Le roman populaire1
Peut-on citer, dans la littérature française, des exemples de roman populaire ? Est-il souhaitable que de pareilles tentatives se multiplient, ou bien sont-elles condamnées, par la nature même de leur objet, à n’être que l’expression d’un art inférieur et médiocre ? Telles sont les deux questions que je voudrais traiter.
Je constate d’abord la profonde différence entre le roman populaire, qui serait, par définition, une œuvre d’art destinée à l’éducation du peuple, et le roman-feuilleton, qui n’est pas une œuvre d’art et ne vise qu’à l’amusement. S’ils étaient une seule et même chose, je ne demanderais pas : « Peut-on citer, dans la littérature française, des exemples de roman populaire ? » Car ce ne sont pas les feuilletons qui nous manquent. Nous en avons par milliers. Une foule d’écrivains s’y essayent ; plusieurs y gagnent une fortune, une réputation, on pourrait dire une gloire d’une espèce particulière ; ils voient leur nom et leurs œuvres pénétrer dans des milieux où n’ont jamais pénétré ceux des maîtres de la littérature française ; ils intéressent, ils font pleurer, ils égayent, ils ennuient un peuple entier ; ils sont les vrais créateurs et les vrais soutiens d’une certaine presse, investis d’une puissance plus immédiate sur ses destinées que tous les écrivains politiques, les économistes, les critiques, les reporters et les correspondants de la rédaction, et je me rappelle que l’administrateur général d’un des plus importants petits journaux de Paris me disait que, dans la première semaine après le commencement d’un feuilleton, le tirage du journal montait ou s’abaissait de cinquante mille, de quatre-vingt mille exemplaires par jour, selon que le feuilleton plaisait ou ne plaisait pas.
Il me faut développer sur ce point ma pensée, parce que, si le roman-feuilleton n’est pas le roman populaire, il en tient, il en usurpe la place.
Je viens de dire qu’on ne pouvait le ranger parmi les œuvres d’art. La formule est légèrement excessive. Assurément, il n’arrive à personne de parler de la beauté, de la grandeur d’un feuilleton, de célébrer le style de Ponson du Terrail, l’harmonie des périodes chez Xavier de Montépin, de rechercher, parmi les génies grecs, latins ou français, la filiation littéraire de M. Gaboriau. Mais la condamnation prononcée, au nom de l’art, contre ces écrivains et leur nombreuse famille m’a toujours semblé trop absolue. On peut ne pas les lire, c’est même un droit : il ne faut pas les calomnier. Ils ne sont pas des artistes complets, cela n’est pas douteux ; ils ne comptent guère plus dans la littérature que les ménétriers ne font figure dans la musique. Cependant les ménétriers savent faire danser les foules, et tout le monde n’en sait pas faire autant.
Lorsque de nombreux esprits sont captivés et retenus par un récit, au lieu de s’étonner et de rire de la banalité de l’histoire et de la simplicité des lecteurs, il vaut mieux chercher, comme une leçon, le mérite de l’écrivain. Il y en a toujours un. Les feuilletonistes ont, presque tous, un sens exact du mouvement dramatique ; une science de l’horrible et du terrifiant ; une adresse à démêler les écheveaux ; une habileté à laisser pour morts, sur le champ de bataille de l’action, des héros qui ressuscitent pour de longues destinées ; un doigté dans l’usage du point de suspension ; une fidélité au type honorable des bonnes mères, des petites ouvrières laborieuses et des amours éternelles, qui ne sont pas des qualités si méprisables qu’on le croit. Quelques-uns s’élèvent même jusqu’à la composition et jusqu’aux premiers éléments de la psychologie, à ce point qu’on peut distinguer dans leurs œuvres le marquis d’avec le baron, le financier d’avec le traître, le charretier d’avec le chemineau, à d’autres signes que la coupe de l’habit et que le rappel des caractères physiques. Peut-on en dire autant de tous ceux, sans exception, qui passent pour écrivains et sont comptés dans la « littérature » ?
Non, le moindre défaut du roman-feuilleton est peut-être de manquer d’art. C’est pour une autre raison surtout qu’il ne saurait remplir le rôle de roman populaire et qu’il usurpe, en ce moment, la place qu’il détient.
Il exerce, en effet, une véritable et enviable puissance.
Qui n’a suivi parfois un de ces crieurs qui vont, le long des rues de faubourgs, portant en bandoulière un sac plein de journaux et de livraisons à bon marché ? L’homme ne s’arrête pas. Il va d’un pas rapide, jetant le Petit Journal, le Petit Parisien, la Lanterne, sous la porte d’un client, rattrapé par des gamins ou des femmes en cheveux, qui courent après lui, un sou au bout des doigts, et reviennent lentement vers la maison prochaine, le cou déjà plié et les yeux attentifs à la page imprimée. Il dépasse les derniers alignements des toitures ouvrières et s’enfonce entre les jardins, tantôt clos de murs, tantôt bordés de haies mutilées, région des cultures maraîchères. Et c’est enfin dans la campagne elle-même qu’il s’avance, dans les pays de pâturage et de labour où le bruit du monde, autrefois, s’arrêtait.
