(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Appendice — II. Sur la traduction de Lucrèce, par M. de Pongerville »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Appendice — II. Sur la traduction de Lucrèce, par M. de Pongerville »

II. Sur la traduction de Lucrèce, par M. de Pongerville

M. de Pongerville, qui rencontrait également M. Sainte-Beuve à ces mêmes jeudis d’Académie, le pressait aussi beaucoup, de son côté, de faire un article sur sa traduction de Lucrèce. M. Sainte-Beuve y résista longtemps et toujours, se souvenant bien qu’il en avait écrit un autrefois dans le Globe, à l’occasion même de l’élection de M. de Pongerville à l’Académie française180. Mais M. de Pongerville le tentait toujours, et le visitait quelquefois. Sa parfaite courtoisie faillit séduire un jour M. Sainte-Beuve : il est vrai qu’une sottise de M. Viennet (ce qui n’était pas étonnant) se mêla de la partie. M. Viennet avait écrit je ne sais plus quelle lettre qui courait dans les journaux ; c’était au lendemain de sa mort. M. Sainte-Beuve, qui s’y sentait provoqué par une allusion assez plate, en prit occasion pour dire une dernière fois ce qu’il pensait de M. Viennet ; il l’avait tant de fois, de son vivant, appelé un sot ! — Une étincelle poétique de M. de Pongerville, qui faisait maintenant appel à la critique dans la langue des dieux, au nom de Lucrèce, fit écrire à M. Sainte-Beuve une lettre dont la promesse, si elle avait été tenue, eût été une confession de foi toute lucrétienne :

« Ce 9 septembre 1868.

« Ah ! ce n’est qu’en vers qu’il faudrait répondre à un tel appel, cher et illustre confrère. Mais ma Muse (si Muse il y a et si Muse il fut) est à jamais enrouée, et c’est affaire à vous d’avoir encore la rime à volonté, jointe à la raison. — Savez-vous bien que notre confrère Viennet, qui se donnait des airs d’indépendance et qui n’était qu’un déiste pusillanime, n’a pas craint d’écrire dans une lettre à ce…, notre si peu confrère, que nous étions trois autour du tapis vert, trois ni plus ni moins, qui étions de la religion de Lucrèce ? J’en ai conclu que c’était vous d’abord, M. Mérimée ensuite et moi probablement. Je m’en honore, mais convenez que ce Viennet n’était qu’un faux brave en philosophie, en poésie et dans tout ce qui s’ensuit. Il flagornait les salons et faisait patte de velours aux évêques. — Pour bien parler de Lucrèce au Moniteur, il serait bien bon que le Moniteur redevînt libre, et que le mot d’officiel y disparût. Je pense que le terme tire sur sa fin. Si je ne me trompe, il y aura un très prochain changement, et si mes forces physiques ne me font pas défaut, je ne résisterai pas à payer ce que je considère comme une dette et un devoir.

« À vous tout de respect et de cœur, cher et illustre confrère,

« Sainte-Beuve. »

Le Temps était le lieu le mieux indiqué pour parler de Lucrèce, mais M. Sainte-Beuve avait des engagements plus pressants d’abord envers le public, et son article du Globe reste encore son dernier et unique mot sur le grand poète romain. Il eût été plus complet et plus large en le refaisant à l’âge avancé de la vie : M. Sainte-Beuve lui eût donné plus d’essor, plus de grandeur ; les sévérités littéraires, et qui n’étaient que de pure forme, à l’égard d’un traducteur qui se montrait un si aimable solliciteur dans la vieillesse, n’auraient pas tenu : elles seraient tombées d’elles-mêmes, elles auraient disparu ; M. Sainte-Beuve n’eût été occupé désormais que de la pensée philosophique. Son ancien article, qu’il faut relire, n’aurait plus été qu’un commentaire du nouveau, un commentaire avant la lettre. Il avait gardé des études de sa jeunesse l’expression lucrétienne : elle lui revenait quelquefois ; la vue des astres froids (gelidis a stellis axis) l’impressionnait toujours. Il redisait de beaux vers de Lucrèce qu’il savait par cœur : il l’avait commenté bien avant Homère, peut-être avant Virgile ; il s’en était nourri dès l’adolescence181. Il aurait renouvelé ici le tableau de ce vaste système qu’il a déjà exposé à la fin d’un article sur la Pluralité des mondes de M. Flammarion182 : le portrait d’un philosophe savant, humble, obscur et solitaire qu’il a opposé au livre des Méditations chrétiennes de M. Guizot183 eût trouvé de nouveau ici sa place avec une chaleur qu’entretenaient, au terme de sa vie, les convictions de sa vie entière. Il aurait déployé, à propos de Lucrèce, toute sa profession de foi scientifique et philosophique ; il eût pleinement justifié la définition qu’une noble intelligence184 donna un jour de lui : « un croyant sans religion », montrant une fois de plus la nature de ses croyances basées sur ce que les connaissances humaines ont de plus positif et de plus grandiose. Il est mort sans peur. On a beaucoup parlé de son scepticisme : sceptique, pour la plupart de ceux qui lui ont si souvent jeté ce mot comme une injure à la face, et qui l’ignorent peut-être, vient du verbe grec σκέπτομαι, j’examine. Le critique ne s’en défendait pas. Il aurait eu le droit de s’en faire une devise.

