Chapitre II.
De la multiplicité des états de conscience26.
L’idée de durée
On définit généralement le nombre une collection d’unités ou, pour parler avec plus de précision, la synthèse de l’un et du multiple. Tout nombre est un, en effet, puisqu’on se le représente par une intuition simple de l’esprit et qu’on lui donne un nom ; mais cette unité est celle d’une somme ; elle embrasse une multiplicité de parties qu’on peut considérer isolément. Sans approfondir pour le moment ces notions d’unité et de multiplicité, demandons-nous si l’idée de nombre n’impliquerait pas la représentation de quelque autre chose encore.
Il ne suffit pas de dire que le nombre est une collection d’unités ; il faut ajouter que ces unités sont identiques entre elles, ou du moins qu’on les suppose identiques dès qu’on les compte. Sans doute on comptera les moutons d’un troupeau et l’on dira qu’il y en a cinquante, bien qu’ils se distinguent les uns des autres et que le berger les reconnaisse sans peine ; mais c’est que l’on convient alors de négliger leurs différences individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune. Au contraire, dès qu’on fixe son attention sur les traits particuliers des objets ou des individus, on peut bien en faire l’énumération, mais non plus la somme. C’est à ces deux points de vue bien différents qu’on se place quand on compte les soldats d’un bataillon, et quand on en fait l’appel. Nous dirons donc que l’idée de nombre implique l’intuition simple d’une multiplicité de parties ou d’unités, absolument semblables les unes aux autres.
Et pourtant il faut bien qu’elles se distinguent par quelque endroit, puisqu’elles ne se confondent pas en une seule. Supposons tous les moutons du troupeau identiques entre eux ; ils diffèrent au moins par la place qu’ils occupent dans l’espace ; sinon, ils ne formeraient point un troupeau. Mais laissons de côté les cinquante moutons eux-mêmes pour n’en retenir que l’idée. Ou nous les comprenons tous dans la même image, et il faut bien par conséquent que nous les juxtaposions dans un espace idéal ; ou nous répétons cinquante fois de suite l’image d’un seul d’entre eux, et il semble alors que la série prenne place dans la durée plutôt que dans l’espace. Il n’en est rien cependant. Car si je me figure tour à tour, et isolément, chacun des moutons du troupeau, je n’aurai jamais affaire qu’à un seul mouton. Pour que le nombre en aille croissant à mesure que j’avance, il faut bien que je retienne les images successives et que je les juxtapose à chacune des unités nouvelles dont j’évoque l’idée : or c’est dans l’espace qu’une pareille juxtaposition s’opère, et non dans la durée pure. On nous accordera d’ailleurs sans peine que toute opération par laquelle on compte des objets matériels implique la représentation simultanée de ces objets, et que, par là même, on les laisse dans l’espace. Mais cette intuition de l’espace accompagne-t-elle toute idée de nombre, même celle d’un nombre abstrait ?
Pour répondre à cette question, il suffira à chacun de passer en revue les diverses formes que l’idée de nombre a prises pour lui depuis son enfance. On verra que nous avons commencé par imaginer une rangée de boules, par exemple, puis que ces boules sont devenues des points, puis enfin que cette image elle-même s’est évanouie pour ne plus laisser derrière elle, disons-nous, que le nombre abstrait. Mais à ce moment aussi le nombre a cessé d’être imaginé et même d’être pensé ; nous n’avons conservé de lui que le signe, nécessaire au calcul, par lequel on est convenu de l’exprimer. Car on peut fort bien affirmer que 12 est la moitié de 24 sans penser ni le nombre 12 ni le nombre 24 : même, pour la rapidité des opérations, on a tout intérêt à n’en rien faire. Mais, dès qu’on désire se représenter le nombre, et non plus seulement des chiffres ou des mots, force est bien de revenir à une image étendue. Ce qui fait illusion sur ce point, c’est l’habitude contractée de compter dans le temps, semble-t-il, plutôt que dans l’espace. Pour imaginer le nombre cinquante, par exemple, on répétera tous les nombres à partir de l’unité ; et quand on sera arrivé au cinquantième, on croira bien avoir construit ce nombre dans la durée, et dans la durée seulement. Et il est incontestable qu’on aura compté ainsi des moments de la durée, plutôt que des points de l’espace ; mais la question est de savoir si ce n’est pas avec des points de l’espace qu’on aura compté les moments de la durée. Certes, il est possible d’apercevoir dans le temps, et dans le temps seulement, une succession pure et simple, mais non pas une addition, c’est-à-dire une succession qui aboutisse à une somme. Car si une somme s’obtient par la considération successive de différents termes, encore faut-il que chacun de ces termes demeure lorsqu’on passe au suivant, et attende, pour ainsi dire, qu’on l’ajoute aux autres : comment attendrait-il, s’il n’était qu’un instant de la durée ? et où attendrait-il, si nous ne le localisions dans l’espace ? Involontairement, nous fixons en un point de l’espace chacun des moments que nous comptons, et c’est à cette condition seulement que les unités abstraites forment une somme. Sans doute il est possible, comme nous le montrerons plus loin, de concevoir les moments successifs du temps indépendamment de l’espace ; mais lorsqu’on ajoute à l’instant actuel ceux qui le précédaient, comme il arrive quand on additionne des unités, ce n’est pas sur ces instants eux-mêmes qu’on opère, puisqu’ils sont à jamais évanouis, mais bien sur la trace durable qu’ils nous paraissent avoir laissée dans l’espace en le traversant. Il est vrai que nous nous dispensons le plus souvent de recourir à cette image, et qu’après en avoir usé pour les deux ou trois premiers nombres, il nous suffit de savoir qu’elle servirait aussi bien à la représentation des autres, si nous en avions besoin. Mais toute idée claire du nombre implique une vision dans l’espace ; et l’étude directe des unités qui entrent dans la composition d’une multiplicité distincte va nous conduire, sur ce point, à la même conclusion que l’examen du nombre lui-même.
Tout nombre est une collection d’unités, avons-nous dit, et d’autre part tout nombre est une unité lui-même, en tant que synthèse des ’unités qui le composent. Mais le mot unité est-il pris dans les deux cas avec le même sens ? Quand nous affirmons que le nombre est un, nous entendons par là que nous nous le représentons dans sa totalité par une intuition simple et indivisible de l’esprit : cette unité renferme donc une multiplicité, puisque c’est l’unité d’un tout. Mais lorsque nous parlons des unités qui composent le nombre, ces dernières unités ne sont plus des sommes, pensons-nous, mais bien des unités pures et simples, irréductibles, et destinées à donner la série des nombres en se composant indéfiniment entre elles. Il semble donc qu’il y ait deux espèces d’unités, l’une définitive, qui formera un nombre en s’ajoutant à elle-même, l’autre provisoire, celle de ce nombre qui, multiple en lui-même, emprunte son unité à l’acte simple par lequel l’intelligence l’aperçoit. Et il est incontestable que, lorsque nous nous figurons les unités composantes du nombre, nous croyons penser à des indivisibles : cette croyance entre pour une forte part dans l’idée qu’on pourrait concevoir le nombre indépendamment de l’espace. Toutefois, en y regardant de plus près, on verra que toute unité est celle d’un acte simple de l’esprit, et que, cet acte consistant à unir, il faut bien que quelque multiplicité lui serve de matière. Sans doute, au moment où je pense chacune de ces unités isolément, je la considère comme indivisible, puisqu’il est entendu que je ne pense qu’à elle. Mais dès que je la laisse de côté pour passer à la suivante, je l’objective, et par là même j’en fais une chose, c’est-à-dire une multiplicité. Il suffira, pour s’en convaincre, de remarquer que les unités avec lesquelles l’arithmétique forme des nombres sont des unités provisoires, susceptibles de se morceler indéfiniment, et que chacune d’elles constitue une somme de quantités fractionnaires, aussi petites et aussi nombreuses qu’on voudra l’imaginer. Comment diviserait-on l’unité, s’il s’agissait ici de cette unité définitive qui caractérise un acte simple de l’esprit ? Comment la fractionnerait-on tout en la déclarant une, si on ne la considérait implicitement comme un objet étendu, un dans l’intuition, multiple dans l’espace ? Vous ne tirerez jamais d’une idée par vous construite ce que vous n’y aurez point mis, et si l’unité avec laquelle vous composez votre nombre est l’unité d’un acte, et non d’un objet, aucun effort d’analyse n’en fera sortir autre chose, que l’unité pure ou simple. Sans doute, quand vous égalez le nombre 3 à la somme 1 + 1 + 1, rien ne vous empêche de tenir pour indivisibles les unités qui le composent : mais c’est que vous n’utilisez point la multiplicité dont chacune de ces unités est grosse. Il est d’ailleurs probable que le nombre 3 se présente d’abord sous cette forme simple à notre esprit, parce que nous songerons plutôt à la manière dont nous l’avons obtenu qu’à l’usage que nous en pourrions faire. Mais nous ne tardons pas à nous apercevoir que, si toute multiplication implique la possibilité de traiter un nombre quelconque comme une unité provisoire qui s’ajoutera à elle-même, inversement les unités à leur tour sont de véritables nombres, aussi grands qu’on voudra, mais que l’on considère comme provisoirement indécomposables pour les composer entre eux. Or, par cela même que l’on admet la possibilité de diviser l’unité en autant de parties que l’on voudra, on la tient pour étendue.
