(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — La rentrée dans l’ordre »
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(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — La rentrée dans l’ordre »

La rentrée dans l’ordre

Lorsqu’une plante, dont une lourde pierre foulait la tige, se trouve délivrée de son fardeau, nous assistons au plus touchant des spectacles : peu à peu l’humble tige, qui semblait pour toujours perdue, se redresse, reprend de la vigueur et de la couleur, s’élève peu à peu, grâce à l’air libre, jusqu’à la vie normale. De même lorsqu’un de nos membres blessé se cicatrise, les organes froissés se reforment lentement, les tissus se fortifient, le sang reprend son cours, le membre redevient souple et fort.

N’est-ce pas un spectacle de ce genre qui nous est offert, lorsque nous voyons le prêtre, cet atrophié, ce blessé, ce malade de corps et d’âme, redevenir sain, normal, s’acheminer vers sa libération corporelle et spirituelle ? Je n’en connais pas de plus fortifiant, de plus consolant. Tout passage de la maladie à la santé évoque, en effet, la joie. J’appelle maladie l’état du vivant, né homme, dont toutes les facultés humaines sont comprimées, l’être entier meurtri, et j’appelle santé, l’état du vivant dont les puissances s’épanouissent harmonieusement et librement. Le prêtre, dont le corps, le cœur et l’esprit demeurent ensevelis sous le fardeau de la règle à laquelle il s’est attaché, est donc bien un malade, un être pitoyable, qui appelle tous nos soins. S’il prend un jour conscience de son état, de sa misère physique et mentale, et s’il possède encore, au tréfonds de son être, l’étincelle d’énergie suffisante pour l’en faire sortir, c’est à un véritable retour à la santé que nous assistons, a une lente ascension vers l’humanité, dont l’être misérable était déchu.

La valeur de semblable guérison ne peut échapper à personne. Ce qui cause, en effet, le danger mortel de cette maladie, c’est que le malade, par la plus inconcevable des hallucinations, se croit lui-même en pleine santé, que dis-je ? en meilleure santé que les hommes réellement sains, et qu’il ne fait par conséquent aucun effort pour se guérir. La science du médecin est dans ce cas complètement inutile, car la guérison dépend de la seule volonté du malade, de son retour à la conscience. C’est en lui seul qu’est enfermé le remède souverain. En lui cohabitent le mal et la guérison, il est tout à la fois le malade et le médecin. Très rares sont ceux qui parviennent à prendre conscience de leur état véritable, du mal qui les ronge sans qu’ils s’en doutent, et très rares donc sont ceux qui en guérissent. Les bienheureux vainqueurs de ce terrible mal n’en sont que plus dignes de notre intérêt et de nos éloges, tout au moins de notre attention.

Les victoires de ce genre ont paru, ces temps derniers, augmenter en nombre. Peut-être verrons-nous cette progression s’accentuer ; nous dirons plus loin pour quelles raisons, selon nous, l’espoir en est permis. Qu’il nous suffise de constater que deux écrivains, très différents de tempérament et de nom, viennent récemment de nous retracer l’émouvant spectacle de cette montée spirituelle au sommet de laquelle l’homme triomphe du prêtre. Je me persuade qu’il y a là plus qu’une simple coïncidence. Le fait est significatif.

 

L’un, c’est Emile Zola, au cours de sa trilogie, Lourdes, Rome, Paris. On sait que les étapes spirituelles douloureusement franchies par l’abbé Pierre Froment, forment la trame des Trois Villes.‌

L’abbé Pierre est le fils d’un savant irréligieux et d’une mère croyante, dont les influences contraires vont, surtout après Ieur mort, se disputer sa vie. C’est d’abord la mère qui l’emporte, en destinant son fils au service de Dieu. L’événement coutumier s’accomplit alors : le séminaire entreprend sur l’enfant son œuvre méthodique et savante de dès-humanisation. Il est prêtre un jour, non sans s’être « senti agité d’une terreur secrète, d’un regret indéterminé et immense94 », mais « espérant qu’il suffisait de vouloir pour ne pas penser. » Bientôt la crise s’annonce : la sourde et d’abord vague conscience du mensonge où il git, commence à poindre en lui. Il lit, il médite, et le dogme s’écroule. Ruine irréparable : « il était prêtre, et il ne croyait plus. » Pourtant, il ne se reconnaît pas le droit de violer son serment. « Du moment qu’on l’avait châtré, il voulait rester à part, dans sa fierté douloureuse. » D’ailleurs, s’il n’a pu vaincre la raison en lui, il est resté maître de sa chair. Il restera honnête et pur, cachant au fond de lui-même son incroyance.‌