 

Voici enfin l’article du Globe (il est temps d’y arriver) qu’il écrivit sur les deux traductions de Lucrèce en vers et en prose, par M. de Pongerville (nº du 13 avril 1830) :

« La gloire de Lucrèce, respectée de génération en génération, avait traversé dix-sept siècles, et brillait encore du plus vif éclat sous le règne de Louis XIV. — Ainsi parle M. de Pongerville dans la préface qui précède sa traduction ; mais, depuis Louis XIV, l’admirable poème de la Nature des choses était tombé dans un véritable discrédit. Le cardinal de Polignac d’une part, en le réfutant, et d’autre part les philosophes, en l’interprétant faussement, avaient dégoûté le public éclairé de le lire. Il est vrai que Diderot, Dumarsais, Boulanger, d’Holbach, et tout le monde, l’étudiaient volontiers et en tiraient bon parti pour leurs arguments et leurs systèmes ; il est vrai que Voltaire écrivait les Lettres de Memmius et, dans une sorte d’enthousiasme pour le poète philosophe, s’écriait : “Il y a dans Lucrèce un admirable troisième chant que je traduirai, ou je ne pourrai.” Mais c’étaient là des suffrages suspects, nuisibles à Lucrèce, et qui donnèrent cours aux reproches d’athéisme et d’immoralité dont est chargée sa mémoire. Odieuses calomnies, interprétations mensongères dont l’effet certain était d’exposer le poème de Lucrèce à la réprobation générale et à un prochain oubli ! “En un mot, dit M. de Pongerville, le voile qui dérobait cette antique et grande production à l’estime publique s’est tellement étendu, qu’une partie considérable du poème doit être regardée comme un monument dont nous enrichirait une découverte récente.” Et là-dessus M. Ajasson de Grandsagne ajoute avec le plus grand sérieux : “On dirait d’un de ces livres découverts par l’infatigable Maï sous les dévotes ratures des palimpsestes.” Qu’a donc découvert de si rare M. de Pongerville en traduisant Lucrèce ? Quel trésor enfoui a-t-il remis en lumière ? Si vous l’ignorez, lecteur, le voici :