Il ne faudrait pas se faire illusion, en effet, sur la discontinuité du nombre. On ne saurait contester que la formation ou construction d’un nombre implique la discontinuité. En d’autres termes, ainsi que nous le disions plus haut, chacune des unités avec lesquelles je forme le nombre trois paraît constituer un indivisible pendant que j’opère sur elle, et je passe sans transition de celle qui précède à celle qui suit. Que si maintenant je construis le même nombre avec des demis, des quarts, des unités quelconques, ces unités constitueront encore, en tant qu’elles serviront à former ce nombre, des éléments provisoirement indivisibles, et c’est toujours par saccades, par sauts brusques pour ainsi dire, que nous irons de l’une à l’autre. Et la raison en est que, pour obtenir un nombre, force est bien de fixer son attention, tour à tour, sur chacune des unités qui le composent. L’indivisibilité de l’acte par lequel on conçoit l’une quelconque d’entre elles se traduit alors sous forme d’un point mathématique, qu’un intervalle vide d’espace sépare du point suivant. Mais, si une série de points mathématiques échelonnés dans l’espace vide exprime assez bien le processus par lequel nous formons l’idée de nombre, ces points mathématiques ont une tendance à se développer en lignes à mesure que notre attention se détache d’eux, comme s’ils cherchaient à se rejoindre les uns les autres. Et quand nous considérons le nombre à l’état d’achèvement, cette jonction est un fait accompli : les points sont devenus des lignes, les divisions se sont effacées, l’ensemble présente tous les caractères de la continuité. C’est pourquoi le nombre, composé selon une loi déterminée, est décomposable selon une loi quelconque. En un mot, il faut distinguer entre l’unité à laquelle on pense et l’unité qu’on érige en chose après y avoir pensé, comme aussi entre le nombre en voie de formation et le nombre une fois formé. L’unité est irréductible pendant qu’on la pense, et le nombre est discontinu pendant qu’on le construit : mais dès que l’on considère le nombre à l’état d’achèvement, on l’objective : et c’est précisément pourquoi il apparaît alors indéfiniment divisible. Remarquons, en effet, que nous appelons subjectif ce qui paraît entièrement et adéquatement connu, objectif ce qui est connu de telle manière qu’une multitude toujours croissante d’impressions nouvelles pourrait être substituée à l’idée que nous en avons actuellement. Ainsi un sentiment complexe contiendra un assez grand nombre d’éléments plus simples ; mais, tant que ces éléments ne se dégageront pas avec une netteté parfaite, on ne pourra pas dire qu’ils étaient entièrement réalisés, et, dès que la conscience en aura la perception distincte, l’état psychique qui résulte de leur synthèse aura par là même changé. Mais rien ne change à l’aspect total d’un corps, de quelque manière que la pensée le décompose, parce que ces diverses décompositions, ainsi qu’une infinité d’autres, sont déjà visibles dans l’image, quoique non réalisées : cette aperception actuelle, et non pas seulement virtuelle, de subdivisions dans l’indivisé est précisément ce que nous appelons objectivité. Dès lors, il devient aisé de faire la part exacte du subjectif et de l’objectif dans l’idée de nombre. Ce qui appartient en propre à l’esprit, c’est le processus indivisible par lequel il fixe son attention successivement sur les diverses parties d’un espace donné ; mais les parties ainsi isolées se conservent pour s’ajouter à d’autres, et une fois additionnées entre elles se prêtent à une décomposition quelconque : ce sont donc bien des parties d’espace, et l’espace est la matière avec laquelle l’esprit construit le nombre, le milieu où l’esprit le place.
A vrai dire, c’est l’arithmétique qui nous apprend à morceler indéfiniment les unités dont le nombre est fait. Le sens commun est assez porté à construire le nombre avec des indivisibles. Et cela se conçoit sans peine, puisque la simplicité provisoire des unités composantes est précisément ce qui leur vient de l’esprit, et que celui-ci prête plus d’attention à ses actes qu’à la matière sur laquelle il agit. La science se borne à attirer notre regard sur cette matière : si nous ne localisions déjà le nombre dans l’espace, elle ne réussirait certes pas à nous l’y faire transporter. Il faut donc bien que, dès l’origine nous nous soyons représenté le nombre par une juxtaposition dans l’espace. C’est la conclusion à laquelle nous avions abouti d’abord, en nous fondant sur ce que toute addition implique une multiplicité de parties, perçues simultanément.
Or, si l’on admet cette conception du nombre, on verra que toutes choses ne se comptent pas de la même manière, et qu’il y a deux espèces bien différentes de multiplicité. Quand nous parlons d’objets matériels, nous faisons allusion à la possibilité de les voir et de les toucher ; nous les localisons dans l’espace. Dès lors, aucun effort d’invention ou de représentation symbolique ne nous est nécessaire pour les compter ; nous n’avons qu’à les penser séparément d’abord, simultanément ensuite, dans le milieu même où ils se présentent à notre observation. Il n’en est plus de même si nous considérons des états purement affectifs de l’âme, ou même des représentations autres que celles de la vue et du toucher. Ici, les termes n’étant plus donnés dans l’espace, on ne pourra guère les compter, semble-t-il, a priori, que par quelque processus de figuration symbolique. Il est vrai que ce mode de représentation paraît tout indiqué lorsqu’il s’agit de sensations dont la cause est évidemment située dans l’espace. Ainsi, quand j’entends un bruit de pas dans la rue, je vois confusément la personne qui marche ; chacun des sons successifs se localise alors en un point de l’espace où le marcheur pourrait poser le pied ; je compte mes sensations dans l’espace même où leurs causes tangibles s’alignent. Peut-être quelques-uns comptent-ils d’une manière analogue les coups successifs d’une cloche lointaine leur imagination se figure la cloche qui va et qui vient cette représentation de nature spatiale leur suffit pour les deux premières unités ; les autres unités suivent naturellement. Mais la plupart des esprits ne procèdent pas ainsi : ils alignent les sons successifs dans un espace idéal, et s’imaginent compter alors les sons dans la pure durée. Il faut pourtant s’entendre sur ce point. Certes, les sons de la cloche m’arrivent successivement ; mais de deux choses l’une. Ou je retiens chacune de ces sensations successives pour l’organiser avec les autres et former un groupe qui me rappelle un air ou un rythme connu : alors je ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l’impression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi. Ou bien je me propose explicitement de les compter, et il faudra bien alors que je les dissocie, et que cette dissociation s’opère dans quelque milieu homogène où les sons, dépouillés de leurs qualités, vidés en quelque sorte, laissent des traces identiques de leur passage. Reste à savoir, il est vrai, si ce milieu est du temps ou de l’espace. Mais un moment du temps, nous le répétons, ne saurait se conserver pour s’ajouter à d’autres. Si les sons se dissocient, c’est qu’ils laissent entre eux des intervalles vides. Si on les compte, c’est que les intervalles demeurent entre les sons qui passent : comment ces intervalles demeureraient-ils, s’ils étaient durée pure, et non pas espace ? C’est donc bien dans l’espace que s’effectue l’opération. Elle devient d’ailleurs de plus en plus difficile à mesure que nous pénétrons plus avant dans les profondeurs de la conscience. Ici nous nous trouvons en présence d’une multiplicité confuse de sensations et de sentiments que l’analyse seule distingue. Leur nombre se confond avec le nombre même des moments qu’ils remplissent quand nous les comptons ; mais ces moments susceptibles de s’additionner entre eux sont encore des points de l’espace. D’où résulte enfin qu’il y a deux espèces de multiplicité : celle des objets matériels, qui forme un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre l’aspect d’un nombre sans l’intermédiaire de quelque représentation symbolique, où intervient nécessairement l’espace.
À vrai dire, chacun de nous établit une distinction entre ces deux espèces de multiplicité quand il parle de l’impénétrabilité de la matière. On érige parfois l’impénétrabilité en propriété fondamentale des corps, connue de la même manière et admise au même titre que la pesanteur ou la résistance par exemple. Cependant une propriété de ce genre, purement négative, ne saurait nous être révélée par les sens ; même, certaines expériences de mélange et de combinaison nous amèneraient à la révoquer en doute, si notre conviction n’était faite sur ce point. Imaginez qu’un corps pénètre un autre corps : vous supposerez aussitôt dans celui-ci des vides où les particules du premier viendront se loger ; ces particules à leur tour ne pourront se pénétrer que si l’une d’elles se divise pour remplir les interstices de l’autre ; et notre pensée continuera cette opération indéfiniment plutôt que de se représenter deux corps à la même place. Or, si l’impénétrabilité était réellement une qualité de la matière, connue par les sens, on ne voit pas pourquoi nous éprouverions plus de difficulté à concevoir deux corps se fondant l’un dans l’autre qu’une surface sans résistance ou un fluide impondérable. De fait, ce n’est pas une nécessité d’ordre physique, c’est une nécessité logique qui s’attache à la proposition suivante : deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. L’affirmation contraire renferme une absurdité qu’aucune expérience concevable ne réussirait à dissiper : bref, elle implique contradiction. Mais cela ne revient-il pas à reconnaître que l’idée même du nombre deux, ou plus généralement d’un nombre quelconque, renferme celle d’une juxtaposition dans l’espace ? Si l’impénétrabilité passe le plus souvent pour une qualité de la matière, c’est parce que l’on considère l’idée du nombre comme indépendante de l’idée d’espace. On croit alors ajouter quelque chose à la représentation de deux ou plusieurs objets en disant qu’ils ne sauraient occuper le même lieu : comme si la représentation du nombre deux, même abstrait, n’était pas déjà, comme nous l’avons montré, celle de deux positions différentes dans l’espace ! Poser l’impénétrabilité de la matière, c’est donc simplement reconnaître la solidarité des notions de nombre et d’espace, c’est énoncer une propriété du nombre, plutôt que de la matière. — Pourtant on compte des sentiments, des sensations, des idées, toutes choses qui se pénètrent les unes les autres et qui, chacune de son côté, occupent l’âme tout entière ? — Oui, sans doute, mais précisément parce qu’elles se pénètrent, on ne les compte qu’à la condition de les représenter par des unités homogènes, occupant des places distinctes dans l’espace, des unités qui ne se pénètrent plus par conséquent. L’impénétrabilité fait donc son apparition en même temps que le nombre ; et lorsqu’on attribue cette qualité à la matière pour la distinguer de tout ce qui n’est point elle, on se borne à énoncer sous une autre forme la distinction que nous établissions plus haut entre les choses étendues, qui se peuvent traduire immédiatement en nombre, et les faits de conscience, qui impliquent d’abord une représentation symbolique dans l’espace.