Des années passent pour lui, partagées entre la pratique machinale du sacerdoce et l’étude solitaire. Un jour le désir le prend de connaître la vérité sur Lourdes, et il part, non sans quelque vague et lâche espoir d’y retrouver sa foi perdue, « la foi du petit enfant qui aime et ne discute pas. » Les spectacles auxquels il assiste, la mise en scène organisée par les « Pères de la grotte » en industriels soucieux d’une fructueuse exploitation de leur entreprise, lui font, dès le premier jour, perdre cette naïve espérance. Il confirme de visu son intuition première, qu’il n’y avait là, dans ce lieu de prétendus miracles, qu’amour du lucre et que charlatanisme ; sans que cette confirmation puisse étouffer en lui le désir, qu’il ne peut arracher de son être, de « tuer le vieil homme en lui », de s’anéantir « avec sa volonté et son intelligence », de ne plus rester « ainsi tout seul, dans le désert glacé de son intelligence, à regretter l’illusion, le mensonge, le divin amour des simples d’esprits, dont son cœur n’était plus capable. » Mais le courant qui mène de la foi à l’incroyance ne peut être remonté, si amers que soient ses flots. Et l’abbé Pierre s’enfonce de plus en plus dans sa vie douloureuse, à laquelle il ne voit pas d’issue. Seule, son amère chasteté demeure sans atteinte. Une chère compagne de son enfance, malade depuis des années, recouvre à Lourdes la santé, et il se refuse, en dépit de son cœur saignant, l’espoir de la posséder jamais. « Jamais il ne connaîtrait la possession, il était hors du monde, au sépulcre… Il goûtait une mélancolie sans bornes, un néant immense, à se dire qu’il était mort, que cette aube de femme se levait sur la tombe où dormait sa virilité. C’était le renoncement, accepté, voulu, dans la grandeur désolée des existences hors nature. » Il va quitter Lourdes, l’âme encore plus endolorie qu’à l’arrivée, avec son cœur mort, son intelligence froide, ne gardant qu’une immense pitié pour le monde des souffrants, lorsqu’une grande lueur se fait jour en lui : la nécessité pour le monde d’une religion nouvelle, qui satisfasse aux nouveaux besoins de l’âme humaine, jaillit à ses yeux : « Une religion nouvelle, une espérance nouvelle, un paradis nouveau, oui ! le monde en avait soif, dans le malaise où il se débattait. »‌

Après une période de prostration, il s’élance avec toute la fougue de son cœur, à la poursuite de son nouveau rêve. Il écrit la Rome nouvelle, où il prêche l’alliance du pape et de la démocratie, le salut des peuples modernes dans un retour à l’évangélisme primitif, à la religion des humbles, élargie et devenue la religion nouvelle. L’Index va frapper son livre d’interdiction, et il part à Rome pour le défendre, ne doutant pas un seul instant de son triomphe auprès du pape « dont il était convaincu d’avoir exprimé simplement les idées95. » Mais la désillusion commence aussitôt pour lui, plus vive encore qu’à Lourdes. Le « monde noir », qui grouille dans l’ombre autour du Vatican, lui dévoile ses basses intrigues ; si les « Pères de la grotte » ne sont guidés que par le lucre, les cardinaux le sont uniquement par l’ambition. Rome se charge elle-même de le détromper chaque jour davantage, de lui prouver combien grossière avait été son erreur d’avoir voulu donner comme base à l’avenir, le vieux passé d’erreur et de mensonge. Cependant il n’a pas perdu l’espoir de persuader Léon XIII et d’empêcher la condamnation de son livre. L’entrevue a lieu enfin, après trois mois de tentatives vaines pour approcher de l’être redoutable enseveli au fond du Vatican : l’échec absolu de l’abbé Pierre auprès du pape, fermé par nécessité et par principe à tout élan d’humanité, uniquement conduit par le froid calcul des intérêts de l’Église, marque l’écroulement de son rêve. « C’était l’arrachement final, la dernière croyance arrachée de son cerveau, de son cœur saignants. L’expérience suprême était faite, un monde en lui avait croulé » Et il s’empresse « de quitter cette ville de désastre, où il devait laisser, le dernier lambeau de sa foi » n’ayant sauvé du naufrage que sa douloureuse intelligence.‌

A Paris, troisième et dernière étape. Trois ans encore d’angoisse, passés auprès des pauvres, durant lesquels l’abbé Pierre, demeuré « tel qu’un sépulcre vide où ne restait pas même la cendre de l’espoir », assiste à la banqueroute de la charité, empêcheuse de justice. Comment faire surgir la nouvelle croyance dont les peuples sont assoiffés ? « Par quel culte nouveau ? par quelle entente heureuse entre le sentiment du divin et la nécessité d’honorer la vie, dans sa souveraineté et sa fécondité ? Là commençait l’angoisse, le problème torturant où il achevait de sombrer, lui prêtre, avec ses vœux d’homme chaste et de ministre de l’absurde, mis à l’écart des autres hommes96. » Mais l’aube va poindre enfin dans la nuit de son être, car il est parvenu à l’extrême misère spirituelle, aux portes du néant et c’est alors que la délivrance est proche, dont le premier frisson va le faire tressaillir. Il s’est réconcilié avec un frère jusque là laissé à l’écart, et c’est grâce à ce frère que va renaître en lui une énergie vitale dont il se croyait à tout jamais dépossédé. Au sein de cette nouvelle famille, dont l’humanité puissante, après l’avoir épouvanté d’abord, le conquiert peu à peu, Pierre sent naître lentement en lui l’amour de la vie, du calme et bienfaisant labeur matériel, la foi en la vie, éternellement féconde, en la nature, la vérité et la santé, tandis que s’affaiblit la voix de ses doutes, de ses hontes, de ses timidités, de ses malaises. « Lui prêtre, lui châtré, lui rejeté hors de l’amour et des communes besognes » s’approche inconsciemment du grand courant de nature et d’humanité, qui va tout à l’heure l’entraîner. Sa conscience s’éclaire : « La simple honnêteté ne lui commandait-elle pas de sortir d’une Église, où il niait que Dieu pût se trouver ? » Une jeune fille robuste, vivante et libre est là, qui lui suggère de quitter la soutane, la livrée de deuil, qui le réconforte par son exemple, par ses franches paroles, qui s’impose bientôt à son cœur, à tout son être en éveil. « La nécessité d’une vie loyale, vécue normalement au plein jour » lui apparaît clairement. Quelques convulsions dernières le secouent furieusement avant que le grand air de la liberté ne vienne le frapper au visage ; parvenu au bord de la vie, il a peur de se jeter dans ses eaux. « L’impuissance ! l’impuissance ! il s’en croyait frappé, au fond des os, jusqu’aux moelles… La vie voudrait-elle de lui encore, n’avait-il pas été marqué pour rester éternellement à part ? » Mais cette fois il est bien vainqueur : le grand soleil de fécondité et de vérité l’inonde de ses rayons. Nui doute ne demeure plus au fond de son être renouvelé par la joie de vivre. Il est amant, il est père, il est homme ! Il s’est évadé de sa geôle !

