La province dans le roman1
La province, comme toute chose, a sa réputation, et il faut reconnaître que celle-ci n’est pas flatteuse. Le Parisien parle du provincial sans indulgence. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Et dans quelle mesure ce jugement est-il un préjugé ?
Rien n’est si aisé, d’abord, que de constater l’amour-propre particulier du Parisien. Il ne se dissimule pas. Il s’étale dans les journaux, dans les livres, dans les conversations. Vous rencontrerez des Parisiens qui se plaindront de Paris, mais vous n’en trouverez pas qui se plaindront d’en être, ou mieux d’y être, car la plupart des habitants de Paris sont nés en province. La supériorité consiste donc à demeurer dans la capitale. Ils réclameront en hiver contre la boue que les balayeurs n’enlèvent pas assez vite, en été contre la poussière, en tout temps contre la police, les fiacres, les automobiles, la poste ; ils auront l’air d’envier l’administration des pays qu’ils ne connaissent pas, celle du chemin de fer transsibérien, ou la poste japonaise, ou la police de la Nouvelle-Zélande ; on les croirait parfois, à les entendre, capables d’émigrer, car nous excellons à médire de nous-mêmes. Au fond, leurs émigrations consistent en petits voyages à Chaville, à Suresnes, à Meudon, dans le cercle de la grande banlieue, dans l’atmosphère qui est encore parisienne, dans les sites rapprochés où passe le mouvement de Paris, et le voyage, si court qu’il soit, est encore traversé de regrets. La grande ville exerce un attrait prodigieux, même sur les petites gens dont la vie est rude, fatigante, excédante ; elle possède un charme spécial, dont l’idée n’est pas nécessairement liée à celle de plaisir, mais qui consiste peut-être dans la perpétuelle activité où l’on se sent plongé, dans l’incessante distraction de l’esprit et des yeux qui n’aperçoivent plus aussi bien la fuite des jours, dans la facilité et l’urbanité des relations, dans leur fragilité même qui les renouvelle, en somme dans les moyens que l’homme y trouve d’échapper à lui-même. Tous les éléments de bien-être qu’on pourrait énumérer ne sont ici que secondaires, et la puissance dont je parle, pour être surtout faite d’illusion et d’oubli, n’en est pas moins profondément humaine. Elle s’empare plus ou moins de tous ceux qui ont goûté à cette vie rapide, laborieuse et mondaine, moqueuse et cordiale tout ensemble ; elle s’impose aux plus sages, et aux autres.
Observez avec quel soin jaloux un Parisien, si vous le rencontrez aux bains de mer, ou dans les montagnes de Suisse, ou en Italie, vous apprendra, dès l’abord, qu’il est Parisien. Ce ne sera peut-être pas sa première parole, mais ce sera sa seconde. Il donnera ce renseignement, qu’on ne lui demande pas, avec plus ou moins de désinvolture ou d’apparente bonhomie, suivant son tempérament et son éducation. L’un dira :
— Quand j’ai quitté Paris, voilà deux jours, il faisait plus beau qu’ici.
L’autre dira :
— Je suis tout étourdi par cet air si vif ; nous autres Parisiens, vous comprenez…
Les plus ingénieux envelopperont leur certificat d’origine civilisée dans un compliment pour la campagne ou la mer. On pourrait croire qu’ils rêvent de se fixer là où ils passent, et qu’ils le feraient s’ils le pouvaient.
— Êtes-vous heureux, diront-ils ; vous avez la paix, une vue délicieuse, des excursions, une liberté, une vie à bon marché !…
Mais ne vous fiez pas à ces bucoliques parisiennes. Elles n’engagent pas leurs auteurs. Ils ont dit plus délicatement que les autres qu’ils étaient Parisiens, mais, comme les autres, ils n’ont voulu dire que cela. Tous ils ont proclamé qu’ils n’étaient pas de la province, ils ont pris leurs précautions contre une confusion qui veut paraître indifférente, mais qu’ils jugeraient fâcheuse. Ils sont de Paris. Ils vous en avertissent. Et vous le savez maintenant.
