Les deux cathédrales
Claude Monet et J.-K. Huysmans
Je ne sais pourquoi le livre récent de J.-K. Huysmans, la Cathédrale, m’a involontairement remis en mémoire la série de vingt toiles où Claude Monet évoqua la cathédrale de Rouen.
L’identité du sujet, si diversement interprété par le peintre et par le romancier, n’aurait pas suffi sans doute à retenir mon attention, si le rapprochement des deux œuvres n’avait aussitôt fait naître en moi la conscience de l’opposition bien nette des deux conceptions dont elles dérivent. En juxtaposant l’œuvre de Huysmans et celle de Monet, j’y découvre non seulement deux conceptions d’art très différentes, — ce qui serait d’un intérêt secondaire, — mais surtout l’indice de deux compréhensions, exactement situées à l’opposite, des choses de ce monde, — ce qui est d’une toute autre importance.
Qu’est-ce en soi que la « cathédrale », vers laquelle convergea, issue de points si opposés, la vision des deux artistes ?
La pensée religieuse de l’Europe s’épanouit au Moyen-âge dans une croyance. L’homme, créature de Dieu livrée à sa merci, s’éleva vers son Créateur en un perpétuel élan d’actions de grâce et de prières. La cathédrale n’est que la pétrification de cette incessante oraison, le sanctuaire de l’âme médiévale. Elle nous apparaît donc comme le symbole d’une époque et d’un monde ; symbole vivant durant des siècles, aujourd’hui symbole défunt, puisque cette époque révolue et ce monde transformé, elle ne subsiste plus qu’à l’état de vestige. Son âme, issue de la communion du ciel et de la multitude, s’est dissoute au souffle de l’esprit du temps. On peut entrevoir l’époque prochaine où, tel le mammouth ou le plésiosaure des périodes paléontologiques dont les cadavres surgissent de terre ça et là, la cathédrale apparaîtra, aux yeux de l’homme de demain, comme l’organisme-type d’un âge disparu.
Sous quel aspect est-elle donc apparue au romancier, puis au peintre ?
Se basant sur la quasi-subsistance de l’âme médiévale ou plutôt sur sa persistance à ne pas s’éteindre, Huysmans, à la fin du dix-neuvième siècle, considère la cathédrale comme l’expression toujours vivante et toujours adéquate de la pensée religieuse contemporaine. Ce n’est donc pas une restitution qu’il tente, mais une interprétation d’un symbole qui n’a pas cessé d’être, à ses yeux, véridique et suprême, et que les tempêtes humaines n’ont fait qu’effleurer de leurs tourbillons. Le formidable organisme de foi et de prière lui est apparu sous son aspect saisissant de réalité, avec son corps et avec son âme, dont les siècles n’ont pu atténuer la mystérieuse fulguration. Écoutez-le, ou plutôt écoutez son sosie, Durtal101, s’abîmer en extase devant le sanctuaire : « Elle est un résumé du ciel et de la terre ; du ciel dont elle nous montre la phalange serrée des habitants, Prophètes, Patriarches, Anges et Saints éclairant avec leurs corps diaphanes l’intérieur de l’Église, chantant la gloire de la Mère et du Fils ; de la terre, car elle prêche la montée de l’âme, l’ascension de l’homme ; elle indique nettement, en effet, aux chrétiens, l’itinéraire de la vie parfaite Et cette allégorie de la vie mystique, décelée par l’intérieur de la Cathédrale, se complète au dehors par l’aspect suppliant de l’édifice. Affolée par la joie de l’union, l’âme, désespérée de vivre, n’aspire plus qu’à s’évader pour toujours de la géhenne de sa chair ; aussi adjure-t-elle l’Époux avec les bras levés de ses tours, d’avoir pitié d’elle, de venir la chercher, de la prendre par les mains jointes de ses clochers pour l’arracher de terre et l’emmener avec lui au ciel. »102.
C’est à travers le flot des puériles légendes, des naïves ignorances, des obscures allégories, charrié par le moyen âge, — et qui sont pour l’humanité comme ces jeux de la première enfance dont l’individu conserve un souvenir confus, — c’est, orné de cette végétation mystique, qu’il entrevoit le monument où l’humanité d’hier pétrifia son rêve du divin, et qu’il en exalte la signification tout à la fois d’orgueil et d’humilité.
