(1936) Réflexions sur la littérature « 6. Cristallisations » pp. 60-71
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(1936) Réflexions sur la littérature « 6. Cristallisations » pp. 60-71

6. Cristallisations

C’est une grande chose que de trouver, pour exprimer une idée ancienne, permanente, humaine, une image élégante et neuve. L’idée paraît alors une âme qui cherchant son corps l’a rencontré, elle pousse autour de l’image une cristallisation vivante.

Voilà précisément ce qui est arrivé à l’image de Stendhal sur la cristallisation, autour de laquelle cristallisent elles-mêmes toutes les facettes du Livre de l’amour. M. Henri Delacroix vient d’ajouter à l’abondante bibliothèque stendhalienne une Psychologie de Stendhal, M. Camille Mauclair vient de reprendre dans la Magie de l’amour le beau problème de la cristallisation amoureuse. Voilà une occasion de regarder de près une de ces images fraîches au moment même où elle descend dans le mécanisme de notre pensée et s’incorpore à l’habitude de notre langage.

M. Delacroix annonce dans sa préface l’intention d’intégrer expressément Stendhal à l’histoire de la psychologie française au XIXe siècle, histoire que lui-même, l’ayant professée ou devant la professer à la Sorbonne, se propose d’écrire en toute sa suite. M. Delacroix a bien raison. Trop de philosophes, d’historiens de la philosophie paraissent encore demeurer à un stade de leur science analogue à celui où en étaient je ne dis pas les historiens, mais les auteurs de manuels d’histoire au temps de l’histoire-batailles. Ils restreignent à on ne sait quel cercle noble étrangement choisi la suite des noms qui leur paraissent compter. Dès qu’on nous parle d’une histoire de la psychologie française écrite par un philosophe professionnel, nous avons instinctivement l’image d’une série de chapitres non seulement sur Maine De Biran (qui a, celui-là, vraiment avancé l’étude de l’homme), mais sur Jouffroy, qui invoque souvent, et de façon touchante la révélation de la psychologie, et que la psychologie traite comme l’esprit saint fait des prélats dans la chanson de Béranger ; sur Garnier dont le Traité des facultés de l’âme réalisa assez longtemps dans les bibliothèques universitaires une summa psychologica ; ou, plus près de nous, sur Alfred Fouillée, dont la savonneuse Psychologie des idées-forces et ses complémentaires ne contiennent pas plus de sens utile. En revanche, ni Stendhal, ni Mérimée, ni Balzac, ni Sainte-Beuve, ni Amiel, ni Rémy De Gourmont n’y figuraient.

M. Delacroix, qui dans ses études sur le mysticisme a déjà annexé à l’étude de l’homme un domaine jusqu’ici trop abondonné, entamera, comme le prouve son livre d’aujourd’hui, son sujet avec un esprit plus ouvert et plus souple. Il aura d’ailleurs de la peine à définir ce sujet sous forme d’une « histoire » suivie : si la psychologie est la connaissance de l’homme individuel en tant qu’il sent, pense et agit, nous voyons que cette connaissance, extériorisée en livres, résulte de quatre lignées qui, au XIXe siècle, tantôt se coupent et tantôt divergent : les philosophes, les médecins, les moralistes et les romanciers ; et il va falloir sans doute (pensons à Tarde et à un livre comme les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures de M. Lévy-Bruhl) y ajouter une cinquième lignée, celle des sociologues ; — et pourquoi pas une sixième, celle des historiens ? (les fortes tentatives de Taine et de Sorel pour fixer la psychologie de l’époque révolutionnaire appartiennent à la psychologie comme celles de Balzac et de Stendhal pour fixer celle de l’époque où ils vivaient, et toute la psychologie bien faite d’une époque apporte une lumière sur la nature générale de l’homme.) — Joignez-y même (vous ne serez pas au bout, mais vous atteindrez au moins un chiffre consacré) comme une septième lignée la plus ancienne, la plus obscure, la moins écrite, et, dans les temps modernes, la source vraie des autres : tout l’ordre religieux qui cristallise dans l’église catholique autour de la confession auriculaire et qui pousse encore au XIXe siècle, de Lamennais à l’abbé Bremond, de vigoureux rameaux. Tout cela promet à M. Delacroix, qui a l’esprit assez assoupli pour l’embrasser entière, une besogne bien délicate et compliquée, mais bien intéressante.