Les journaux, du moins certains d’entre eux, cultivent la même distinction entre les hommes et la rééditent à chaque instant. Quand ils veulent être agréables à un étranger, à un prince en voyage notamment, ils ne manquent guère de lui attribuer les goûts d’un Parisien. Il n’est presque pas de ministre ou de politicien parvenu, fût-il de l’esprit le plus médiocre et le plus vulgaire, qui ne puisse lire, dans l’entrefilet consacré aux « hommes du jour », aux « instantanés », aux « célébrités et actualités », qu’il n’est pas seulement doué de toutes les qualités qui fondent les réputations durables, pas seulement génial, populaire, nécessaire au pays, mais, ce qui flatte bien autrement le héros de l’heure présente, qu’il est « une personnalité éminemment parisienne ». On écrit cela, et, en vérité, il vaut mieux, le plus souvent, ne pas voir le modèle dont on a lu le portrait. Il est de quelque province dont il n’a quitté que fort tard le village ou les champs ; il en garde l’accent ; il en garde l’esprit de clocher, les jalousies, les rancunes, toutes les tares originelles qui faisaient de lui une médiocrité de la province, et sur lesquelles la fréquentation des milieux parisiens n’a mis qu’un léger vernis, bien facile à reconnaître, bien facile à briser. Si vous l’étudiez, vous verrez qu’il gasconne encore, en paroles et en actes, vous verrez qu’il ruse comme un Auvergnat, s’entête comme un Breton, s’emporte comme un Flamand et pense comme une toute petite ville.
Les gens du peuple les moins suspects de suivre une mode parlent ici comme un chroniqueur ou comme un feuilletoniste. Les dames de la Halle, les ménagères, les cochers de fiacre, les ouvriers disent couramment de quelqu’un qui part pour Marseille ou pour Lyon : « Il va à la campagne. »
Tout récemment, j’entendais un court dialogue entre un concierge et un habitant de Bordeaux qui passait quelques jours à Paris et logeait chez un ami parisien.
— Eh bien, monsieur Pipelet, est-il venu quelqu’un pendant mon absence ?
— Oui, monsieur.
— Il a laissé sa carte ?
— Non, il m’a parlé : un grand à barbe longue, à monocle ; … le nom, je ne me rappelle pas ; … attendez donc, … il a dit qu’il était du même village que Monsieur.
Même village ! Bordeaux, une ville de plus de deux cent mille habitants, chef-lieu de Cour d’appel, chef-lieu de Corps d’armée, métropole du vin et port de grand commerce !
* *
Mais ce n’est pas assez d’observer que ce sentiment dédaigneux du Parisien pour la province est général : il faut ajouter qu’il est ancien, chez nous, et qu’il a une histoire. Je crois même qu’il s’explique surtout par des considérations historiques.
« Pour des vers faits dans la province, ces vers-là sont fort beaux », disait Molière, que Gresset devait copier outrageusement, en composant ce vers facile et célèbre :
Elle a d’assez beaux yeux pour des yeux de province.
On sait d’ailleurs, que M. de Pourceaugnac, la comtesse d’Escarbagnas, native d’Angoulême, George Dandin, signalé comme un « riche paysan, mari d’Angélique »
, et d’autres personnages de Molière, montrent bien quelle était l’opinion du comédien et mieux encore celle de son temps sur les provinciaux.
Et madame de Sévigné, malgré les grands airs qu’elle prend d’aimer les Rochers et leurs habitants, bien qu’on puisse voir en elle une aïeule des bergères patriciennes de la fin du xviie
siècle, n’est au fond qu’une Parisienne parisianisante, qui regrette Paris dès qu’elle a mis le pied en Bretagne. Elle fait la belle fermière dans ses lettres, elle jure qu’elle se plaît au milieu de ses gens et de ses moutons ; mais c’est comme le prisonnier qui s’intéresse au travail d’une araignée et qui le décrit faute de mieux. Ce qu’elle avait de cœur n’était pas aux Rochers : il était en Provence près de madame de Grignan, ou à Versailles près du roi. Elle essaye de donner le change, parce qu’elle sait qu’une femme d’esprit qui s’ennuie n’a pas tout à fait assez d’esprit. Elle écrit à sa fille : « Que je vous plains de ne pas être à Livry, puisque je vous ai donné ma folie pour la campagne ! »
Elle vante ses taillis et ses futaies : « C’est ce bois qui fait mes délices, dit-elle, il est d’une beauté surprenante ; j’y suis souvent seule avec ma canne et ma Louison : il ne m’en faut pas davantage. »
Ah ! marquise, quel dommage que vous ayez employé l’épithète qui ne veut rien dire : « beauté surprenante », ou plutôt l’épithète qui montre jusqu’à l’évidence que c’était là un amour de littérature, qui reste dans l’esprit et ne passe pas dans le cœur ! « Beauté surprenante » quand on parle d’un arbre ! Non, non, avec tout le respect que je dois au génie de vos lettres, je vous déclare que vous n’aimiez pas vos bois, que vous n’aviez qu’une tendresse bien vague pour un objet si vaguement décrit, et que vous ne goûtiez parmi eux que la
liberté de vos pensées de femme et de vos regrets de Parisienne.