C’est donc en croyant orthodoxe que Huysmans a contemplé la cathédrale.
Claude Monet, lui, s’est borné à l’embrasser d’un simple regard d’homme.
Aussi son interprétation en est-elle profondément différente. Entièrement dégagé de tout ressouvenir, de tout culte et de toute tradition religieuse, le peintre n’a considéré l’édifice que comme un fragment de nature, suivant la réalité, non suivant le dogme. Les significations occultes, pas plus que les symboles chrétiens, ne l’ont un seul moment troublé. Son œil a vu se dresser quelque part, sur un point du sol, une imposante architecture que la lumière et l’ombre baignaient alternativement. Cette caresse du jour au mélancolique visage du sanctuaire d’antan, cette alliance des pierres vénérables et du soleil toujours vivant, ont captivé tout son être épanoui dans la vision. Il ne s’agissait pour lui, ni de liturgie ni de symbolique : nul mystère de déchiffrement, nul doute d’interprétation, nul débat théologique ne pouvaient l’atteindre. La réalité était là devant lui, en l’absence absolue de toute équivoque : il la vit et l’interpréta. « Le monument, grand témoin du soleil, a écrit M. Georges Clemenceau dans un examen merveilleusement aigu des cathédrales de Monet, darde au ciel l’élan de sa masse autoritaire qu’il offre au combat des clartés. Dans ses profondeurs, dans ses saillies, dans ses replis puissants ou ses arêtes vives, le flot de l’immense marée solaire accourt de l’espace infini, se brise en vagues lumineuses battant la pierre de tous les feux du prisme ou apaisées en obscurités claires. »103. Il n’est pas besoin de commentaire à ces quelques lignes, pour démontrer qu’il y a loin de l’un à l’autre point de vue. D’une part, il y a le dogme immuable, et d’autre part, la libre réalité.
Ainsi les deux expressions que j’énonçais au début, de la cathédrale, considérée par l’un dans son rapport avec la divinité officielle, par l’autre dans son rapport avec l’Univers, s’opposent entre elles avec une admirable netteté. Entre un Huysmans et un Monet, il y a plus que la profondeur d’un océan, séparant deux mondes : il y a toute l’abîme des siècles. Des choses énormes les séparent ; et c’est moins à deux races qu’ils se rattachent, qu’à deux âges de l’humanité. Ils vivent à la même époque mais l’âme du romancier n’est pas contemporaine de celle du peintre.
Voyez combien profondément diffèrent leur vision. Ici, la forteresse de la foi médiévale surgit isolée de l’univers, surnaturelle, divine, solitaire ; là, elle apparaît liée à l’univers, naturelle, terrestre, solidaire. Le premier, suivant son expression scrute le « sens biblique des pierres », l’autre le sens comique des pierres. L’écrivain met la Bible au-dessus de l’Univers, l’artiste met l’Univers au-dessus de toutes les Bibles et de toutes les fois. D’une part, la cathédrale est vue sous l’angle de la Divinité, d’autre part sous l’angle du soleil, car pour l’un, le soleil mystique c’est Dieu, pour l’autre, le dieu réel c’est le soleil, dispensateur de la vie. La lumière unique vient du dedans pour le premier, pour le second la lumière unique vient du dehors. Pour un Huysmans, avant tout, il y a le Dogme, pour un Monet, avant tout, il y a la Réalité.
Il est à remarquer, néanmoins, que les deux exégètes de la cathédrale se sont rencontrés en ceci : tous deux sont artistes et tous deux ont découvert de la vie, là où n’apparaissent aux regards vulgaires que ruine et décrépitude. Mais encore faut-il ajouter que l’un est un artiste catholique, l’autre un artiste, sans autre qualification ; que ce qui anime la pierre est pour le premier, la foi, pour le second, la vie universelle.
Au fond, et c’est à cela que je veux en venir, ces deux hommes appartiennent à des conceptions diamétralement opposées. Pour l’un, il y a Dieu, la Vierge et les Saints, l’Église, gardienne de la Vérité, l’homme, créature pitoyable et pécheresse, sans espoir hors de l’obéissance à Dieu. Pour l’autre, il y a l’Univers, à la fois âme et corps, l’homme plongé dans l’océan des forces cosmiques, et prenant peu à peu conscience de la réalité du monde dont il est sorti pour y retourner.