Je me souviens qu’un dimanche j’étais monté au sommet d’une colline, d’où la vue s’étendait, presque infinie, sur des terres toutes cultivées où les villages ne semblaient que des points blancs perdus dans la moisson. Les blés, les avoines, les luzernes, fuyaient en nappes voisines, sous le soleil et sous le vent, et disparaissaient à bien des lieues, non pas rompus par un accident de terrain, mais enveloppés et voilés dans la poussière d’or que la lumière et la brume d’été élèvent en couronne à l’horizon des plaines. Et sur deux chemins parallèles qui coupaient la vallée, au bas de la colline, deux hommes passèrent. L’un vendait des journaux et soufflait dans une corne de cuivre, l’autre poussait une de ces petites charrettes que les gens de la profession nomment des « balladeuses », et où il y avait de la mercerie, des bonnets de tulle, des pièces d’étoffe, des miroirs, des lanternes de fer-blanc, et celui-ci, pour appeler ses clients répandus dans l’immensité des blés, portait à ses lèvres, de temps en temps, la pointe d’un grand coquillage rose, qui s’évasait en forme de trompe. Les deux bruits tantôt alternaient et tantôt se mêlaient, l’un aigu, sautillant et moqueur ; l’autre grave et en harmonie avec ce paysage rustique où devait sonner parfois le mugissement d’un taureau. Personne ou presque personne n’achetait au colporteur, représentant attardé d’une industrie qui meurt, et, au contraire, tout le long de la route voisine, les curieux s’approchaient du vendeur de journaux. Ils venaient à l’appel de la corne de cuivre, les gars de ferme, un bâton à la main, des brins d’herbe et de la terre encore attachés à la semelle de leurs souliers du dimanche, ils tendaient le bras par-dessus les épines, ils sautaient les talus ; elles venaient aussi, les filles roses, gardeuses de vaches, hébétées de silence, et même les fermières, un peu honteuses d’être vues et pressées de rentrer à la maison. C’étaient hier et aujourd’hui qui se faisaient concurrence et qui luttaient ensemble. Hier n’avait pas de succès. La foule allait d’elle-même, déjà tout habituée, au marchand de nouvelles fausses et d’idéal frelaté. Je me disais : « Ce qu’ils échangent là contre un sou, ces pauvres, est-ce la paix, est-ce un peu de joie qui dure seulement autant que la fraîcheur d’un bonnet de tulle, est-ce de quoi les rendre meilleurs ? » Et les deux hommes, pendant que je songeais, s’éloignèrent par les deux chemins, et le bruit du cuivre et le mugissement du coquillage, de plus en plus faibles, de moins en moins distincts, moururent, à bout de vol, dans l’espace infini.
Les gens de la ville, employés, ouvriers, petits rentiers et bourgeois, sont plus friands encore de cette littérature, et elle agit davantage sur eux, à cause de la souplesse et de la vivacité plus grande de l’esprit citadin. Renseignez-vous, dans le moindre bureau de tabac, dans le moindre dépôt de journaux, et demandez le nombre de romans illustrés ; le nombre de livraisons dites de luxe qui contiennent les œuvres des prétendus « maîtres du roman » ; le nombre de feuilles quotidiennes à triple feuilleton, qui s’écoulent dans une semaine. C’est un total effrayant.
Ainsi, le roman-feuilleton compose le fonds de lecture, le principal élément de distraction intellectuelle d’une masse énorme d’hommes et de femmes. Et comme cette distraction occupe à peu près tout le loisir que laissent le travail, la promenade et le cabaret, il s’ensuit que c’est l’éducation populaire elle-même, l’instruction des adultes, qui est faite par le roman-feuilleton. S’il n’y avait pas la vie qui fait l’école, à sa manière, et qui détruit souvent la leçon du romancier ; s’il n’y avait pas un peu de catéchisme, dont on se rappelle encore les questions quand les réponses sont oubliées ; s’il ne restait pas, dans l’air et la lumière de ce pays, un peu de sens commun qu’on respire malgré soi, que deviendrait un peuple enseigné de la sorte ? Ce peuple s’emplit l’âme de fables qui n’ont aucun mérite supérieur de beauté, de moralité, de vérité. Et cela est vrai en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, dans presque toute l’Europe. Non seulement il ne s’élève pas par de semblables lectures, mais il y perd le goût de la vie réelle, de celle qu’on ne rêve pas, et qu’on subit. Il n’en voit plus les joies ; il en aperçoit mieux les peines et les inégalités, qu’il exagère ou qu’il ne supporte plus. Les imaginations, exaltées par le conte, tournent en jalousies pratiques et agissantes.
N’est-ce pas de quoi faire pitié, ce désir légitime de savoir qui n’est pas satisfait, ce besoin de culture populaire sans cesse renaissant et sans cesse trompé, ce champ immense et fertile où l’on ne jette que des graines folles ? Je le dis avec une entière conviction : il faudrait avoir du peuple une insultante idée pour se résigner à le laisser indéfiniment victime des lectures qu’on lui sert. Et si l’on répond que ce qu’on lui sert est précisément ce qu’il demande, je répliquerai qu’on n’en sait rien, puisqu’on ne lui offre rien autre chose, et qu’il n’est pas à même de choisir.
Voilà pourquoi le roman-feuilleton ne saurait être confondu avec le roman populaire. Il en est de même du roman naturaliste.
Ici, nous sommes bien en présence d’une œuvre d’art, d’un art à mon avis inférieur, parce qu’il est exceptionnel et fermé, mais qu’on ne peut pas, de bonne foi, ne pas reconnaître. Si j’avais à juger l’école naturaliste française, non dans sa formule, où il entre beaucoup de vérité, non pas même dans l’œuvre de tel ou tel auteur, mais dans l’ensemble des livres qui se réclament du naturalisme, je dirais que son principal défaut littéraire a été de méconnaître la réalité ; je montrerais ce qu’il y a de contraire aux règles de l’observation et de la sincérité, dans le procédé qui consiste à ne peindre de l’homme que les instincts, à supprimer les âmes, à expliquer le monde moral par des causes inégales aux effets, à murer toutes les fenêtres que l’homme, accablé tant qu’on le voudra par la misère, le travail, la maladie, l’influence du milieu, continue et continuera d’ouvrir sur le ciel. Car il y aura toujours de ces fenêtres-là, par où la prière monte et l’espérance descend.
Mais je n’ai pas à faire ici de critique littéraire, et la seule chose que je veuille expliquer, c’est l’impossibilité de faire entrer le roman naturaliste dans le genre que j’ai appelé : le roman populaire. J’en aperçois deux raisons.
L’une a presque un caractère d’évidence. Toute œuvre populaire, et on peut dire toute œuvre de grand art, est une œuvre d’éducation et d’ascension. Elle peut être moralement indifférente, mais elle doit tout au moins récréer les âmes par le spectacle de la beauté, les alléger du fardeau de la vie, être créatrice d’une heure de joie et de repos. Elle remplit toute sa destinée quand elle va au-delà, quand elle élève l’homme, le rend meilleur, le porte à la vaillance, au sacrifice et à Dieu. Jamais elle ne peut tendre légitimement à un abaissement de l’humanité.