Il convient de s’arrêter sur ce dernier point. Si, pour compter les faits de conscience, nous devons les représenter symboliquement dans l’espace, n’est-il pas vraisemblable que cette représentation symbolique modifiera les conditions normales de la perception interne ? Rappelons-nous ce que nous disions un peu plus haut de l’intensité de certains états psychiques. La sensation représentative, envisagée en elle-même, est qualité pure ; mais vue à travers l’étendue, cette qualité devient quantité en un certain sens ; on l’appelle intensité. Ainsi la projection que nous faisons de nos états psychiques dans l’espace pour en former une multiplicité distincte doit influer sur ces états eux-mêmes, et leur donner dans la conscience réfléchie une forme nouvelle, que l’aperception immédiate ne leur attribuait pas. Or remarquons que, lorsque nous parlons du temps, nous pensons le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s’alignent, se juxtaposent comme dans l’espace, et réussissent à former une multiplicité distincte. Le temps ainsi compris ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’entre eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée ? Nous allons donc demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur, et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même. Nous lui poserons alors cette question : la multiplicité de nos états de conscience a-t-elle la moindre analogie avec la multiplicité des unités d’un nombre ? La vraie durée a-t-elle le moindre rapport avec l’espace ? Certes, notre analyse de l’idée de nombre devrait nous faire douter de celle analogie, pour ne pas dire davantage. Car si le temps, tel que se le représente la conscience réfléchie, est un milieu où nos états de conscience se succèdent distinctement de manière à pouvoir se compter, et si, d’autre part, notre conception du nombre aboutit à éparpiller dans l’espace tout ce qui se compte directement, il est à présumer que le temps, entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et où l’on compte, n’est que de l’espace. Ce qui confirmerait d’abord cette opinion, c’est qu’on emprunte nécessairement à l’espace, les images par lesquelles on décrit le sentiment que la conscience réfléchie a du temps et même de la succession : il faut donc que la pure durée soit autre chose. Mais ces questions, que nous sommes amenés à nous poser par l’analyse même de la notion de multiplicité distincte, nous ne pourrons les élucider que par une étude directe des idées d’espace et de temps, dans les rapports qu’elles soutiennent entre elles.
On aurait tort d’attribuer une trop grande importance à la question de la réalité absolue de l’espace : autant vaudrait peut-être se demander si l’espace est ou n’est pas dans l’espace. En somme, nos sens perçoivent les qualités des corps, et l’espace avec elles : la grosse difficulté paraît avoir été de démêler si l’étendue est un aspect de ces qualités physiques — une qualité de la qualité — ou si ces qualités sont inétendues par essence, l’espace venant s’y ajouter, mais se suffisant à lui-même, et subsistant sans elles. Dans la première hypothèse, l’espace se réduirait à une abstraction, ou pour mieux dire à un extrait, il exprimerait ce que certaines sensations, dites représentatives, ont de commun entre elles. Dans la seconde, ce serait une réalité aussi solide que ces sensations mêmes, quoique d’un autre ordre. On doit à Kant la formule précise de cette dernière conception : la théorie qu’il développe dans l’Esthétique transcendantale consiste à doter l’espace d’une existence indépendante de son contenu, à déclarer isolable en droit ce que chacun de nous sépare en fait, et à ne pas voir dans l’étendue une abstraction comme les autres. En ce sens, la conception kantienne de l’espace diffère moins qu’on ne se l’imagine de la croyance populaire. Bien loin d’ébranler notre foi à la réalité de l’espace, Kant en a déterminé le sens précis et en a même apporté la justification.
Il ne semble pas, d’ailleurs, que la solution donnée par Kant ait été sérieusement contestée depuis ce philosophe ; même, elle s’est imposée — parfois à leur insu — à la plupart de ceux qui ont de nouveau abordé le problème, nativistes ou empiristes. Les psychologues sont d’accord pour attribuer une origine kantienne à l’explication nativistique de Jean Muller ; mais l’hypothèse des signes locaux de Lotze, la théorie de Bain, et l’explication plus compréhensive proposée par Wundt paraîtront, au premier abord, tout à fait indépendantes de l’Esthétique transcendantale. Les auteurs de ces théories semblent, en effet, avoir laissé de côté le problème de la nature de l’espace pour rechercher seulement par quel processus nos sensations viennent y prendre place et se juxtaposer, pour ainsi dire, les unes aux autres : mais, par là même, ils considèrent les sensations comme inextensives, et établissent, à la manière de Kant, une distinction radicale entre la matière de la représentation et sa forme. Ce qui ressort des idées de Lotze, de Bain et de la conciliation que Wundt paraît en avoir tentée, c’est que les sensations par lesquelles nous arrivons à former la notion d’espace sont inétendues elles-mêmes et simplement qualitatives : l’étendue résulterait de leur synthèse, comme l’eau de la combinaison de deux gaz. Les explications empiristiques ou génétiques ont donc bien repris le problème de l’espace au point précis où Kant l’avait laissé : Kant a détaché l’espace de son contenu ; les empiristes cherchent comment ce contenu, isolé de l’espace par notre pensée, arriverait à y reprendre place. Il est vrai qu’ils paraissent avoir méconnu ensuite l’activité de l’intelligence, et qu’ils inclinent visiblement à engendrer la forme extensive de notre représentation par une espèce d’alliance des sensations entre elles : l’espace, sans être extrait des sensations, résulterait de leur coexistence. Mais comment expliquer une pareille genèse sans une intervention active de l’esprit ? L’extensif diffère par hypothèse de l’inextensif ; et à supposer que l’extension ne soit qu’un rapport entre des termes inextensifs, encore faut-il que ce rapport soit établi par un esprit capable d’associer ainsi plusieurs termes. En vain on alléguera l’exemple des combinaisons chimiques, où le tout paraît revêtir, de lui-même, une forme et des qualités qui n’appartenaient à aucun des atomes élémentaires. Cette forme, ces qualités naissent précisément de ce que nous embrassons la multiplicité des atomes dans une aperception unique : supprimez l’esprit qui opère cette synthèse, et vous anéantirez aussitôt les qualités, c’est-à-dire l’aspect sous lequel se présente à notre conscience la synthèse des parties élémentaires. Ainsi, des sensations inextensives resteront ce qu’elles sont, sensations inextensives, si rien ne s’y ajoute. Pour que l’espace naisse de leur coexistence, il faut un acte de l’esprit qui les embrasse toutes à la fois et les juxtapose ; cet acte sui generis ressemble assez à ce que Kant appelait une forme a priori de la sensibilité.
Que si maintenant on cherchait à caractériser cet acte, on verrait qu’il consiste essentiellement dans l’intuition ou plutôt dans la conception d’un milieu vide homogène. Car il n’y a guère d’autre définition possible de l’espace : c’est ce qui nous permet de distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées : c’est donc un principe de différenciation autre que celui de la différenciation qualitative, et, par suite, une réalité sans qualité. Dira-t-on, avec les partisans de la théorie des signes locaux, que des sensations simultanées ne sont jamais identiques, et que, par suite de la diversité des éléments organiques qu’ils influencent, il n’y a pas deux points d’une surface homogène qui produisent sur la vue ou sur le toucher la même impression ? Nous l’accorderons sans peine, car si ces deux points nous affectaient de la même manière, il n’y aurait aucune raison pour placer l’un d’eux à droite plutôt qu’à gauche. Mais précisément parce que nous interprétons ensuite cette différence de qualité dans le sens d’une différence de situation, il faut bien que nous ayons l’idée claire d’un milieu homogène, c’est-à-dire d’une simultanéité de termes qui, identiques en qualité, se distinguent néanmoins les uns des autres. Plus on insistera sur la différence des impressions faites sur notre rétine par deux points d’une surface homogène, plus seulement on fera de place à l’activité de l’esprit, qui aperçoit sous forme d’homogénéité étendue ce qui lui est donné comme hétérogénéité qualitative. Nous estimons d’ailleurs que si la représentation d’un espace homogène est due à un effort de l’intelligence, inversement il doit y avoir dans les qualités mêmes qui différencient deux sensations une raison en vertu de laquelle elles occupent dans l’espace telle ou telle place déterminée. Il faudrait donc distinguer entre la perception de l’étendue et la conception de l’espace : elles sont sans doute impliquées l’une dans l’autre, mais, plus on s’élèvera dans la série des êtres intelligents, plus se dégagera avec netteté l’idée indépendante d’un espace homogène. En ce sens, il est douteux que l’animal perçoive le monde extérieur absolument comme nous, et surtout qu’il s’en représente tout à fait comme nous l’extériorité. Les naturalistes ont signalé, comme un fait digne de remarque, l’étonnante facilité avec laquelle beaucoup de vertébrés et même quelques insectes arrivent à se diriger dans l’espace. On a vu des animaux revenir presque en ligne droite à leur ancienne demeure, parcourant, sur une longueur qui peut atteindre plusieurs centaines de kilomètres, un chemin qu’ils ne connaissaient pas encore. On a essayé d’expliquer ce sentiment de la direction par la vue ou l’odorat, et plus récemment par une perception des courants magnétiques, qui permettrait à l’animal de s’orienter comme une boussole. Cela revient à dire que l’espace n’est pas aussi homogène pour l’animal que pour nous, et que les déterminations de l’espace, ou directions, ne revêtent point pour lui une forme purement géométrique. Chacune d’elles lui apparaîtrait avec sa nuance, avec sa qualité propre. On comprendra la possibilité d’une perception de ce genre, si l’on songe que nous distinguons nous-mêmes notre droite de notre gauche par un sentiment naturel, et que ces deux déterminations de notre propre étendue, nous présentent bien alors une différence de qualité ; c’est même pourquoi nous échouons à les définir. A vrai dire, les différences qualitatives sont partout dans la nature ; et l’on ne voit pas pourquoi deux directions concrètes ne seraient point aussi marquées dans l’aperception immédiate que deux couleurs. Mais la conception d’un milieu vide homogène est chose autrement extraordinaire, et paraît exiger une espèce de réaction contre cette hétérogénéité qui constitue le fond même de notre expérience. Il ne faudrait donc pas dire seulement que certains animaux ont un sens spécial de la direction, mais encore et surtout que nous avons la faculté spéciale de percevoir ou de concevoir un espace sans qualité. Cette faculté n’est point celle d’abstraire : même, si l’on remarque que l’abstraction suppose des distinctions nettement tranchées et une espèce d’extériorité des concepts ou de leurs symboles les uns par rapport aux autres, on trouvera que la faculté d’abstraire implique déjà l’intuition d’un milieu homogène. Ce qu’il faut dire, c’est que nous connaissons deux réalités d’ordre différent, l’une hétérogène, celle des qualités sensibles, l’autre homogène, qui est l’espace. Cette dernière, nettement conçue par l’intelligence humaine, nous met à même d’opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être aussi de parler.