« On avait cru jusqu’à ce jour en France, et depuis Gassendi jusqu’à MM. de Fontanes et Villemain, que Lucrèce, esprit rêveur et mélancolique, jeté dans le monde à une époque d’anarchie et de discordes civiles, troublé de doutes et de terreurs philosophiques à la manière de Pascal et de Boulanger, voyant l’État s’abîmer dans les crimes, et ne sachant où la destinée humaine poussait l’homme ; on avait cru que pour échapper au vertige et ne pas glisser misérablement de ces hauteurs où l’avait emporté sa pensée, il s’était jeté en désespoir sur la solution d’Épicure, s’y attachant avec une sorte de frénésie triomphante, et que de là, dans quelques intervalles de fixité et de repos, il avait voulu enseigner à ses contemporains la loi du monde, la raison de la vie, et leur montrer du doigt le sentier de la sagesse. L’humanité lui paraissait depuis longtemps sortie de ses voies ; les hommes, en s’écartant de la nature, s’étaient créé mille passions factices dont ils devenaient tour à tour instruments et victimes. La crainte de la mort et des enfers lui semblait en particulier le principe générateur de toutes les mauvaises passions. Par une analyse sophistique et subtile, assez semblable à celle que l’abbé de Condillac appliqua depuis à la sensation, ou Helvétius à l’amour physique, Lucrèce faisait dériver de cette crainte de la mort l’ambition, l’avarice, l’envie, les haines fraternelles, les proscriptions sanglantes, les suicides ; il pensait donc servir la patrie en guérissant les Romains de cette terreur chimérique, et en prouvant que la mort ne menait à rien ; de là ces arides théories d’athéisme et de néant, toujours entremêlées de conseils probes, de consolations mornes et sévères. L’exemple de ce qui s’était passé en nos derniers troubles civils contribuait à nous faire expliquer Lucrèce dans ce sens. Certains esprits amis de l’humanité, épouvantés de ses maux et de son délire, avaient eu recours aussi, comme le poète romain, à cette philosophie austère et sans larmes qui se pique de voir les choses comme elles sont, qui se console de la tristesse de ses résultats par l’idée de leur vérité, et qui, faisant l’homme si petit en face de la nature, et osant pourtant le maintenir dans tous ses droits, ne manque certes ni de générosité ni de grandeur. Voilà comment nous nous expliquions Lucrèce ; et s’il y avait dans ce jugement quelque erreur, elle ne provenait pas du moins d’animosité ni d’injustice. Mais nous avions probablement mal lu et mal compris le poète ; comme nous ne possédions pas encore la traduction de M. de Pongerville, il nous avait été impossible de saisir l’esprit de l’original et d’y découvrir ce que nul ne s’était avisé d’y voir : — quoi ? — le déisme et le spiritualisme de Lucrèce. “Lucrèce, en effet, est le premier parmi les poètes qui ait chanté l’unité de Dieu, et l’on est forcé de reconnaître que le mot nature est pour lui une expression équivalente au terme qui nous retrace le régulateur de l’univers.” M. de Pongerville nous l’affirme en propres termes ; il consacre sa préface à démontrer cette vérité ; et, comme M. de Pongerville a passé dix ans à traduire en vers ce poète, quatre ans à retoucher et à revoir sa traduction ; comme il s’occupe en ce moment de retraduire en prose cette traduction en vers, et qu’un volume en a déjà été publié dans la collection Panckoucke, il n’y a pas moyen de récuser un homme aussi compétent sur Lucrèce ; on ne peut que s’incliner et croire.

« Pourtant, l’avouerai-je ? un scrupule m’est venu : en parcourant le volume de traduction en prose de M. de Pongerville, je suis tombé sur une préface qui n’est pas celle de sa traduction en vers. Il n’est plus guère question ici du déisme de Lucrèce ; M. de Pongerville se borne à le venger du reproche d’égoïsme et d’insensibilité ; et, dans un excellent morceau littéraire et bibliographique qui accompagne cette préface, M. Ajasson de Grandsagne restitue intrépidement à Lucrèce son athéisme, son matérialisme, et l’en glorifie presque avec chaleur et colère contre les écoles dissidentes. D’où peut venir cette variation de M. de Pongerville dans ses jugements sur son poète favori ? Tiendrait-il, par hasard, si peu à l’importante et notable découverte qu’il nous a signalée ? Soyons bref et parlons sérieux.

« M. de Pongerville est un de ces hommes honnêtement doués qui peuvent, à volonté et à coup sûr, faire leur chemin, comme dirait Paul-Louis, dans les sels, dans les tabacs ou dans les Lettres. Riche apparemment, et de loisir, il a choisi les Lettres ; et comme, pour réussir, il faut se borner, jeune encore, M. de Pongerville s’est destiné à la traduction en vers. En ce temps-là, il y avait Delille et Saint-Ange ; M. de Pongerville s’est dit : “Je viendrai après eux, je me glisserai, et j’aurai une place.” Il lui fallait un auteur : Virgile, Ovide étaient pris ; restait Lucrèce ; Lucrèce fut son homme ; rude, âpre, éclatant, d’une verve sombre, d’une harmonie rauque, portant dans la poésie les formes logiques, gardant par places la rouille d’Ennius. “Tant mieux ! s’est dit M. de Pongerville. Je le polirai, je l’ennoblirai ; il deviendra net et fleuri ; ce sera un grand mérite de difficulté vaincue”, et l’estimable traducteur s’est mis à l’œuvre incontinent. Que Lucrèce fût déiste ou athée, cela ne le touchait en rien, comme bien l’on pense. Pourtant la traduction achevée, les corrections arrêtées, il fallait prendre un parti sur le sens philosophique de ce poème tout philosophique. M. de Pongerville, qui ne voulait blesser personne, et dont la nature est coulante, inclina pour le déisme. D’ailleurs il était si modeste avec son humble volume ; il se montrait si docile aux conseils, si assidu auprès des personnes capables ; enfin il demandait si peu, qu’il obtint tout ; les journaux le louèrent à l’unisson ; c’était sans conséquence ; lui s’insinuait toujours, saluant, visitant, offrant son volume ; un jour, il frappa un petit coup à la porte de l’Académie ; on ne répondît pas ; il se dit : Je repasserai ; mit sa carte dans la serrure, et descendit l’escalier en rougissant. Puis il revint, frappa deux coups, trois coups, de plus en plus fort, mais poliment et sans esclandre. Or il y a dans l’Académie et hors de l’Académie un parti qui a besoin de se recruter, parce qu’il se meurt ; et qui, en même temps, ne veut que des recrues inoffensives, parce que toute supériorité l’offusque et l’effraye. Ce parti s’est avisé un jour de dire à M. de Pongerville : Vous êtes des nôtres, et M. de Pongerville de se confondre et de s’excuser. Depuis ce jour, l’estimable traducteur de Lucrèce appartient à une coterie littéraire et philosophique ; il a un rôle, on l’a averti dans l’oreille de prendre garde à son déisme de Lucrèce, et que cela pouvait nuire ; il a raccommodé sa préface ; il est le candidat de l’école sensualiste ; et ce n’est plus qu’à ses heures perdues et dans ses visites confidentielles qu’il peut encore s’épancher avec attendrissement sur l’Être suprême, la Providence, l’âme universelle et les harmonies touchantes du Poème de la nature.

