L’avenir du naturalisme
La situation d’Emile Zola vis-à-vis de la jeunesse littéraire française, a, depuis peu, changé brusquement4.
Un groupe de très jeunes écrivains qui se sont rapidement groupés autour de l’étendard du « naturisme », vient de manifester son culte enthousiaste pour le romancier fameux, que la génération néo-idéaliste ne cessa d’accabler de son indifférence et de son mépris. Cette situation nouvelle, quelque éphémère et superficielle qu’elle puisse être, étant donnée la succession rapide des écoles et des théories, mérite bien qu’on s’y arrête pour l’envisager ; d’autant plus qu’elle nous fournira l’occasion d’un jugement d’ensemble, à un point de vue nouveau, sur l’œuvre et les idées conductrices du maître de Médan.
Les « naturistes » placent Zola plus haut que ne l’osèrent jamais ses disciples les plus directs : et les plus enthousiastes, écoutez l’un d’eux, M. Saint-Georges de Bouhélier, parler du « sublime grand homme », qu’il considère comme notre écrivain national : « Son œuvre est égale au monde même. Il expose de foudroyantes fresques où toute l’humanité palpite, chante, se répand… Cet homme a conçu une cosmogonie… La Terre, puissante fresque énorme, qui semble un pan de paysage arraché du monde par un jeune géant !… Le colossal travail d’Emile Zola, son œuvre éternelle comme les plantes, comme la terre qu’il chante, cette extraordinaire clarté répandue par lui sur le ciel, sur la nature et sur ouvrages dans lesquels tressaille la terre toute entière5… » On peut voir par ces quelques phrases, choisies çà et là, que la jeunesse naturiste ne ménage pas son admiration au maître naturaliste. Il est juste d’ajouter que M. de Bouhélier lui nie la « notion du divin » ; et cette remarque est importante à noter car nous verrons qu’elle est apparentée à celle que nous formulerons nous-même plus loin.
Zola eut jusqu’ici la fortune regrettable d’être bassement et grossièrement bafoué par les uns, hyperboliquement grandi par les autres, en somme presque jamais compris dans sa véritable essence. Son œuvre et son rôle valent cependant la peine d’un regard sérieux et d’un clair jugement, car ils sont synonymes de force et de vie. L’insulte ne me satisfait pas plus que l’hyperbole, et je ne vois pas que l’on ait une fois essayé de déterminer son rôle exact, son œuvre et sa pensée, en toute sincérité et en toute justice, sans emphase comme sans mauvaise foi. Ce simple hommage de la vérité, à un labeur considérable, à une œuvre de haute importance n’a jamais été offert, et il serait temps de le tenter. Après l’injure et après l’encens, il y a place encore pour la justice et pour un simple regard d’humanité vers l’un de ceux dont nous sortons.
Je demande, à cet effet, que l’on oublie toutes les opinions, toutes les injures, tous les éloges conventionnels, toutes les hypocrisies, la foule des banalités écrites ou proférées autour de cet homme, pour ne se souvenir que de son œuvre et de ses idées, de ce qu’il a dit et pensé véritablement. L’effort est moins aisé que l’on ne pourrait croire, car son nom nous arrive chargé des mille défroques de la sottise, de la flatterie et de l’erreur. Cherchons à restituer le véritable sens et l’authentique saveur de cette œuvre toujours vivante et toujours méjugée.
I
Ce qui importe, à notre avis, pour débrouiller la pensée profonde d’une œuvre aussi considérable et aussi chargée de commentaires, c’est de remonter jusqu’à sa source même, jusqu’au point précis d’où elle a jailli, à la racine même de son épanouissement.
La recherche est aisée, car l’auteur a pris soin de nous en détailler longuement et scrupuleusement la genèse. Il n’a jamais caché de quelle extraction était sa pensée, et, sur ce point, nulle équivoque n’est possible : Zola appuie son œuvre et sa réforme sur la science expérimentale, et, en particulier, sur le livre fameux de Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Nous avons bien cette affirmation : « J’ai appelé naturalisme le large mouvement analytique et expérimental qui est parti du xviiie siècle et qui s’élargit si magnifiquement dans le nôtre »6. Il est toutefois indéniable que le naturalisme a eu pour principe déterminant les axiomes émis par la physiologie vers le milieu de ce siècle, spécialement par Claude Bernard.
