L’inter-nationalisme
Dans le langage de la tribune, du journal et du barreau, dans le langage quotidien, le mot que j’inscris en tête de cet article, est presque toujours employé comme synonyme de crime et de trahison, pour le moins, dans un sens de mépris. J’estime qu’en cela l’opinion publique commet une erreur basée sur un malentendu.
Que signifie-t-il donc, ce mot, aux yeux d’un parlementaire, d’un publiciste ou d’un individu quelconque de la foule, pour provoquer ces accents presque unanimes de réprobation et de flétrissure, qui s’appliquent communément aux vices honteux ? Sans chercher plus loin, je crois qu’il sert à désigner, pour la masse des esprits, cette doctrine dont les partisans s’intitulent eux-mêmes « sans-patrie », et qu’il ne signifie rien autre chose.
Or, si on examine, en dehors de toute doctrine, le mot d’inter-nationalisme, on ne peut y trouver qu’une signification, seule véritable, celle-ci : l’ensemble des liens entre nations.
Les cités qui se partagent le globe vivent-elles indépendantes l’une de l’autre, ou bien dépendent-elles d’une solidarité plus large que celle du corps social ? Telle est la question, dont la réponse ne me semble pas douteuse. C’est un fait hors de toute discussion, semble-t-il, que toute nation civilisée, dans son ensemble et dans ses parties, entretient des rapports d’importance vitale, avec les autres nations, et qu’au plus complexe développement social correspond l’ensemble le plus riche de rapports inter-nationaux. Pourquoi dès lors ne pas accepter dans le langage courant, un terme qui exprime un fait essentiellement naturel, normal et universel ? Comment proscrirait-on le sentiment profondément honorable et sain qui lui correspond ?
Si les cités actuelles veulent résolument s’engager dans une voie large, il leur faut, en tout premier lieu, abandonner aux siècles morts cette conception barbare, puérile et néfaste, de la patrie considérée comme un monde indépendant du monde lui-même. Tant que cette conception sera en honneur parmi nous, nul élargissement d’humanité ne sera possible. Notre impérieux devoir social est d’abandonner à l’imbécile chauvinisme son esprit d’étroitesse et de vanité bouffonne, et d’affirmer que l’accroissement des rapports inter-nationaux est l’une des bases les plus essentielles de l’avenir des peuples modernes.
La conception de patrie doit se modifier, à mesure que la conscience de l’humanité s’éclaire en s’élevant à l’unité. L’égotisme national est au même titre que l’égotisme individuel, la négation même de l’existence.
Un simple fait est d’ailleurs à considérer : l’évolution d’un mot. La signification du mot étranger a profondément évolué de l’antiquité classique jusqu’à nos jours.
L’antiquité grecque et l’antiquité romaine, dans leur tout-puissant individualisme national, peut-être justifié par le prodigieux avancement de leur civilisation sur celle des autres peuples connus d’eux, se servaient du même mot pour désigner les deux qualités distinctes d’étranger et d’ennemi. Barbaros, chez les Grecs, Hostis chez les Romains possédaient cette double signification.
Pour le petit monde hellénique, comme plus tard pour le monde romain, étranger était synonyme d’ennemi. La pensée moderne a dissocié les deux termes autrefois confondus. Pour nous désormais, entre l’étranger et l’ennemi, existe une différence profonde. Les modifications énormes qu’à subies le monde, depuis l’origine de la lente constitution des nationalités modernes, l’élargissement de vision qui en est résulté, ont eu leur contrecoup sur le sens des mots. Celui du mot étranger, entre mille autres, a évolué jusqu’à signifier uniquement, pour nous : ce qui n’appartient pas à notre nation, tout ce qui est de l’extérieur, du dehors (ce que les Latins nommaient extraneus), toute question d’amitié ou d’inimitié étant écartée. « Les peuples de l’antiquité vivent isolés, se défient les uns des autres et n’ont entre eux d’autres rapports que ceux de la guerre », tandis que « aujourd’hui les peuples civilisés forment une véritable société »44. L’élargissement des contacts de toute nature au sein de l’humanité est peut-être ce qui différencie le plus profondément la « cité moderne » de la « cité antique ».
Et cependant, malgré cette distinction fermement établie et nettement admise de nos jours, entre les deux termes d’étranger et d’ennemi, chaque peuple semble se comporter comme s’il les confondait encore. Si la différenciation des mots est reçue sans conteste, celle des jugements auxquels ils correspondent, n’est pas également pratiquée.
Le sentiment public, je ne veux pas dire uniquement celui de la classe illettrée, mais également celui de la classe moyenne et même cultivée de chaque nation, semble plus ou moins partager le sentiment du monde antique à l’égard de tout ce qui vit en dehors de ses frontières, et volontiers confondre encore deux termes de plus en plus divergents. De cet état de choses, nul homme de pensée ne peut se dissimuler le péril.