Mon Dieu, elle parlait comme son siècle. Le xviiie ne pensa pas autrement que le xviie . C’est que, à ces époques lointaines, la distance était immense entre Paris et la province. Se rendre à Paris constituait un voyage pour un habitant de Limoges, de Dijon, de Lyon ou même de Rouen. La capitale était aussi éloignée de la plupart des points du territoire, qu’aujourd’hui nous le sommes de New-York ou d’Alexandrie.
Et la différence n’était pas moins grande entre les habitudes, les goûts, les costumes, l’état d’esprit d’un provincial et ceux d’un Parisien. Je ne justifie aucunement le dédain de nos anciens auteurs envers la province, qui fut toujours pour la grandeur du pays, grandeur matérielle et grandeur morale, ce que les masses de l’infanterie sont pour la force d’une armée : l’élément principal, le corps discipliné, pressé, obscur, qui porte le poids de la bataille et ne connaît de la victoire que le repos qui la suit. Je prétends simplement que la pénétration réciproque était bien faible aux siècles passés entre Parisiens et provinciaux, qu’ils avaient de sérieuses raisons de s’ignorer, et, quand ils se rencontraient, de se trouver dissemblables.
Il y avait surtout, à cette époque, une classe de provinciaux qui était bien faite pour étonner le Parisien, pour servir de cible à sa plaisanterie facile et de modèle aux auteurs comiques : c’était la bourgeoisie rurale. Représentez-vous, un moment, un campagnard du xviiie siècle. La chose est aisée, car cette classe, à peu près disparue, avait survécu, diminuée, à la Révolution, et, en cherchant bien on trouverait encore, dans les bourgs éloignés des chemins de fer, quelques exemplaires de ce provincial renforcé, demi-paysan, demi-citadin, qui eut jadis son influence, son rôle humble et considérable dans l’histoire sociale de la France.
Sa maison est restée debout, mais il ne l’habite plus. Voyez-vous, à l’entrée du village, un peu en dehors et en évidence, tout au bord de la route, ce logis plus vaste que les autres, entouré d’un verger, et que désignent encore la pièce d’eau bien maçonnée pour la lessive, et la double charmille pour la promenade ? Il était autrefois aussi blanc que du pain de riche, et son toit bleu ou rouge ne portait pas de joubarbe. Les poiriers, amoureusement et savamment taillés, donnaient des fruits de saveur reconnue : poires d’été, poires d’hiver, le beurré d’Amandis, la duchesse, la bergamote ; les treilles foisonnaient de chasselas ; une boisselée de vigne fournissait le vin du cellier ; les allées étaient sablées de sable jaune extrait d’une carrière voisine.
L’homme qui vivait là était fils ou petit-fils de laboureurs. Il n’avait abandonné ni la terre ni la paroisse. Seulement il cultivait en propriétaire, c’est-à-dire avec plus d’amour, et il occupait un banc de l’église avec les notables de l’endroit. On le consultait parce qu’il était l’expérience heureuse ; on ne le détestait point à cause de sa richesse, parce que ni son train ni son revenu ne dépassaient l’ambition commune et permise à chacun. Il était sans lettres, mais non pas sans esprit : il avait celui du terroir, jaillissant, hardi, prompt à la riposte. Parbleu, il faisait des fautes de grammaire, il avait le verbe haut et la prononciation de son village ; il disait aux beaux seigneurs et aux belles dames de Paris : « Je vous saluons, j’étions dans nout jardrin, je pansions nos bêtes » ; peut-être même lui arrivait-il de leur dire, en langue verte, qu’il était le maître chez lui. Dans les rues de la ville prochaine, il se sentait mal à l’aise ; dans celles de Paris il était ridicule. Si la fâcheuse idée le prenait de sortir de son bourg et de jouer au bourgeois, on pouvait trouver et l’on trouva souvent qu’il était lourd, maladroit, prétentieux et grotesque ; mais il fallait le voir en sabots, dans sa vigne qu’il émondait, dans sa maison natale, auprès de sa femme qui filait la quenouille, de ses filles qui cuisaient le pain, de ses fils qui attelaient à la charrue, avec un bel orgueil terrien, huit bœufs au lieu de quatre ; il fallait le voir chez lui, parmi ses pairs, vivant en honnête homme, mourant en chrétien résigné. Là il n’était pas ridicule, il était admirable, il sortait du domaine comique, il devenait un acteur du grand drame qu’est la vie d’une nation : il était un bon serviteur de la France. Sa place est vide aujourd’hui. Personne n’est venu l’occuper. Et c’est parce qu’elle est vide que le paysan, abandonné à lui-même, a une moins forte confiance en la terre qu’il laboure.