Or, si l’espace doit se définir l’homogène, il semble qu’inversement tout milieu homogène et indéfini sera espace. Car l’homogénéité consistant ici dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre. Néanmoins on s’accorde à envisager le temps comme un milieu indéfini, différent de l’espace, mais homogène comme lui : l’homogène revêtirait ainsi une double forme, selon qu’une coexistence ou une succession le remplit. Il est vrai que lorsqu’on fait du temps un milieu homogène où les états de conscience paraissent se dérouler, on se le donne par là même tout d’un coup, ce qui revient à dire qu’on le soustrait à la durée. Cette simple réflexion devrait nous avertir que nous retombons alors inconsciemment sur l’espace. D’autre part, on conçoit que les choses matérielles, extérieures les unes aux autres et extérieures à nous, empruntent ce double caractère à l’homogénéité d’un milieu qui établisse des intervalles entre elles et en fixe les contours : mais les faits de conscience, même successifs, se pénètrent, et dans le plus simple d’entre eux peut se réfléchir l’âme entière. Il y aurait donc lieu de se demander si le temps, conçu sous la forme d’un milieu homogène, ne serait pas un concept bâtard, dû à l’intrusion de l’idée d’espace dans le domaine de la conscience pure. De toute manière, on ne saurait admettre définitivement deux formes de l’homogène, temps et espace, sans rechercher d’abord si l’une d’elles ne serait pas réductible à l’autre. Or l’extériorité est le caractère propre des choses qui occupent de l’espace, tandis que les faits de conscience ne sont point essentiellement extérieurs, les uns aux autres, et ne le deviennent que par un déroulement dans le temps, considéré comme un milieu homogène. Si donc l’une de ces deux prétendues formes de l’homogène, temps et espace, dérive de l’autre, on peut affirmer a priori que l’idée d’espace est la donnée fondamentale. Mais, abusés par la simplicité apparente de l’idée de temps, les philosophes qui ont essayé d’une réduction de ces deux idées ont cru pouvoir construire la représentation de l’espace avec celle de la durée. En montrant le vice de cette théorie, nous ferons voir comment le temps, conçu sous la forme d’un milieu indéfini et homogène, n’est que le fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie.
L’école anglaise s’efforce en effet de ramener les rapports d’étendue à des rapports plus ou moins complexes de succession dans la durée. Quand, les yeux fermés, nous promenons la main le long d’une surface, le frottement de nos doigts contre cette surface et surtout le jeu varié de nos articulations nous procurent une série de sensations, qui ne se distinguent que par leurs qualités, et qui présentent un certain ordre dans le temps. D’autre part, l’expérience nous avertit que cette série est réversible, que nous pourrions, par un effort de nature différente (ou, comme nous dirons plus tard, en sens opposé) nous procurer à nouveau, dans un ordre inverse, les mêmes sensations : les rapports de situation dans l’espace se définiraient alors, si l’on peut parler ainsi, des rapports réversibles de succession dans la durée. Mais une pareille définition renferme un cercle vicieux, ou tout au moins une idée bien superficielle de la durée. Il y a en effet, comme nous le montrerons en détail un peu plus loin, deux conceptions possibles de la durée, l’une pure de tout mélange, l’autre où intervient subrepticement l’idée d’espace. La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit qu’en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n’est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l’ensemble de la phrase musicale. On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n’aurait aucune idée de l’espace. Mais familiarisés avec cette dernière idée, obsédés même par elle, nous l’introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. Remarquons que cette dernière image implique la perception, non plus successive, mais simultanée, de l’avant et de l’après, et qu’il y aurait contradiction à supposer une succession, qui ne fût que succession, et qui tînt néanmoins dans un seul et même instant. Or, quand on parle d’un ordre de succession dans la durée, et de la réversibilité de cet ordre, la succession dont il s’agit est-elle la succession pure, telle que nous la définissions plus haut et sans mélange d’étendue, ou la succession se développant en espace, de telle manière qu’on en puisse embrasser à la fois plusieurs termes séparés et juxtaposés ? La réponse n’est pas douteuse : on ne saurait établir un ordre entre des termes sans les distinguer d’abord, sans comparer ensuite les places qu’ils occupent on les aperçoit donc multiples, simultanés et distincts en un mot, on les juxtapose, et si l’on établit un ordre dans le successif, c’est que la succession devient simultanéité et se projette dans l’espace. Bref, lorsque le déplacement de mon doigt le long d’une surface ou d’une ligne me procurera une série de sensations de qualités diverses, il arrivera de deux choses l’une : ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement, mais elles se succéderont alors de telle manière que je ne puisse, à un moment donné, me représenter plusieurs d’entre elles comme simultanées et pourtant distinctes ; — ou bien je discernerai un ordre de succession, mais c’est qu’alors j’ai la faculté, non seulement de percevoir une succession de termes, mais encore de les aligner ensemble après les avoir distingués ; en un mot, j’ai déjà l’idée d’espace. L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l’espace, et ne saurait être employée à le définir.
Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer, puisqu’il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle pour lui la forme d’une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu’il pût s’élever en quelque sorte au-dessus de la ligne qu’il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par là même il formerait l’idée d’espace, et c’est dans l’espace qu’il verrait se dérouler les changements qu’il subit, non dans la pure durée. Nous touchons ici du doigt l’erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme chose analogue à l’espace, mais de nature plus simple. Ils se plaisent à juxtaposer les états psychologiques, à en former une chaîne ou une ligne, et ne s’imaginent point faire intervenir dans cette opération l’idée d’espace proprement dite, l’idée d’espace dans sa totalité, parce que l’espace est un milieu à trois dimensions. Mais qui ne voit que, pour apercevoir une ligne sous forme de ligne, il faut se placer en dehors d’elle, se rendre compte du vide qui l’entoure, et penser par conséquent un espace à trois dimensions ? Si notre point conscient A n’a pas encore l’idée d’espace — et c’est bien dans cette hypothèse que nous devons nous placer — la succession des états par lesquels il passe ne saurait revêtir pour lui la forme d’une ligne ; mais ses sensations s’ajouteront dynamiquement les unes aux autres, et s’organiseront entre elles comme font les notes successives d’une mélodie par laquelle nous nous laissons bercer. Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure. Mais nous n’insisterons pas, pour le moment, sur ce point : qu’il nous suffise d’avoir montré que, dès l’instant où l’on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l’espace.