S’il faut entendre, comme cela paraît raisonnable, par histoire de la psychologie, l’histoire de la suite qui a contribué à notre connaissance de l’homme intérieur, peu de noms y compteront plus éminemment que Stendhal. M. Delacroix a écrit un livre fort intelligent, mais la richesse psychologique de Stendhal est telle qu’arrivé à la fin de ce livre on le voudrait au moins doublé pour qu’il répondît à son titre. Le premier chapitre, Stendhal et l’idéologie nous renseigne exactement sur le rôle d’Helvétius et des idéologues dans la formation de Stendhal.

M. Delacroix insiste uniquement sur les lectures de Stendhal-et c’est son droit, c’est surtout la coutume des historiens de la philosophie de voir leur sujet sous l’angle un peu spécial des dérivations d’idées issues de lectures. (Qu’on songe au livre curieux de M. René Berthelot sur Bergson, à l’arbitraire avec lequel toutes les idées de Bergson, sauf une, sont rattachées à tel philosophe, et à l’étrange conception qui le montre empruntant « l’idée de la vie » à la médecine vitaliste ou à Schelling). Les livres, surtout celui d’Helvétius, ont eu évidemment une influence sur Stendhal, mais la formation de son sens psychologique est due à toute autre chose que ses lectures, qui dans les lettres à sa soeur donnent lieu aux commentaires les plus superficiels et les plus contradictoires. Entre vingt et vingt-cinq ans il est surtout occupé de vie mondaine et d’analyse. Quand il veut faire travailler à Pauline La logique de Condillac, lui faire apprendre par coeur L’art poétique de Boileau, dont il dira ensuite pis que pendre, ses conseils partent évidemment d’un fonds moins important, moins vraiment stendhalien que lorsqu’il veut lui faire prendre, en 1805, l’habitude d’analyser les personnes qui l’entourent (« l’étude est désagréable, mais c’est en disséquant des malades que le médecin apprend à sauver cette beauté touchante ») ou lorsqu’il contracte dans ses premières relations montaines l’aptitude à traduire par une algèbre psychologique les valeurs les unes dans les autres (" notre regard d’aigle voit, dans un butor de Paris, de combien de degrés il aurait été plus butor en province, et, dans un esprit de province, de combien de degrés il vaudrait mieux à Paris. " ) c’est à cette époque que Stendhal s’accoutume (héritier ici de Montesquieu qui ne paraît point, je crois, dans ses lectures) à rattacher instantanément un trait sentimental à un état social, à mettre en rapport par une vue rapide le système politique d’un pays avec ses façons de sentir. Ainsi, en 1803, il est évident « que le français actuel, n’ayant pas d’occupation au forum, est forcé à l’adultère par la nature de son gouvernement ». Tout le rouge et le noir sortira de rapports dans ce genre, et Taine, grand lecteur de Stendhal et, lui, de formation très livresque, s’en inspirera évidemment (le Voyage en Italie nous rend les mémoires d’un touriste surchargés de pâte oratoire). En tout cas il y a là une ligne authentique de la psychologie française, peut-être plus importante que l’influence de Tracy, et dont la place dans l’œuvre complète de Stendhal est considérable.

Mais enfin, il faut plutôt s’arrêter sur ce que M. Delacroix nous donne dans son livre que sur ce que, pour des raisons dont il est seul juge, il ne nous donne pas. C’est restreindre à l’excès l’activité et l’œuvre de Stendhal que de nous dire que « Stendhal s’est appliqué par-dessus tout à décrire et à analyser l’amour et la musique. » Il s’est appliqué à décrire et à analyser la vie sur presque tous ses registres et dans presque toute son extension. M. Delacroix en a retenu ses idées sur l’amour qui font l’objet de son second chapitre, et ses idées sur l’art, qui font l’objet du troisième et dernier. Il les expose avec lucidité, et les apprécie, dans une conclusion intéressante, justement.