Oui, le bourgeois campagnard est mort le jour où le luxe s’est répandu dans les campagnes. Il a acheté un piano, il a fait élever sa fille comme une dame, il a envoyé son fils dans les grandes écoles, il a fini par quitter lui-même son village, où il faisait figure, pour s’engloutir dans les villes où sa trace s’est perdue et où sa race s’est tarie. Nous avons maintenant des châteaux où l’on « vacance », des villas au bord de la mer, des rendez-vous de chasse qu’on habite en passant, mais nous n’avons plus, dans son logis qui demeure, ce tout petit bourgeois rural ou ce grand paysan que nos pères ont connu.
Ils l’ont connu, mais ils ne l’ont pas tous compris. Il a été, assurément, l’un des héros de comédie d’après lesquels s’est faite et s’est transmise la physionomie littéraire du provincial. Nous avons là un exemple frappant de la force de la tradition et de la pauvreté de l’invention humaine. Car le type a disparu, et les auteurs de vaudevilles, les romanciers, les chansonniers ont continué de le peindre et de le chansonner comme s’il était encore vivant. Ils n’ont pas pris la peine d’observer, ils ont suivi la coutume qui était de rire de la province pour le plaisir du Parisien.
Je pourrais prendre l’un après l’autre les différents rôles classiques du provincial : le petit marchand des villes, le gros marchand enrichi, le châtelain ignorant et vaniteux, le châtelain pauvre, le châtelain grand seigneur, les femmes surtout qui se ressemblent presque toutes dans les romans dits provinciaux, mal habillées, sentimentales, courtes d’intelligence, de dévotion étroite, intimidées et hypnotisées à la seule vue d’une Parisienne ; je pourrais prendre ces personnages et montrer que, sauf de bien légères nuances, ils n’ont pas changé en passant de livre en livre, qu’ils sont au fond les mêmes et comme immuables dans la littérature depuis trois siècles.
On m’objectera ici que plusieurs grands écrivains de notre siècle ont étudié la province, et que, représentants de l’école réaliste, ils n’ont pas dû se borner à suivre une mode, à opiner de la plume parce que les anciens maîtres avaient dit du mal de la province, mais que, s’ils ont persisté à n’en pas écrire favorablement, ils ne l’ont fait qu’après enquête personnelle, scientifiquement et avec le scrupule de la réalité qu’ils apportent en leurs moindres ouvrages. Comment, me dira-t-on, est-ce que le Père Goriot, Ursule Mirouët, le Lys dans la Vallée, les Chouans et dix autres romans de Balzac, est-ce que Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, est-ce que la grande majorité des nouvelles de Maupassant n’ont pas pour théâtre la Touraine, l’Anjou, la Bretagne, la Normandie, la province enfin, qu’ils devaient connaître, puisqu’ils en ont écrit ?
J’entends bien : Balzac, Flaubert, Maupassant ; ce sont de grands écrivains tous les trois et j’en conviens, mais tous les trois je les récuse dans la question, et voici pourquoi.
Je récuse Balzac, parce que tout le monde sait qu’il quittait fort peu Paris où le retenaient ses dettes et ses éditeurs, deux sortes de tyrans qui gouvernaient sa vie. Cet aïeul du réalisme étudiait donc la province principalement dans sa très riche imagination et dans les histoires qu’on lui racontait. Je le récuse surtout parce que la peinture qu’il a faite, même si on admet qu’elle a été fidèle autrefois, date de trop loin déjà pour qu’on la puisse dire ressemblante aujourd’hui. Et, à mon avis, ni Flaubert, ni Maupassant, qui sont venus après lui, n’ont comblé cette grande lacune littéraire. Ce n’est pas qu’ils n’aient observé sur place, qu’ils n’aient vécu au milieu de leurs personnages. Ils ont peint d’après nature, au contraire ; ils ont possédé, l’un et l’autre, la faculté géniale de voir et de rendre leur vision avec des mots, leurs types sont vrais et ils sont de la province. Mais leurs œuvres, même associées, ne donnent de la province qu’une image tout à fait incomplète et par là même injuste. Ils avaient l’un et l’autre une misanthropie foncière, un grand mépris de leurs semblables ou des conditions d’existence de beaucoup de leurs semblables. Ils n’avaient pas cet amour fraternel et ce respect de la vie humaine qui peuvent seuls édifier une œuvre de justice, soit en littérature, soit en politique. Ils ont donc décrit, admirablement d’ailleurs, des personnages odieux, ridicules ou amusants, ils ont flagellé des imbéciles ou des coquins, ils ont été poètes, et grands poètes si l’on veut, mais ils n’ont rendu qu’un aspect de la province et celui-là justement qui avait le moins besoin qu’on y insistât.