Ces deux conceptions adverses, représentées ici par un livre et par une série de vingt toiles, ces deux conceptions en lutte durant tout un âge, valent d’être résumées, ne fût-ce que pour témoigner de leur antagonisme constant sur un terrain où l’on croit trop souvent qu’elles n’ont point accès, celui de la littérature et de l’art.
La première est la conception catholique.
Née de la pourriture du paganisme, elle s’est épanouie sur le monde, et l’humanité s’en est nourrie durant des siècles. Le paganisme avait divinisé les énergies cosmiques ; le christianisme immatérialise son Dieu dans un ciel fictif et jette l’anathème sur la nature. Le monde antique avait exalté la passion et la vertu des corps, le christianisme les proscrit. Pour le Grec, la vie est une joie ; pour le Chrétien, elle ne peut être qu’une douleur. Le catholicisme apporte au monde une métaphysique et une morale en désaccord absolu avec les conceptions helléniques de l’époque classique. « Avec l’humilité, avec le mépris de la chair, avec la haine terrifiée de la nature, l’abandon des jouissances terrestres, la passion de la mort qui délivre et ouvre le paradis, un autre monde commençait104 », a-t-on dit, et nulles paroles ne caractérisèrent mieux cette étrange apothéose du non-être qu’amena le christianisme.
Pourquoi chercher à vivre, puisque nous sommes sur cette terre comme des étrangers, qu’ailleurs est notre patrie, dont quelques pauvres années d’exil et de purification nous séparaient à peine ? Pourquoi nous efforcer d’enrichir nos corps et nos cerveaux, puisque le néant est au bout de nos efforts, la nature, une tromperie et un piège, la vie un châtiment ? Pourquoi la science, la sensualité, la lutte, le travail, la volonté, l’action, le désir, la raison, affaires humaines, puisque la terre est maudite, la vie de l’homme un perpétuel péché ? Quelle folie nous pousse donc à soigner nos corps, qui, sortis de la pourriture, doivent y retourner demain, à pousser nos esprits dans la recherche de la vérité, alors qu’il n’y a pas de vérité en dehors de l’Éternel, et que tout ce que nous en devons connaître, nous fut révélé ? Quelle voix d’orgueil et de perdition peut nous inciter à jouir et à savoir, quand vivre signifie expier, quand la mort seule peut nous ouvrir les portes de la connaissance ?
L’ignorance et l’inaction sont les biens suprêmes. La terre et l’homme ne sont qu’impureté. Il nous faut attendre, immobiles et en prières, que Dieu nous appelle à lui. L’infécondité nous doit être un devoir, parce qu’il ne faut point perpétuer la douleur terrestre. Dieu, seule Volonté et seule Vérité, nous tient dans sa large main qu’il entr’ouvre ou referme suivant son infini caprice, et nous sommes sous son talon comme l’insecte du chemin, à la merci du plus fort. Cet Être d’essentielle force est aussi l’Être d’amour par excellence : c’est pour prix de cet amour, sans doute, qu’il exige de nous l’obéissance passive, l’innocence spirituelle, l’absence de passion, l’inertie de la volonté, l’annihilation du désir, l’ignorance de tout ce qui n’est pas lui. Un avenir de félicité nous est promis, si nous avons traversé la vie sans nous mêler aux souillures dont elle est pleine.
Telle nous apparaît, fort réduite et condensée, la conception catholique. Elle est essentiellement anti-vitale ; et en cette affirmation, je ne juge pas, je constate. Elle est basée sur ce sentiment que la vie a été, est, sera, ne peut pas ne pas être mauvaise, qu’il faut par conséquent y participer le moins possible, et que seule l’idée de Dieu est susceptible de l’ennoblir. Le ciel est tout, la terre n’est rien ; là-haut, une montagne de félicités, ici-bas, une vallée de larmes. Le bonheur suprême, c’est de quitter les bas-fonds de la vallée pour parvenir au sommet de la montagne ; la mort nous fait accomplir cette ascension. Voilà pourquoi je dis que la conception catholique est, par sa nature même, anti-vitale, puisqu’elle anéantit en nous tout ce qui constitue la vie, qu’elle nous oriente vers la mort, qui est, suivant elle, la porte de la vraie vie. Le « catholique », bien que signifiant l’« universel », est précisément dirigé contre l’univers.