Ce dernier avait dit :
« Je me propose d’établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d’autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu’il n’y a, sous ce rapport, aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques… Dans l’expérimentation sur les corps bruts, il n’y a à tenir compte que d’un seul milieu, c’est le milieu cosmique extérieur ; tandis que, chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : le milieu extérieur ou extra-organique, et le milieu intérieur ou intra-organique. La complexité due à l’existence d’un milieu organique intérieur est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l’application des moyens capables de la modifier… Si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparente différence de ceux des corps bruts, ils n’offrent cette différence qu’en vertu des conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres7. »
Paroles que Zola commente et résume très clairement, de la manière suivante :
« … La spontanéité des corps vivants ne s’oppose pas à l’emploi de l’expérimentation. La différence vient uniquement de ce que un corps brut se trouve dans le milieu extérieur et commun, tandis que les éléments des organismes supérieurs baignent dans un milieu intérieur et perfectionné, mais doué de propriétés physico-chimiques constantes, comme le milieu extérieur. Dès lors, il y a un déterminisme absolu dans les conditions d’existence des phénomènes naturels, aussi bien pour les corps vivants que pour les corps bruts. Il appelle « déterminisme » la cause qui détermine l’apparition des phénomènes. Cette cause prochaine, comme il la nomme, n’est rien autre chose que la condition physique et matérielle de l’existence ou de la manifestation des phénomènes… Les corps vivants… sont tour à tour ramenés et réduits au mécanisme général de la matière. »
Nous pouvons saisir par ces quelques phrases du savant, éclairées par le commentaire de l’homme de lettres, la pensée même de Claude Bernard. Sans chercher à la caractériser pour le moment, nous allons voir comment Zola, traduisant les idées du physiologiste, se les assimile intégralement. La méthode expérimentale et la conception qu’elle comporte, sont pour lui aussi compatibles avec l’art du romancier qu’avec la science du médecin.
« Quand on aura prouvé, écrit Zola, que le corps de l’homme est une machine, dont on pourra un jour démonter et remonter les rouages au gré de l’expérimentateur, il faudra bien passer aux actes passionnels et intellectuels de l’homme… On a la chimie et la physique expérimentale, on aura la physiologie expérimentale ; plus tard encore on aura le roman expérimental… Nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants. Le déterminisme domine tout. C’est l’investigation scientifique, c’est le raisonnement expérimental qui combat une à une les hypothèses des idéalistes, et qui remplace les romans de pure imagination par les romans d’observation et d’expérimentation… C’est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. Ainsi donc, nous nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l’homme isolé des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu’ils sont en société… En somme, tout se résume dans ce grand fait : la méthode expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les sciences, est en train de déterminer les phénomènes naturels, individuels et sociaux, dont la métaphysique n’avait donné jusqu’ici que des explications irrationnelles et surnaturelles8. »
En résumé, de même que, suivant Claude Bernard, la « méthode appliquée dans l’étude des corps bruts, dans la chimie et dans la physique, doit l’être également dans l’étude des corps vivants, en physiologie et en médecine », de même, suivant Zola, la méthode expérimentale qui conduit à la connaissance de la vie physique, « doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. » « Ce n’est qu’une question de degrés dans la même voie, ajoute le romancier, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l’anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout. »
L’affirmation est nette. Nous savons donc, sans nulle erreur possible, d’où procède le naturalisme et nous pourrons, cette base une fois reconnue, en découvrir tout-à-l’heure la pensée profonde. La méthode de cette littérature est calquée sur la méthode de cette science. Non seulement la littérature naturaliste est déterminée par la science, mais elle n’en est que le prolongement, elle s’identifie avec elle ; elle est de la science elle-même, si j’en crois cette phrase : « Nous continuons, je le répète, la besogne du physiologiste et du médecin, qui ont continué celle du physicien et du chimiste… Dès lors nous entrons dans la science. » Et cela, à mesure que l’idéal, qui « nous vient de nos premières ignorances », recule et décroît.
En un mot, l’identification du point de vue scientifique de Claude Bernard et du point de vue littéraire de Zola est absolue.