Non, si j’avais à faire quelques exceptions, j’indiquerais plus volontiers les noms d’Alphonse Daudet, de Cherbuliez, d’André Theuriet, de Pouvillon. Mais la règle générale n’en subsiste pas moins. Et la règle générale, c’est que les écrivains, et spécialement les romanciers, parlent de la province avec ironie ou commisération ; qu’ils ne la connaissent guère que par ses légers travers, indéfiniment peints et repeints, c’est-à-dire qu’ils méconnaissent foncièrement les trente-deux millions de Français qui vivent hors de la capitale.
Et il faut bien avouer que l’extrême centralisation littéraire est bien faite pour perpétuer ce préjugé. Lorsqu’un jeune écrivain, né en quelque coin de province, arrive à Paris, son premier soin est de décrier son petit pays, pour bien montrer qu’il n’en est plus ; il renie ces humbles braves gens parmi lesquels il a vécu ; il se moque d’eux qui l’ont servi ou supporté ; il croit, par cette ingratitude, augmenter ses chances de naturalisation. Mais comme il est très jeune, qu’il a bien peu observé et qu’il a plus de lecture que d’expérience, son jugement ne diffère point de ceux qu’on trouve partout. Quelques réminiscences de Balzac, un démarquage maladroit de Madame Bovary, deux ou trois portraits, qui voudraient être méchants, d’êtres inoffensifs connus et peut-être aimés autrefois, et nous avons un nouveau livre sur la province ou plutôt contre elle.
* *
La tradition est donc certaine. Elle est ancienne. Demandons-nous à présent si elle est respectable, si les raisons qui l’ont fondée subsistent aujourd’hui, ou si elle est simplement une routine, un témoignage de pauvreté d’invention ou d’observation chez nos romanciers.
Pour Molière, pour madame de Sévigné, pour notre xviie et notre xviiie siècle, la grande infériorité du provincial était évidemment d’ignorer la cour, la mode, les belles manières et le bel esprit de Paris.
Est-il permis de répéter la formule au commencement du xxe siècle ?
Je ne le crois pas.
D’abord, on ne peut plus reprocher aux provinciaux d’ignorer la cour.
Peut-on leur reprocher d’ignorer la mode ? Oh ! c’était là un tort bien grave et bien évident de nos grand-mères provinciales. Les belles dames dont les robes à paniers, les collerettes de dentelles, les traînes de velours, les perruques poudrées se reflétaient, à la lumière des lustres, dans les glaces de la galerie de Versailles, pouvaient sourire des costumes de nos aïeules et aussi de nos grands-pères, de ces gros draps foulés, couleur de la terre et, comme elle, inusables, de ces jupons à mille plis et à rallonges, de ces corsets apparents ou de cette absence de corset, de ces bonnets de mousseline, qui ressemblaient souvent à des fleurs et qui avaient, comme elles, chacun son canton pour fleurir. Mais aujourd’hui, les rares costumes provinciaux qui subsistent en France, personne ne songe plus à les trouver ridicules ; on les aime, on les célèbre, ils font partie de la précieuse « couleur locale », et chacun sait qu’il en reste bien peu, non seulement en France, mais en Europe. La meilleure preuve, c’est qu’on organise des voyages pour aller la chercher. Les jolies affiches coloriées qu’on colle sur les murs de nos rues pour nous engager à choisir telle station d’hiver ou d’été, bains de mer, eaux thermales, montagnes, forêts, les affiches enfin de la grande pharmacie pour neurasthéniques ne nous montrent-elles pas, dans un coin, l’indigène qui travaille ou s’amuse, toujours en costume national, la bergère des Alpes qui file, le guide des Pyrénées qui part pour l’ascension matinale, faisant claquer son fouet enrubanné, le bouvier d’Auvergne, la jolie Niçoise, avec un chapeau chinois, l’écailleuse des Sables-d’Olonne en jupe courte, et combien de Bretons et de Bretonnes de tous les villages de Bretagne ?
Elles flattent un goût de notre époque, ces affiches, elles sont nées d’une observation psychologique, et le succès de leur propagande est dû à un reste de romantisme encore vivant dans les masses. La plupart du temps, ces fameux costumes n’existent plus. Ils ne sont, pour les paysans, qu’un déguisement qu’ils revêtent moyennant finance. Et si, par exemple, vous allez au mois d’août dans les marais salants de la Loire-Inférieure, vous assisterez à un mariage, un seul, en grand costume local, à un vrai mariage de paludier et de paludière, mais qu’on peut dire toujours le même, car les costumes, en nombre limité, jamais renouvelés, servent à toute la paroisse, se prêtent entre voisins et voisines, entre parents ou camarades, et ne sortent des coffres qu’un seul jour d’été, sous les yeux agrandis des badauds qui payent les frais de la noce. Toutes les belles images des gares et des murs ne correspondent guère à la vérité, mais elles indiquent un état de l’opinion et surtout de l’opinion parisienne, qui se passionne aujourd’hui pour la garde-robe de nos aïeux. L’ancien mépris a été remplacé par un sentiment tout contraire.