« Quand on a su vivre quinze ans avec Lucrèce sans se pénétrer de son esprit, il serait miraculeux qu’on eût réussi à rendre les innombrables beautés par lesquelles cet esprit se manifeste et transpire à chaque page, et presque à chaque vers. Aussi ne croyez nullement que la traduction de M. de Pongerville retrace en quelque chose son modèle ; c’en est une contrefaçon pâle et fade, vernissée d’une plate et monotone élégance, où l’on ne retrouve rien du nerf logique ni de la poésie étincelante du maître. C’est un faux sens perpétuel, promené sur un alexandrin symétrique et bercé d’épithètes sonores. Nos exemples, car il en faut, seront en petit nombre, mais décisifs, quoique pris au hasard.

« Lucrèce conseille à l’adolescence d’éloigner tout ce qui peut alimenter l’amour :

…………………………………… Pabula amoris
Absterrere sibi, atque alio convertere mentem ;
Et jacere humorem conlectum in corpora quæque…
………………………………………………………………………
Ulcus enim vivescit, et inveterascit alendo,
Inque dies gliscit furor, atque ærumna gravescit,
Si non prima novis conturbes volnera plagis,
Volgivagaque vagus Venere ante recentia cures,
Aut alio possis animi traducere motus.

« M. de Pongerville traduit :

Ah ! fuyons de l’amour le charme suborneur :
Dès qu’il règne en tyran, il détruit le bonheur.
Affaiblis donc ses feux par un heureux partage,
Il faut, même en aimant, redouter l’esclavage.
Tour à tour chaque belle enflamme mes désirs,
Et j’effleure en courant la coupe des plaisirs.
Qui peut flatter l’amour en devient la victime ;
Sa blessure légère aussitôt s’envenime.
Que son trait, par un autre à l’instant remplacé,
Ne laisse aucune empreinte au cœur qu’il a blessé !
Asservissons l’amour à nos tendres caprices ;
Une sage inconstance ajoute à ses délices.

« De la sorte, l’énergique et brutal conseil de Caton l’Ancien fait place aux galantes fadaises de Dorat, et, au lieu des mœurs de la vieille Rome, le lecteur n’entrevoit que l’âge brillant des cinq maîtresses.

« Lucrèce, parlant toujours de la passion amoureuse, dit qu’il est plus aisé de prévenir le mal que de le guérir :

Nam vitare plagas in amoris ne jaciamur,
Non ita difficile est, quam captum retibus ipsis
Exire, et validos Veneris perrumpere nodos.

« Et M. de Pongerville :

Des ruses de l’amour prévenons les succès ;
Car il est plus aisé d’éviter ses filets
Que d’épurer un cœur par lui rendu coupable,
Et de rompre les fers dont Vénus nous accable.

« Tout le vers : que d’épurer un cœur, etc., est à la fois une faute grossière de style, car il n’y a nulle analogie pour l’image entre filets, épurer et rendu coupable ; et un contresens formel, car il n’entre nullement ici dans la pensée de Lucrèce de dire que l’amour souffle le cœur ; le poète n’entend parler que des douleurs et des tortures que cause la passion.

« Lucrèce continue d’énumérer les dangers auxquels l’amour entraîne les jeunes gens :

Adde quod absumunt nervos, pereuntque labore ;
Adde quod alterius sub nutu degitur ætas.
Labitur interea res, et vadimonia fiunt ;
Languent officia, atque ægrotat fama vacillans.