Or, il ne me semble pas possible de soutenir que l’œuvre de l’école naturaliste, en général, a relevé le niveau moral du monde, que les âmes y ont pris une force, une pureté, une résolution de patience ou d’énergie sereine et tranquille, la seule qui mène loin. Et cela suffit pour qu’on lui refuse le rôle d’éducatrice.
Il y a une seconde raison. Toute littérature qui voudra mériter le beau nom de populaire, doit être inspirée par l’amour du peuple. Je cherche cette fraternité de cœur, cette tendresse dans l’œuvre naturaliste, et je trouve un parti pris de dénigrement, voisin de l’orgueil, une manière dure de parler de la misère, une brutalité de touche dans le portrait des pauvres gens, toujours représentés comme des êtres d’impulsion, esclaves des instincts, des hérédités et des passions, une tendance à considérer l’ouvrier comme une machine à boire et à faire des révolutions, qui dérivent d’un mépris foncier de l’espèce humaine, à moins qu’ils ne révèlent la plus certaine des incompréhensions. Tout récemment, un jeune écrivain, parlant déjà de l’école naturaliste au passé défini, comme d’un événement des siècles disparus, disait : « Ce fut le défaut des réalistes de goûter une volupté à surprendre les hommes en
flagrant délit d’ignominie2. »
Ce jeune avait peut-être tort d’employer un passé d’un recul si profond, mais il avait raison en signalant ce défaut littéraire qui n’est autre chose — il n’est pas inutile de le remarquer — qu’un défaut de sympathie véritable pour l’objet qu’on dépeint.
Assurément, l’écrivain doit connaître le mal, mais il n’est pas fait pour ne dire que cela, pour ne pas voir la santé à côté de la maladie, le remède à côté de la souffrance, et surtout, puisqu’il touche à des plaies, il n’a pas le droit de les aviver ou de les traiter comme une simple matière à description. L’amour ne s’arrête jamais là. Quand il se sent impuissant, il a une larme du moins pour le dire. Je ne la vois pas couler, je ne la devine pas même dans le roman naturaliste. Et c’est pourquoi encore je ne puis pas lui reconnaître un droit à l’épithète de populaire, c’est-à-dire de fraternel.
Il faut bien l’avouer : dans les termes où je l’ai défini, le roman populaire est assez malaisé à rencontrer. Il y a des œuvres et même des chefs-d’œuvre littéraires qui peuvent se répandre dans le peuple, plus ou moins, mais il y en a peu qui lui soient destinés. Notre littérature classique est toute ou presque toute aristocratique, faite pour des esprits de cour, en tout cas pour des esprits de choix. Celle du xixe siècle est plutôt bourgeoise, mais elle s’adresse encore à un public d’élite. Si on ouvre des romans de Flaubert ou de Feuillet, pour ne parler que des morts, on a l’impression que ces écrivains ont eu l’ambition de plaire à des lecteurs instruits, tout au moins à des bacheliers. Je ne les en blâme pas. On peut écrire pour une catégorie, pour une minorité, pour une coterie même, et pour trois amis si l’on veut. Tout ce que je prétends, c’est que la majorité des œuvres contemporaines, roman, poésie, théâtre, sont faites pour un autre auditoire que le peuple. Et même lorsque nos auteurs dramatiques de la nouvelle génération, avec une générosité d’intention véritable, portent au théâtre certaines questions du grand problème social, n’est-il pas évident qu’ils les traitent pour l’instruction de leurs égaux, des philosophes, des économistes ou des gens du monde, et, qu’à de rares exceptions près, ils voient plutôt l’autorité à réformer que l’ouvrier lui-même à former ?
N’est-il donc aucune œuvre d’imagination qui réunisse ces deux caractères d’être une œuvre d’art accessible à tous ? Un homme de génie a essayé chez nous quelque chose de semblable. Il a compris admirablement les conditions que réclame non pas le grand public, mais l’immense public auquel un roman peut aller, et, si le livre est déparé par d’énormes défauts, il a néanmoins la simplicité, l’ampleur et, par endroits, la haute moralité qui
doivent marquer un drame destiné à passionner et à élever l’esprit du peuple. Un critique inconnu, un certain M. Courtat, a eu la patience impertinente de calculer que les Misérables de Victor Hugo contenaient exactement 985 pages inutiles. C’est bien possible ; mettons 1 000, et admirons la variété de l’esprit humain. Admettons qu’il y ait, en effet, un tiers de fatras, de déclamations, de théories creuses, de hors-d’œuvre politiques insipides. Tombons d’accord que l’on rencontre, dans cette épopée commencée en 1847 et publiée seulement en 1862, des blasphèmes qui ne sont pas de la première manière du poète, et de mauvais calembours qui furent de toute sa vie. Laissons dire volontiers que les fautes de goût abondent dans le détail, et notamment dans la légende des chapitres qui s’intitulent : « Que Mgr Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes ; — Fin joyeuse de la joie ; — Vagues éclairs à l’horizon ; — Madame Victurnien dépense 35 francs pour la morale ; — Comment Jean peut devenir champ ; — Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux, etc. »
Il n’en demeure pas moins certain qu’il y a des fragments de chefs-d’œuvre dans cette œuvre inégale, et que ces fragments peuvent être compris de tous, et qu’ils sont d’une beauté que tout esprit humain peut apercevoir. Dès l’origine, cela fut proclamé par de tout autres hommes que les admirateurs aveugles du poète. Au temps où
parurent les Misérables, Louis Veuillot, après avoir fait les réserves les plus légitimes, les plus nécessaires, reconnaissait, dans le roman de Hugo, ce qu’il appelle « un souffle de justice, un souffle de foi chrétienne, et catholique par conséquent, souffle court et mêlé, mais brûlant, parfois sublime »
. Parlant encore de la scène où Jean Valjean, pour sauver un accusé innocent, va se livrer à la justice et paraît en cour d’assises, il disait encore : « La scène est d’une extraordinaire beauté. Le combat intérieur qui la précède est plus magnifique encore, et il est conduit, ravivé, mené à son terme avec un art prodigieux. »