M. Delacroix a choisi pour exposer la « théorie » de Stendhal une méthode analytique qui fausserait son sujet s’il s’agissait par exemple de Rousseau, mais qui ici, ayant pour effet de ramener l’exposé de Stendhal à celui de ses maîtres ou demi-maîtres, les idéologues, s’accepte parfaitement. Il me semble qu’au risque de paraître moins transparent et moins complet, on pourrait aussi bien suivre la méthode inverse, projeter le livre analytique et explicatif de l’amour dans l’ordre synthétique, esthétique et vivant où se plaçait Stendhal lorsqu’il écrivait le Rouge et la Chartreuse. Lui-même nous y invite. L’amour, comme M. Delacroix le montre fort bien, est lié chez Stendhal à la musique, il est chargé de musique comme la musique est chargée d’amour. " pour comprendre les amours de Stendhal il faut se rappeler la musique. En amour une sensibilité d’artiste, une sensibilité de musicien ; en art, la sensibilité d’un amoureux ; de la réserve amoureuse et musicale ; ni tout à fait un musicien, ni tout à fait un amoureux ; voilà Beyle amoureux et musicien. " ce qui fait le charme du livre de l’amour, c’est beaucoup cette présence, cet affleurement de la musique, et, au bout des petites phrases sèches et décisives à la Montesquieu, ce commencement de cristallisation musicale comme une rosée qui pointe au bout des herbes fines. De ce point de vue, l’amour-vanité, l’amour-goût, l’amour-passion, le mouvement qui conduit Stendhal de l’un à l’autre, qui lui fait apercevoir l’un comme un rêve à l’horizon de l’autre, prennent une valeur musicale. Son idée de la passion, de l’énergie tenues pour valeurs suprêmes et fixées pour les sens par la nature italienne, il faut l’accepter pour une idée musicale, à la fois très intérieure à Stendhal et détachée de lui. Qu’on plonge dans le bain musical, pour la faire passer à la vérité et à la vie, cette notation juste de M. Delacroix : « l’énergie est chez lui l’aspiration de l’énergie, le rêve de l’énergie, la nostalgie d’un passé historique plutôt que la puissance de construction d’un avenir. » L’image de la cristallisation qui forme le leit-motiv du livre est à la fois le produit d’une imagination musicale, une figure de la réalité amoureuse : " il me semble, dit Stendhal dans une lettre, qu’aucune des femmes que j’ai eues ne m’a donné un moment aussi doux et aussi peu acheté que celui que je dois à la phrase de musique que je viens d’entendre. " la musique, surtout telle que la goûtait Stendhal qui n’y sentait qu’un motif de rêverie, c’est le monde et l’acte mêmes de la cristallisation parfaite, de sorte que Beyle, amoureux de second plan, simple amateur en musique, se définirait peut-être comme un cristallisateur.

Son plaisir propre n’est absolument ni d’aimer, ni de goûter la musique, mais de cristalliser à propos de l’amour et de la musique.

Il cristallise sur ces deux registres, et aussi sur un troisième, celui dont témoignent les Mémoires d’un touriste, les Promenades dans Rome, le Journal, celui des idées : penser, apercevoir des rapports, lui donne une joie aussi vive peut-être que découvrir des perfections nouvelles chez sa maîtresse ou descendre au fil voluptueux d’une musique italienne. Ces trois registres ont suffi sans doute à en faire un homme après tout pas malheureux.

Voyez-le, en bon fils du XVIIIe siècle, incapable de cristalliser sur le registre religieux, au point d’écrire des sottises comme celles-ci : " c’est uniquement pour ne pas être brûlée en l’autre monde dans une grande chaudière d’huile bouillante, que Mme De Tourvel résiste à Valmont. Je ne conçois pas comment l’idée d’être le rival d’une chaudière n’éloigne pas Valmont par le mépris. " Mme De Tourvel n’est nullement représentée comme une dévote stupide, et Stendhal paraît ignorer que la formation d’une conscience religieuse est une cristallisation très complexe et très admirable.