Ce que doivent être les résultats d’une conception de cette nature, on pourrait, avant même d’avoir consulté l’histoire ou jeter les yeux autour de soi, l’imaginer facilement. Loyola, Benoît Labre ou Bossuet, au triple point de vue moral, physique et métaphysique, seraient en mesure de nous renseigner. Bornons-nous à constater que si la catholicisation du monde était un jour parachevée, l’humanité s’étant partagée en deux cloîtres immenses, l’un mâle, l’autre femelle, où chaque sexe se préparerait dans les macérations et la prière à son avenir paradisiaque, la prophétie de l’an mil ne tarderait pas à se réaliser. Tel serait le résultat terrestre de la mise en pratique des doctrines catholiques.
L’Occident a donc offert, durant dix siècles, le spectacle d’une humanité s’efforçant, par tous les moyens en son pouvoir, de rendre aussi douloureuse, aussi amère que possible, en vue de compensations ultérieures, l’existence que Dieu la condamnait à vivre. Que le monde ait, malgré tout, subsisté, voilà ce qui peut paraître singulier. Peut-être faut-il attribuer à d’autres influences que celle du Christ, cette résistance au non-être. L’animal humain, non chrétien par nature, possède en lui un instinct de vie et un inconscient désir d’accroissement qui durent entraver ses efforts énergiques pour parvenir à l’anéantissement, c’est-à-dire au seuil de la vie bienheureuse.
Or, il advint qu’en dépit de sa force et des nombreuses séductions qu’il offrait, l’édifice catholique chancela sur sa base ; cette base dont la première pierre avait été posée par un Dieu, venu des régions célestes pour cela, ne fut plus en état de le soutenir. C’est que le cœur de l’humanité vibrait de sentiments nouveaux et qu’une faculté dangereuse, ennemie de l’obéissance et du respect, la raison, s’était peu à peu réveillée du sommeil où la descente d’un Dieu sur la terre l’avait plongée. Les coups d’un tonnerre qui n’était plus aux mains de l’Eternel, ni de Zeus, mais aux mains audacieuses de l’humanité, vinrent ébranler sans repos le château-fort de la théocratie. L’édifice vacilla terriblement et depuis lors il n’a pu retrouver son aplomb. L’éboulement de ses remparts, battus en brèche par le temps et par l’homme, lui enlève chaque jour un atome de sa force. C’est la décrépitude et presque l’agonie : il semble que les plus énergiques efforts pour restaurer cette ruine doivent demeurer sans effet. Le souffle de la mort a passé par là.
Et cependant quelques fidèles obstinés persistent à chercher un abri au sein de l’édifice branlant. Les uns y demeurent en prière, n’attendant un secours que du Ciel : les autres s’efforcent par tous les moyens de reculer le terme fatal et d’empêcher l’inéluctable de s’accomplir.
L’auteur de la Cathédrale est l’un de ces fidèles.
La seconde, c’est la conception moderne, en voie d’élaboration.
Il serait téméraire de la nommer et de la déterminer absolument ; non seulement elle n’a pas encore atteint son développement normal, mais il est impossible de fournir à son endroit autre chose que des conjectures. Abstenons-nous donc de l’amoindrir, en voulant la fixer trop précipitamment.
Quelle est l’origine de cette conception ? Voilà où nous pouvons mieux que conjecturer : nous affirmons, car elle est bien nette. Elle sort du fond même de l’humanité, sans qu’il ait été besoin d’aucune révélation divine pour l’imposer. Les autres « fois » proviennent d’en haut, celle-ci est née d’en bas, des entrailles de la terre et de l’humanité, de la nature même de l’homme.
L’individu, que le dogme chrétien avait isolé de la nature, sentit peu à peu qu’entre elle et lui existait le plus indestructible et le plus profond des liens. Il crut comprendre que non seulement il n’y avait pas antagonisme entre son être propre et l’être du monde, mais qu’ils étaient éternellement unis, consubstantiels et solidaires ; qu’il y avait dès lors nécessité absolue pour lui de se plonger, à âme perdue, dans cette fontaine de vie, dans cet océan dénaturé, dont il tirait le meilleur de ses forces.