Le jour où, dans un cerveau d’homme, ce doute est né, que l’étranger n’était peut-être pas forcément un ennemi la conscience humaine s’est élargie soudainement. Le développement de l’humanité est, en effet, lié à l’élargissement des rapports inter-sociaux. L’homme moderne ne borne plus ses relations aux seuls membres de sa famille, de sa tribu ou de son groupe, il les étend aux limites de son cœur et de sa pensée, par-delà les espaces naguère ennemis ; et la profonde parole du personnage de Térence devient celle de nous tous, pour qui rien d’humain n’est étranger. Aujourd’hui l’homme d’un coin de terre civilisé peut concevoir que son semblable existe sous d’autres cieux. L’anthropoïde sauvage et borné peu à peu s’humanise, et le sens de la solidarité, en ébauche dans la horde primitive, est en voie de s’épanouir jusqu’aux limites du monde. L’isolement des premiers jours n’apparaît plus qu’aux contrées demeurées en enfance intellectuelle, tandis qu’au sein de l’humanité en travail se tisse le trame immense de l’échange et de l’accord.
De cet élargissement progressif de sa vision, l’homme moderne est certes conscient. Toutefois, dominé par l’exclusivisme atavique de son jugement non moins que par l’opinion vulgaire entachée d’erreur, il agit presque toujours comme si les siècles écoulés n’avaient pas modifié du tout au tout la conception nationale de l’homme antique. C’est en raison de ce fait anormal qu’il importe, à notre avis, de montrer sur quelles bases repose la solidarité inter-nationale ; car il n’y a rien tant à craindre pour l’avenir que la confusion en ces matières.
I
De l’immense labeur sociologique accompli en ce siècle par des myriades de savants et de philosophes, de l’accumulation des enquêtes et des hypothèses, se dégagent lentement quelques unes des lois capitales dominant la vie des sociétés. L’« animal politique » d’Aristote devient de plus en plus conscient de son rôle social,
Les plus significatifs parmi les derniers travaux de la sociologie, en dépit d’énormes divergences, paraissent tendre vers une conception organique de la cité, envisagée désormais comme un « être » véritable, comme un « individu » plus complexe et plus différencié. De Comte et Spencer jusqu’aux plus récents sociologues, MM. Paul de Lilienfeld, De Greef, Izoulet, Novicow et Garofalo par exemple, nous voyons peu à peu l’organisme s’affirmer en se précisant.
A la condition de ne pas voir dans cette assimilation de l’organisme ou plutôt de l’hyper-organisme social, à l’organisme naturel, une identité formelle, mais une simple analogie, il semble assuré désormais que la conception sociale organique, malgré les énergiques objections qu’elle a suscitées, demeurera dans ses grandes lignes, la conception de l’avenir, et que les hypothèses bio-sociologiques d’aujourd’hui contiennent en germe la vérité de demain. « Cette assertion…, pouvons-nous répéter avec les auteurs d’un livre récent45, ne contrÉdit qu’en apparence ceux qui protestent justement contre des assimilations exagérées et hâtives entre les organismes sociaux et les organismes végétaux ou animaux. Si pareilles exagérations se sont produites, amenant une réaction qui faisait proclamer récemment, par un éminent économiste américain, la banqueroute de la sociologie biologique, c’est peut-être parce que, — à d’éminentes mais rares exceptions près, — les recherches bio-sociologiques ont été poursuivies soit par des naturalistes peu au courant des questions sociales, soit par des sociologues dont les connaissances biologiques étaient incomplètes et superficielles. » Selon M. Paul de Lilienfeld, dont la formule nous paraît des plus satisfaisantes, « la société humaine est, comme les organismes naturels, un être réel… elle est un prolongement de la nature… elle est simplement une expression plus haute des forces qui servent de base aux phénomènes naturels46 ».
Or, si, d’une part, la vie intra-organique de la cité, sa psyco-physiologie, sa vie intérieure ont été largement scrutées, il n’en est pas de même de sa vie extérieure. Tout en établissant l’existence du « corps social » et les lois internes de cette existence, la sociologie semble considérer cet « être » comme vivant d’une vie solitaire et indépendante. Cependant si l’analogie est possible, bien plus, si elle ne peut pas ne pas exister entre l’organisme naturel et l’organisme social, il est évident que la vie intérieure des deux organismes se double d’une vie extérieure, et que la nation participe à cette faculté de l’individu qui est de ne pouvoir vivre isolé.
C’est cette vie extérieure de la cité qu’il importe de considérer, étant donnée son importance au point de vue de la vie générale de l’organisme social. Le droit international, les rapports diplomatiques, les « Affaires étrangères » et, en général, les relations inter-gouvernementales n’en sont pas, comme on semble le croire, les seules manifestations. Il en est d’autres, généralement inaperçues ou dont la signification échappe, qui sont mille fois plus complexes et plus vitales, composant dans leur ensemble ce que nous pouvons appeler la sociabilité de l’hyper-organisme nation. Méconnaître cette vie extérieure, cette face externe d’un organisme, c’est le mutiler.