L’ignorance de la cristallisation amoureuse amènerait pareillement un homme grossier à trouver ridicule qu’un amoureux se donne tant de peine pour obtenir d’une certaine femme un plaisir que cent femmes entre lesquelles il peut choisir lui procureraient à l’instant. Le signe de l’acte sexuel tient dans l’amour normal à peu près la même place que la chaudière bouillante dans la religion normale. Voilà une des limites de Stendhal, et bien visible.

Dire que Stendhal n’est ni un amoureux ni un philosophe, ni un musicien, mais un peu de tout cela en ce sens qu’il est essentiellement un cristallisateur, cela revient à le définir comme un artiste. La définition de l’œuvre d’art correspond trait pour trait à celle de la cristallisation. Le rouge et la chartreuse ont cristallisé autour de faits et de lectures que nous connaissons, de rameaux d’arbres dont aujourd’hui « les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants nobles et éblouissants : on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. » Un grand amour est proche de l’œuvre d’art, et il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne soit parente de l’œuvre d’amour. Les deux œuvres forment deux espèces d’un genre que l’on peut bien appeler avec Stendhal la cristallisation. La psychologie qui a pris après Stendhal la suite et le sillon des analyses du XVIIIe siècle l’a fort bien étudiée.

Après que l’associationisme anglais l’eut considérée du dehors, une analyse plus serrée s’est efforcée de la pénétrer dans sa chimie intime ; la théorie la plus neuve de la psychologie de James, celle de l’émotion, est une théorie de la cristallisation psychologique ;

M. Pierre Janet a fait une étude clinique de cristallisation pathologique ; on tirerait des deux premiers chapitres de l’Essai sur les données immédiates de la conscience un schème élégant et profond de la cristallisation ; et c’est cette même cristallisation, appliquée à l’ordre même de l’amour qu’étudie en Allemagne avec un pédantisme qui ne doit pas nous faire méconnaître de profonds coups de sonde, l’école de Freud.

Mais si la cristallisation amoureuse et la cristallisation artistique sont deux espèces d’un même genre, chacune de ces espèces tend à réaliser sur son plan des virtualités de ce genre particulières et qui s’excluent. À l’état naissant ou faible, les deux cristallisations peuvent se confondre : ainsi le débutant ou la femme de lettres raconteront avec candeur dans un roman toute leur propre aventure amoureuse, cristallisée directement. J’ai lu le raisonnement suivant de Mme Aurel, que je mets en syllogisme pour être plus court : « il n’y a rien de plus beau qu’une belle lettre d’amour. — Les plus belles lettres d’amour sont écrites par des femmes. — Donc le jour où les femmes feront imprimer des lettres d’amour de 300 pages in-18 sous couverture jaune-paille, elles auront écrit les plus beaux livres du monde. » Attendons. Mais jusqu’à présent tout au moins ce n’a pas été du tout la même chose. Un grand et parfait amour, un chef-d’œuvre sentimental, demandent des âmes orientées d’une certaine façon, et qui s’y donnent entières. Aucun grand artiste ne paraît avoir réalisé un de ces amours absolus : on ne saurait même les imaginer chez les héros suprêmes, un Platon, un Léonard ou un Goethe, dont les cristallisations amoureuses ne peuvent vivre que comme essais, ébauches de leurs cristalisations esthétiques. Parmi les autres, les exceptions sont rares, toutes confirmeraient la règle ; passez en revue les grands artistes du XIXe siècle, dont on extrait pièce à pièce les correspondances et les confidences. Que Béatrice ait ou non existé, on ne saurait se tromper sur la nature de la cristallisation qu’elle a subie chez Dante, et toutes les femmes qu’ont idéalisées tour à tour les descendants du grand poète ont trouvé autour d’elles parfois comme une prison ou une meurtrissure la cristallisation de l’art là où elles attendaient le voile diaphane de l’autre cristallisation.