En même temps il se reconnut maître d’une faculté dont le libre exercice lui avait été présenté comme criminel et sacrilège : la pensée. Le cerveau, humblement courbé sous le poids du Dogme, se releva insensiblement, tout frémissant de désirs nouveaux. L’homme pressentit alors, éparse dans l’atmosphère, en germe dans tout son être, la possibilité d’une vérité autre que la vérité apprise, et ce fut pour lui un enivrement. La force nouvelle qui le travaillait, ne le laissa plus en repos qu’il n’eut découvert quelque fragment de cette vérité dont l’aube avait point en lui. Et lorsqu’il eut trouvé, la conscience humaine surgit claire, inéluctable, impérieuse, toute puissante.
C’est ainsi qu’une nouvelle conception prit racine dans l’instinct même de l’homme ; le principe de sa force est là. Cette origine terrestre est en même temps son plus beau titre de noblesse. L’homme, ayant pris conscience de la réalité de son être et de la réalité du milieu où il vit, possède désormais la base nécessaire pour aborder ce mystérieux Univers dont l’énigme multiforme ne cessera plus de l’inquiéter.
Ré-intronisation de la nature purifiée de tout anathème, du cerveau de l’homme libéré de toute entrave, tel est donc le double caractère de la seconde conception. La nature, jadis proscrite comme un réceptacle d’impuretés, reprend su place et sa dignité. Rien n’existe que par elle et tout effort serait vain qui prétendrait s’opposer à ses énergies. La pensée, qui n’admet plus aucun dogme, aucune révélation, soumet le monde à son investigation passionnée. La vérité naît peu à peu du libre et impartial examen de l’homme, qui reprend sa place dans l’immense série des êtres et des mondes.
On comprend facilement la portée prodigieuse de cette révolution dont la conscience de l’homme fut le théâtre. Le Dogme apparut pourri et la « Vérité » toute faite, la « Vérité » révélée, un mensonge. Plus on scrutait la réalité, plus elle apparaissait différente de ce qu’on s’était figuré sur la foi des affirmations dogmatiques ; d’où la nécessité d’entreprendre une immense enquête pour parvenir à la connaissance méthodique et progressive de la nouvelle vérité. Il y eut substitution de la Science au Dogme. L’Écriture Sainte, base de l’ancienne foi, ne fut plus qu’un document d’exégèse ; l’immense Bible vivante dont quelques caractères commençaient à être traduits, devint le seul Livre sacré dont l’authenticité fut établie. En même temps la conscience s’épanouissait au contact de la nature, et les terreurs, les scrupules, les aspirations vers la chasteté, le culte de la douleur faisaient place au libre rayonnement de l’individu, qui demandait à vivre pleinement par lui-même.
Nous venons de le dire : s’il est impossible de déterminer à présent l’ensemble de la conception moderne, qui n’est encore qu’ébauchée, il est toutefois permis d’en noter les traits principaux. Nous ne tirons pas de conclusions, mais nous posons des principes désormais acquis.
En premier lieu, il n’y a plus, dans le ciel éternel, un Dieu tout-puissant, sur le globe éphémère, d’humbles créatures, ses esclaves : il y a, en tout et pour tout, l’Univers vivant, matériel-spirituel, au sein duquel l’homme est plongé. La conscience humaine n’est qu’une infime mais lumineuse parcelle de la conscience de l’Univers. Toute vérité miraculeusement révélée perd sa valeur ; toute réelle vérité provient de la conscience et du cerveau de l’homme. Toute force, toute sagesse, toute beauté résident dans la nature, et tout ce qui s’élève à rencontre d’elle est fatalement stérile. Le monde ne peut survivre sans fécondité ni liberté : la chasteté et la servitude sont les deux plus actifs ferments de dégénérescence. L’humanité s’élevant à la conscience de l’Univers, par une adhésion plus complète aux normes naturelles dont la connaissance lui est peu a peu révélée par son cerveau, telle est la principale conséquence de la nouvelle conception. Elle est par sa nature, essentiellement sur-vitale, si j’ose m’exprimer ainsi, parce qu’elle admet, à l’inverse du christianisme, que la vie ne peut pas ne pas être un bienfait.