Quant aux autres provinciaux, bourgeois et bourgeoises, marchands et marchandes des villes ou des gros bourgs, ils s’habillent précisément à la mode de Paris, qui est devenue la mode universelle. Il n’y a pas jusqu’à la coiffe villageoise, ce dernier vestige du costume personnel, qui ne soit menacée de disparaître devant le chapeau des grands magasins. Nos petites paysannes elles-mêmes ne se sont-elles pas imaginé d’orner leurs cheveux, bien tirés sur les tempes et lissés à l’eau claire, de fleurs artificielles montées sur des fils de laiton, de chapeaux à cinq ou dix francs, jardins affreux, macarons déplorables et d’un bon marché trompeur ! Je ne puis m’empêcher de signaler ce recul de la poésie populaire. C’en est un. Je regrette ces coiffures si bien appropriées aux visages différents des races différentes, d’un art si raffiné, d’une grâce si honnête, et qui avaient pour elles la beauté de l’étoffe, la ligne et la durée. Je regrette les ailes blanches que le vent soulevait, les châteaux ajourés des Normandes, casques de la douce guerre, les capuchons rouges des Béarnaises, les mouchoirs multicolores noués sur la nuque des Provençales, les coquilles enroulées, les bandeaux transparents qui laissaient deviner la blancheur de leur front, et ces fleurs merveilleuses, marguerites, cyclamens, digitales, pensées, qu’avaient imitées nos grand-mères inconnues quand elles inventaient la coiffe de leur bourg natal, poème féminin, l’un des plus exquis et des plus profonds qui soient sortis du génie anonyme de la foule. C’est fini, nos petits-enfants collectionneront comme des reliques de musée les dernières coiffes de lin. Les prospectus des grands magasins pénètrent jusqu’aux fermes isolées des campagnes. Les colis postaux suivent bientôt après. Ajoutez l’extrême diffusion des journaux de modes, qui renseignent leurs abonnées et leur fournissent des patrons de papier pelure, les quatre pèlerinages annuels de toutes les modistes et couturières de province, qui vont à Paris s’informer de ce qu’on appelle la « dernière création », bien que la réalité ne corresponde pas toujours à la splendeur du mot, et vous conviendrez que, s’il y a ici un reproche à faire à cette bonne province, ce n’est pas d’ignorer Paris, c’est de le suivre de trop près et de s’habiller précisément comme lui.
Si la mode est la même, faut-il en dire autant des habitudes et des mœurs ? Il semblerait que non, à lire les romans. Et je ne conteste pas qu’il y ait peu de similitude entre la manière de vivre d’un employé de ministère et celle d’un berger du Lot ou d’un marin breton. Mais je prétends que les éléments qui peuvent se comparer, la bourgeoisie parisienne et la bourgeoisie provinciale, la noblesse qui habite la province et celle qui habite Paris n’appartiennent certainement pas à des états de civilisation différents, comme on serait tenté de le croire d’après notre littérature.
On parle des médisances de province. Mais pourquoi ne parle-t-on pas de celles de Paris, et la grande ville n’est-elle pas, à ce point de vue, une collection de petites villes ou de petits mondes juxtaposés, ou les médisances courent aussi nombreuses, aussi goûtées et plus lestes qu’ailleurs ? Quelle est la meilleure manière d’amoindrir le prochain ? Je n’aperçois pas la supériorité de l’une sur l’autre. Mais ce que je vois clairement, c’est que, grâce à la presse, les hommes qui habitent les régions les plus différentes sont occupés des mêmes événements ou des mêmes incidents presque aux mêmes heures. L’article qu’on discute le soir à Paris sera commenté le matin dans les cafés de province. Le télégraphe apprendra en même temps aux citoyens de Tarascon, à ceux de Brest et à ceux de Rouen la chute d’un ministère, la victoire d’un cheval, un déraillement de chemin de fer. Il y aurait même, à ce propos, une carte curieuse à établir. On pourrait tracer une ligne allant de l’Est à l’Ouest, du bas des Vosges à l’Océan, qui séparerait la France en deux parties. Dans l’une, qui est immense, l’influence des journaux de Paris est exclusive ou prépondérante, parce que ceux-ci peuvent parvenir avec un retard de huit ou dix heures au plus. Dans l’autre, qui comprend le Midi, la presse locale a une tout autre diffusion, et surtout une importance incomparablement plus grande, l’esprit est plus régionaliste, les conversations n’obéissent plus servilement à la direction parisienne, et, par exemple, s’il nous était donné d’entendre les propos échangés entre les convives d’un grand propriétaire de Montpellier ou de Béziers, nous constaterions qu’il n’est pas pour eux de question politique, littéraire ou mondaine qui puisse retenir longuement les esprits, tandis qu’on discutera à perte de vue celle des vendanges dernières, du plâtrage, du sucrage et des cours du vin rouge.