De nos jours, un critique, l’un des plus sagaces et aussi l’un des plus sévères qui aient jugé Victor Hugo, — j’ai nommé Edmond Biré, — n’hésite pas à écrire ces lignes : « Si les Misérables avaient été continués et terminés dans le même esprit qui avait présidé à leur conception ; s’ils n’avaient pas été dénaturés, envenimés par les passions de l’auteur devenu démagogue et socialiste ; s’ils n’avaient pas été démesurément enflés par des épisodes qui débordent le cadre primitif, … l’œuvre du poète, qui reste encore très puissante et très belle, serait la plus admirable qu’il eût écrite, une des plus belles de notre littérature. »
Tout le monde connaît la thèse, l’idée maîtresse des Misérables. Elle est humaine, elle est consolante : c’est la rénovation par le repentir, l’ascension
du coupable, hors du crime, jusqu’aux limites où l’expiation surabondante couvre la faute, et la transfigure en une occasion de beauté morale, où le repentir dépasse l’innocence, et va plus loin qu’elle, dans le mérite devant Dieu et dans l’admiration émue des hommes. Rien dans cette idée qui soit obscur, rien au contraire qui ne tienne aux racines de notre être et ne se lie, plus ou moins, à l’histoire universelle des hommes. Le style, les épisodes, le choix de ces vastes tableaux faits pour séduire les imaginations les plus simples, tout révèle une divination géniale de l’âme populaire. Qu’on se rappelle le début du premier volume, le vol chez Mgr Myriel et le pardon de l’évêque, la lutte intérieure, chez Jean Valjean, entre l’instinct mauvais et la conscience qui s’éveille : quel est l’ouvrier, l’apprenti enfermé avec son livre, un soir de dimanche, qui ne comprendra pas cela ? Avec le second volume, nous entrons dans l’épopée militaire. Nous sommes à Waterloo ; nous voyons les campagnes plates avec les villages et les fermes aux noms fameux, les moulins, les fossés ; nous voyons l’armée de Napoléon au repos, l’armée de Wellington au repos, et puis les estafettes qui partent, le premier coup de canon, la mêlée, les charges, l’héroïque jeunesse qui tombe ou qui s’élance, la Vieille Garde qui donne, la vie et la mort qui s’affirment, l’une et l’autre, avec la plus effroyable énergie, dans l’espace
le plus restreint et dans le temps le plus court, c’est-à-dire l’objet des plus fortes impressions et des plus durables souvenirs qui puissent se graver en nous. De plus, les mots sont empruntés à la langue de tous ; leur arrangement est d’un suprême artiste. Qui peut oublier, après l’avoir lue, cette phrase où ressuscitent à la vie les cuirassiers du maréchal Ney qui vont charger : « Ils étaient 3 500 ; ils faisaient un front d’un quart de lieue ; c’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses… »
? Et plus loin, lorsque sur le champ de bataille, à huit heures du soir, la Garde de l’Empereur s’ébranle, n’a-t-on pas, toutes les imaginations humaines n’ont-elles pas la vision du drame, dans ces lignes de Victor Hugo : « Quand les hauts bonnets des grenadiers de la Garde, avec la plaque à l’aigle, apparurent, symétriques, alignés, tranquilles, superbes, dans la brume de cette mêlée, l’ennemi sentit le respect de la France ; on crut voir vingt victoires entrer sur le champ de bataille, ailes éployées, et ceux qui étaient vainqueurs, s’estimant vaincus, reculèrent, mais Wellington cria : “Debout, gardes, et visez juste !” le régiment rouge des gardes anglaises, couché derrière les haies, se leva, une nuée de mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour de nos aigles, tous se ruèrent, et le suprême carnage commença. »
Tout de suite après la vision de la bataille, c’est la vision de l’enfant qui se lève, touchante, familière,
naïve. Dans le même volume, après Waterloo, nous avons Cosette. La phrase reste toute simple ; elle parlait à l’imagination, elle parle au cœur, c’est-à-dire aux deux forces qui commandent à tous. Victor Hugo a su pénétrer ces petites âmes d’enfants, qui sont si près des nôtres par l’amour, et en même temps si loin de nos manières de voir, de souffrir, de nous exprimer. Pour peindre la fille de la malheureuse Fantine, abandonnée, livrée à un couple affreux d’aubergistes de campagne qui la maltraitent, il met presque autant de pages que pour raconter Waterloo ; il accumule des détails et des scènes d’une puérilité admirable et profonde. C’est une épopée encore, et l’une de celles qui seront éternellement populaires, celle de l’orpheline battue et déjà femme par la douleur. « Dans le pays, dit-il, on l’appelait l’Alouette. Le peuple, qui aime les figures, s’était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu’un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque malin, dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l’aube. Seulement la pauvre alouette ne chantait jamais. »
Il montre Cosette qui travaille, et qui regarde jouer les enfants de Thénardier, Cosette qui tremble quand on lui parle, Cosette à qui la marâtre commande d’aller, la nuit, puiser de l’eau dans la forêt, et qui a peur des branches, de l’ombre, du silence, Cosette qui rencontre dans
les bois Jean Valjean, un étranger cependant, et qui a tout de suite confiance, Cosette, à qui l’inconnu, entré avec elle dans l’auberge, donne une poupée, et qui n’ose pas croire d’abord à la joie, et puis s’abandonne au rêve de ses six ans, saisit la poupée, et l’endort avec des gestes et un recueillement maternels. Le grand poète sait bien qu’il faut s’arrêter sur ces idylles brèves des vies misérables ; que la pitié de ceux qui lisent le lui demande. Et il ajoute, pour que nous continuions d’observer Cosette et d’être heureux avec elle, ce couplet demeuré célèbre : « La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l’enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l’enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée. »
Quel âge faut-il pour goûter ces lignes-là ? tous les âges. Et quelle âme ? n’importe laquelle.