Il est vrai que nous comptons les moments successifs de la durée, et que, par ses rapports avec le nombre, le temps nous apparaît d’abord comme une grandeur mesurable, tout à fait analogue à l’espace. Mais il y a ici une importante distinction à faire. Je dis par exemple qu’une minute vient de s’écouler, et j’entends par là qu’un pendule, battant la seconde, a exécuté soixante oscillations. Si je me représente ces soixante oscillations tout d’un coup et par une seule aperception de l’esprit, j’exclus par hypothèse l’idée d’une succession : je pense, non à soixante battements qui se succèdent, mais à soixante points d’une ligne fixe, dont chacun symbolise, pour ainsi dire, une oscillation du pendule. — Si, d’autre part, je veux me représenter ces soixante oscillations successivement, mais sans rien changer à leur mode de production dans l’espace, je devrai penser à chaque oscillation en excluant le souvenir de la précédente, car l’espace n’en a conservé aucune trace : mais par là même je me condamnerai à demeurer sans cesse dans le présent ; je renoncerai à penser une succession ou une durée. Que si enfin je conserve, joint à l’image de l’oscillation présente, le souvenir de l’oscillation qui la précédait, il arrivera de deux choses l’une : ou je juxtaposerai les deux images, et nous retombons alors sur notre première hypothèse ; ou je les apercevrai l’une dans l’autre, se pénétrant et s’organisant entre elles comme les notes d’une mélodie, de manière à former ce que nous appellerons une multiplicité indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre : j’obtiendrai ainsi l’image de la durée pure, mais aussi je me serai entièrement dégagé de l’idée d’un milieu homogène ou d’une quantité mesurable. En interrogeant soigneusement la conscience, on reconnaîtra qu’elle procède ainsi toutes les fois qu’elle s’abstient de représenter la durée symboliquement. Quand les oscillations régulières du balancier nous invitent au sommeil, est-ce le dernier son entendu, le dernier mouvement perçu qui produit cet effet ? Non, sans doute, car on ne comprendrait pas pourquoi le premier n’eût point agi de même. Est-ce, juxtaposé au dernier son ou au dernier mouvement, le souvenir de ceux qui précèdent ? Mais ce même souvenir, se juxtaposant plus tard à un son ou à un mouvement unique, demeurera inefficace. Il faut donc admettre que les sons se composaient entre eux, et agissaient, non pas par leur quantité en tant que quantité, mais par la qualité que leur quantité présentait, c’est-à-dire par l’organisation rythmique de leur ensemble. Comprendrait-on autrement l’effet d’une excitation faible et continue ? Si la sensation restait identique à elle-même, elle demeurerait indéfiniment faible, indéfiniment supportable. Mais la vérité est que chaque surcroît d’excitation s’organise avec les excitations précédentes, et que l’ensemble nous fait l’effet d’une phrase musicale qui serait toujours sur le point de finir et sans cesse se modifierait dans sa totalité par l’addition de quelque note nouvelle. Si nous affirmons que c’est toujours la même sensation, c’est que nous songeons, non à la sensation même, mais à sa cause objective, située dans l’espace. Nous la déployons alors dans l’espace à son tour, et au lieu d’un organisme qui se développe, au lieu de modifications qui se pénètrent les unes les autres, nous apercevons une même sensation s’étendant en longueur, pour ainsi dire, et se juxtaposant indéfiniment à elle-même. La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s’appeler des grandeurs ; à vrai dire, ce n’est pas une quantité, et dès qu’on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace.
Mais nous éprouvons une incroyable difficulté à nous représenter la durée dans sa pureté originelle ; et cela tient, sans doute, à ce que nous ne durons pas seuls : les choses extérieures, semble-t-il, durent comme nous, et le temps, envisagé de ce dernier point de vue, a tout l’air d’un milieu homogène. Non seulement les moments de cette durée paraissent extérieurs les uns aux autres, comme le seraient des corps dans l’espace, mais le mouvement perçu par nos sens est le signe en quelque sorte palpable d’une durée homogène et mesurable. Bien plus, le temps entre dans les formules de la mécanique, dans les calculs de l’astronome et même du physicien, sous forme de quantité. On mesure la vitesse d’un mouvement, ce qui implique que le temps lui aussi, est une grandeur. L’analyse même que nous venons de tenter demande à être complétée, car si la durée proprement dite ne se mesure pas, qu’est-ce donc que les oscillations du pendule mesurent ? À la rigueur, on admettra que la durée interne, perçue par la conscience, se confonde avec l’emboîtement des faits de conscience les uns dans les autres, avec l’enrichissement graduel du moi ; mais le temps que l’astronome introduit dans ses formules, le temps que nos horloges divisent en parcelles égales, ce temps-là, dira-t-on, est autre chose ; c’est une grandeur mesurable, et par conséquent homogène. — Il n’en est rien cependant, et un examen attentif dissipera cette dernière illusion.
Quand je suis des yeux, sur le cadran d’une horloge, le mouvement de l’aiguille qui correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le croire ; je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie. C’est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j’appelle les oscillations passées du pendule, en même temps que je perçois l’oscillation actuelle. Or, supprimons pour un instant le moi qui pense ces oscillations du pendule, une seule position même de ce pendule, point de durée par conséquent. Supprimons, d’autre part, le pendule et ses oscillations ; il n’y aura plus que la durée hétérogène du moi, sans moments extérieurs les uns aux autres, sans rapport avec le nombre. Ainsi, dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque ; en dehors du moi, extériorité réciproque sans succession : extériorité réciproque, puisque l’oscillation présente est radicalement distincte de l’oscillation antérieure qui n’est plus ; mais absence de succession, puisque la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé et juxtapose les deux oscillations ou leurs symboles dans un espace auxiliaire. — Or, entre cette succession sans extériorité et cette extériorité sans succession une espèce d’échange se produit, assez analogue à ce que les physiciens appellent un phénomène d’endosmose. Comme les phases successives de notre vie consciente, qui se pénètrent cependant les unes les autres, correspondent chacune à une oscillation du pendule qui lui est simultanée, comme d’autre part ces oscillations sont nettement distinctes, puisque l’une n’est plus quand l’autre se produit, nous contractons l’habitude d’établir la même distinction entre les moments successifs de notre vie consciente : les oscillations du balancier la décomposent, pour ainsi dire, en parties extérieures les unes aux autres. De là l’idée erronée d’une durée interne homogène, analogue à l’espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer. Mais, d’autre part, les oscillations pendulaires, qui ne sont distinctes que parce que l’une s’est évanouie quand l’autre paraît, bénéficient en quelque sorte de l’influence qu’elles ont ainsi exercée sur notre vie consciente. Grâce au souvenir que notre conscience a organisé de leur ensemble, elles se conservent, puis elles s’alignent : bref, nous créons pour elles une quatrième dimension de l’espace, que nous appelons le temps homogène, et qui permet au mouvement pendulaire, quoique se produisant sur place, de se juxtaposer indéfiniment à lui-même. — Que si maintenant nous essayons, dans ce processus très complexe, de faire la part exacte du réel et de l’imaginaire, voici ce que nous trouvons. Il y a un espace réel, sans durée, mais où des phénomènes apparaissent et disparaissent simultanément avec nos états de conscience. Il y a une durée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dont chaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui en est contemporain, et se séparer des autres moments par l’effet de ce rapprochement même. De la comparaison de ces deux réalités naît une représentation symbolique de la durée, tirée de l’espace. La durée prend ainsi la forme illusoire d’un milieu homogène, et le trait d’union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu’on pourrait définir l’intersection du temps avec l’espace.
En soumettant à la même analyse le concept de mouvement, symbole vivant d’une durée en apparence homogène, nous serons amenés à opérer une dissociation du même genre. On dit le plus souvent qu’un mouvement a lieu dans l’espace, et quand on déclare le mouvement homogène et divisible, c’est à l’espace parcouru que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec le mouvement lui-même. Or, en y réfléchissant davantage, on verra que les positions successives du mobile occupent bien en effet de l’espace, mais que l’opération par laquelle il passe d’une position à l’autre, opération qui occupe de la durée et qui n’a de réalité que pour un spectateur conscient, échappe à l’espace. Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu. Il n’y a dans l’espace que des parties d’espace, et en quelque point de l’espace que l’on considère le mobile, on n’obtiendra qu’une position. Si la conscience perçoit autre chose que des positions, c’est qu’elle se remémore les positions successives et en fait la synthèse. Mais comment opère-t-elle une synthèse de ce genre ? Ce ne peut être par un nouveau déploiement de ces mêmes positions dans un milieu homogène, car une nouvelle synthèse deviendrait nécessaire pour relier les positions entre elles, et ainsi de suite indéfiniment. Force est donc bien d’admettre qu’il y a ici une synthèse pour ainsi dire qualitative, une organisation graduelle de nos sensations successives les unes avec les autres, une unité analogue à celle d’une phrase mélodique. Telle est précisément l’idée que nous nous faisons du mouvement quand nous pensons à lui seul, quand, nous extrayons de ce mouvement, en quelque sorte, la mobilité. Il suffira, pour s’en convaincre, de penser à ce qu’on éprouve en apercevant tout à coup une étoile filante, dans ce mouvement d’une extrême rapidité, la dissociation s’opère d’elle-même entre l’espace parcouru, qui nous apparaît sous forme d’une ligne de feu, et la sensation absolument indivisible de mouvement ou de mobilité. Un geste rapide qu’on accomplit les yeux fermés se présentera à la conscience sous forme de sensation purement qualitative, tant qu’on n’aura pas songé à l’espace parcouru. Bref, il y a deux éléments à distinguer dans le mouvement, l’espace parcouru et l’acte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthèse de ces positions. Le premier de ces éléments est une quantité homogène ; le second n’a de réalité que dans notre conscience ; c’est, comme on voudra, une qualité ou une intensité. Mais ici encore un phénomène d’endosmose se produit, un mélange entre la sensation purement intensive de mobilité et la représentation extensive d’espace parcouru. D’une part, en effet, nous attribuons au mouvement la divisibilité même de l’espace qu’il parcourt, oubliant qu’on peut bien diviser une chose, mais non pas un acte ; — et d’autre part nous nous habituons à projeter cet acte lui-même dans l’espace, à l’appliquer le long de la ligne que le mobile parcourt, à le solidifier, en un mot : comme si cette localisation d’un progrès dans l’espace ne revenait pas à affirmer que, même en dehors de la conscience, le passé coexiste avec le présent ! — De cette confusion entre le mouvement et l’espace parcouru par le mobile sont nés, à notre avis, les sophismes de l’école d’Élée ; car l’intervalle qui sépare deux points est divisible infiniment, et si le mouvement était composé de parties comme celles de l’intervalle lui-même, jamais l’intervalle ne serait franchi. Mais la vérité est que chacun des pas d’Achille est un acte simple, indivisible, et qu’après un nombre donné de ces actes, Achille aura dépassé la tortue. L’illusion des Éléates vient de ce qu’ils identifient cette série d’actes indivisibles et sui generis avec l’espace homogène qui les sous-tend. Comme cet espace peut être divisé et recomposé selon une loi quelconque, ils se croient autorisés à reconstituer le mouvement total d’Achille, non plus avec des pas d’Achille, mais avec des pas de tortue : à Achille poursuivant la tortue ils substituent en réalité deux tortues réglées l’une sur l’autre, deux tortues qui se condamnent à faire le même genre de pas ou d’actes simultanés, de manière à ne s’atteindre jamais. Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvements, et des grandeurs différentes en tant qu’espace : de sorte que l’addition ne tardera pas à donner, pour l’espace parcouru par Achille, une longueur supérieure à la somme de l’espace parcouru par la tortue et de l’avance qu’elle avait sur lui. C’est de quoi Zénon ne tient nul compte quand il recompose le mouvement d’Achille selon la même loi que le mouvement de la tortue, oubliant que l’espace seul se prête à un mode de décomposition et de recomposition arbitraire, et confondant ainsi espace et mouvement. — Nous ne croyons donc pas nécessaire d’admettre, même après la fine et profonde analyse d’un penseur de notre temps 27, que la rencontre des deux mobiles implique un écart entre le mouvement réel et le mouvement imaginé, entre l’espace en soi et l’espace indéfiniment divisible, entre le temps concret et le temps abstrait. Pourquoi recourir à une hypothèse métaphysique, si ingénieuse soit-elle, sur la nature de l’espace, du temps et du mouvement, alors que l’intuition immédiate nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l’espace ? Point n’est besoin de supposer une limite à la divisibilité de l’espace concret ; on peut le laisser infiniment divisible, pourvu qu’on établisse une distinction entre les positions simultanées des deux mobiles, lesquelles sont en effet dans l’espace, et leurs mouvements, qui ne sauraient occuper d’espace, étant durée plutôt qu’étendue, qualité et non pas quantité. Mesurer la vitesse d’un mouvement, comme nous allons voir, c’est simplement constater une simultanéité ; introduire cette vitesse dans les calculs, c’est user d’un moyen commode pour prévoir une simultanéité. Aussi la mathématique reste-t-elle dans son rôle tant qu’elle s’occupe de déterminer les positions simultanées d’Achille et de la tortue à un moment donné, ou lorsqu’elle admet a priori la rencontre des deux mobiles en un point X, rencontre qui est elle-même une simultanéité. Mais elle dépasse ce rôle quand elle prétend reconstituer ce qui a lieu dans l’intervalle de deux simultanéités ; ou du moins, elle est fatalement amenée, même alors, à considérer des simultanéités encore, des simultanéités nouvelles, dont le nombre indéfiniment croissant devrait l’avertir qu’on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l’espace. Bref, de même que dans la durée il n’y a d’homogène que ce qui ne dure pas, c’est-à-dire l’espace, où s’alignent les simultanéités, ainsi l’élément homogène du mouvement est ce qui lui appartient le moins, l’espace parcouru, c’est-à-dire l’immobilité.