Tel est le schéma de cette évolution psychique au terme de laquelle l’abbé Pierre se convertit à l’humanité. L’âme du prêtre a été largement scrutée, avec une extrême abondance par le romancier ; le personnage est très vivant, souvent pathétique, l’un des plus puissants, à coup sûr qu’ait créé Emile Zola. Il me semble toutefois que cette extrême abondance, cette multiplicité de tableaux, de scènes, d’actes et de personnages, ne va pas sans nuire au personnage central des Trois Villes. Je sais bien que cette prodigieuse variété est l’inévitable conséquence du plan que s’est imposé l’auteur, et que ! analyse des états d’âme de l’abbé Pierre n’a peut-être été qu’un prétexte à nous évoquer Lourdes, Rome et Paris. N’envisageant ici que l’abbé Pierre parmi les figures multiples de la trilogie, je tiens à constater que pour nous, il disparaît parfois sous les vagues énormes du récit. Autre remarque : il n’est souvent que le porte-parole de l’auteur, qu’une thèse vivante en faveur des idées chères à Emile Zola ; d’où peut-être une impression de froideur et d’artifice, parfois éprouvée au cours de ce récit, d’autre part si brûlant, si riche de chaude humanité.‌

 

L’autre, c’est M. B. Guinaudeau, en un livre tout récent, d’une extrême valeur à tous les points de vue : L’Abbé Paul Allain. Nous n’avons pas ici à extraire de l’œuvre le personnage qui nous intéresse, puisqu’il est l’œuvre toute entière. Nuls comparses, nulle action étrangère, nulle thèse. Dans son austère simplicité, ce roman est comme la monographie du prêtre qui, lentement et douloureusement, s’humanise.‌

Paul Allain est au grand séminaire. Orphelin dès l’âge de six ans, « il s’était enfermé dans son cœur d’enfant97. » La nature avait été la première compagne du garçon « taciturne et frénétique ». Le petit séminaire s’était emparé de son jeune être, lui avait façonné « une âme artificielle, ardente, de sensibilité suraiguë » en le préparant à son rôle d’« être exclu ». Il en avait souffert, il avait même cédé une fois à la tentation de sa chair inquiète, des visions l’avaient hanté. Mais il s’était aussitôt repris, le Christ s’était révélé à lui, il avait cru « entendre nettement l’appel de sa vocation. » Il a vaincu ses tristesses, ses doutes et ses révoltes, car les tentations ne lui ont pas manqué. La raison et la vie ont fait entendre en lui leurs voix impérieuses, et fait entrevoir le néant qu’il allait être, dans une terrifiante vision : « La sensation de ce néant, il l’eut. Mais, par une atroce contradiction, ce néant était un néant vivace et douloureux. Dans le désert intellectuel où il s’épuisait à la poursuite de la Foi il eut conscience d’être lentement mangé, dévoré de Dieu. Il s’écoulait, il se vidait lui-même sur le sable aride où le soleil de Vérité buvait sa moelle et son sang. Parfois sur la plaine brûlante, sans ombre et sans eau, il lui semblait voir un farouche poteau s’ériger, le poteau du Dogme. Il tournait autour, au bout d’une corde. Ses forces s’usaient, ses yeux se fermaient, las de scruter l’immuable horizon qui ne pouvait ni varier ni s’élargir. Il s’affaissait au pied du poteau. Alors, dans son cerveau lamentable, la Foi vorace s’installait, comme les oiseaux de proie dans les carcasses de chameaux qui jonchent les routes des Saharas… » Et maintenant, c’est « là-haut », dans sa pensée solitaire, qu’il vit exclusivement, « hors de la vie », avec « la mystique sensation de la présence et de l’étreinte divines », ayant même réfréné les tendresses mystiques de son adolescence, tout plein de l’austère joie de se sentir élu, dans la fière sincérité de son vœu. « Ce lui était une béatitude fervente et triste, comme la pâmoison des imaginaires sensualités, dans ce que les théologiens appellent la délectation morose. Sur les débris de sa raison, il croyait s’enivrer d’intuition, d’évidence surnaturelle, de certitude mystique. Exaspéré d’hystérie spirituelle, il s’acharnait au tout ou rien de la vérité divine, comme d’autres au tout ou rien de l’amour charnel. Et il tressaillait de bonheur, dans la lumière de Dieu… L’Église pouvait compter sur lui. »‌

Il est prêtre, et aussitôt les déceptions l’accablent, les troubles l’assaillent. Sa raison qu’il croyait ensevelie parle au fond de lui-même. « Est-ce vivre en vérité, se disait-il, que de poursuivre, avec un cadenas au cœur, des œillères à la raison, une perfection chimérique ? Ce que j’ai cru être la suprême intensité de la vie, n’en est-il pas, au contraire, le méthodique étouffement ? » Sa vie n’est plus qu’une torture, il sent la terre se dérober sous ses pas en dépit de ses appels au Dieu qui s’obscurcit à ses yeux. Le soin de son ministère, pas plus que « tous les exercices de piété qui enserrent le prêtre comme dans un réseau où son intelligence, sa volonté, toute son âme est prise », ne peuvent étouffer les voix impérieuses de sa conscience. L’impitoyable vérité se fait jour peu à peu, à travers les ruines de sa foi : « Il avait voulu, il avait cru être un homme de raison surnaturelle. Il n’avait été qu’un être de sang et de nerfs, un frémissant et têtu viveur de rêves… » Et la Nature printanière se fait complice de la raison, pour submerger la foi moribonde de Paul Allain : « Le souffle de la Nature passait sur ce printemps et caressait le front du curé de Grues. Et, sous ce front, s’allumaient les flammes de délicieuses aurores. La Nature aussi disait : Que la lumière soit ! La lumière pénétrait Paul Allain, l’échauffait, le refaisait l’être franc et simple, aux pieds fermes dans le sol où il puise sa sève, en communion avec tout ce qui végète et fleurit et rayonne, avec tout ce qui pense et rêve, avec tout ce qui, dans le pullulant infini des mondes, vit sa divine vie naturelle. »