J’ai cité ces différents thèmes empruntés au même roman : le repentir du criminel, la guerre, l’enfant, parce qu’ils sont des thèmes universels, d’une grandeur simple, qui caractérisent l’œuvre de Hugo. On pourrait y trouver vingt autres exemples du même ordre. Ceux-là suffisent pour isoler ce livre, ou à peu près, dans notre littérature. Ils suffisent, avec cette autre remarque, cependant, que je ne puis pas développer : c’est que, dans les Misérables, la part de l’amour est toute petite. Elle n’existe pour ainsi dire pas. Ce qui remplit, en général, les œuvres d’imagination, le commencement de l’amour, les serments d’amour, les fadeurs qu’échangent les fiancés, les emportements de passion, les malentendus, les regrets, les dissertations sur le bonheur ou le malheur par l’amour, tout cela est à peu près absent dans le poème en prose des Misérables. Hugo savait qu’il aurait pour lecteurs et il voulait émouvoir, par un portrait ressemblant, des hommes et des femmes de l’immense famille laborieuse, qui aiment sans doute, qui en souffrent, qui en meurent quelquefois, qui ont leur idylle ou leur tragédie, mais toujours rapide et à peu près muette, enserrée dans une vie de rude labeur, de soif et de faim, de poursuite et d’attente du pain quotidien.
Je ne prétends pas qu’on ne puisse pas nommer d’autres œuvres qui se rapprochent, plus ou moins, du type du roman populaire. On pourrait facilement établir qu’Alexandre Dumas père, George Sand, Erckmann-Chatrian, Jules Verne, ont eu le secret de se faire entendre des masses, et comment, par le côté technique ou artistique, ils méritent d’être étudiés ; comment, d’autre part, la valeur morale est, chez eux, inférieure à la valeur littéraire, ou insuffisante, ou tout à fait absente. Nos voisins les Anglais me paraissent posséder une littérature populaire plus abondante que la nôtre et plus saine, et, de même, les Russes. Pour m’en tenir aux Anglais, il est remarquable que leurs romanciers, à la différence des écrivains français, ne s’attachent pas, en général, à l’étude d’un cas de psychologie passionnelle, d’un scrupule, d’un doute, d’une situation intéressante sans doute, mais exceptionnelle, soit en elle-même, soit par la qualité des personnages qu’elle met en scène. Cette race, toute portée à l’action, se représente le roman comme une biographie. C’est l’enfance, l’âge mûr, parfois l’existence entière du héros qui passe sous nos yeux, longues périodes où il y a des chances pour que chaque lecteur reconnaisse quelque trait de sa propre histoire. Le monde est plus largement ouvert à leurs écrivains et plus familier qu’à nous. Ils y choisissent les cadres les plus nouveaux et les plus variés. Ils peuvent tracer un tableau fidèle de la vie anglaise, sous toutes les latitudes, de l’équateur aux pôles, sans risquer de dérouter complètement le lecteur, parce qu’un élément du moins ne variera pas, parce que les mœurs anglaises, le home anglais, le thé anglais, le corsage clair et le chapeau canotier des Anglaises, l’amour des sports, l’endurance, la hauteur d’âme et d’humeur de l’Anglais se ressemblent, au cap de Bonne-Espérance, aux frontières de l’Inde et dans le dominion du Canada. Un fil mystérieux relie la mère patrie avec les îles et les continents de toute la terre, comme ces lignes légères, tracées sur les cartes de géographie, et qui marquent la route normale des vaisseaux, la route aussi de la pensée humaine. Quelles ressources pour un romancier, dans cet empire colonial universel, vivant et fréquemment parcouru ; quelles inspirations multiples et toujours dominées par le souvenir de l’immense cité du bord de la Tamise ; quelle saine rénovation des thèmes les plus communs ! Heureux écrivains ! ils ont, de plus, la certitude d’être entendus lorsqu’ils élargissent l’horizon terrestre et qu’ils expriment un sentiment religieux ; entendus non pas d’une élite, mais du peuple encore pénétré de christianisme, et qui conserve, de ses origines, un idéal divin mêlé à tous les appétits humains. J’ajoute enfin que leur façon de composer n’est pas identique à la nôtre. Tandis que nous écrivons, par une sorte d’instinct théâtral et de tradition, des chapitres qui gravitent tous autour d’une scène principale, un peu comme les actes d’une pièce dramatique ; tandis que nous faisons un livre très un et très serré, destiné à être lu sans arrêt, eux, ils écrivent une sorte de journal intime ; ils superposent les détails, sagement, posément, avec l’amour de l’heure présente qui ne connaît pas l’avenir, sans la même hâte vers le but, et ils songent aux misses qui parcourront vingt pages avant une course à cheval, au chasseur de renard qui revient au logis et qui a besoin d’une petite dose de lecture pour calmer la fièvre de ses veines, au commerçant de la Cité, à l’ouvrier anglais, libres avant le coucher du soleil, et qui prendront le livre et le poseront bientôt sur le coin du dressoir, heureux d’avoir trouvé l’occasion d’une larme ou d’un sourire qui n’étaient pas permis dans le travail du jour. Et ainsi le roman anglais est un roman plus que le nôtre près du peuple, plus conforme au cours même de la vie et mieux en harmonie avec l’esprit des simples.
Tout ce que nous venons de dire tend à prouver, du moins je l’espère, que le roman populaire est possible puisqu’on peut citer des exemples, ici ou là, de livres écrits par de grands artistes, capables d’influer heureusement sur l’esprit des foules, et répandus jusque dans les villages d’Angleterre ou de France. Mais nous nous heurtons ici à un système. Ce que nous disons exister, certains le déclarent impossible et inexistant, au nom des principes.