Or, précisément pour cette raison, la science n’opère sur le temps et le mouvement qu’à la condition d’en éliminer d’abord l’élément essentiel et qualitatif — du temps la durée, et du mouvement la mobilité. C’est de quoi l’on se convaincrait sans peine en examinant le rôle des considérations de temps, de mouvement et de vitesse en astronomie et en mécanique.
Les traités de mécanique ont soin d’annoncer qu’ils ne définiront pas la durée elle-même, mais l’égalité de deux durées : « Deux intervalles de temps sont égaux, disent-ils, lorsque deux corps identiques, placés dans des circonstances identiques au commencement de chacun de ces intervalles, et soumis aux mêmes actions et influences de toute espèce, auront parcouru le même espace à la fin de ces intervalles. » En d’autres termes, nous noterons l’instant précis où le mouvement commence, c’est-à-dire la simultanéité d’un changement extérieur avec un de nos états psychiques ; nous noterons le moment où le mouvement finit, c’est-à-dire une simultanéité encore ; enfin nous mesurerons l’espace parcouru, la seule chose qui soit en effet mesurable. Il n’est donc pas question ici de durée, mais seulement d’espace et de simultanéités. Annoncer qu’un phénomène se produira au bout d’un temps t, c’est dire que la conscience notera d’ici là un nombre t de simultanéités d’un certain genre. Et il ne faudrait pas que les termes « d’ici là » nous fissent illusion, car l’intervalle de durée n’existe que pour nous, et à cause de la pénétration mutuelle de nos états de conscience. En dehors de nous, on ne trouverait que de l’espace, et par conséquent des simultanéités, dont on ne peut même pas dire qu’elles soient objectivement successives, puisque toute succession se pense par la comparaison du présent au passé. — Ce qui prouve bien que l’intervalle de durée lui-même ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de ce changement, mais il n’y paraîtrait pas en dehors d’elle, puisque le même nombre de simultanéités se produirait encore dans l’espace. Nous verrons plus loin que lorsque l’astronome prédit une éclipse, par exemple, il se livre précisément à une opération de ce genre : il réduit infiniment les intervalles de durée, lesquels ne comptent pas pour la science, et aperçoit ainsi dans un temps très court — quelques secondes tout au plus — une succession de simultanéités qui occupera plusieurs siècles pour la conscience concrète, obligée d’en vivre les intervalles.
On aboutira à la même conclusion en analysant directement la notion de vitesse. La mécanique obtient cette notion par l’intermédiaire d’une série d’idées dont on retrouvera sans peine la filiation. Elle construit d’abord l’idée de mouvement uniforme en se représentant d’une part la trajectoire AB d’un certain mobile, et d’autre part un phénomène physique qui se répète indéfiniment dans des conditions identiques, par exemple la chute d’une pierre tombant toujours de la même hauteur au même endroit. Si l’on note sur la trajectoire AB les points M, N, P, …, atteints par le mobile à chacun des moments où la pierre touche le sol, et que les intervalles AM, MN, NP, …, soient reconnus égaux entre eux, on dira que le mouvement est uniforme : et l’on appellera vitesse du mobile l’un quelconque de ces intervalles, pourvu que l’on convienne d’adopter pour unité de durée le phénomène physique que l’on a choisi comme terme de comparaison. On définit donc la vitesse d’un mouvement uniforme sans faire appel à d’autres notions que celles d’espace et de simultanéité. — Reste le mouvement varié, celui dont les éléments AM, MN, NP, …, ont été reconnus inégaux entre eux. Pour définir la vitesse du mobile A au point M, il suffira d’imaginer un nombre indéfini de mobiles A₁, A₂, A₃, … tous animés de mouvements uniformes, et dont les vitesses v₁, v₂ v₃, …, disposées en ordre croissant par exemple, correspondent à toutes les grandeurs possibles. Considérons alors, sur la trajectoire du mobile A, deux points M′ et M“ situés de part et d’autre du point M, mais très rapprochés de lui. En même temps que ce mobile atteint les points M′, M, M“, les autres mobiles parviennent sur leurs trajectoires respectives à des points M′₁, M₁ M″₁, M′₂ M₂, M″₂, …, etc. ; et il existe nécessairement deux mobiles AkAp tels qu’on ait d’une part M′ M = M′hMk et d’autre part MM′ = Mp M′p“. On conviendra alors de dire que la vitesse du mobile A au point M est comprise entre vk et vp. Mais rien n’empêche de supposer les points M′ et M″ plus rapprochés encore du point M, et l’on conçoit qu’il faille alors remplacer vk et vp par deux nouvelles vitesses vj et vn, l’une supérieure à vh, l’autre inférieure à vp. Et à mesure que l’on fera décroître les deux intervalles M′ M et MM”, à mesure aussi diminuera la différence entre les deux vitesses des mouvements uniformes correspondants. Or, les deux intervalles pouvant décroître jusqu’à zéro, il existe évidemment entre vj et vn une certaine vitesse vm telle que la différence entre cette vitesse et vh, vj, …, d’une part, vp, vn, … de l’autre, puisse devenir plus petit que toute quantité donnée. C’est cette limite commune vm qu’on appellera vitesse du mobile A au point M. — Or, dans cette analyse du mouvement varié, comme dans celle du mouvement uniforme, il n’est question que d’espaces une fois parcourus, et de positions simultanées une fois atteintes. Nous étions donc fondés à dire que si la mécanique ne retient du temps que la simultanéité, elle ne retient du mouvement lui-même que l’immobilité.
On eût prévu ce résultat en remarquant que la mécanique opère nécessairement sur des équations, et qu’une équation algébrique exprime toujours un fait accompli. Or il est de l’essence même de la durée et du mouvement, tels qu’ils apparaissent à notre conscience, d’être sans cesse en voie de formation : aussi l’algèbre pourra-t-elle traduire les résultats acquis en un certain moment de la durée et les positions prises par un certain mobile dans l’espace, mais non pas la durée et le mouvement eux-mêmes. En vain on augmentera le nombre des simultanéités et des positions que l’on considère, par l’hypothèse d’intervalles très petits ; en vain même, pour marquer la possibilité d’accroître indéfiniment le nombre de ces intervalles de durée, on remplacera la notion de différence par celle de différentielle : c’est toujours à une extrémité de l’intervalle que la mathématique se place, si petit qu’elle le conçoive. Quant à l’intervalle lui-même, quant à la durée et au mouvement, en un mot, ils restent nécessairement en dehors de l’équation. C’est que la durée et le mouvement sont des synthèses mentales, et non pas des choses ; c’est que, si le mobile occupe tour à tour les points d’une ligne, le mouvement n’a rien de commun avec cette ligne même ; c’est enfin que, si les positions occupées par le mobile varient avec les différents moments de la durée, s’il crée même des moments distincts par cela seul qu’il occupe des positions différentes, la durée proprement dite n’a pas de moments identiques ni extérieurs les uns aux autres, étant essentiellement hétérogène à elle-même, indistincte, et sans analogie avec le nombre.
