes qui auront même une suite.
« La fatigue ne laissait pas de se faire sentir. L’Empereur voulut bien conférer en avril 186519 à M. Sainte-Beuve la dignité de sénateur. — M. Sainte-Beuve est, depuis le 11 août 1859, commandeur de la Légion d’honneur20.
« Sa santé altérée, et d’une manière qui paraît devoir être définitive, lui avait peu permis d’intervenir dans les discussions du Sénat, lorsque des circonstances qui intéressaient vivement ses convictions l’y ont en quelque sorte obligé. Le rôle qu’il y a pris et qui a fait de lui comme le défenseur déclaré de la libre pensée a été moins le résultat d’une volonté réfléchie que d’un mouvement irrésistible.
« Il me semble que c’est assez pour une fois et que je suis rassasié d’en prendre. — Tout à vous, mon cher Monsieur,
« Sainte-Beuve. »
J’ai différé jusqu’à présent de parler du père de M. Sainte-Beuve. Je vais le faire avec
plus d’étendue ici que ne me l’eût permis plus haut le cadre restreint d’une note. Charles-François de Sainte-Beuve (ce sont ses noms et prénoms que je copie
sur son extrait de naissance) était né, comme nous l’apprend son fils, au bourg de Moreuil
en Picardie (aujourd’hui département de la Somme, arrondissement de Montdidier), le 6
novembre 1752. Son père, Jean-François de Sainte-Beuve, y était
contrôleur des actes ; sa mère s’appelait Marie Donzelle. Il n’était pas l’aîné de ses
frères ou sœurs, et il en eut bien d’autres, en tout sept enfants. M. Sainte-Beuve nous a
souvent raconté dans quelles circonstances il avait fait connaissance de l’un de ses
oncles paternels : c’était la première personne qu’il avait vue en arrivant à Paris, en
1818. Cet oncle demeurait place Dauphiné ; il y occupait une maison à lui tout seul : il
était marchand de vin21. Mme Sainte-Beuve conduisit son fils chez son
beau-frère, qui était un brave homme, et la conversation roula sur le choix d’un
professeur qu’il fallait donner au jeune homme pour le perfectionner dans ses études, en
attendant le collège. L’oncle leur parla alors d’un savant qu’il connaissait dans le
quartier Saint-Jacques, un ancien prêtre qui s’était marié à la Révolution, et qui avait
siégé à la Convention II donnait aujourd’hui des leçons de latin et de grec (on était en
1818), et il élevait lui-même son fils, qui avait reçu de lui une très bonne éducation.
Mais, par exemple, « il le mène à la baguette, il est
très-sévère »
, — c’était un avis amical donné par l’oncle à son neveu. — On
conduisit le jeune Sainte-Beuve chez ce professeur, qui avait en effet le ton rude et
autoritaire (comme on dirait aujourd’hui) des anciens jours. Son fils ne lui résistait
pas : c’était encore un enfant. Sur l’ordre de son père, il monta sur la table et déclama,
sans se tromper, tout un chant d’un poème antique latin ou grec (M. Sainte-Beuve désignait
même le chant du poème, que j’ai oublié), — et du reste le fils de l’ex-conventionnel
était capable des deux langues. Le père était émerveillé de son fils en l’écoutant, mais
il ne le montrait pas trop : ce jeune homme qui était déjà si instruit, et qui tremblait
devant son redoutable père, devait être un jour le spirituel écrivain et rédacteur du
Journal des Débats, M. Philarète Chasles. Il eut depuis bien d’autres
vicissitudes ; il fit un séjour forcé à Londres pour échapper à une accusation de complot
à Paris sous cette même Restauration, où, lui dit son père, « ton avenir, avec mon
nom, est désormais perdu en France. »
II apprit l’anglais (qu’il sait si bien)
en Angleterre, mais il n’a pas oublié non plus cette première rencontre de sa jeunesse
(presque de l’enfance) avec M. Sainte-Beuve, qui la lui rappelait naguère. Son père, homme
inflexible, avait de la tendresse pour l’oncle de M. Sainte-Beuve, et se montra
constamment d’une reconnaissance à toute épreuve (comme pouvait la ressentir un homme de
sa trempe) pour un service que lui avait rendu le marchand de vin de la place Dauphiné :
il l’avait gardé une fois quelque temps caché dans sa maison, je ne saurais dire
aujourd’hui à quelle époque ni à quelle occasion de terreur (qui n’était plus celle de
Robespierre) et où il y allait toujours, pour un conventionnel proscrit, de la tête.
L’oncle de M. Sainte-Beuve lui avait sauvé la vie22.