Un livre sur l’amour, et celui de Stendhal aussi bien que la vita nuova, répond donc à une cristallisation esthétique, et l’effet de cette cristallisation esthétique est de donner le sentiment authentique et présent de la cristallisation amoureuse. Il y a eu des cristallisations héroïques d’amour, dans le monde cythéréen l’équivalent des Platon, des Léonard et des Goethe dans le monde apollinien ; il y a eu des Stendhal d’amour analogues au Stendhal de lettres. Il serait contradictoire que nous les connussions. L’amour a sa nuit, le poids et le secret des ténèbres dont il se nourrit, et c’est la lampe de l’intelligence, la lampe sous laquelle Platon écrit le Phèdre et Le banquet, que Psyché élève sur son époux et dont une goutte de l’huile qui éclairait l’idée de l’amour suffit ici à brûler, à exiler l’amour.

Depuis le livre de Stendhal rien n’a paru sur ce sujet de considérable qu’après la physiologie de M. Bourget les deux essais sur l’amour, dont M. Camille Mauclair vient de publier le second, La magie de l’amour. Ce livre n’a pas eu besoin d’être habillé de vert par Alcan pour exprimer une philosophie authentique et pour proposer sur l’éternel sujet des idées neuves et bien pesantes. Et nul n’était plus qualifié pour l’écrire que M. Mauclair. Je crois bien qu’il est le seul aujourd’hui à représenter un type complet de critique esthétique, à qui sont familières chacune des trois branches de l’art, plastique, littéraire et musicale, et qui sait constamment les réunir par des lianes souples d’idées générales. Son Charles Baudelaire, ses monographies sur la peinture du XVIIIe siècle, sa Religion de la musique, montrent excellemment à quel point cette place centrale dans le monde du beau permet une critique riche et vivante. Mais entre les bosquets et les eaux de cette place centrale, nécessairement on trouvera un monument à l’amour. Si l’œuvre d’art garde les traits de l’œuvre d’amour, la préoccupation de l’art ne va pas sans préoccupation d’amour. L’art, la critique, à plus forte raison la critique esthétique générale, exigent cette préoccupation.

Otez de Sainte-Beuve l’atmosphère amoureuse qui lui fait comme sa troisième dimension vivante, retranchez de lui ce qui par tous les interstices des lundis s’insinue, palpite et fleurit du livre d’amour, de volupté, et des voluptés moins singulières de son dernier âge, vous aurez sans doute un Gustave Planche quelconque. L’amour, qui est le tout absolu de la cristallisation amoureuse, fait une grande part de la cristallisation artistique, et j’imagine volontiers, comme troisième essai de M. Mauclair sur l’amour, une Magie de l’art, à laquelle les dernières lignes de son livre actuel semblent préparer, comme les dernières lignes de L’amour physique préparaient la magie de l’amour. Comme le titre l’indique, la magie de l’amour est une étude nouvelle de la cristallisation. Ce livre et celui de Stendhal se font suite, dans l’ordre du développement philosophique, de façon curieuse, et nous donnent la sensation très nette de ce que la philosophie de la vie a ajouté à la philosophie analytique du XVIIIe siècle. Voyez comme M. Mauclair transfigure l’idée de cristallisation en la transportant dans l’ordre du temps. " le spasme est une incursion momentanée dans la mort, un essai de mort permis à l’être vivant par la nature.