Nous ressemblons à ces gens naïfs qui essayent de toucher un arrérage de rente sans présenter un certificat de vie. L’employé leur demande s’ils ont un papier prouvant qu’ils vivent. « Mais non, répondent ces innocents. À quoi bon ? Vous nous voyez, nous vous voyons, nous sommes nos preuves vivantes et parlantes. Payez-nous. » Le fonctionnaire réplique : « Bel argument ! Vivre n’est rien si un papier ne l’atteste. Vous n’êtes qu’un fait, devenez un droit. Soyez des hommes qui respirent avec certificat, et ne parlez pas avec tant de présomption d’une existence tout au plus réelle, qui n’a rien de légal. » Ainsi du roman populaire. Une école, nombreuse et forte, prétend que la littérature et l’art s’adressent et s’adressent nécessairement à une élite de l’humanité. L’existence de romans populaires n’est pas une preuve ; il faut prouver qu’ils ont le droit d’exister. Dès qu’on s’adresse au peuple, on ne fait plus de haute littérature ou de grand art, et le succès même de pareilles tentatives ne s’achète qu’au prix de la beauté sacrifiée. C’est une thèse fort soutenue. La formule la plus nette en a été donnée par un de nos meilleurs critiques contemporains, un des plus ouverts cependant et des plus informés, M. Émile Faguet, qui a écrit dans ses Politiques et Moralistes : « La littérature et l’art ne sont populaires qu’à la condition d’être médiocres. »
On me permettra d’être d’un avis absolument contraire, et d’en dire les raisons.
La doctrine que je repousse me semble d’abord
méconnaître le but véritable de la littérature et de l’art. N’est-ce pas les rapetisser, que d’en faire le bien de quelques privilégiés, un amusement de mandarins, un plaisir de raffinés ? N’est-ce pas une ambition que je qualifierais à mon tour de médiocre que celle de plaire et d’être utile à une toute petite partie de l’humanité, toujours la même, la moins facile à émouvoir, et en un sens la plus négligeable, puisqu’elle trouve autour d’elle tant de moyens de jouissance et de perfectionnement ? J’aime mieux le comte Tolstoï, dans son livre Qu’est-ce que l’Art ? disant : « L’art est un moyen d’union parmi les hommes, … une activité qui a pour but de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts de l’âme humaine. »
De tout temps, de très grands artistes ont considéré de la sorte leur mission dans le monde. Ceux qui bâtissaient les cathédrales, les sculpteurs et les verriers qui les faisaient si belles, je veux bien qu’ils eussent l’intention d’honorer le ciel, mais ils voulaient aussi orner la terre, et ravir les yeux des hommes. Le plain-chant n’était-il pas et n’est-il pas encore une musique populaire ? L’orgue a-t-il été inventé pour l’unique plaisir des riches, ou n’est-il pas plutôt la preuve d’un effort de génie, pour assembler tous les instruments sous les doigts d’un seul homme et les faire entendre à des foules ignorantes, et, d’autre part, peut-on douter que l’âme de ces foules en ait été embellie et réjouie ? Dans ce
même domaine de la musique, oserait-on soutenir que le goût des chefs-d’œuvre ne s’est pas répandu, de nos jours, parmi le peuple de Paris et de quelques grandes villes, comme il est depuis longtemps populaire en Belgique, en Allemagne et ailleurs ? Pourquoi déclarer impossible en littérature une tentative qui paraît heureusement accueillie en musique ? Et, pour préciser, pour en revenir à la question même que je traite, comment soutenir que ce peuple qui dévore les romans, qui y trouve un attrait et veut y trouver une direction, soit condamné à n’en lire que de médiocres, d’insipides et de malsains, parce qu’il est peuple et que l’œuvre d’art n’est pas faite pour lui ?
Ah ! si nous étions plus chrétiens ou simplement plus logiques avec nous-mêmes, nous jugerions autrement cette question d’art et de littérature ! Nos pères, enseignés par le christianisme, avaient un sens plus profond de l’égalité, dont nous parlons sans cesse, mais à laquelle nous avons tant de peine à souscrire. Ils la connaissaient sous ses divers aspects, égalité de nature, égalité dans la souffrance et dans le mérite, égalité devant la mort, égalité dans la destinée immortelle, et, s’ils étaient tentés de l’oublier, un grand fait venait la leur rappeler, et c’était, aux mêmes fêtes chrétiennes qui les réunissaient, la participation de tous aux mêmes sacrements, la même dignité morale reconnue aux maîtres et aux serviteurs, aux riches et aux pauvres, égalité, en somme, la plus parfaite, puisqu’elle s’opère par la commune grandeur des hommes. Je suis sûr que les artistes qui vivaient au moyen âge, Dante quand il écrivait sa Divine Comédie, les auteurs de nos poèmes nationaux et de ceux des nations voisines, les bâtisseurs d’églises, d’hôtels de ville, de maisons corporatives, les sculpteurs, les peintres, les musiciens, avaient présente à l’esprit cette idée fraternelle, et dédiaient en secret leur œuvre à tout le peuple chrétien. Ils ne le croyaient point indigne de leur génie. Et nous-mêmes, pouvons-nous penser le contraire, lorsque nous nous intéressons à tout ce qui peut relever la condition matérielle et morale du peuple, lorsque nous multiplions les écoles, les bibliothèques, les cours d’adultes, les conférences, lorsque nous préparons l’avènement d’un quatrième État, aussi bien par nos défauts et nos négligences, que par nos efforts directs ? Nous aurions donc excité l’universel désir de savoir pour ne pas le satisfaire ? Nous dirions que le peuple aura sa part de toute chose, sauf de la littérature et de l’art, domaine réservé, chasse gardée, pièges dans la propriété ? Est-ce logique ? Est-ce désirable ? Est-ce seulement possible ?