Il résulte de cette analyse que l’espace seul est homogène, que les choses situées dans l’espace constituent une multiplicité distincte, et que toute multiplicité distincte s’obtient par un déroulement dans l’espace. Il en résulte également qu’il n’y a dans l’espace ni durée ni même succession, au sens où la conscience prend ces mots : chacun des états dits successifs du monde extérieur existe seul, et leur multiplicité n’a de réalité que pour une conscience capable de les conserver d’abord, de les juxtaposer ensuite en les extériorisant les uns par rapport aux autres. Si elle les conserve, c’est parce que ces divers états du monde extérieur donnent lieu à des faits de conscience qui se pénètrent, s’organisent insensiblement ensemble, et lient le passé au présent par l’effet de cette solidarité même. Si elle les extériorise les uns par rapport aux autres, c’est parce que, songeant ensuite à leur distinction radicale (l’un ayant cessé d’être quand l’autre paraît), elle les aperçoit sous forme de multiplicité distincte ; ce qui revient à les aligner ensemble dans l’espace où chacun d’eux existait séparément. L’espace employé à cet usage est précisément ce qu’on appelle le temps homogène.
Mais une autre conclusion se dégage de cette analyse c’est que la multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre. Il y aurait là, disions-nous, une multiplicité qualitative. Bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, l’une qualitative et l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre. Tantôt cette multiplicité, cette distinction, cette hétérogénéité ne contiennent le nombre qu’en puissance, comme dirait Aristote ; c’est que la conscience opère une discrimination qualitative sans aucune arrière-pensée de compter les qualités ou même d’en faire plusieurs ; il y a bien alors multiplicité sans quantité. Tantôt, au contraire, il s’agit d’une multiplicité de termes qui se comptent ou que l’on conçoit comme pouvant se compter ; mais on pense alors à la possibilité de les extérioriser les uns par rapport aux autres ; on les développe dans l’espace. Malheureusement, nous sommes si habitués à éclaircir l’un par l’autre ces deux sens du même mot, à les apercevoir même l’un dans l’autre, que nous éprouvons une incroyable difficulté à les distinguer, ou tout au moins à exprimer cette distinction par le langage. Ainsi, nous disions que plusieurs états de conscience s’organisent entre eux, se pénètrent, s’enrichissent de plus en plus, et pourraient donner ainsi, à un moi ignorant de l’espace, le sentiment de la durée pure ; mais déjà, pour employer le mot « plusieurs », nous avions isolé ces états les uns des autres, nous les avions extériorisés les uns par rapport aux autres, nous les avions juxtaposés, en un mot ; et nous trahissions ainsi, par l’expression même à laquelle nous étions obligés de recourir, l’habitude profondément enracinée de développer le temps dans l’espace. C’est à l’image de ce développement une fois effectué que nous empruntons nécessairement les termes destinés à rendre l’état d’une âme qui ne l’aurait point effectué encore : ces termes sont donc entachés d’un vice originel, et la représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace, quoique claire pour une pensée qui rentre en elle-même et s’abstrait, ne saurait se traduire dans la langue du sens commun. Et pourtant nous ne pouvons former l’idée même de multiplicité distincte sans considérer parallèlement ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative. Quand nous comptons explicitement des unités en les alignant dans l’espace, n’est-il pas vrai qu’a côté de cette addition dont les termes identiques se dessinent sur un fond homogène, il se poursuit, dans les profondeurs de l’âme, une organisation de ces unités les unes avec les autres, processus tout dynamique, assez analogue à la représentation purement qualitative qu’une enclume sensible aurait du nombre croissant des coups de marteau ? En ce sens, on pourrait presque dire que les nombres d’un usage journalier ont chacun leur équivalent émotionnel. Les marchands le savent bien, et au lieu d’indiquer le prix d’un objet par un nombre rond de francs, ils marqueront le chiffre immédiatement inférieur, quittes à intercaler ensuite un nombre suffisant de centimes. Bref, le processus par lequel nous comptons des unités et en formons une multiplicité distincte présente un double aspect : d’un côté nous les supposons identiques, ce qui ne se peut concevoir qu’à la condition que ces unités s’alignent dans un milieu homogène ; mais d’autre part la troisième unité, par exemple, en s’ajoutant aux deux autres, modifie la nature, l’aspect, et comme le rythme de l’ensemble : sans cette pénétration mutuelle et ce progrès en quelque sorte qualitatif, il n’y aurait pas d’addition possible. — C’est donc grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité, sans qualité.
Il devient dès lors évident qu’en dehors de toute représentation symbolique le temps ne prendra jamais pour notre conscience l’aspect d’un milieu homogène, où les termes d’une succession s’extériorisent les uns par rapport aux autres. Mais nous arrivons naturellement à cette représentation symbolique par ce seul fait que, dans une série de termes identiques, chaque terme prend pour notre conscience un double aspect : l’un toujours identique à lui-même, puisque nous songeons à l’identité de l’objet extérieur, l’autre spécifique, parce que l’addition de ce terme provoque une nouvelle organisation de l’ensemble. De là la possibilité de déployer dans l’espace, sous forme de multiplicité numérique, ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative, et de considérer l’une comme l’équivalent de l’autre. Or, nulle part ce double processus ne s’accomplit aussi facilement que dans la perception du phénomène extérieur, inconnaissable en soi, qui prend pour nous la forme du mouvement. Ici nous avons bien une série de termes identiques entre eux, puisque c’est toujours le même mobile ; mais d’autre part la synthèse opérée par notre conscience entre la position actuelle et ce que notre mémoire appelle les positions antérieures fait que ces images se pénètrent, se complètent et se continuent en quelque sorte les unes les autres. C’est donc par l’intermédiaire du mouvement surtout que la durée prend la forme d’un milieu homogène, et que le temps se projette dans l’espace. Mais, à défaut du mouvement, toute répétition d’un phénomène extérieur bien déterminé eût suggéré à la conscience le même mode de représentation. Ainsi, quand nous entendons une série de coups de marteau, les sons forment une mélodie indivisible en tant que sensations pures, et donnent encore lieu à ce que nous avons appelé un progrès dynamique : mais sachant que la même cause objective agit, nous découpons ce progrès en phases que nous considérons alors comme identiques ; et cette multiplicité de termes identiques ne pouvant plus se concevoir que par déploiement dans l’espace, nous aboutissons encore nécessairement à l’idée d’un temps homogène, image symbolique de la durée réelle. En un mot, notre moi touche au monde extérieur par sa surface ; nos sensations successives, bien que se fondant les unes dans les autres, retiennent quelque chose de l’extériorité réciproque qui en caractérise objectivement les causes ; et c’est pourquoi notre vie psychologique superficielle se déroule dans un milieu homogène sans que ce mode de représentation nous coûte un grand effort. Mais le caractère symbolique de cette représentation devient de plus en plus frappant à mesure que nous pénétrons davantage dans les profondeurs de la conscience : le moi intérieur, celui qui sent et se passionne, celui qui délibère et se décide, est une force dont les états et modifications se pénètrent intimement, et subissent une altération profonde dès qu’on les sépare les uns des autres pour les dérouler dans l’espace. Mais comme ce moi plus profond ne fait qu’une seule et même personne avec le moi superficiel, ils paraissent nécessairement durer de la même manière. Et comme la représentation constante d’un phénomène objectif identique qui se répète découpe notre vie psychique superficielle en parties extérieures les unes aux autres, les moments ainsi déterminés déterminent à leur tour des segments distincts dans le progrès dynamique et indivisé de nos états de conscience plus personnels. Ainsi se répercute, ainsi se propage jusque dans les profondeurs de la conscience cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l’espace homogène assure aux objets matériels : petit à petit, nos sensations se détachent les unes des autres comme les causes externes qui leur donnèrent naissance, et les sentiments ou idées comme les sensations dont ils sont contemporains. — Ce qui prouve bien que notre conception ordinaire de la durée tient à une invasion graduelle de l’espace dans le domaine de la conscience pure, c’est que, pour enlever au moi la faculté de percevoir un temps homogène, il suffit d’en détacher cette couche plus superficielle de faits psychiques qu’il utilise comme régulateurs. Le rêve nous place précisément dans ces conditions ; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de communication entre le moi et les choses extérieures. Nous ne mesurons plus alors la durée, mais nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ; l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait plus ; mais elle cède la place à un instinct confus, capable, comme tous les instincts, de commettre des méprises grossières et parfois aussi de procéder avec une extraordinaire sûreté. Même à l’état de veille, l’expérience journalière devrait nous apprendre à faire la différence entre la durée-qualité, celle que la conscience atteint immédiatement, celle que l’animal perçoit probablement, et le temps pour ainsi dire matérialisé, le temps devenu quantité par un développement dans l’espace. Au moment où j’écris ces lignes, l’heure sonne à une horloge voisine ; mais mon oreille distraite ne s’en aperçoit que lorsque plusieurs coups se sont déjà fait entendre ; je ne les ai donc pas comptés. Et néanmoins, il me suffit d’un effort d’attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés, et les ajouter à ceux que j’entends. Si, rentrant en moi-même, je m’interroge alors soigneusement sur ce qui vient de se passer, je m’aperçois que les quatre premiers sons avaient frappé mon oreille et même ému ma conscience, mais que les sensations produites par chacun d’eux, au lieu de se juxtaposer, s’étaient fondues les unes dans les autres de manière à douer l’ensemble d’un aspect propre, de manière à en faire une espèce de phrase musicale. Pour évaluer rétrospectivement le nombre des coups sonnés, j’ai essayé de reconstituer cette phrase par la pensée ; mon imagination a frappé un coup, puis deux, puis trois, et tant qu’elle n’est pas arrivée au nombre exact quatre, la sensibilité, consultée, a répondu que l’effet total différait qualitativement. Elle avait donc constaté à sa manière la succession des quatre coups frappés, mais tout autrement que par une addition, et sans faire intervenir l’image d’une juxtaposition de termes distincts. Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue. — Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent ; au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative ; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental.