La lumière va bientôt surgir pour le désespéré, après les tortures, les luttes et les prostrations. Les causeries d’un vieux docteur sagace, un séjour à Paris achèvent le sourd travail qui s’opérait depuis des années au fond de son être douloureux : et après une nuit de méditation suprême, l’homme enfin, transfiguré, sort victorieux du prêtre. « Dans le ciel lentement éclairci, l’aube souriait. Le soleil bondit à l’horizon. L’apostat de la Nature et de la vie leva la tête. Il reçut dans les yeux, en plein visage, une éclaboussante gifle de lumière. » La conclusion s’impose aussitôt à son esprit ; la simple honnêteté lui commande de quitter le sacerdoce. La sincérité qui a été la vertu maîtresse de sa vie, qui l’a fait se donner à Dieu sans réticences, lui ordonne à présent de rentrer dans le monde pour vivre sa vie d’homme. « S’en aller, il fallait s’en aller… » Sa rédemption le transfigure, la voix de la réalité l’emplit tout entier, effaçant tous ses vœux, toutes ses promesses antérieures. « C’était comme la conception et la vraie naissance d’un être nouveau. » Et le jour de Pâques, après être monté en chaire pour demander pardon aux hommes de leur avoir prêché l’erreur, trahissant ainsi son serment d’enseigner toujours la vérité, il sort de l’Église et rejoint son cousin, le docteur, qui l’attend à la porte. « Nous allons ? » demande celui-ci ; et l’abbé répond : « Où vous voudrez… Vivre !… »‌

Je regrette d’avoir du réduire à la pauvreté incolore d’une analyse ce livre admirable. Jamais l’âme du prêtre n’a été scrutée à une telle profondeur, avec une pareille maîtrise, par un tel psychologue, triplé d’un penseur et d’un artiste de premier ordre. Ce qui me frappe dans l’œuvre de M. Guinaudeau, c’est le caractère merveilleusement simple et vivant du récit. La vérité vécue est là devant nous, dans toute sa grandeur et toute sa sincérité. Tout commentaire de l’auteur affaiblirait la puissance de cette biographie d’âme, vivante et chaude, qui se développe sous nos yeux, avec la force d’un organisme. Il y a là toute l’âpre révélation de ce que peut contenir un cœur d’homme dont l’Église s’est d’abord emparée, qui s’est donné tout entier à elle comme à la vérité suprême de ce monde, et qui peu à peu reconnaît son erreur, touche du doigt le mensonge surgissant de toute part sous l’apparente vérité, qui enfin, après s’être déchiré aux parois de la tombe où il s’est enseveli, s’en évade. Comment concevoir une révolution plus poignante ? Reconnaître que l’on s’est voué tout entier et pour toujours à un mensonge ! Reconnaître que l’« erreur » est précisément la vérité ! Éprouver l’intime nécessité de revivre une autre vivre, de naître une seconde fois, pour ainsi dire ! L’honneur de M. Guinaudeau est de s’être fait l’évocateur vibrant de ce vibrant spectacle ; d’avoir rejeté tous les ornements, toutes les thèses, tous les incidents et d’avoir concentré dans le drame lui-même toute la force du récit.

Ce simple livre, dans la modestie de ses trois cent quinze pages, du fait même de sa simplicité et de sa vérité, de la vie profonde qui l’anime, de l’absence d’intentions étrangères au sujet est l’un des plus formidables réquisitoires qui ait été dressé par la main de l’homme contre le sacerdoce catholique. Et pour que des résultats directs s’en laissent apercevoir, il n’en faudrait pas beaucoup, je crois, apportant autant de puissance, de véracité, de grandeur intime et de forte humanité que ce chef-d’œuvre.

 

On n’envisage pas d’ordinaire, avec une suffisante attention, le fait d’humanité dont ces deux écrivains se sont faits les spectateurs attendris, et dont l’importance se précise de jour en jour. Je ne craindrai pas de faire suivre ici, de considérations personnelles purement logiques, l’analyse des deux épopées mystiques dont Emile Zola et M. Guinaudeau nous ont détaillé les chants pathétiques. J’ai dit plus haut quelle haute signification comportait cette rentrée du prêtre dans l’ordre naturel. Il s’agit plus que jamais en effet d’établir nettement pour quels motifs il y a incompatibilité absolue entre la vie sacerdotale et la vie réelle, à quel titre la prétendue supériorité du prêtre sur l’homme n’est qu’une totale infériorité, pourquoi, en un mot, le prêtre n’a plus de raison d’être. La seule façon de dissiper les malentendus qui planent sur cette question, c’est de faire apparaître la vérité toute nue.

Qu’est-ce que le prêtre ?