J’ai là, rassemblées autour de moi, en ce moment, les reliques de M. de Sainte-Beuve père. Ce sont, pour la plupart, des livres couverts de remarques et annotations manuscrites, comme ceux qui composaient la bibliothèque de son fils, aujourd’hui dispersée : on dirait que le père a transmis au fils, en mourant, tous ses goûts avec sa manière d’étudier, la plume ou le crayon à la main. Et ce ne sont pas seulement des livres, mais des lambeaux de papiers, évidemment ce qu’il trouvait à sa portée et qui lui servait à fixer sur-le-champ un mémorandum, improvisé. S’il n’écrivait pas23, s’il ne faisait rien imprimer, il prenait des notes24.
En déchiffrant aujourd’hui cette écriture effacée du père, jetée à la hâte sur le premier
chiffon venu, sur la garde d’une brochure dépareillée où se lit ce nom
en guise d’envoi : « Au citoyen Sainte-Beuve, administrateur25 du département
du Pas-de-Calais »
, je ne puis m’empêcher de me rappeler l’illustre écrivain le
matin à sa toilette, griffonnant avec un crayon sur le coin d’un journal quelconque un
fait, une idée, une phrase qui lui venait toute faite, et dont son esprit avait
intérieurement désigné la place où il fallait l’introduire dans l’article en cours de
composition. J’arrivais : il fallait conserver le coin déchiré du journal, sujet à
s’égarer ; M. Sainte-Beuve me disait : « A tel endroit, voyez ce que je vais
mettre… »
Il entrait dans mes fonctions de secrétaire de me rappeler en un
instant, dès le matin, au pied levé, avant même de nous être mis au
travail, l’article qu’on écrivait depuis deux jours ; mais le maître m’avait mis vite au
fait, et dès longtemps j’étais habitué à ces vivacités de son esprit.
Les livres qu’il avait gardés de son père sont sur tous sujets. M. de Sainte-Beuve père n’était étranger à rien de ce qui se publiait et qui faisait quelque bruit de son temps. Je retrouve certains ouvrages, aujourd’hui bien démodés, mais qui autrefois eurent la vogue, et sur lesquels il écrivait ses impressions26. Il les exprimait le plus souvent par des rapprochements littéraires et poétiques, des citations empruntées à de grands poètes des époques les plus brillantes de la Littérature. Un vers de Lucrèce, un vers de Voltaire lui venait toujours à propos27. Mais Horace et Virgile étaient ses poètes de prédilection. Chaque marge, chaque feuillet de son Virgile est plein de ses commentaires, où se révèle toute sa sensibilité d’âme et de goût ; et le poète des Pensées d’août, qui a relu un jour les notes d’un père qu’il n’avait point connu et qui s’est servi, après lui, du même exemplaire pour apprendre Virgile, a pu dire :
Mon père ainsi sentait. Si, né dans sa mort même,Ma mémoire n’eut pas son image suprême,Il m’a laissé du moins son âme et son esprit,Et son goût tout entier à chaque marge écrit.Après des mois d’ennuis et de fatigue ingrate,Lui, d’étude amoureux et que la Muse flatte,S’il a vu le moment qu’il peut enfin ravir,Sans oublier jamais son Virgile-elzévir,Il sortait ; il doublait la prochaine colline,Côtoyant le sureau, respirant l’aubépine,Rêvant aux jeux du sort, au toit qu’il a laissé,Au doux nid si nombreux et si tôt dispersé,Et tout lui déroulait, de plus en plus écloses,L’âme dans les objets, les larmes dans les choses.Ascagne, Astyanax, bâtant leurs petits pas,De loin lui peignaient-ils ce fils qui n’était pas ?…Il allait, s’oubliant dans les douleurs d’Élise.Mais, si l’enfant au seuil, ou quelque vieille assise,Venait rompre d’un mot le songe qu’il songeait,Avec intérêt vrai comme il interrogeait !Il entrait sous ce chaume, et son humble présenceMettait à chaque accent toute sa bienfaisance.Ces pleurs que lui tirait l’humaine charitéRetombaient sur Didon en même piété.
Ces vers sont dédiés à A. M. PATIN. M. Sainte-Beuve a pu s’y peindre en y peignant tout entier son père. Avec intérêt vrai comme il interrogeait !