L’étude des rapports de l’individu et du corps social qui constitue la sociologie d’aujourd’hui, nous conduit fatalement, l’analogie des deux organismes étant admise, à celle des rapports du corps social et de la société humaine dans son ensemble. A mesure que le nationalisme se constitue sur des bases scientifiques, l’internationalisme doit peu à peu sortir de l’ombre ; car le défaut d’équilibre entre la vie intérieure et la vie extérieure est aussi funeste à « l’être social » qu’à l’individu. Pour moi, la vie intérieure et la vie extérieure de la nation moderne, loin de se combattre réciproquement, s’harmonisent dans une profonde unité. Je crois fermement que l’équilibre et la grandeur de la cité dérivent de ce rythme d’expansion et de concentration qui est la loi centrale de l’individu. Je ne conçois pas qu’il y ait dans le monde des organismes indépendants, organisme supposant inter-dépendance au dehors aussi bien qu’au dedans. Étant lui-même un produit d’interdépendance, l’organisme devient à son tour solidaire d’un plus vaste organisme enveloppant le premier. Le principe qui domine les individus à l’intérieur du « corps social », est bien le même que celui qui domine les « corps sociaux » entre eux, à l’intérieur de ce « corps » plus vaste qui est l’agrégat des cités.
Si nous voulions exprimer par une brève formule que les rapports du nationalisme et de l’Inter-nationalisme sont dominés par le même principe que ceux de l’être humain et du « grand être » social, nous pourrions dire que :
individu et corps social,
nationalisme et inter-nationalisme,
ne sont que des formes de ce problème général :
vie intérieure et vie extérieure,
ou plus clairement :
individualisme et solidarité.
Nous sommes donc naturellement conduits à éclaircir le rapport de ces deux derniers termes.
De même que le sens réel de l’individualisme, scruté depuis les temps historiques, apparaît presque toujours faussé, la notion de solidarité nouvellement découverte et formulée, a été trahie par ceux-là même qui en firent la fortune. On s’est obstiné à créer un antagonisme entre deux états de l’être, dont la signification profonde et féconde n’apparaît qu’alors qu’ils coexistent. Entre deux facultés vivantes, dont l’union intime engendre seule le juste équilibre, on a créé une fausse opposition.
La bio-sociologie de ces derniers temps, il est vrai, a tenté de rétablir l’équilibre entre les deux termes injustement dissociés, et des travaux considérables ont modifié les idées à cet égard. Au-dessus de l’individualisme étroit et de la solidarité mesquine, tous deux également stériles, s’esquisse déjà une théorie nouvelle qui reconnaît dans l’individu la combinaison rythmique de ces deux facultés. Aussi ne faisons-nous ici qu’ajouter nos observations aux nombreux travaux que cette nouvelle conception a suscités.
Prenons un exemple typique.
Je considère un homme de génie. Son formidable individualisme absorbe et concentre tout ce qui l’entoure, toutes les puissances nutritives de son temps et de sa race, dévore comme un gouffre monstrueux toute la vie cérébrale d’une contrée. Il rend en général impossible tout autre épanouissement du génie autour de sa personne. Mais voyez en revanche ce qu’il apporte au monde, l’énorme présent dont il l’enrichit, la force vitale dont il ruisselle, les œuvres et les espoirs qu’il éveille, les désirs qu’il contente, les joies qu’il assouvit, les germes qu’il répand ! Monstre par l’absorption, il devient, par son expansion, le suprême bienfaiteur. Après s’être nourri de tout, il devient la nourriture de tous, dans ce mystérieux travail de renouvellement qui s’accomplit au fond de l’être humain supérieur.
Il me semble que chacun de nous présente en réduction le même phénomène. Tout individu, si humble soit-il, absorbe et produit, se nourrit et rayonne, suivant un rythme de solitude et d’expansion, de concentration et de profusion, d’individualisme et de solidarité. Mais sous ce mode dualiste d’existence apparaît l’unité profonde de la vie, — surtout chez l’être supérieurement équilibré que l’on nomme génie. L’étude attentive du mécanisme d’une vie humaine normale ne peut pas ne pas dissiper la croyance à une opposition de fond entre la vie intérieure et la vie extérieure de l’individu. L’une et l’autre s’engendrent réciproquement pour ce résultat commun : vivre, c’est-à-dire s’augmenter. La vie intérieure, isolée de l’en dehors, se flétrit, comme la plante privée de lumière et d’air ; de même que la vie extérieure, sans son nécessaire aliment interne, n’a pas plus de fécondité que la tige dont la sève n’alimenterait plus les vaisseaux.