Un être né homme, avec des sens, un sexe, un cœur, un cerveau, une volonté, une conscience. Or, l’homme parvient à la plénitude de son existence par l’épanouissement progressif, à travers la vie, de ses facultés naturelles. Quelle que soit sa valeur individuelle, elle a pour bases, la vie du sexe, la vie de la conscience, la vie de la raison. Le prêtre entend parvenir au sommet de la vie par une voie contraire, en se rejetant violemment hors de l’humanité, en annihilant toutes ses facultés, c’est-à-dire en s’affranchissant de ses essentielles bases naturelles. Pour dominer la vie, il la déserte ; pour être fort, il se dépouille de ses puissances ; pour être pur, il se veut anormal. Tel est le débat : supériorité dans le normal ou supériorité dans l’anormal, plénitude au sein de l’existence ou plénitude en dehors de l’existence, vie dans la vie ou vie hors la vie.

Par quels moyens le prêtre entend-t-il parvenir à son but ? Tout d’abord par le séminaire. Le séminaire est, comme on le sait, une institution qui a pour but de transformer les êtres humains confiés à ses soins en êtres dénaturés. Les procédés dont il use à cette fin sont également connus. L’enfant destiné au sacerdoce est pris, dès le début, comme dans l’engrenage d’une machine savamment conçue, qui le déshumanise fibre par fibre, cellule par cellule, qui travaille sourdement, jour par jour, à épuiser en lui les sources de la vie. Il entre au séminaire, possédant en germe des facultés dont le développement normal constituerait son existence future : des sens en éveil, une aube de joie de vivre, une tendance à exercer la fonction intellectuelle, un appétit de sentir, de jouir, de connaître. Tout cela doit disparaître. Pour ce qui est de ses sens, dès le premier jour, on s’efforce d’en arrêter tout net l’épanouissement. Voilà donc un être humain attaqué à la base, déjà privé d’une existence dont les facultés de sensation constituent l’essentiel aliment, et aux yeux duquel l’existence doit apparaître mauvaise et maudite. La plante à laquelle vous voudriez inculquer la faculté de plonger ses racines non pas dans la terre, son élément normal, mais dans le vide, se dessécherait et mourrait. L’adolescent que l’on arrache de son milieu se dessèche lui aussi, mais il ne meurt pas. Que possède-t-il donc que la plante n’a pas ? Il possède un cerveau ; et c’est sur cet organe que portent les efforts les plus meurtriers de ses éducateurs. Ceux-ci ont merveilleusement compris que tant qu’ils n’auraient pas annihilé cet organe, leur œuvre serait vaine, car celui qui possède encore un cerveau peut à tout moment se reprendre, se rejeter dans la vie ; et c’est ce qu’il faut à tout prix empêcher. Le futur prêtre doit être avant tout un dé-cérébré : avoir un cerveau, c’est posséder le moyen de penser, et penser c’est vouloir vivre. Il faut donc annihiler son cerveau, ou du moins le violenter d’une telle sorte qu’il ne puisse plus reprendre sa forme première. Pour suppléer à l’absence de pensée, on lui donne la foi, c’est-à-dire l’obligation de croire aveuglément tout ce que le séminaire enseigne comme étant la vérité. La vérité du séminaire, c’est ce que nous appelons d’un simple mot : erreur. Tout ce qu’on y enseigne est nécessairement faux. Les connaissances dont se nourrit le séminariste sont basées sur un mensonge systématique, sur un viol méthodique de la réalité. Les « sciences », l’histoire, la morale, la métaphysique, que professent ses maîtres ne sont qu’amusette et tromperie, car cet enseignement ne doit, à aucun prix, révéler la vérité sur quoi que ce soit. Le disciple ne doit pas comprendre, mais accepter, retenir et répéter. Comprendre, c’est une souillure ; croire sur parole, c’est être pur.

Telle est donc la situation du futur ministre de Dieu à sa sortie du séminaire : ses liens avec le monde sont brisés, ses énergies vitales desséchées, son cerveau atrophié. Il ne fait plus partie de la nature, il est devenu un être anormal, un organisme artificiel dont le fonctionnement spécial va commencer. Je ne sais quelle légende populaire rapporte que, dans une vallée pyrénéenne, quelques bandits se livrent à une industrie singulière : l’élevage des mendiants estropiés. Après avoir volé des enfants, ils les séquestrent et leur font subir le plus barbare traitement ; leurs membres sont enfermés dans des appareils spéciaux qui les atrophient peu à peu et les déforment, en vue d’émouvoir la pitié et la générosité du passant. Il me semble qu’avec un but différent, le séminaire exerce sur l’être spirituel des jeunes gens confiés à ses soins la même contrainte que ces peu scrupuleux industriels. Il atrophie, déforme et paralyse, pour que ses élèves soient en mesure de capter le monde, non point par la pitié, mais par la singulière autorité morale que semble leur conférer une existence hors nature. Singulière, en effet, car comment admettre que ce qui ne vit pas soit supérieur à ce qui vit ? C’est là une vérité d’ordre tellement extra-humain, qu’il serait téméraire de prétendre l’expliquer.