S’étreindre, c’est se jeter à deux dans la mort-mais avec la faculté d’en revenir et de s’en souvenir… ceux qui accomplissent le rite sans croire, l’acte sans aimer, ne songent qu’à l’agrément de cette névrose et non à la conséquence métaphysique et tragique de l’étreinte. « Mais l’acte d’amour vrai » cette seconde de la projection vitale n’étant qu’un éclair entre deux infinis, qu’est-ce donc que l’idée de possession ? C’est l’idée désespérément chimérique que cette seconde puisse constituer, de par la volonté qui la répétera, un état permanent de la vie. Et tous les artifices sentimentaux que nous avons inventés pour orner l’amour n’ont été en réalité inventés que pour occuper l’intervalle entre les étreintes. Le but essentiel de ceux qui s’aiment est de créer et de connaître ensemble, par la conjonction physique et charnelle, l’élan vers la mort, vers la dépersonnalisation intense : et comme leurs forces physiques leur défendent la constance de cet élan vers lequel ils tendent sans cesse, leurs existences ne sont que des conversations reliant quelques instants de vertige suprême. " le caractère tragique de Don Juan implique une grande puissance de cristallisation instantanée jointe à une impuissance à cristalliser dans le temps. Ses conversations ne peuvent que préparer des instants et jamais les relier. « Il est l’image parfaite de l’inanité de posséder. » Cette cristallisation amoureuse dans le temps ne nous révèle-t-elle pas un parallélisme avec la cristallisation artistique ? L’artiste vrai est celui dont les œuvres vivantes sont cristallisées autour de ses moments d’inspiration, de façon à former une série, à remplir harmonieusement une durée. L’amour parfait arrive à noyer les instants de la possession charnelle dans une telle constance et une telle habitude de possession générale qu’ils cessent presque d’être des instants privilégiés, et ne participent plus qu’à ce privilège général d’une vie nombreuse, élastique et tendue, qu’ils relient ces « conversations » tout autant que ces conversations les relient. Il en est de même des moments d’inspiration. Il y a dans les contemplations une admirable pièce, Cerigo, où Victor Hugo rend sensible comme une palme d’étoiles cette cristallisation de l’amour dans le temps. On pourrait la transporter tout entière dans le monde de son art, dans le rythme intérieur de la création hugolienne, de l’ordre de Vénus dans celui d’Apollon. Cette pièce de Hugo, M. Mauclair qui ne s’en souvenait sans doute pas à ce moment, nous en a rendu le sens et même un peu le mouvement dans son très beau morceau sur la Vieillesse des amants. Comme il étend la cristallisation dans la durée, M. Mauclair l’étend dans l’ordre de l’être et s’efforce de la faire sortir de l’individualisme où Stendhal, selon lui, l’a trop enfermée.

" la cristallisation de Stendhal, dit-il, ne définit qu’un amour unilatéral : elle exprime ce qui se passe dans le moi d’un être songeant à rechercher un autre être, elle n’explique pas la réciprocité de cette recherche et c’est en quoi elle n’est pas complète. À la cristallisation, je suis enclin à substituer la polarisation… etc. " il y a pourtant cette différence que la cristallisation est une idée fort claire parce qu’elle ne veut être qu’une métaphore, tandis que la polarisation de M. Mauclair devient peut-être obscure et contestable dès qu’il veut y mettre une réalité positive. En tout cas, si nous la prenons comme une image, au même titre que la cristallisation, c’est une image commode, profonde et vraie. M. Mauclair a montré avec beaucoup de force et d’éloquence que la réalité en amour c’est le couple et non l’individu. Et l’on montrerait de même que la réalité vraie dans l’art ce n’est ni l’artiste, ni l’œuvre, c’est l’artiste et l’œuvre présents l’un dans l’autre et vivant l’un pour l’autre. L’amour individuel, « l’amour éprouvé se complaisant en soi et se bâtissant lui-même toute sa tragédie  », cet amour-passion que Stendhal goûtait chez les autres avec un plaisir un peu artificiel, est, pour M. Camille Mauclair, à l’origine de toutes les folies, de toutes les déchéances et de tous les crimes. « Par l’amour-passion deux créatures s’entre-tuent : dans l’amour partagé, elles s’accordent à reconnaître avec humilité, avec ferveur mutuelle, l’urgence de protéger contre toute société leur total isolement  », et M. Camille Mauclair analyse admirablement trois couples, Baudelaire et Mme Sabatier, Adolphe et Éléonore, Des Grieux et Manon.