Je ne le pense pas. Et d’autres, fort heureusement, pensent comme moi. Je lisais récemment, dans un grand journal de Belgique, une étude sur
le roman-feuilleton. L’auteur demandait qu’on essayât, peu à peu, de substituer aux fantaisies puériles et dénuées d’art des feuilletonistes quelques œuvres recommandables par le mérite du fond et de la forme. « On n’a pas apprécié à sa valeur, disait-il très justement, l’instrument d’influence que peut être le roman-feuilleton, au point de vue de l’éducation intellectuelle et littéraire, et de la formation morale. »
Et il ajoutait ces lignes, que je cite parce qu’elles indiquent bien un des caractères du roman populaire, qui doit être approprié au génie de la nation. Il disait donc, parlant de la Belgique : « Nul mieux que nous ne comprend le charme de la maison fermée et sommeillante, du feu qui flambe clairement, et de la lampe discrète. Dans ce milieu familier et doux, où beaucoup de rêve flotte parmi beaucoup de silence, quels devront être les récits qui viendront nous trouver ? Nous avons bien compris et bien aimé Henri Conscience, comme un ami véritable. Or ses livres sont des livres simples. Remarquez d’ailleurs, qu’en peinture également, toutes nos préférences s’attachent aux peintres de la vie d’intérieur… Une vieille fille qui file près d’une fenêtre, d’où tombe un rayon de soleil ; une porte s’entrouvrant sur une chambre qu’on devine paisible ; la perspective d’une rue calme et déserte, retiennent longtemps notre attention et nous suggèrent mille pensées. Et ceci révèle l’amour spécial
et caractéristique qui dort au fond de la plupart d’entre nous. »
En France, et sous des formes très différentes, j’ai retrouvé l’expression de la même idée. Le nom de celui qui l’émettait pourra faire sourire, car le spirituel fantaisiste qui eut ses premiers succès au Chat-Noir, avant de devenir l’un de nos hommes de théâtre les plus modernes et les plus mondains, ne passe pas encore pour un auteur avant tout préoccupé du problème social. Cependant une interview récente en fait foi. La veille de la première représentation de sa dernière œuvre, M. Maurice Donnay, interrogé sur ses projets de demain, répondait : « Toutes les questions se réduisent à la question sociale. Voilà la mine où, désormais, nous devrons puiser, et qui nous fournira des sujets neufs et profonds, plus poignants assurément que ce sempiternel adultère dont la foule est écœurée. L’heure est venue, pour l’artiste, de prendre part à la lutte et de s’adresser à l’âme du peuple. »
M. Donnay a dit : l’âme du peuple. Il croit que l’on peut, que l’on doit s’adresser à la foule. Je ne sais pas s’il le fera. Le mot peut n’être, dans sa bouche, qu’un paradoxe, mais peu importe, s’il révèle un état d’esprit, une idée qui grandit et s’affirme.
J’ai donc montré, par des exemples, que le roman populaire avait déjà un commencement d’histoire ; par un rapide exposé de nos mœurs, qu’il était nécessaire ; par des citations dont j’aurais pu augmenter le nombre, que la pensée d’un art et d’une littérature s’adressant à la foule, familière autrefois à beaucoup d’esprits, n’est pas sans écho dans le monde où nous vivons. J’en aurai fini avec l’objection de l’incompatibilité entre l’intelligence populaire et la beauté littéraire, lorsque j’aurai expliqué de quelle compréhension il s’agit. Celle-ci ne sera pas parfaite. J’accorde même qu’il y aura toujours un certain nombre d’hommes, attachés de corps et dame à la besogne journalière, tellement privés de toute culture, que l’art ni la littérature ne pourront jamais trouver place dans leur vie. Mais l’effort du siècle, et, à mon avis, l’effort généreux, tend à en diminuer le nombre. Les autres, ceux qui montent et s’instruisent en tâtonnant, ne sauront sans doute pas, ni tous, ni tout de suite, analyser le sentiment qu’ils éprouveront, mais, si humbles qu’ils soient, ils ont un cœur qui peut battre, ils ont des larmes qui peuvent couler, ils ont un bon sens que le bon sens touchera. Or une émotion saine, une pensée haute à communiquer, c’est de quoi légitimer tout un art. Croyez bien, en outre, que si les gens du peuple perdent quelques-unes des finesses d’esprit ou de style que les lettrés goûteront, ils ne les perdront pas toutes ; qu’il y aura des qualités maîtresses, les qualités d’âme et de cœur qui ne leur échapperont pas. Tout au plus seront-ils, en face des clartés et des harmonies de la phrase, comme ces marins et ces paysans, incapables de raisonner de la beauté de la campagne ou de la mer, mais qui l’aperçoivent obscurément, et l’aiment jusqu’à ne pouvoir s’en passer.
Mais je vais plus loin. Non seulement je repousse, comme erronée, l’affirmation qu’il ne saurait exister de grande littérature et de grand art populaire, mais je me demande si notre littérature, et particulièrement le roman français, n’a pas perdu beaucoup à se confiner dans les salons, à se spécialiser, à ne pas s’adresser à ces vastes publics qui exigent tant de clarté, de tendresse et de salubrité. Ne serait-ce pas pour avoir trop oublié que le monde est grand, que le roman d’aujourd’hui en est venu à fatiguer les lettrés eux-mêmes, par trop de recherche, de subtilité et d’habileté desséchante ?
On peut le prétendre. Quand un homme écrit en vue d’un public déterminé, il s’asservit inconsciemment à lui ; il en prend les préjugés, les goûts, le langage, les travers, il se condamne à évoluer dans un certain ordre de sentiments et d’idées qui sont ceux d’une coterie, d’une école et d’une mode. La vie élégante, par exemple, qui pourrait parfaitement être le sujet d’un roman populaire, est presque toujours étudiée dans le but exclusif de plaire à ceux qu’on nomme les gens du monde. L’auteur a l’ambition, très souvent naïve et quelquefois ridicule, d’amuser, ou de flatter une catégorie de lecteurs, par la peinture de leurs mœurs et de leurs défauts. Il les fatigue bientôt, soit que les lecteurs, comme il arrive, connaissent mieux le monde que celui qui prétend le mettre en scène ; soit qu’ils aient, de la vanité de leur vie, plus de dégoût que l’écrivain n’en affecte ; soit qu’ils sachent, encore mieux que lui, que ce qui résiste à tant d’attaques, je veux dire le raffinement de l’esprit et des mœurs, a toujours eu un fond de solidité et une raison de durer. La crise du roman est due, en partie, à l’erreur où nous sommes tombés, en prenant le roman pour une simple distraction et un amusement de lettrés. On a fait d’innombrables livres, avec un grand effort de recherche et souvent un grand talent, pour un petit public, déjà las de leurs défauts et de leurs qualités même. En poésie, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les sons, les couleurs, les jeux rares des syllabes cadencées ne peuvent tromper longtemps le cœur de l’homme. Et il y a devant nous tous, écrivains ou poètes, des millions de créatures aimantes, souffrantes, altérées de savoir et de croire, et qui demandent : « Pourquoi suis-je né ? Où aller ? Pourquoi le malheur ici et pourquoi le bonheur là-bas ? Pourquoi la pauvreté et la richesse ? Que faut-il accepter et que faut-il rejeter, dans l’immense confusion d’idées qui nous presse, nous les simples, nous les pauvres ? » Et nous leur répondons par des livres écrits pour d’autres et qu’ils ne peuvent lire, et ils lisent le roman-feuilleton, où ils ne trouvent rien.