Or, quelle est, en somme, la conception scientifique de Claude Bernard, la conception dont sa doctrine de l’expérimentation n’est que l’écorce ? Les quelques lignes citées plus haut nous permettent de l’entrevoir. Le phénomène vital se résout pour lui dans matière. Point n’est besoin de supposer des éléments spirituels dont notre progressive pénétration de la matière restreint chaque jour le rôle. La vie intra-organique n’est, comme la vie extra-organique, qu’un ensemble, quoique plus complexe, de réactions physico-chimiques. En d’autres termes, la vie spirituelle se résout dans la vie matérielle. Ou bien encore, l’« âme » n’est que de la matière infiniment différenciée. C’est en somme la thèse du matérialisme pur et il serait oiseux d’en répéter ici les axiomes, d’ailleurs si populaires. Bornons-nous à constater que la méthode expérimentale de Claude Bernard est basée sur une conception strictement matérialiste de l’être vivant.
Si nous passons du savant à l’homme de lettres, de l’auteur de l’Introduction à l’auteur des Rougon-Macquart, l’analogie de principe est aussi frappante que l’analogie de méthode. Zola en adoptant la doctrine expérimentale de Claude Bernard et en l’appliquant au roman, adopte par cela même le point de départ du physiologiste. Et pour ne nous laisser aucun doute sur cette complète identification, il nous l’affirme en toute droiture et en toute énergie.
Nous voici donc en possession de la vérité première. La méthode littéraire de Zola, aussi bien que la méthode scientifique de Claude Bernard, se déduit d’une conception purement matérialiste de la vie et du monde. Zola est tout entier dans le matérialisme comme toute la force du matérialisme est en lui. Voilà ce qu’il importait de fixer au début ; car toute son œuvre, toute sa pensée reposent sur cette base. Et c’est, à la lumière de cette vérité, que nous pourrons pénétrer dans les constructions massives qu’il édifia, et en découvrir l’intime signification. Il faut remonter jusqu’aux genèses pour saisir le sens total des épanouissements.
Il n’est même pas inutile de constater que le radicalisme matérialiste de Zola dépasse infiniment celui de Claude Bernard qui, en écrivant cette phrase, faisait prévoir la contrepartie de sa doctrine scientifique : « Pour les lettres et les arts, écrit-il, la personnalité domine tout. Il s’agit là d’une création spontanée de l’esprit et cela n’a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer. » Opinion que Zola repousse énergiquement et avec logique, puisqu’elle serait la négation de sa méthode expérimentable appliquée à la littérature. Il s’en tient strictement à cette méthode expérimentale, à la conception de la matière et de la vie qu’elle comporte, récusant tout autre point de départ que celui du matérialisme absolu.
Si l’on se reporte à l’époque où Zola entreprit simultanément la campagne naturaliste et son œuvre, c’est-à-dire vers 1865 — année de la Confession de Claude et de la polémique inaugurée au Salut public de Lyon — la grandeur de cette œuvre ne peut manquer d’apparaître au spectateur qui la considère par-delà le tiers de siècle révolu.
Le roman, à cette époque qui nous apparaît déjà si lointaine, — suivant une formule dont une bonne partie de notre littérature contemporaine conserve pieusement la tradition — vivait de convention et de romanesque, de joliesse et de douceur, de doux parfums et d’élégantes sucreries. Le chef-d’œuvre devait énumérer le décor obligatoire des petits ruisseaux et des petits oiseaux, des fleurs en satin et des délicieuses mièvreries, des soleils immuables et des clairs de lune mélancoliques, où s’élève un chant de guitare qui fait fondre le cœur d’émotion. Au milieu de cette nature touchante et pleine de chastes ivresses, se dessèchent d’un amour aussi foudroyant que mal récompensé, de jeunes vierges que des brigands musqués enlèvent à l’amour de la famille, ou que des adolescents, transportés des plus pures intentions arrachent à une mort certaine. La nature disparaît sous un vernis odorant, l’univers matériel et corporel n’est toléré qu’à la condition d’y montrer un visage convenablement rasé. Le sentimentalisme coule à pleins bords, et l’on boit le nectar de la divinité dans une coupe de pierreries, tandis que l’eau de rose enivre chastement les sens. On nomme les choses et les êtres par dos vocables artistement choisis, et l’art ne manque jamais d’accorder les plus rudes créatures au bon ton de la société.