On a pu remarquer que cette conception présentait une certaine analogie avec la doctrine connue sous le nom de panthéisme. Elle aboutit, à vrai dire, à un nouveau panthéisme, infiniment plus large que l’ancien, tout imprégné de réalité et de science. Mais à quoi bon lui donner un nom, alors qu’il est encore impossible d’en saisir l’ensemble ? Bornons-nous à constater que tout ce que le monde moderne a édifié de grand et de durable s’y rattache de près ou de loin.
Le peintre des Cathédrales en est sorti.
Agiter ces graves problèmes autour d’un roman et de quelques toiles, semblera peut-être, à quelques-uns, puéril. Je n’ai pas pensé ainsi. La lutte entre le nouveau monde et l’ancien m’apparaît aussi vive dans le domaine de l’art que dans la vie sociale. L’homme qui vote au Parlement pour le maintien des « survivances du passé » est proche de l’homme qui consacre un roman à l’exaltation de l’Église. Et de même, l’artiste qui scrute et interprète la réalité sans intention ni sans feinte, collabore avec l’être d’action révolutionnaire. De la lutte ardente de ces deux groupes humains sort l’avenir.
Il me reste à conclure.
Je le ferai brièvement, car, on le pense bien, il serait quelque peu téméraire de prétendre juger en quelques pages d’aussi vastes conceptions.
Quelques points du débat particulier qui nous occupe, nous paraissent toutefois assez clairs. Nous posons cette question : Est-il possible à un artiste de réaliser une œuvre forte avec des matériaux avariés ?… J’entends par œuvre forte, une œuvre qui vit ; j’appelle matériaux avariés, des sentiments faux et des idées abolies.
Je demande s’il est possible à un artiste moderne d’enfanter une œuvre vivante, alors que sa propre pensée est sans contact possible avec la pensée du monde présent, et s’il est possible à ce monde d’accepter une création d’art, conçue absolument en dehors de sa réalité. Je ne crois pas que l’équivoque soit ici permise. Comment pourrait-on admettre que l’art qui prend son inspiration en-deçà des siècles ne soit pas nécessairement artificiel ? Pas plus qu’un Hellène n’aurait pu tirer de l’âme égyptienne son inspiration, ni un artiste du moyen-âge de l’âme grecque, un moderne dont les sens et l’intelligence ne sont pas clos, ne peut, quelque soit son propre tempérament, faire que la vérité d’hier soit celle d’aujourd’hui. Il ne peut que se vêtir du manteau troué que les générations ont abandonné sur la route. Mais les plis du manteau ne dissimulent pas l’anachronisme de sa conscience.
Je ne discute pas la sincérité d’une œuvre conçue en dehors de l’humanité présente ; la sincérité est ici en dehors de la discussion. Je dis seulement que cette œuvre est inacceptable, au même titre que la pensée qui l’anime. Je ne conteste ni l’érudition ni le style de Huysmans, je dis que son œuvre ne nous émeut pas.
Radicalement autre nous apparaît l’œuvre de Monet : saine, franche, vitale, réaliste, vivante Il ne s’agit plus avec lui de dogme ni de résurrection. Il s’est mis en face de la réalité, celle d’hier, d’aujourd’hui et de toujours : et c’est avec une vision d’homme moderne qu’il la contrainte de révéler ses secrets. La vie déborde de ses toiles, dépouillée de tout symbole, de tout artifice, de tout mensonge. Elle est là, devant nous, frémissante et nue ; et combien sa réalité nous apparaît supérieure aux pâles effigies que l’on voulut tant de fois nous faire admirer ! S’il y a vraiment un art moderne, — ce dont il paraît difficile de douter, à M. Huysmans plus qu’à personne, si j’en crois les sagaces études qu’il lui a jadis consacrées105, — un art qui se rattache à la pensée d’aujourd’hui, le peintre des cathédrales en est, à tous les points de vue, l’un des représentants.