Il est permis d’espérer que cela ne durera pas toujours. Quelques romans récents, comme le Désastre, ont élargi les cadres ordinaires et indiquent une sorte d’aspiration vers le drame national et l’épopée. On peut souhaiter surtout que des hommes nouveaux, sur qui n’aura pas pesé le joug des écoles anciennes, comprennent la mission très belle qui s’offre à eux. Je les appelle de tous mes vœux. Je voudrais par avance les connaître, les voir, leur dire de quelles pensées, à mon humble avis, devra s’inspirer l’artiste qui voudra prendre et retenir l’esprit de ces foules à demi instruites, dont le flot monte autour de nous.
Je leur dirais : « Essayez d’écrire, dans des revues ou dans des journaux populaires, une œuvre de haute et saine émotion.
» Et d’abord, soyez simples, afin d’être compris. Prenez la vie comme elle est, de préférence la vie si peu connue des travailleurs, de ceux qui sont presque toute la France, et dites-la. Aimez ceux dont vous aurez à parler, car c’est la condition essentielle pour qu’ils se reconnaissent et vous suivent. Ayez le sentiment de ce que vous seriez vous-même, si vous apparteniez à la clientèle grise ou noire qui s’agite autour des puits de mine et des hauts-fourneaux, dans les arsenaux des ports, dans les forêts qu’on exploite, dans les ateliers des usines, dans les colonies où vont s’abîmer les aventuriers et les désespérés de la mère patrie. Faites le tour de France avec les apprentis des métiers. Faites le tour du monde avec les soldats et les marins. Ne rabaissez jamais les plus humbles au rôle outrageant de machines et d’outils, mais comprenez ce que d’autres n’ont pas su voir : qu’il y a aussi des âmes chez les plus abandonnés, des âmes souvent délicates par quelque côté, capables de dévouements et d’élans admirables. Ne craignez pas d’être tendres, d’être naïfs, de redire de l’éternel. Tout ce qui est grand a été dit, et c’est le ton seul qui le rajeunit. Ayez le respect de ce public guetté par toutes les erreurs et travaillé par toutes les corruptions. Et obligés de dire le mal, de le peindre, de vous en servir comme d’un élément trop réel et trop commun, ne le faites pas aimer. Tout cela est de l’art, tout cela est l’art même, dans ce qu’il a de plus noble et dans sa mission essentielle.
» Et soyez sûrs que votre labeur ne sera pas perdu. Vous serez compris et aimés. Vous serez aussi aidés. Par un juste retour, vous recevrez de ce peuple, pour lequel vous travaillerez, un secours inestimable. Dégagés des coteries, des modes, des influences de clans, vous serez portés à regarder de plus vastes horizons ; vous sentirez renaître en vous la grande vertu de l’humanité, devenue votre inspiratrice et la marque de votre originalité. »
Au commencement de novembre dernier, je me trouvais dans l’oasis de Damas, et le jour déclinait. Autour de moi, des abricotiers, non pas grêles et difformes comme ceux de nos vergers, mais des arbres de haute venue, aux formes pleines, aux feuilles luisantes et groupées en corbeilles ouvertes, couvraient le sol de leur ombre étoilée. Ils composaient une succession de petites futaies, chacune d’une centaine d’arbres, enveloppées d’un talus très bas, que bordait tantôt un chemin, tantôt un courant d’eau vive échappé d’une des fontaines innombrables qui réjouissent les patios de marbre des palais damasquins. La forêt s’étendait à perte de vue, et je songeais à la floraison prodigieuse des cimes au printemps. Quelques dattiers levaient très haut leur bouquet de plumes, et çà et là, au sommet de la colonne sombre du tronc, les régimes de fruits, énormes, recourbés et pendants, étincelaient comme des parures de fils d’or compliquées et ajourées, emportées dans l’azur, impossibles à atteindre. Des vols de pigeon tournaient au-dessus de l’oasis. Une chaleur moite traversée de souffles ardents qui venaient du désert, emplissait cette étrange forêt. Et voici que des Bédouins, cavaliers asservis au rythme de leur monture, accroupis sur la bosse de leur dromadaire et ne faisant avec lui qu’un seul bloc de sculpture, grâce aux plis des burnous retombant aux flancs des bêtes, passèrent à petite distance entre les vergers d’abricotiers. Ils retournaient vers les sables qui commencent à une demi-journée de là, et, en longue file, tous égaux d’apparence, séparés des voisins par le même intervalle, ils chantaient. Je connaissais les paroles et la musique tendre et grôle qui célébraient la tribu, les tentes rayées de noir, les coups de main audacieux, les razzias et le regard profond des femmes qui voient partir le guerrier. Après avoir contemplé, pendant trois jours, les fêtes données dans la ville en l’honneur d’un prince d’Occident, ils jetaient devant eux, en regagnant le désert, le salut à la vie insouciante et nomade. Je ne sais quel serment d’amour vibrait dans la longue cantilène qu’ils psalmodiaient ensemble. Bientôt ils disparurent sous les feuillages pressés des arbres. Il ne resta de leur passage qu’une poussière mêlée de rayons, et qui trembla longtemps, nuage unique et doré, dans l’air admirablement pur où mourait la lumière.
Et moi j’admirais comment ces primitifs, si loin de nos sciences et de nos discours, avaient le sentiment de la beauté de leur âpre pays. Et je me disais aussi, me rappelant les foules sombres de chez nous, qu’elles devraient bien avoir, comme eux, leurs poètes de la tribu, pour composer et leur apprendre à chanter de nouveau la chanson de la route.