Voilà donc des Français, de province et de Paris, qui suivent les mêmes modes, qui lisent les mêmes dépêches, et, à quelques heures d’intervalle, se nourrissent des mêmes proses. Il faut ajouter que tous ces Français parlent la même langue. J’ai le regret de l’apprendre à ceux qui verraient là une diminution du pittoresque : l’accent régional est en décroissance partout. Il n’est pas mort mais il s’anémie. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Presque tous les provinciaux aisés traversent Paris plusieurs fois l’an, beaucoup de leurs fils font leur éducation à Paris, les autres rencontrent dans les collèges, et dans les lycées, dans les maisons d’enseignement libre et dans celles de l’État, des professeurs formés à Paris ou parlant le plus pur français. Les maîtresses, religieuses ou laïques, qui élèvent les jeunes filles, sont, en général, instruites, même en accent. On chante bien encore un peu dans le Midi, on nasille légèrement dans le Poitou, on a la gorge assez rude dans le Nord ; mais, je vous le certifie pour avoir couru les chemins de France, les fortes convictions dans l’erreur de grammaire ou de prononciation descendent de plus en plus vers la rue, et bientôt ne se trouveront plus que là.
Les romanciers retardent donc quand ils nous peignent ces soirées de province où des hommes, qui semblent descendus des cadres d’un musée, s’entretiennent de niaiseries de village avec des femmes prétentieuses, sans grâce et sans esprit. C’est bien plutôt le snobisme des usages et la banalité des idées générales qu’il faudrait signaler ! Cette province patriarcale, parcimonieuse, toute gonflée de traditions, de recettes et de légendes, ne vit plus guère que dans le roman. Elle s’émiette, elle disparaît. Pas une femme ne dirait aujourd’hui le mot d’une maîtresse de maison d’il y a quarante ans : « Nous serons ce soir trente chaufferettes. » Les fameuses piles de linge, fleurant l’iris et la lavande, diminuent de hauteur dans l’armoire maternelle. Depuis longtemps, les rouets ne chantent plus dans nos villes, même dans les toutes petites villes, même dans les bourgs, même dans les villages, et pour trouver une quenouille il faut faire bien des lieues. Ô reine Berthe qui filiez avec vos demoiselles d’atours, que les temps sont changés ! Que les temps sont loin où notre Jeanne d’Arc se faisait gloire de filer « aussi bien que femme de France » ! Les honnêtes liqueurs de ménage sont aussi en défaveur. Les recettes de cuisine, que les ménagères gardaient autrefois mieux que des secrets d’État, ne font plus de jalouses. J’ai rencontré, au fond d’une forêt, une châtelaine qui connaissait les cent trente-trois manières d’apprêter le lapin de garenne, mais personne ne les lui demandait.
Les jeunes femmes d’aujourd’hui, en province comme à Paris, ont d’autres occupations et d’autres distractions. J’en indiquerai une, tout au moins, qui est fort absorbante. Elles suivent l’éducation de leurs filles et de leurs fils. Il n’y a guère de jeune mère qui n’entre en huitième avec son fils aîné, qui ne sache « rosa, la rose », qui ne s’intéresse à l’alphabet grec pour faire réciter les leçons du collégien, qui ne s’applique surtout à corriger et même à rédiger les « rédactions » de mademoiselle Henriette, ou de mademoiselle Geneviève, ou de mademoiselle Marthe qui suit des cours de littérature, de sciences, d’histoire, d’économie, — non domestique, mais politique, — et qui doit être la première, puisqu’elle lutte contre mademoiselle Marie, c’est-à-dire contre la mère de mademoiselle Marie, laquelle a toujours passé pour moins intelligente que la mère de mademoiselle Marthe, ou de mademoiselle Geneviève, ou de mademoiselle Henriette. Et ainsi les enfants, même en province, refont l’éducation de leurs parents. Pour cette raison et pour d’autres qui se devinent, la vie de ceux-ci est généralement occupée et sérieuse. Je dis sérieuse et non ennuyeuse.