Nous avons vu la cristallisation artistique s’accompagner chez Stendhal comme d’une rançon d’un refus très net de comprendre d’autres cristallisations, telle que la cristallisation religieuse. Or le couple est construit par l’art abstrait et vigoureux de M. Camille Mauclair, de manière à exclure toute cristallisation autre que l’amoureuse. M. Camille Mauclair, du point de vue du purisme esthétique qui exige le couple parfait et nu, le défend ardemment contre la cristallisation sociale, s’attache à en écarter le moindre grain et le moindre soupçon, et une partie de son livre est consacrée à une attaque véhémente contre toute intrusion de la société dans l’amour et en particulier contre le mariage.

Ce n’est point ici le lieu de discuter ces idées.

M. Camille Mauclair écrit des pages pleines de verve sur l’hypocrisie du mariage bourgeois, sur le ridicule d’une journée de noces et l’odieux fréquent de la nuit qui la suit. Je n’en veux rien contester, mais je songe à la chaudière d’huile bouillante de Stendhal. Non point que je compare le mariage à cette chaudière, mais bien au contraire, parce que je vois là le signe que M. Camille Mauclair refuse d’accepter une cristallisation étrangère à l’amour.

Il y a pourtant une cristallisation sociale comme il y a des cristallisations amoureuse, esthétique et religieuse. Montaigne, devant un grave président au parlement, se donnait à part soi la comédie en l’imaginant dans l’entretien le plus tendre avec sa femme. Ce président était peut-être partie dans un couple idéal, héros de la cristallisation amoureuse.

Et Montaigne ne le trouvait ridicule que parce qu’il lui était extérieur. Le mariage, point de départ de la cristallisation sociale, le mariage bourgeois fondé sur l’argent peut être ridicule ou odieux du point de vue de l’amour, du point de vue de l’art, du point de vue de la religion. Mais depuis des milliers d’années, il est incorporé à notre civilisation : notre société, notre vie et même en partie notre bonheur ont cristallisé sur lui. Si l’amour était purement physique, il ne nous occuperait que peu d’instants. M. Camille Mauclair a montré que la cristallisation dans la durée consistait à relier ces instants pour les amalgamer à un tout vivant. C’est bien. Mais ces quelques instants ont aussi une valeur pour la société, puisqu’ils servent précisément à la perpétuer, et que la perpétuité sociale est embranchée sur cette discontinuité de l’acte sexuel. Il est donc naturel et nécessaire que la société ait construit, elle aussi, sa cristallisation. L’interférence de ces cristallisations donne à la vie son illogisme, son tragique, son nerf. Une société sans le mariage bourgeois ne se conçoit guère que sur le papier, dans une salente arbitraire (j’en atteste le rêve même de M. Camille Mauclair sur la procréation par l’" eugénie " ). Mais la cristallisation amoureuse et la cristallisation artistique seraient-elles si belles et iraient-elles si haut, si elles n’avaient devant elles, parfois comme leur mur de prison et parfois comme leur image idéale, la cristallisation sociale ? Cette cristallisation sociale (dont émile Augier fut le Frayssinous ou le Nicolas), M. Barrès ou M. Maurras seraient bien capables d’en écrire la magie, comme Chateaubriand dans son génie du christianisme (Stendhal ne pouvait le souffrir) a écrit une cristallisation, une Magie de la religion. Je souscrirais volontiers à ces mots de M. Camille Mauclair (qui servent encore à nous montrer la pénétration de sa Magie de l’amour et d’une magie de l’art ) : " la caste des artistes est au monde la plus isolée avec celle des amants, et presque pour les mêmes raisons : désaveu universel, faculté de se priver du consentement universel, vaste aspiration vers la solitude, possession de secrets transfigurateurs.

L’une et l’autre caste sont lentement et sournoisement éliminées par la société qui les déteste, les jalouse, s’irrite de les deviner rétives à toute assimilation et libérées de sa morale conventionnelle, et ne songe qu’à les reléguer comme indésirables hors de ses frontières. " c’est exact. Mais l’état social a ses exigences comme l’art a les siennes et l’amour les siennes.