« Quand donc elle a marqué un enfant pour le sacerdoce, écrit un clairvoyant esprit, — et elle marquerait volontiers tous ceux qui lui sont commis, — l’Église le surveille et l’épie avec une méthode et une persévérance qu’on ne comprend point sans les avoir vues à l’œuvre, afin d’étouffer en lui tout abandon à ce qu’il pourrait ressentir, dans l’esprit ou dans le cœur, de spontané et de fort, et même de l’en faire rougir. Car le spontané, c’est le mal, parce que c’est le différent et le rebelle. Après dix ou quinze années de cette culture, il est rare qu’elle ne soit pas arrivée à son but, qu’elle n’ait pas l’outil qu’elle voulait. Le lévite, les joues fraîches encore de jeunesse, a l’âme suffisamment dévirilisée et flétrie : Il n’est plus un homme distinct, mais une simple figure dans la pâle multitude des gens d’église. Ni l’intelligence ni l’instinct ne vivent plus en lui d’une vie assez accusée pour qu’on ait dans l’ordinaire à en redouter quelque éclat. Contre ces deux forces dangereuses l’Église a des armes. Pour toute question que l’esprit pose elle tient des mots tout prêts ; elle l’enveloppe dans un filet d’abstractions où s’endort bientôt toute capacité d’intuition personnelle, et qu’il ne saurait rompre sans une extraordinaire vigueur native. Et quant à ces mouvements profonds de l’instinct et du cœur par où s’annonce bien plus communément encore chez une âme jeune l’éternel amour de la vie, si elle ne parvient pas à les détruire, du moins y jette-t-elle, par la terreur du péché et les hideuses images de la souillure, assez de trouble, de honte et d’alarmes, pour en chasser à jamais toute franchise et toute joie. Elle empoisonne de scrupule et d’angoisse toute sensibilité naturelle : ainsi elle s’assujettit ceux des siens qui n’ont pas voulu complètement mourir de la mort intérieure, en leur faisant un supplice de vivre. Ces nobles et doux avertissements de la vie qui, compris par l’intelligence dans toute la profondeur et l’étendue de leur signification, révèlent à l’homme la sublimité de sa mission naturelle, ne sont plus pour le prêtre qu’un triste cauchemar. »98

C’est aussi à la virginité que le prêtre demande le secret de sa force et de son autorité spirituelle. J’ai examiné ailleurs99 la question des rapports de la sexualité et de l’individu : aussi me contenterai-je d’ajouter ici quelques remarques particulières. Il me semble oiseux de répéter que la pratique de l’amour physique est non moins essentiellement nécessaire à la santé et à l’équilibre humain, qu’à la connaissance de la vie et du monde. Le prêtre, qui se donne la mission d’enseigner sans connaître, n’est en réalité qu’un ignorant vis-à-vis de l’ensemble des hommes qui ont vécu et connu. S’il est une besogne dont l’homme qui s’est limité à soi-même, semble entièrement incapable, c’est bien celle de diriger le monde. Pour diriger, il faut savoir ; pour savoir, il faut vivre ; or, le prêtre ne vit pas. Dès lors, tout, autre office que le culte de soi reste en dehors de sa compétence. Il faut au prêtre une dose peu commune d’orgueilleuse illusion et de fière ignorance pour s’estimer capable, lui, pauvre être malade et inquiet, de dominer la vie et les vivants, dont les douleurs et les joies lui demeurent inconnues. L’un des plus grands bienfaits du protestantisme est d’avoir rétabli le mariage du prêtre, parce qu’il a reconnu par là que la condition première de la supériorité morale est de vivre normalement.

On a coutume de ne pas épargner les lazzi au prêtre qui se libère de l’écrasant fardeau de la virginité. Je trouve profondément injuste — encore plus qu’absurde — cette conduite du public vis-à-vis de ceux qui n’ont point honte de prouver que la nature n’a point étouffé en leur être toutes ses voix. Je parle du prêtre qui, en même temps que l’abstinence sexuelle, rejette les creuses formules qui lui furent imposées ; quant à celui qui prétend obéir à une règle qui lui prescrit la chasteté, tout en ne la pratiquant pas, son cas ne peut relever que de la tartuferie. Le monde devrait accueillir avec indulgence et joie les égarés qui lui reviennent. La famille humaine devrait fêter le retour de l’enfant prodigue, et pour celui qui déserte loyalement l’autel de mensonge pour le lit d’amour, faire entendre des acclamations.

L’Église ne se contente pas du séminaire et du vœu de virginité pour imprimer sa volonté despotique dans l’être de ses ministres. Pendant toute leur vie, elle les maintient dans une servitude étroite. Rien n’est plus logique, si l’on songe à la situation du prêtre au début de son sacerdoce. On a exercé sur lui une pression énorme, dans le but de lui enlever toute existence individuelle. On l’a châtré de toute énergie, de tout désir, de toute initiative, de toute volonté, de toute pensée ; on lui a enseigné que l’obéissance était la vertu suprême, et la pensée libre le vice suprême ; on a fait de lui une machine, un organisme muet et soumis, dont la raison d’être est de ne pas penser pour croire. Comment pourrait-on comprendre que cet être purement passif puisse, après une éducation semblable, vivre d’une vie individuelle quelconque, la plus médiocre même ? individualité suppose volonté et le prêtre ne peut avoir une volonté personnelle, celle de l’Église en tenant lieu. La volonté de l’Église est le principe moteur de l’existence du prêtre ; lui-même n’est rien par définition. Et pourtant cet individu sans individualité a pour mission de présider aux destinées spirituelles de ses frères. Il ne peut avoir de valeur personnelle, puisqu’il n’a ni libre arbitre, ni faculté pensante, et cependant il se présente comme le dépositaire de la vérité, l’éducateur par excellence, le guide nécessaire. Ce qui est passif par nécessité prétend animer ce qui est actif par essence. Le hors nature veut dominer l’homme de nature, l’atrophié veut être plus fort que le sain, le serf plus véridique que le libre, le stérile plus riche que le fécond, le malade plus sain que le vivant… Il suffirait, semble-t-il, d’un moment de réflexion dans une humanité moins enténébrée de tradition, pour saisir immédiatement l’absurdité d’une telle prétention. Sans palier de l’odieux, je ne relève ici que l’absurde de la conception sacerdotale catholique. Il faut que notre propre cerveau soit atteint, pour que nous allions jusqu’à confondre supériorité avec difformité.