L’âme dont Huysmans sent tressaillir la pierre est bien réellement une âme morte. Le magnétisme de la prière et de la foi s’est à jamais dissipé : les regrets, les mélancoliques ressouvenirs et les tendres regards jetés en arrière n’y feront rien. Mais si la pierre n’est plus pénétrée de vie céleste, la vie naturelle l’anime aussi intensément que par le passé. « La merveille de la sensation de Monet, dit encore M. G. Clémenceau, c’est de voir vibrer la pierre et de nous la donner vibrante, baignée des vagues lumineuses qui se heurtent en éclaboussures d’étincelles. C’en est fini de la toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent muante de la vie qui précède en la vie qui va suivre. Elle n’est plus comme figée pour le spectateur. Elle passe. On la voit passer. »
En un mot, le romancier a considéré la vie sous un aspect illusoire ; le peintre a pris la vie pour elle-même dans son intégrité. L’œuvre du premier est issue de la superstition et du mensonge ; c’est une fleur de décadence. L’œuvre du second est sortie de la nature et de la réalité, c’est une fleur de plénitude. Tel est, à mon sens, ce qui les différencie profondément.
L’auteur de la Cathédrale parle quelque part d’un religieux « qui, sortant de sa cellule, au mois de mai, se couvrait la tête de son capuchon pour ne pas voir la campagne et n’être pas ainsi empêché de regarder son âme. » L’erreur de M. Huysmans provient de ce qu’il a voulu suivre l’exemple de cet héroïque mais absurde contemplateur de soi-même. Et si l’artiste véritable est celui dont les sens s’épanouissent librement devant les choses, la supériorité de Claude Monet, le peintre de la Cathédrale, nous apparaît indiscutable.
Il est vrai que M. Huysmans a pour défenseur des écrivains aussi autorisés que M. Georges Rodenbach, par exemple, qui, exaltant le pouvoir de « la vieille chanson qui berçait l’Humanité », ne craint pas d’annoncer un retour de l’humanité aux antiques « credo ». Écoutez cette touchante parole :
« … Peut-être que la vieille chanson n’est pas si finie qu’on pense et pourrait bien être le prochain remède, la solution de demain aux attentes de l’heure actuelle… Qui sait si, cette fois encore, ce n’est pas la « vieille chanson » qui sera le remède et la conclusion de tant d’agitations douloureuses. Déjà des vigies le prophétisent, qui regardent l’horizon d’observatoires bien divers. … M. Huysmans est « en route », comme il a dit lui-même. Le monde sera persuadé. Combien vont le suivre et donner la même solution à leur crise intérieure !… La foule, ici, communique avec l’écrivain par le côté de l’âme. Il a senti ce qu’elle sent, et il croit déjà ce qu’elle voudrait croire, comme si une Pentecôte nouvelle était attendue et qu’on vit déjà la langue de feu, le céleste don, luire d’abord au-dessus de lui.
« M Huysmans fait avec l’Église un mariage de raison. Il l’a jugée la plus belle, la plus pure, la plus sûre, la plus capable de le rendre heureux. Là est le haut conseil, le grand enseignement qu’il donne. Et qui sait s’il n’est pas ainsi le précurseur de quelque renouveau religieux qui se prépare ? Qui sait si la « vieille chanson » qu’on disait surannée ne va pas recommencer à être la bienvenue pour bercer l’Humanité et lui faire oublier toutes les angoisses de cette fin de siècle obscure ? » 106
Je crois vous comprendre, M. Rodenbach : votre esprit, infiniment las d’avoir rêvé, infiniment lointain et nostalgique, entrevoit déjà les délices d’un retour aux naïves légendes « qui berçaient l’humanité ». S’il en est ainsi, cessez d’espérer, croyez-moi, et retournez prudemment et noblement à votre tour d’ivoire, car votre déception serait formidable. Et pour qu’à l’avenir, une nouvelle tentation d’en sortir ne vienne interrompre votre solitaire songerie, retenez cette vérité :
Aux heures de lutte, aux « jours tumultueux et fiévreux », la nature intime de chaque homme apparaît sous son véritable jour. Il y a les confiants qui s’avancent et les pusillanimes qui reculent. Vous classez Huysmans parmi ces derniers, et je vous donne pleinement raison. Mais lorsque vous concluez de la brusque reculade d’un petit nombre d’affaiblis à la marche en arrière de l’humanité, comment voulez-vous que cette humanité, par la voix de ses individus conscients, ne salue pas vos paroles dérisoires de sa plus cinglante moquerie ?
Je le sais, vous n’êtes pas seul, puisque la Sainte Église vous couvre de sa protection, mais combien toutefois, vous paraissez faible à tous ceux que fut assez puissante pour entraîner, la nouvelle chanson, celle que vous n’entendez pas !