L’individualisme et la solidarité se résolvent donc en un monisme comme tous les antagonismes artificiels, et l’avenir en formulera l’équilibre dans une synthèse nouvelle. Comment ne pas comprendre, en effet, que la vie intérieure de l’homme, ce que nous appelons son individualisme, est à la fois base et produit de sa vie extérieure, c’est-à-dire solidaire, et inversement ? Comment ne pas reconnaître que l’expansion naturelle de l’individualisme, c’est-à-dire l’ensemble des facultés distinctives et personnelles d’un individu, crée la solidarité, c’est-à-dire l’ensemble des facultés qui relient cet individu au reste de l’univers ; que la solidarité n’est que le produit naturel de l’individualisme ; que l’aboutissement de l’individualisme, c’est la solidarité, qui est elle-même un ferment d’individualisme ; ou mieux encore, que l’individualisme n’est autre chose que de la solidarité virtuelle et la solidarité, autre chose que de l’individualisme virtuel ? Ce n’est qu’à la suite d’étranges aberrations qu’on a pu concevoir des systèmes de philosophie sociale où la grandeur de l’individu dépendait de son isolement et d’autres où, au contraire, l’altruisme aboutissait à la négation de l’individu. Je crois que ces conceptions artificielles trouveront de plus en plus difficilement crédit et qu’une plus réelle interprétation des lois de la vie permettra de formuler une solution plus juste de ce débat sans fin. La pensée de demain, qui semble aussi éloignée d’ériger en Stylite l’individu que de l’anéantir pour l’illusoire bonheur de tous, concevra comme possible son épanouissement au sein de l’universel.
Si l’on a pénétré, en le réduisant à son unité réelle, l’apparent dualisme de la vie individuelle, l’application de la solution moniste aux deux faces correspondantes de la vie nationale, étant donnée l’hypothèse organiciste s’ensuit inévitablement. Alors que l’existence normale de l’animal humain ne peut se concevoir sans une vie du dehors et une vie du dedans, équilibrées suivant le rythme personnel de l’individu, l’animal-cité, ce « grand être » en ébauche, ne peut atteindre non plus son intégralité, s’il ne fait concourir la vie inter-sociale, c’est-à-dire la vie de l’humanité dans toute son ampleur, à son développement interne.
Le sentiment de la foule et même l’opinion raisonnée s’entendent, comme nous l’avons dit, pour envisager chaque nation comme un tout absolument indépendant de son milieu, et « sans fenêtre » sur l’extérieur comme la monade leibnitzienne. Les frontières politiques manqueraient les bornes de ces petits univers indépendants et juxtaposés, se suffisant pleinement à eux-mêmes. Et les nations, ces faisceaux d’humanité qu’a lentement constitués l’histoire, vivraient côte à côte, sans liens nécessaires, tantôt se ruant l’une sur l’autre, tantôt paraissant s’ignorer mutuellement, comme les hôtes du chenil ou de l’étable. C’est à cette croyance naïve que s’oppose la bio-sociologie, qui nous montre que les corps sociaux, pas plus que les individus, ne peuvent être conçus comme in-solidaires, que tout agrégat humain est en rapport nécessaire avec un plus vaste agrégat qui est l’humanité, et que dans la vie sociale comme dans la vie naturelle, la partie est liée au tout, en un mot que tout est lié. Tout en affirmant l’individualité profonde de la cité, l’unité et la liberté nationales, elle nous fait entrevoir une solidarité inter-nationale exerçant sa fonction normale et jouant son rôle nécessaire dans la vie de tous les corps sociaux, qu’elle embrasse.
Il est une série de relations au-delà des frontières dont la conception vulgaire du nationalisme a conscience, il est vrai : les relations commerciales ou diplomatiques, par exemple. Bien que ces rapports entrent en ligne de compte dans l’ensemble de la solidarité inter nationale, ils n’en constituent, à vrai dire, qu’une très minime partie. Les liens que nous envisageons sont d’une toute autre nature et d’une toute autre importance. Il s’agit dans notre conception, d’une solidarité qui intéresse non seulement tel intérêt particulier, ou telle fonction de l’organisme national, mais cet organisme lui-même dans sa totalité et dans son individualité propre. Ce n’est pas à la constatation banale d’un échange industriel entre deux infimes parcelles de groupes sociaux différents que nous voulons conclure, mais à la positive inter-dépendance, pour ainsi dire, cosmique, de ces agrégats de matière vivante et pensante que l’on nomme nations modernes.
La même objection que les partisans de l’égotisme étroit et stérile opposent à la solidarité sociale, sert aux défenseurs du nationalisme exclusif et impénétrable, et c’est l’argument vulgaire, vulgairement compris : pour être fort, il faut rester soi. Mais alors, qu’est-ce que soi ? peut-on demander. Est-ce un bloc inerte et permanent, qui peut se conserver dans son état d’origine à travers les vicissitudes du devenir, que diminue tout contact et qu’altère toute influence ? Ou serait-ce au contraire un organisme en mouvement, incessamment soumis au renouvellement cellulaire avec toutes ses conséquences, modifié par les milieux qu’il traverse, lié aux vicissitudes qui l’entourent ? La première opinion ne peut plus être sérieusement soutenue aujourd’hui, tandis que la seconde s’est affirmée. Ce n’est pas une dégradation qu’engendre cette plasticité de l’organisme animal ou national, mais au contraire une amélioration. Ce qui est individuelle qui st profondément et inaliénablement soi, loin de sombrer dans ces incessantes modifications, se fortifie et s’élargit l’originel demeure, en s’imprégnant de la vitalité que lui déverse le monde, en transformant tout ce qui réagit sur lui, suivant le propre rythme de sa personnalité. Les organismes puissants se fortifient dans la lutte et dans l’union ; et si les faibles y sont engloutis, cela n’est pas pour infirmer l’avis que nous défendons. La cité qui se contraindrait à vivre de nos jours à l’abri de toute influence et de tout contact ne pourrait que végéter. Ou bien elle serait absorbée par les cités voisines, ou bien tellement distancée que son infériorité éclaterait aussitôt. Il en serait d’elle comme de l’ascète dont les sens et l’intelligence demeurent fermés aux actions qui l’entourent.