Atrophié dès le début par le séminaire, obscurci à l’âge viril par la chasteté, tenu perpétuellement en laisse par l’Église, malade de corps, de cœur et d’intelligence, le prêtre nous apparaît donc, parmi l’espèce humaine, l’être le moins apte à remplir le rôle qui lui est destiné, celui d’apôtre, d’éclaireur et de guide.

Pour exercer sur les hommes une action bienfaisante, il faut être homme soi-même, avant tout ; il faut avoir vécu pour connaître la vie, et mille Sommes de Thomas d’Aquin ne sauraient remplacer une heure d’existence réelle. Toutes les religions, toutes les morales, tous les systèmes basés sur le non-être, sont destinés à faire banqueroute, car la vie emporte chaque jour ce qui s’élève contre elle ; et quand bien même la terre se couvrirait de séminaires et de faux apôtres en robes de deuil, cette lèpre formidable n’empêcherait pas le globe d’accomplir sa révolution, ni le sang de parcourir les veines. Le hors nature qu’est le prêtre est condamné pour ce caractère même par la nature. L’équivoque n’est plus possible à présent : on n’a que trop longtemps confondu le saint et le malsain. Ce que nous admirons, à juste titre, chez le prêtre, c’est le reste d’humanité, qu’on n’a pu étouffer en lui ; tout ce qui est faux, difforme, odieux provient au contraire de son caractère sacerdotal.

L’ordre des jugements à cet égard est exactement renversé. Autant la supériorité du prêtre apparaissait éclatante aux siècles de foi, autant son infériorité nous apparaît écrasante à nous, désabusés. Et le jugement s’affirme plus précis de jour en jour ; c’est à cela que le prêtre devrait songer parfois entre deux credo, car il y va de son honneur. Il est temps, pour celui qui possède encore quelque lueur humaine, de s’interroger, de ressusciter sa volonté, et d’agir. Car l’étau formidable d’un dilemme auquel il ne peut échapper, s’il demeure à sa place, resserre à chaque minute plus étroitement ses deux mâchoires. Ce dilemme, le voici : ou bien le prêtre est sincère et donne de bonne foi son adhésion pleine et entière au dogme intégral dont l’Église lui impose la croyance, et dans ce cas, il fait preuve, tout en demeurant respectable, de la déraison la plus indéniable, puisqu’il est actuellement impossible de ne pas considérer le dogme comme un tissu d’inepties, de monstruosités et de mensonges, puisque valeur intellectuelle et croyance dogmatique se nient ; ou bien, il n’a pas foi dans le dogme, et dans ce cas, il ne peut être qu’un imposteur, puisqu’il fait profession d’enseigner ce qu’il sait être l’erreur. Il ne peut échapper à l’un de ces deux jugements : insincère et par conséquent malhonnête, profondément méprisable ; ou imbécile, et dès lors discrédité, profondément pitoyable. S’il demeure en toute tranquillité de conscience le ministre d’une religion, qui a érigé l’ignorance en principe moteur universel, il ne peut prétendre en imposer à d’autres qu’aux pauvres d’esprit : s’il n’a pas une absolue confiance dans la « vérité » de l’absurde qu’il prêche, il n’est plus alors qu’un comédien cynique.‌

Tel est l’avenir du prêtre : devenir un objet de pitié ou de mépris pour le monde, pauvre d’esprit ou charlatan. Sa situation est claire. Il a le monde ouvert devant lui, qu’il y rentre. Si obscurci qu’il soit, son existence y sera meilleure que celle qu’il pratique. Mais s’il s’obstine à demeurer dans le sanctuaire, qu’il sache de quelle manière notre strict devoir nous oblige à le considérer : dupeur ou dupé. Qu’il choisisse.

 

A nos fils lointains qui, dégagés du présent, évoqueront notre monde par-delà les siècles révolus, cette conception du prêtre catholique apparaîtra comme l’une des plus monstrueuses folies qui ait germé sur cette terre. Qu’il se soit trouvé une humanité pour confier un moment sa direction spirituelle à un petit groupe de malades et d’écervelés est un fait qui ne pourra pas ne pas leur paraître étrange.

Pour que les siècles passés et en partie le nôtre, ait pu croire à la mission du prêtre, il leur a fallu posséder du surhumain, une conception prodigieusement surprenante. Ils ont confondu le sur-humain avec l’anti-humain. Et, d’ailleurs, comment auraient-ils pu ne pas commettre cette confusion, étant donnée la métaphysique chrétienne ? Le monde est un lieu d’opprobre et de péché, la nature est maudite, seul le séjour divin est pur ; l’humanité se divise en deux groupes dont l’un, celui des fidèles, possède toute la vérité, l’autre, celui des infidèles ne possède que l’erreur ; l’homme se compose d’un corps, substance vile et méprisable et d’une âme, substance divine et immortelle. La conclusion s’imposait. Puisque le monde est un lieu sans espoir, orientons notre destinée vers le mystique séjour ; puisque l’Église possède toute la vérité, étouffons tout ce qui n’est pas sa doctrine ; puisque le corps de l’homme n’est qu’abjection, exaltons, à ses dépens, sa divine substance spirituelle. La supériorité humaine consiste donc à s’abstraire de la nature, à se confiner dans une « vérité » exclusive, à ne vivre que par l’« âme ». Or, le prêtre, hors nature et hors pensée, répond admirablement à cet idéal. Comment s’étonner, dès lors que l’humanité chrétienne ait salué en lui le surhumain ? Pour qu’à notre tour, nous ne voyons en lui que l’anti-humain, il faut que toute une révolution se soit accomplie. Il faut que nous ayons rendu à la nature et à l’humanité leur valeur réelle, que nous ayons cessé de diviser l’être en deux substances, que nous ayons proclamé à nouveau la loi, tombée en désuétude depuis les Grecs, de l’équilibre vital. Dans notre conception moderne, tout ce qui est sans base réelle ne peut s’élever, tout ce qui s’efforce contre les lois de nature est sans force ; le sur-humain n’est que l’humain à la suprême puissance, le divin n’est que l’« âme » du naturel. Et la prétention de l’anti-humain, qui se croit en mesure de diriger l’humanité, ne peut plus que nous faire sourire. L’anti-humain n’a qu’un rôle celui de retourner à sa fonction naturelle ou de périr. En dépit des apparences, le règne du hors nature est fini, ses prétentions sont sans crédit. Qu’il se persuade de cette vérité qu’il est notre inférieur, à nous simples humains, et que s’il veut prendre sa part de travail à la barre de l’Argo-Humanité, il lui faut auparavant réintégrer sa place parmi les vivants.‌