Bien que l’opinion contraire coure les rues ou mieux les librairies, on ne s’ennuie pas plus en province qu’à Paris, à condition d’avoir un esprit capable d’autre chose que d’amusement. Certaines gens naissent et grandissent avec une cervelle si pauvre, qu’ils ne peuvent vivre sans tapage et bavardage, sans poussière à respirer, sans un théâtre ou un salon pour passer la soirée. Mais ce besoin n’est pas général. Il y a des hommes et des femmes, en grand nombre, qui trouvent que le bonheur n’a pas de patrie nécessaire, que la joie et le souci d’une fortune à faire ou à augmenter, d’une famille à élever, d’une âme à ennoblir, d’une place à tenir dans l’amitié de quelques-uns et dans l’estime de tous, suffisent amplement à remplir les heures et à les rendre brèves. Ils pensent encore que le calme, la possession plus complète de soi-même, la vue prochaine et facile des campagnes véritables, non enjolivées, et non bâties, ne sont pas des compensations sans valeur à l’éloignement des théâtres et des sources immédiates de l’information politique ou mondaine. Ils jugent enfin que la science de l’amusement a été de tout temps le plus redoutable ennemi de la gaieté, et ils assurent que ces habitants de la province, qui devraient s’ennuyer d’après tant de romans, sont habituellement d’une plus solide gaieté que beaucoup de Parisiens qui s’amusent.
Ainsi donc, ces différences superficielles de costumes, d’habitudes et de langage, sur lesquelles nos écrivains, depuis trois siècles, ont insisté tant et tant de fois, sur lesquelles ils ont bâti des livres, qu’ils ne se lassent point de décrire lorsqu’ils opposent la province à Paris, disparaissent de plus en plus. Elles deviennent négligeables, tant à cause de ce que j’appellerai l’usure littéraire d’un pareil moyen, que pour cette autre raison qu’il est tiré de l’histoire ancienne plus que de la réalité présente. Ceux qui retardent, ce sont moins les provinciaux que ceux qui peignent la province de cette manière surannée.
S’ils voulaient bien étudier de près et par eux-mêmes cette France inconnue qui commence à la banlieue de Paris, je crois qu’ils seraient récompensés de leur effort. Ils croiraient moins à la couleur locale, ils croiraient plus à la dramatique humanité, à l’égalité des âmes et des douleurs, qui fait que le reste est secondaire, le temps, le lieu et toute l’enveloppe de ces âmes.
Sans doute ils trouveraient un décor indéfiniment renouvelé, dans ces paysages de villes et de campagnes dont la variété émerveille l’étranger et lui fait aimer notre pays, ce « splendide hexagone », comme dit miss Betham Edwars ; et ce serait déjà quelque chose de ne pas être exposé à relire la description des ponts de la Seine au soleil couchant, ou de la ville aperçue du haut de Montmartre à l’heure du bec de gaz. Mais la nouveauté de tels romans, je le répète, serait due à d’autres causes plus profondes, et d’abord à cette constatation que la vie humaine est partout digne du même intérêt, capable de provoquer les mêmes émotions, les mêmes colères, les mêmes admirations. Les romanciers, dégagés du préjugé traditionnel, découvriraient la France du silence, celle qui sème et récolte pour Paris qui fait tant de bruit ; ils apercevraient la grandeur de sa mission qui est de perpétuer la race, de la nourrir et d’en maintenir l’énergie morale et les qualités essentielles par le constant apport d’éléments sains qu’elle envoie non seulement à Paris, mais dans toutes nos grandes villes. Ils reconnaîtraient que ce qui fait le génie de la France s’agite, plus ou moins obscurément, dans toute la France ; que les paysans, les ouvriers, les bourgeois des moindres bourgs n’ont pas seulement un esprit qui leur est propre, mais un fond de qualités solides sans lesquelles un peuple ne survivrait pas à tant de causes de désagrégation, bon sens, courage, initiative, générosité, et le reste ; ils diraient ce monde merveilleux de travail qu’est notre patrie, et comment nulle race n’est peut-être mieux douée pour la diversité des métiers et des arts ; et quelles preuves d’endurance et de probité peuvent offrir les plus humbles existences.
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J’ai tâché de venger la province des mauvais propos que nos romanciers, particulièrement, ne craignent pas de rééditer contre elle. Il y aurait une contrepartie à faire, et, après avoir établi que le Parisien a souvent une opinion fausse du provincial, on pourrait aisément démontrer que celui-ci méconnaît à son tour le Parisien. Il ne serait point inutile de prouver à d’innombrables étrangers, et même à quelques Français, que le fameux boulevard est un lieu trop étroit pour loger trois millions d’habitants, que l’immense majorité de ceux-ci vivent péniblement et bravement, grâce à une activité qui dérouterait plus d’un provincial ; que les Parisiens n’entrent que pour un quart dans le succès d’une pièce de théâtre, même scandaleuse, et que la province fait les trois autres quarts ; que les ménages de Paris ne ressemblent pas tous, il s’en faut, à ceux de nos pièces de théâtre et de nos romans dits « parisiens » ; et qu’au surplus rien n’est si commun que des concitoyens qui s’ignorent réciproquement.