S’il s’agit d’une nation en décadence, il est évident que la vie du dehors s’imposera chez elle aux dépens de sa personnalité. C’est la loi commune et bienfaisante que les caducs disparaissent devant les forts. Un corps social en faiblesse définitive peut tenter de s’isoler pour reprendre conscience de lui-même ou se laisser peu à peu envahir par les forces du dehors : dans les deux cas, son existence est condamnée. Il doit disparaître pour faire place aux races plus saines. S’il s’agit au contraire d’un peuple possédant encore en lui-même des forces vitales suffisantes pour jouer un rôle dans le monde, les vents du large peuvent souffler sur lui, sans venir à bout de le détruire. Seul les caducs sont annihilés ; les forts au contraire tirent de tout ce qui les entoure des germes de force nouvelle et font servir le monde extérieur au renouvellement de leur propre personnalité.
A d’autres, l’admission loyale des éléments extérieurs paraît pratiquement impossible. « Vous ne ferez jamais que des éléments hétérogènes se combinent, nous disent-ils ; il ne faut attendre aucune fécondité du contact de races ou d’individus tout à fait divergents. » Mais les races les plus distantes l’une de l’autre par leur histoire, leur passé, leur situation, leurs mœurs n’ont-elles pas un caractère commun, qui les relie malgré tout, celui d’humanité ? Et du contact de groupes profondément distincts ne peut-il donc jaillir d’imprévues floraisons ? L’expérience journalière répond affirmativement. Le libre accord ne détruit jamais la personnalité, elle l’enrichit au contraire de sentiments nouveaux, qui sommeillent dans l’individu et dans la collectivité, prêts à s’éveiller au souffle du dehors. « Il ne faudrait pas confondre l’internationalisme avec l’antinationalisme, a-t-on répondu très justement aux sectaires du nationalisme47…. Un avenir où la vie de l’individu, la vie des groupes, la vie des peuples serait d’autant plus intense qu’elle serait plus libre ; mais où, en même temps, chaque manifestation individuelle se sentirait solidaire de la vie de son groupe, et de la vie de l’humanité, mais où voyez-vous là quelque chose d’incompatible avec les principes de 1789, ou que l’histoire contredise ? »
L’inter-nationalisme n’est autre chose pour la cité que le complément de sa vie intra-organique, sa nécessaire vie extérieure, c’est-à-dire la condition de sa pleine existence. A ceux qui nous affirment : La cité est un tout, donc elle se suffit à elle-même, nous répondons : Évidemment, la cité est un tout. Mais l’individu aussi est un tout ; et l’individu se suffit-il à lui-même, s’il veut vivre et non végéter ? Le globe terrestre aussi est un tout, si l’on veut ; mais n’est-il pas lié à un système planétaire, et pourrait-il vivre sa vie, si le secours des autres astres venait à lui manquer ? Le « tout », dans l’acception courante, est donc à la fois tout et partie.
Il nous faut du reste préciser le sens que nous entendons donner à cette expression de solidarité inter-nationale. Si l’on y voit une fusion complète des corps sociaux en une seule nation, la nation humaine, si l’on envisage les affinités d’individus et de groupes sous la forme d’un collectivisme universel, il est naturel que cette expression paraisse absurde ; mais il s’agit de toute autre chose. Solidarité inter-nationale ne signifie pas alliance, fusion, ni même — pour l’instant — fédération, mais uniquement, lien entre les parties correspondantes de chacun des corps sociaux, liens d’individus ou de groupes, politiquement étrangers, mais humainement solidaires, par le fait même de leur existence, de leurs désirs, de leurs actions, de leur idéal, de leurs besoins ou de leur nature, conservant non seulement leur personnalité, mais celle du groupe social auquel ils appartiennent, et en plus vivant de cette part de la vie générale de l’humanité qui les affecte plus spécialement. Ce n’est pas une alliance universelle par voie diplomatique que je préconise, — car y songer même un instant serait absurde à force d’irréalité — mais une entente par voie cordiale entre les éléments homogènes épars dans le monde, en dehors de toute participation gouvernementale. Un comité d’hommes politiques se formait récemment en Angleterre pour tenter d’établir une « entente cordiale » avec la France. Cette pensée n’a rencontré qu’un médiocre enthousiasme de l’un et de l’autre côté de la Manche. Même s’il en avait été autrement, la réalisation d’une « entente cordiale » conçue sur de telles bases, ne pouvait être qu’une duperie, car les agissements de la politique courante nous ont mis en garde contre l’efficacité de semblables accords. Entre deux nations alliées politiquement, il n’y a ni entente profonde ni solidarité cordiale ; il n’y a que le superficiel parallélisme d’intérêts spéciaux et momentanés, celui de deux voyageurs qui suivent la même route durant quelques heures pour se protéger plus efficacement contre le péril, mais qui n’ont pas forcément de liens réels entre leurs deux existences, étant peut-être intérieurement ennemis l’un de l’autre sans le savoir, ou même le sachant. Les rapprochements gouvernementaux ne réalisent qu’en une proportion minime ce que j’appelle la solidarité inter-nationale ; seuls l’accord libre, l’alliance intime, peuvent déterminer dans l’humanité de vastes courants de sympathie.