« Ce qui devient, en passant sous la plume du traducteur :

Que dis-je ! ô Memmius, à cet affreux supplice
Ajoute la fatigue et la honte du vice,
D’un lâche égarement le cruel souvenir,
La dette, affreux serpent qui ronge l’avenir,
Un honneur chancelant, le remords implacable
À revoir le passé forçant un cœur coupable.

« Au début du second chant, Lucrèce gourmande les hommes de ne pas s’en tenir aux vrais plaisirs que la nature leur offre à si peu de frais : « Si vous n’avez, leur dit-il, ni statues d’or tenant à la main des flambeaux dans vos vestibules, ni lambris dorés, ni musique retentissante, vous avez les bois, le gazon qu’arrosent les ruisseaux, etc., etc. »

Si non aurea sunt juvenum simulacra per ædes,
Lampadas igniferas manibus retinentia dextris,
Lumina nocturnis epulis ut suppeditentur, etc., etc.

« Et M. de Pongerville nous donne en échange :

Ô toi, mortel heureux, dans ta noble indigence,
Si du luxe trompeur la magique élégance
N’a point, pour soutenir tes superbes flambeaux,
En statue avec art transformé les métaux, etc., etc.

« Lucrèce veut prouver que l’enfer n’existe point ailleurs qu’en ce monde et dans le cœur des méchants :

Sed Tityos nobis hic est, in amore jacentem
Quem volucres lacerant, atque exest anxius angor,
Aut alia quavis scindunt turpedine curæ.

« Et M. de Pongerville :

Titye est ce mortel que le crime déchire ;
Qui, par des goûts honteux sans cesse captivé,
Couve d’affreux remords dans son cœur dépravé.

« Des goûts honteux, captivé, couve, dépravé, n’ont aucune analogie avec le vautour de Titye, ni avec les expressions latines qui y correspondent, lacerant, exest, angor, scindunt.

« Fidèle à la détestable méthode de collège, M. de Pongerville a tellement en aversion tous les mots qui servent de lien logique au langage, il les supprime si constamment, de peur de tomber en prosaïsme, que, pour peu que le raisonnement se prolonge, ce qui est très ordinaire chez Lucrèce, il devient impossible d’en suivre l’enchaînement chez son traducteur. À voir même le soin particulier avec lequel il en efface toutes les indications essentielles, on pourrait croire souvent qu’amusé autour des objets de détail, il n’a pas saisi le mouvement général de la pensée ni les rapports des diverses parties entre elles.

« Lucrèce dit qu’en un cœur coupable sont tous les fouets, tous les aiguillons de l’enfer ; et que le méchant, ne voyant aucun terme à ses tortures, les prolonge et les aggrave en idée après cette vie : d’où naît la crainte chimérique du Tartare :

……………………… At mens sibi conscia facti,
Præmetuens », adhibet stimulos torretque flagellis
Mec videt interea, qui terminus esse malorum
Possit, nec quæ sit pœnarum denique finis ;
Atque eadem metuit magis hæc ne in morte gravescant
Hinc Acherusia fit stultorum denique vita.

« Découvre qui pourra cette pensée dans les vers suivants :

En vain il (le méchant) se confie au secret protecteur !
Le mal conduit au mal et punit son auteur ;
Ajoute à cette horrible et longue inquiétude
D’un avenir cruel l’affreuse incertitude.
L’homme faible et pervers, artisan de ses maux,
A creusé sous ses pas les gouffres infernaux.

« Il fallait nécessairement : Ainsi l’homme a creusé, etc, etc.

« Nous ne pousserons pas plus loin cette critique fastidieuse et facile ; ce n’est même qu’à regret que nous l’avons entreprise. M. de Pongerville nous est personnellement inconnu ; et son livre, grâces à Dieu, nous l’était encore jusqu’à ces derniers temps. Nous consentions aisément à l’entendre louer, parce que l’éloge ne portait préjudice à personne. Mais du moment que les amis maladroits de M. de Pongerville l’ont ridiculement élevé pour l’opposer à des hommes d’originalité et d’invention, du moment qu’il s’est laissé mettre comme obstacle dans le chemin des autres, sa position a changé. C’était un droit pour nous d’examiner avec sévérité ses titres ; et comme nous les avons trouvés de faux aloi, et nuls de toute nullité, nous avons cru de notre devoir de le déclarer bien haut, sans réticence, et dans l’intérêt des plus dignes. »