Homme doux et intègre, témoin éclairé et modéré de la Révolution, M. de Sainte-Beuve
collectionnait en curieux et en homme qui s’y intéressait les journaux du temps (le
Courrier de l’Égalité, le Journal de Paris) et un grand nombre de
brochures. Un exemplaire du Vieux Cordelier, conservé avec beaucoup de soin
par son fils, qui a écrit dessus Exemplaire de mon père, portant en tête un
portrait gravé de Camille Desmoulins (dans la meilleure manière des graveurs de l’époque),
nous est ainsi arrivé tout couvert de notes de la main de M. de Sainte-Beuve père. Ce sont
des souvenirs et des portraits caractéristiques que l’histoire n’a pas démentis. Il y a là
des témoignages contemporains qui seraient curieux à recueillir, quoiqu’ils n’ajoutent
rien à ce qu’on sait depuis, mais ils pourraient être une preuve de plus à l’appui de la
vérité. — On s’est toujours piqué d’exactitude et de véracité de père en fils, et on les
trouvait sans les chercher, par netteté et rectitude d’esprit. — Je relève en marge du
Vieux Cordelier ce portrait entre autres de Camille : « Desmoulins
avait un extérieur désagréable, la prononciation pénible, l’organe dur, nul talent
oratoire ; mais il écrivait avec facilité et était doué d’une gaieté originale qui le
rendait très-propre à manier l’arme de la plaisanterie. »
— N’est-ce pas un type
du pamphlétaire comme on se le figure ? — Et il y aurait bien d’autres traits encore à
relever sur les marges de ce Recueil qui n’eut que sept numéros, et qui s’achève par la
lettre que Camille écrivit de la prison du Luxembourg à sa femme. Mais il ne m’est pas
permis, dans un livre de M. Sainte-Beuve, de m’appesantir sur certains noms qu’il
réprouvait et sur lesquels les historiens les plus convaincus de nos jours ne sont jamais
parvenus à le faire revenir d’une opinion conçue et formée dès l’enfance : il avait sur
leur compte la tradition orale28.
Un portrait de son père, une miniature peinte en 1791 nous le représente avec des yeux
bleus, le nez fort et fin qui, vu de profil, doit être recourbé, la narine bien ouverte ;
la bouche, qui devait être grande, est fermée comme par une habitude naturelle : les deux
lèvres, sans être serrées et plutôt souriantes, relevées dans les coins, forment une ligne
fine et longue sur laquelle la lèvre supérieure seule a un peu de relief et de contour,
marqués par une légère teinte rose. Il y a une petite fossette indiquée au menton ; le
visage est rond et bien plein, le front large : une perruque poudrée encadre cette
physionomie dont l’expression, dans son ensemble, est douce et pleine de bienveillance.
Cependant on peut lire dans les yeux qui sont bien ouverts, bien vifs et bien arqués, et
dans la commissure des lèvres, un peu ironique, une pointe et ce coin de malice et de
moquerie qu’on dit être l’apanage de la race picarde. « À Boulogne on aime à se
moquer »
, disait quelquefois M. Sainte-Beuve. Et son père n’était pas uniquement
de Boulogne : il était bien vraiment Picard. Physionomie claire et honnête, et sur
laquelle on ne lit rien que de bon, de simple, d’intelligent, avec ce que ces qualités
comportent naturellement de spirituel et de fin chez celui qui les possède et les montre à
ciel ouvert sur son visage. C’est franc et net, avec tout ce dont la connaissance des
hommes, et peut-être aussi bien, dans le moment même, la conversation de l’artiste (qui
avait nom Mme Favart) peut les éclairer de fine galanterie et de
malice. — Je ne sais si le souvenir du fils me ferait préjuger du père. — Le costume est
celui du temps : habit bleu, collet relevé et droit, gros boutons à reflet métallique, un
gilet croisé d’une étoffe claire tirant sur le jaune, à pointes et à revers larges, la
cravate fine et blanche en mousseline, entourant doublement le cou sous le menton, et bien
nouée entre les deux revers du gilet. Un peu de poudre blanche est tombée de la tête sur
le collet de l’habit bleu et sur l’épaule.
S’il y a dans ce portrait du père de la ressemblance physique avec son fils (et on peut y
en voir), tous ceux qui ont connu Mme Sainte-Beuve mère (et sans
parler des plus anciens voisins du quartier, il est encore des témoins, des amis qu’on est
heureux de nommer, MM. le docteur Veyne, Auguste Lacaussade, Xavier Marmier, le poète
Auguste Desplaces, retiré dans le Berry, un bon ami d’Avignon, M. Charpenne) s’accordent à
dire que M. Sainte-Beuve était son portrait vivant. « Elle avait de la finesse
d’esprit, du bon sens et beaucoup de tact »
, me disait, il y a quelques années,
M. Paulin Limayrac, qui l’avait souvent visitée29. — Je me
bornerai, ne l’ayant pas connue, au témoignage de ces qualités de son caractère et de son
esprit.