II
L’inter-dépendance des corps sociaux est cependant un phénomène d’une réalité frappante. Il faut être dépourvu de toute faculté de vision synthétique et se cloîtrer dans sa demeure, pour ne pas reconnaître que des millions de liens de toute nature rapprochent les groupes d’humanité en un tout, qui, pour un regard extra-terrestre, dominant une étendue plus vaste que celle de notre minuscule planète, apparaîtrait étroitement uni. L’important est de se placer pour un moment au point de vue de l’ensemble humain et de se départir de ces jugements particularistes, indispensables lorsque l’objet d’analyse n’est qu’un fragment isolé de son milieu, mais qui deviennent dangereux lorsque l’horizon d’étude s’élargit. Il ne s’agit pas seulement d’isoler et de fractionner, il faut encore relier et unifier. C’est alors que les caractères communs de l’espèce apparaissent clairement au-dessus de ses différences de races, de groupes, de peuples et d’individus.
Considérons dans leur expression ces liens d’humanité. Ils sont de sortes très différentes ; aussi sommes-nous forcés, pour les étudier, de les diviser en trois groupes évidemment artificiels, mais indispensables pour la netteté de l’exposition. Notons tout d’abord que l’existence, chez tout peuple civilisé d’un Foreign Office, ou Ministère des Affaires étrangères, est une confirmation du fait de l’inter-dépendance des corps sociaux modernes. Mais empressons-nous d’ajouter que les relations inter-nationales de cabinets à chancelleries ne constituent qu’une très faible part de cette solidarité dont nous allons envisager quelques-uns des éléments. Ce sont des rapports d’une très différente sorte qui nous intéressent surtout ici.
Il existe, à première vue, entre les nations ce que nous nommerons des liens matériels, se subdivisant en une multitude d’éléments. Les rapports commerciaux et industriels notamment, sont, de nos jours, aussi indispensables à la vie quotidienne que l’air respirable ; « bloquer » l’une des nations du monde moderne, ce serait amener sa perte à brève échéance. La division du travail et la différenciation de plus en plus complexe des fonctions ont créé entre les groupes humains des relations matérielles de plus en plus indispensables. La cité antique — à son origine du moins — se suffisait à elle-même et ses relations commerciales avec l’étranger se bornaient à un minimum d’objets de nécessité secondaire ; la cité moderne, dont les besoins se sont immensément accrus, dépend du monde entier. Le commerce et l’industrie ne connaissent pas de frontières, pas plus que le télégraphe, le chemin de fer ou la banque, et ce perpétuel entrecroisement d’affaires, sillonnant la surface entière du globe est une affirmation quotidienne d’inter-dépendance. On sait combien sont solidaires les marchés financiers et industriels, de quelle importance est le transit maritime, quel chiffre énorme de voyageurs transportent les express internationaux, le nombre des communications postales qui s’échangent entre tous pays ; il est évident que ces financiers, ces industriels, ces voyageurs de terre et de mer, ces correspondants, s’ils sont d’esprit clairvoyant et libres de préjugés, doivent posséder du nationalisme, une conception toute autre que celle de l’homme solitaire, borné au cercle minuscule de son activité locale. Ce qu’on nomme « Exposition universelle » n’est que la consécration de ce fait, que les « industrieux » envisagent le monde comme un vaste champ d’activité, dont les divisions politiques ne peuvent rompre l’unité.
Quelque soit l’importance de ces rapports matériels, celle des liens intellectuels de cité à cité, la dépasse à nos yeux. Voyez quelle signification profonde est enclose dans ce simple fait de la constitution d’une Association internationale des travailleurs en 1864. Des hommes de tous pays ont pensé : « Nous, travailleurs, de nationalités différentes, dans le but de défendre nos droits, qui sont semblables, malgré la diversité de nos origines, nous nous unissons par dessus les frontières, pour témoigner de l’unité de nos intérêts et créer une solidarité qui nous est nécessaire. » C’est un lien d’humanité partielle qu’ils ont établi, non pour dénouer le faisceau que constitue chacune de leurs nationalités, mais pour renforcer leur individualité, à l’expansion de laquelle la solidarité du seul corps social n’a pas suffi. « L’Internationale ! écrit Elisée Reclus. Depuis la découverte de l’Amérique et la circumnavigation de la Terre, nul fait n’eut plus d’importance dans l’histoire des hommes. Colomb, Magellan, El Cano avaient constaté, les premiers, l’unité matérielle de la terre, mais la future unité normale que désiraient les philosophes n’eut un commencement de réalisation qu’au jour où des travailleurs anglais, français, allemands, oubliant la différence d’origine et se comprenant les uns les autres malgré la diversité du langage, se réunirent pour ne former qu’une seule et même nation, au mépris de tous les gouvernements respectifs. »48
C’est dans le même but que furent instituées tant d’autres associations permanentes ou temporaires dont le principe se résume toujours en ceci : constituer un groupe autour d’une idée par-delà les groupements nationaux. Je ne suis pas avec ceux qui considèrent ces libres rapports comme un attentat aux nationalités. J’y vois au contraire un élargissement de conscience chez les individus qui les créent.