Comment ceux qui ignorent tout de la vie, dirigeraient-ils ceux qui vivent ? Comment ceux qui se placent d’eux-mêmes en dehors de toute humanité, prétendraient-ils la conduire ? Comment ceux qui sont fermés à toute vérité, voudraient-ils l’enseigner au monde ? Comment ceux dont la vie est un perpétuel viol des lois infrangibles de nature, pourraient-ils servir de guide aux normaux et aux sains ? A moins que l’absurde ne soit le mot de l’énigme du monde, je ne vois aucune possibilité de concilier le besoin de vérité et le culte du mensonge.

C’est à tous qu’il importe d’ouvrir les yeux à la réalité ; mais c’est aux jeunes êtres voués au Minotaure-Église qu’il serait nécessaire d’adresser les plus pressantes paroles, les plus chauds et les plus directs avis. Je voudrais qu’avant de franchir le seuil du monstrueux séminaire, un avis de l’humanité fut soumis à leurs méditations, pour sauver du naufrage, s’il se pouvait, leur existence menacée : « Ami, tes frères les hommes te supplient de songer à toi-même, à cette heure décisive où de faux apôtres s’apprêtent à déposer en toi les germes de la corruption. A cette aube de ton existence, que tu vas brusquement changer en crépuscule, prends conscience de ta propre vie. Tu as du sang, des muscles, des énergies, des sensations, un cerveau. N’en ressens-tu pas de la joie ? N’as-tu pas la fierté de ta puissance d’homme ? N’éprouves-tu pas le viril désir de t’épanouir au grand soleil ? Tu es encore un vivant, et on va faire de toi un sépulcre vide, une chose morte et stérile. Ce que tu as de plus riche, de plus pur, de plus grand, on va te le corrompre. Aucune souillure ne te sera épargnée. On va noyer ta raison naissante au fond d’un marécage d’erreurs, on va t’accabler sous l’énorme flot des tromperies. Tout ce qui te sera enseigné là n’est que mensonges, entends bien… mensonges. Et ce qui est terrible, c’est que tu en arriveras toi-même à prendre ces mensonges pour des vérités, auxquelles ton esprit faussé s’attachera comme la plante à l’arbre. Tu ne seras plus un homme, nous te le répétons, mais un esclave attaché aux œuvres mauvaises, un valet de bourreaux spirituels, un instrument inerte dans la main des ouvriers du mal. Ne sens-tu point la honte d’une pareille servitude ? Ne penses-tu pas que ce rôle de courtier du mensonge que l’on veut te faire remplir, va te diminuer à tes propres yeux ? Les faux frères qui t’ont conduit à ce seuil, imprudents ou perfides, n’ont préparé que ta perte ; n’écoute pas leurs hypocrites conseils. Reprends-toi, il en est temps encore ! Ils ne savent pas ou feignent de ne pas savoir ce qu’est en réalité le lieu de perdition où tu vas t’enclore. Tu n’es encore que leur dupe : tu seras bientôt leur victime. C’est pour dessiller tes yeux que nous t’adjurons de prendre conscience de toi-même, avant de t’engager dans la voie pleine d’embûches dont tu sortiras méconnaissable. Une minute de franchise, et tu sauveras ton avenir ! »

Nous pourrions encore mieux servir les intérêts du jeune homme promis à la prêtrise, en répétant ces paroles d’un noble esprit : « Il faut qu’il prenne conscience avec nous du seul dieu réel et méconnu qui a créé à sont image tous les dieux évanouis, du dieu futur, l’Homme. Et j’attends l’heure prochaine où il prononcera à son tour non plus la vieille prière de mendicité : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien », mais l’invocation superbe de l’homme à sa propre énergie : « Je veux prendre chaque jour, sans souci des maîtres ni des dieux, le pain de la chair et le pain de la pensée dans la lumière, dans la force et dans la joie %100 ».‌

L’influence du prêtre sur notre époque, bien que fort restreinte, n’en est pas moins néfaste. Tant qu’il y aura des voix sur la terre pour nous affirmer que le bonheur, pour l’humanité, consiste à vivre hors nature, à violer toutes les lois par lesquelles nous marchons et nous respirons, à honorer l’absurde et fouler aux pieds la raison, et que ces voix seront écoutées, l’humanité ne pourra évidemment prétendre à un sort meilleur. L’absorption du prêtre par l’humanité, sa rentrée dans l’ordre naturel m’apparaît pour cela d’une haute signification, comme le signe avant-coureur d’un avenir où l’imposture et le sophisme ne verront plus autour de leurs autels ébranlés que quelques rares dévots. Je sais combien est infime le nombre des rachetés. Mais je salue néanmoins la petite phalange héroïque, qui offre à ses anciens compagnons de misère, l’exemple du courage, et à nous, le plus réconfortant, le plus magnifique des spectacles !