Pour retrouver ce moi fondamental, tel qu’une conscience inaltérée l’apercevrait, un effort vigoureux d’analyse est nécessaire, par lequel on isolera les faits psychologiques internes et vivants de leur image d’abord réfractée, ensuite solidifiée dans l’espace homogène. En d’autres termes, nos perceptions, sensations, émotions et idées se présentent sous un double aspect : l’un net, précis, mais impersonnel ; l’autre confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l’adapter à sa forme banale sans le faire tomber dans le domaine commun. Si nous aboutissons à distinguer deux formes de la multiplicité, deux formes de la durée, il est évident que chacun des faits de conscience, pris à part, devra revêtir un aspect différent selon qu’on le considère au sein d’une multiplicité distincte ou d’une multiplicité confuse, dans le temps-qualité où il se produit, ou dans le temps-quantité où il se projette.
Quand je me promène pour la première fois, par exemple, dans une ville où je séjournerai, les choses qui m’entourent produisent en même temps sur moi une impression qui est destinée à durer, et une impression qui se modifiera sans cesse. Tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine aussi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière. Pourtant, si je me reporte, au bout d’un assez long temps, à l’impression que j’éprouvai pendant les premières années, je m’étonne du changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable, qui s’est accompli en elle. Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m’emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n’est pas là illusion pure ; car si l’impression d’aujourd’hui était absolument identique à celle d’hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ? Pourtant cette différence échappe à l’attention de la plupart ; on ne s’en apercevra guère qu’à la condition d’en être averti, et de s’interroger alors scrupuleusement soi-même. La raison en est que notre vie extérieure et pour ainsi dire sociale a plus d’importance pratique pour nous que notre existence intérieure et individuelle. Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. De même que la durée fuyante de notre moi se fixe par sa projection dans l’espace homogène, ainsi nos impressions sans cesse changeantes, s’enroulant autour de l’objet extérieur qui en est cause, en adoptent les contours précis et l’immobilité.
Nos sensations simples, considérées à l’état naturel, offriraient moins de consistance encore. Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.
Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu’on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace ?
Tout à l’heure chacun d’eux empruntait une indéfinissable coloration au milieu où il était placé : le voici décoloré, et tout prêt à recevoir un nom. Le sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse ; sinon, on ne comprendrait pas qu’il nous acheminât peu à peu à une résolution : notre résolution serait immédiatement prise. Mais il vit parce que la durée où il se développe est une durée dont les moments se pénètrent : en séparant ces moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l’espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. Nous voici donc en présence de l’ombre de nous-mêmes : nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. Et c’est pourquoi nous raisonnons sur ces états et leur appliquons notre logique simple : les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour : seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes.
Nous éprouverions une surprise du même genre si, brisant les cadres du langage, nous nous efforcions de saisir nos idées elles-mêmes à l’état naturel, et telles que notre conscience, délivrée de l’obsession de l’espace, les apercevrait. Cette dissociation des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction, est trop commode pour que nous nous en passions dans la vie ordinaire et même dans la discussion philosophique. Mais lorsque nous nous figurons que les éléments dissociés sont précisément ceux qui entraient dans la contexture de l’idée concrète, lorsque, substituant à la pénétration des termes réels la juxtaposition de leurs symboles, nous prétendons reconstituer de la durée avec de l’espace, nous tombons inévitablement dans les erreurs de l’associationnisme. Nous n’insisterons pas sur ce dernier point, qui sera l’objet d’un examen approfondi dans le chapitre suivant. Qu’il nous suffise de dire que l’ardeur irréfléchie avec laquelle nous prenons parti dans certaines questions prouve assez que notre intelligence a ses instincts : et comment nous représenter ces instincts, sinon par un élan commun à toutes nos idées, c’est-à-dire par leur pénétration mutuelle ? Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont celles dont nous pourrions le plus malaisément rendre compte, et les raisons mêmes par lesquelles nous les justifions sont rarement celles qui nous ont déterminés à les adopter. En un certain sens, nous les avons adoptées sans raison, car ce qui en fait le prix à nos yeux, c’est que leur nuance répond à la coloration commune de toutes nos autres idées, c’est que nous y avons vu, dès l’abord, quelque chose de nous. Aussi ne prennent-elles pas dans notre esprit la forme banale qu’elles revêtiront dès qu’on les en fera sortir pour les exprimer par des mots ; et bien que, chez d’autres esprits, elles portent le même nom, elles ne sont pas du tout la même chose. A vrai dire, chacun d’elles vit à la manière d’une cellule dans un organisme ; tout ce qui modifie l’état général du moi la modifie elle-même. Mais tandis que la cellule occupe un point déterminé de l’organisme, une idée vraiment nôtre remplit notre moi tout entier. Il s’en faut d’ailleurs que toutes nos idées s’incorporent ainsi à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. Nous entendons par là que notre esprit, lorsqu’il les pense, les retrouve toujours dans une espèce d’immobilité, comme si elles lui étaient extérieures. De ce nombre sont les idées que nous recevons toutes faites, et qui demeurent en nous sans jamais s’assimiler à notre substance, ou bien encore les idées que nous avons négligé d’entretenir, et qui se sont desséchées dans l’abandon. Si, à mesure que nous nous éloignons des couches profondes du moi, nos états de conscience tendent de plus en plus à prendre la forme d’une multiplicité numérique et à se déployer dans un espace homogène, c’est précisément parce que ces états de conscience affectent une nature de plus en plus inerte, une forme de plus en plus impersonnelle. Il ne faut donc pas s’étonner si celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins sont adéquatement exprimables par des mots : à celles-là seulement, comme nous verrons, s’applique la théorie associationniste. Extérieures les unes aux autres, elles entretiennent entre elles des rapports où la nature intime de chacune d’elles n’entre pour rien, des rapports qui peuvent se classer : on dira donc qu’elles s’associent par contiguïté, ou par quelque raison logique. Mais si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logiquement contradictoires. Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle.
Ainsi se vérifie, ainsi s’éclaircira par une étude plus approfondie des faits internes, le principe que nous énoncions d’abord : la vie consciente se présente sous un double aspect, selon qu’on l’aperçoit directement ou par réfraction à travers l’espace. — Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds n’ont aucun rapport avec la quantité ; ils sont qualité pure ; ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou plusieurs, ni même les examiner à ce point de vue sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent ainsi est une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique : caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer. Si chacun de nous vivait d’une vie purement individuelle, s’il n’y avait ni société ni langage, notre conscience saisirait-elle sous cette forme indistincte la série des états internes ? Pas tout à fait, sans doute, parce que nous conserverions l’idée d’un espace homogène où les objets se distinguent nettement les uns des autres, et qu’il est trop commode d’aligner dans un pareil milieu, pour les résoudre en termes plus simples, les états en quelque sorte nébuleux qui frappent au premier abord le regard de la conscience. Mais aussi, remarquons-le bien, l’intuition d’un espace homogène est déjà un acheminement à la vie sociale. L’animal ne se représente probablement pas, comme nous, en outre de ses sensations, un monde extérieur bien distinct de lui, qui soit la propriété commune de tous les êtres conscients. La tendance en vertu de laquelle nous nous figurons nettement cette extériorité des choses et cette homogénéité de leur milieu est la même qui nous porte à vivre en commun et à parler. Mais à mesure que se réalisent plus complètement les conditions de la vie sociale, à mesure aussi s’accentue davantage le courant qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors : petit à petit ces états se transforment en objets ou en choses ; ils ne se détachent pas seulement les uns des autres, mais encore de nous. Nous ne les apercevons plus alors que dans le milieu homogène où nous en avons figé l’image et à travers le moi qui leur prête sa banale coloration. Ainsi se forme un second moi qui recouvre le premier, un moi dont l’existence a des moments distincts, dont les états se détachent les uns des autres et s’expriment, sans peine par des mots. Et qu’on ne nous reproche pas ici de dédoubler la personne, d’y introduire sous une autre forme la multiplicité numérique que nous en avions exclue d’abord. C’est le même moi qui aperçoit des états distincts, et qui, fixant ensuite davantage son attention, verra ces états se fondre entre eux comme des aiguilles de neige au contact prolongé de la main Et, à vrai dire, pour la commodité du langage, il a tout intérêt à ne pas rétablir la confusion là où règne l’ordre, et à ne point troubler cet ingénieux arrangement d’états en quelque sorte impersonnels par lequel il a cessé de former « un empire dans un empire ». Une vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés, repondra mieux aux exigences de la vie sociale. Même, une psychologie superficielle pourra se contenter de la décrire sans tomber pour cela dans l’erreur, à condition toutefois de se restreindre à l’étude des faits une fois produits, et d’en négliger le mode de formation. — Mais si, passant de la statique à la dynamique, cette psychologie prétend raisonner sur les faits s’accomplissant comme elle a raisonné sur les faits accomplis, si elle nous présente le moi concret et vivant comme une association de termes qui, distincts les uns des autres, se juxtaposent dans un milieu homogène, elle verra se dresser devant elle d’insurmontables difficultés. Et ces difficultés se multiplieront à mesure qu’elle déploiera de plus grands efforts pour les résoudre, car tous ses efforts ne feront que dégager de mieux en mieux l’absurdité de l’hypothèse fondamentale par laquelle on a déroulé le temps dans l’espace, et placé la succession au sein même de la simultanéité. — Nous allons voir que les contradictions inhérentes aux problèmes de la causalité, de la liberté, de la personnalité en un mot, n’ont pas d’autre origine, et qu’il suffit, pour les écarter, de substituer le moi réel, le moi concret, à sa représentation symbolique.