Quoi de plus sacré que le lien qui unit étroitement les hommes d’élite à travers l’espace ? Le génie est l’allié naturel du génie. Comment le savant ne pourrait-il se sentir solidaire du savant, attaché aux mêmes problèmes, conduit par le même espoir spirituel ? Le philosophe ne se sent-il pas frère du philosophe, qui scrute le même monde et les mêmes abîmes de vie ? Les meilleurs et les plus pénétrants parmi les hommes font une large place dans leurs cœurs à tout ce que l’humanité contient de vrai et de beau ; et le sentiment de leur petite patrie d’origine ne peut leur voiler l’unité du monde. Nous devons saluer d’un regard de profonde sympathie et d’espoir ce que l’on nomme les congrès internationaux. Malgré leurs défauts d’organisation en général et la futilité de leurs travaux parfois, j’ai toujours pensé qu’ils pouvaient engendrer d’immenses bienfaits pour le monde. Le fait de la réunion cordiale d’hommes supérieurs de tous pays autour d’une question ou d’une idée, contient en lui-même une vertu inappréciable, dont l’influence ne peut pas ne pas se faire sentir. Les nations qui se solidarisent visiblement dans leurs élites ne peuvent prétendre à l’isolement.
Il existe une autre espèce de liens entre les peuples que nous pourrions qualifier de liens animiques. Au dessus des antipathies, des rivalités, des haines, au tréfonds des cœurs, il y a évidemment une sympathie naturelle d’homme à homme, ordinairement inconsciente et inaperçue, mais qui parfois s’épanouit de la sorte la plus inattendue. C’est lorsque se concluent ces accords imprévus que l’on éprouve toute la virtualité d’expansion que peut contenir un être humain. N’est-elle pas significative cette expression d’« humanité », appliquée communément à cette sympathie sans borne que nous manifestons parfois devant la faiblesse ou le malheur ? Les désirs de l’âme humaine sont naturellement universels. Qui empêchera les nœuds de l’amitié ou de l’amour de se former par-delà les territoires, entre ennemis politiques et même entre belligérants ? Aucune loi ni aucune volonté, répond l’histoire. Et en effet, si l’on regarde au fond des choses, tous les hommes de bien sont inconsciemment ou consciemment solidaires, et les coquins, les brutes et les hypocrites toujours isolés, c’est-à-dire en perpétuelle menace de conflits. « Ceux qui recherchent le bien, aurait dit Antisthène, sont amis les uns des autres » Rien de plus juste, en effet. Le but vital de l’homme, pris dans l’ensemble, étant au fond semblable à celui de son voisin, il est naturel que les chemins qu’ils parcourent pour y atteindre soient parallèles et parfois confondus. Malgré l’individualité bien nette des idéals nationaux et la diversité des rôles que les peuples sont destinés à jouer dans l’histoire, il y a au fond de leurs efforts et de leurs luttes une identique aspiration vers un état meilleur, une commune recherche de plus de force et de plus d’équilibre. Au dessus des évolutions nationales plane un destin collectif d’humanité. N’est-ce pas une prescience de cette vérité qui nous fait employer ces expressions servant à désigner les groupements plus larges que les groupements nationaux : « monde oriental », « monde latin », « monde européen » ? De même qu’il existe une sorte d’idéal commun aux races, il existe dans le monde un idéal d’humanité, commun à l’espèce et englobant sans les confondre, ceux des nationalités.
L’opinion vulgaire est inconsciente de ces accords. L’« étranger », pour elle, demeure l’ennemi ; et si deux individus de nationalité différente se conduisent humainement l’un vers l’autre, c’est-à-dire sympathisent, elle ne laisse pas d’en être profondément étonnée… Pour la majorité compacte, la cité moderne est encore la cité antique, exclusive et farouche. Si quelqu’un pris au hasard, considère une nation, il ne voit que les caractères à peu près communs à tous les-individus qui la composent, les ressemblances entre les membres du groupe ; mais il ne tiendra pas compte des divergences, qui existent nombreuses et profondes. Si, d’autre part, il envisage l’ensemble des nationalités, seules les divergences d’individus de nations différentes lui apparaîtront, tandis que les ressemblances entre les mêmes individus lui échapperont. Comment voulez-vous que son jugement soit équitable s’il méconnaît une moitié des éléments en jeu ? Assurément il y a ressemblance entre les membres d’un même corps social, et divergence entre les membres de corps sociaux différents ; mais il y a également divergence entre les premiers et ressemblance entre les seconds. Si l’on ne veut pas fausser le résultat d’une pareille observation, il faut respecter la réalité. La véritable vie sociale pour l’individu consiste en un juste équilibre entre ses affinités nationales et ses affinités humaines. Si cet équilibre n’existe pas, l’individu ne peut prétendre à une juste place dans l’ensemble de la vie sociale. On peut encore dire dans la même pensée, que le nationalisme qui a pour âme la patrie, et l’inter-nationalisme, qui a pour âme l’humanité, doivent s’identifier, non seulement dans l’esprit de l’individu, mais encore dans la réalité de leur propre vie.