Il n’y a pas de cour d’arbitrage, de société de ces nations idéales qui puisse arranger leur conflit, et on ne peut souhaiter ni même supposer, qu’un des trois disparaisse. Les termes, l’accent, le rythme même de pensée qu’emploie ici M. Camille Mauclair sont presque des lieux communs des prédicateurs chrétiens (voyez le sermon sur la haine de la vérité et bien d’autres de Bossuet), lorsqu’ils veulent marquer la place de la société spirituelle de l’Église, dans le monde qui la déteste et l’assaille. L’Église tout en se plaignant de ne pouvoir réaliser son absolu, s’arrange pour réaliser quelque relatif, quelque fragment de la Jérusalem Céleste pour le réaliser dans la société, contre la société, et même parfois par la société puisqu’elle est elle-même, comme toute société spirituelle, une société quelque peu politique. Le malentendu, l’hostilité de l’artiste et de la société ne sont pas niables, mais le tempérament de l’artiste fait sa partie dans ce malentendu, et il y aurait peut-être quelque chose de pire qu’une société sans artistes, à savoir une société d’artistes.

(M. Louis Forest écrivit autrefois, sur ce thème, un voleur d’enfants, amusant.) Cette guerre entre les directions humaines, c’est l’être même de l’humanité. Chacune en sa loi cherche en guerre sa lumière. Même l’amour… y a-t-il un couple amoureux, si parfait, si génial soit-il, dans lequel-sans aller jusqu’à l’imprécation de Samson — le malentendu foncier des sexes n’apparaisse ou n’affleure ? Le mieux, auquel atteigne alors l’amour le plus fidèle et le plus tendre ne consiste-t-il pas à amnistier, à pardonner, à tout reporter sur l’être fondamental et préhistorique du sexe, brutalité de l’un et perfidie de l’autre, qui doivent bien montrer çà et là comme des os sous la chair leur résistance afin d’être amollis et réduits sous l’amour mutuel ?

Les malentendus de l’amour et de l’art avec la société seraient-ils, pour une intelligence, plus graves ?

Pour arriver à cette pacification il n’y aurait qu’à suivre sur un plan plus large le rythme même du livre de M. Camille Mauclair. Tout ce livre est écrit pour aboutir à la troisième partie, le miracle de l’amour, et pour orienter ce miracle même vers celui du rythme universel, de l’ordre profond du monde. Les deux parties précédentes étaient un discours sur l’amour ; ici, c’est l’amour même que l’artiste dans ces trois chapitres sur le sommeil dans l’amour, la solitude de l’amour, l’amour et la mort, s’efforce, sans abondonner son beau flux oratoire, de réaliser en images et en phrases comme un autre art le formulerait en marbre ou en couleurs, comme Watteau l’a incarné dans cet Embarquement pour Cythère dont M. Camille Mauclair a écrit la transposition mystique :

« Si chacun de ces frêles personnages errant dans un paysage d’or rose figurait un état du rêve, où allaient-ils tous, et qu’est-ce qui les incitait à tourner ainsi le dos, avec une obstination douce, à l’existence réelle d’où je les contemplais, pour s’aller perdre de mirage en mirage dans les zones successives de cette vaporeuse bleuité ? Ils s’en allaient au-delà de la volupté elle-même vers cette conjonction et cette dissolution qui sont à l’image de la mort. Ils partaient, oublieux, vers cette lueur éthérée et azurée qu’entrevoit sous les paupières closes, le regard dilaté par l’amour… etc. »

Le rythme de l’étreinte corporelle n’est que présage dans l’amour total, mais l’amour lui-même n’est que présage pour cette région plus vaste du rythme universel, il n’est lui-même que l’un des couples de Watteau, le plus près, levé droit, de l’étang azuré ; les autres s’approchent, faits à son image et qui épousent son mouvement, et il existe un certain degré de musique, point étranger à l’Embarquement, où l’on sent à la fois et que l’amour n’est plus rien et que rien n’est plus qui ne soit l’amour.