On le voit, les partisans de l’égotisme national ne prouvent que leur ignorance de la psychologie humaine et sociale. Contre la réalité de ces multiples liens qui tendent à rapprocher les groupes épars de l’humanité, que peuvent leurs étroites conceptions ? Peu de chose, si ce n’est répandre l’erreur et semer le péril. Mais comme les propagateurs de l’égotisme sont nombreux, l’opinion publique en est imprégnée. Il faut une propagande aussi active au service d’idées plus larges et plus vraies, si l’on veut un jour que la solidarité prenne la place de l’ignorance et de la haine réciproques. L’organisation de la cité est certes une besogne sacrée, dont il serait puéril de contester l’importance ; mais cependant un jour viendra où il faudra bien s’apercevoir qu’une autre besogne, dont dépend la première, est celle de l’organisation de l’humanité.
III
Ce qui fait la grandeur de cette conception moderne de l’inter-nationalisme, c’est qu’elle se rattache à la conception naissante d’un univers où tout est lié.
Quelques-uns ont voulu voir dans cette conception une menace de mort des individualités. Ils n’ont pas compris que cette transformation devait au contraire centupler leur puissance.
La solidarité cellulaire est-elle une cause d’infériorité pour l’individu physique ? La solidarité nationale, justement comprise, entrave-t-elle l’élan de l’individu moral ? A cette double question la science répond : mille fois non ! Pourquoi dès lors, l’avènement de la solidarité humaine engendrerait-il le déclin des nationalités ? Je le demande, car il ne faut pas se contenter de l’opinion courante, toujours fausse, puisqu’elle prend racine dans le passé : il faut se mettre, pour juger, au point de vue de l’ensemble, si peu étendu que soit le champ de notre vision mentale. Alors que partout dans la nature, nous constatons de jour en jour plus de cohésion, plus de liens et d’inter-dépendance, plus d’harmonies et de correspondances, comment pourrait-on nous faire croire que dans cette partie de la nature qu’est l’humanité, il existe de place en place des « cloisons étanches », à l’abri de toute infiltration, et que chacun des groupes qui composent cette humanité se développe au moyen de ses seules forces, sans le concours plus ou moins conscient, plus ou moins actif, des éléments du dehors ? De même qu’à la vie organique se superpose la vie sociale ou hyper-organique, à la vie sociale se superpose une autre vie que nous pourrions appeler hyper-sociale, et qui n’est peut-être que la vie humaine, au sens plein du mot.
L’évolution profonde qui est en train d’élargir jusqu’à des limites encore incalculables le champ devenu trop étroit de nos conceptions traditionnelles, bouleversera inévitablement l’idée coutumière du nationalisme. Cet espoir d’une compréhension nouvelle de la vie sociale et inter-sociale est inscrite dès maintenant parmi les questions que la prochaine synthèse s’efforcera d’embrasser, sinon de résoudre. Aussi n’ai-je tenté, dans les pages qui précèdent, qu’un vague relevé de ce terrain fécond et presque vierge, où d’autres que moi pousseront des reconnaissances de plus en plus hardies, afin d’y ouvrir un jour de larges avenues pour la traversée commune.
N’est-ce pas un sentiment apparenté au nôtre, qu’exprimait récemment un jeune sociologue d’esprit rigoureux et d’intuition profonde, lorsqu’il écrivait ces mots : « L’humanité entre dans la phase organique. Des sentiments, des croyances, des concepts nouveaux vont germer et converger. Une conscience collective autre va s’affirmer intensément. Pendant cette période, l’homme se sentira en communion avec l’homme pour reconstituer, avec une solidarité plus grande des éléments et une complexité plus riche de l’ensemble, tout ce qui était épars, dissous ; pour, aussi, harmoniser ce qui était antagonique » ?49
Ce que j’ai voulu mettre en lumière, c’est le fait de la montée à travers les consciences, d’un sentiment nouveau, celui de la solidarité humaine, toujours écrasé par l’idée mal comprise de patrie. En revendiquant le droit à l’existence de ce sentiment, je n’ai fait qu’appliquer à la philosophie sociale, la doctrine nouvelle et universelle de la solidarité.
La science a découvert la loi de la lutte pour la vie. Il existe parallèlement une entente pour la vie, dont il reste à déchiffrer les lois. Et cette entente, c’est la solidarité humaine, intime et puissante, s’exerçant invinciblement en face des hypocrisies et des crimes de la politique internationale, au-delà des « diplomates perfides et des conquérants grossiers50 » ; c’est la poignée de main loyale au-dessus des basses et louches intrigues de la vie politique vulgaire.