C’était en un mot le beau temps de la littérature spiritualiste.
Le rôle capital, énorme, de Zola consiste essentiellement dans son anti-spiritualisme. Sa gloire véritable est là. C’est dans sa lutte acharnée, héroïque, permanente contre le spiritualisme officiel et l’art issu de lui, qu’il faut chercher sa raison d’être et le sens profond de son œuvre.
A cet art anti-réel, anti-esthétique, anti-humain, anti-vivant, il oppose, d’un brutal effort, le torrent houleux des matérialités. Pour cet aliment de boudoir et de pensionnat, cette spiritualisation de bas étage, il ne dissimule pas sa haine ni son mépris. Et il lui substitue sa rude clameur de revendication en faveur de la terre et de la matière, des sauvages ivresses de la chair, des saines émanations de la vie. Le flot de sa virilité submerge toutes ces petitesses. Le rappel à l’ordre de la réalité vient de lui.
Le spiritualisme par la voix de ses disciples tient ce langage : « Vous nous affirmez que le monde n’est pas tout entier dans nos insipides fadaises, que le monde est plus rude et plus varié. Nous le savons ou le pressentons. Mais avant tout respectueux de la « morale » et du bon ton, jamais nous n’emploierons notre talent à l’expression réelle de la vie. Ce qu’il faut aux hommes, c’est le mensonge et l’éternelle illusion, c’est la flatterie. » Toute l’œuvre de Zola est la négation de cette tromperie. Son âpre restitution des choses, au mépris de toutes les traditions, fait saillir les reliefs aigus, évoque les couleurs brutales, l’odeur des sèves originelles. L’énergie, le corps, la motte de terre, le sexe, la matière sous toutes ses formes, l’homme primitif, les animaux reprennent vie sous son regard obstiné. De l’être morne, spiritualisé jusqu’à l’anémie, angélisé jusqu’à la presque totale neutralisation sensuelle par l’art du romancier en vogue, il fait jaillir, au libre contact de sa personnalité, l’animal humain dans sa fauve luxuriance ; de l’ensemble du monde pudiquement dissimulé sous un triple voile de convention, d’hypocrisie et d’ignorance, il fait renaître un univers aux forces libres et farouches. L’homme, sanctifié par le spiritualisme, tendait la main à ses frères les anges, se croyant si près d’eux que le monde animal, le monde végétal n’étaient plus rien dans son esprit qu’un décor gracieux planté par le divin régisseur des forces cosmiques. Le corps n’avait déraison d’être que dompté par l’âme ; la chair, aux libres sensations, n’était que la prison d’une étincelle divine, en perpétuelle mélancolie de son exil terrestre. Dans l’univers ainsi conçu, il y avait d’une part, les choses nobles : les fleurs, les pierres précieuses, les clairs de lune, l’âme de l’homme, le désintéressement, la virginité, le sacrifice, c’est-à-dire les choses spirituelles ; et d’autre part, les choses basses : la terre, les animaux, l’herbe sauvage, le corps de l’homme, la sensualité, la jouissance, l’instinct, c’est-à-dire les choses matérielles. Décrire et glorifier le monde « matériel » est une preuve de bassesse. En un mot, il y a « l’âme » dont il faut partout exulter le rayonnement, et il y a le « corps », dont il ne faut tenir compte que s’il est transfiguré par l’âme : il y a le noble et l’ignoble.
C’est contre ce principe de la plus inconcevable folie que Zola s’insurge violemment. Pour lui rien n’est vil ni bas dans la nature et dans l’homme. Il considère le tout du même œil impartialement humain. Les êtres et les choses, objets de mépris ou d’indifférence, reprennent en lui leur saveur originelle ; ce qui semblait banal réapparaît dans tout l’éclat de la force. Il reprend par le bas cette immense investigation de la nature et de la vie qu’est au fond toute science, tout art, toute littérature. La pensée spiritualiste dans toutes ses branches n’accorde sa hautaine attention qu’aux sommets de la créature, qu’aux seules floraisons de l’être humain ; les racines semblent indignes de son attention et dépendent de la catégorie des choses basses. Zola concentre tous ses regards sur les racines, sur les instincts et les origines, c’est-à-dire sur la base organique de l’être vivant. Il en pénètre les forces latentes et les fauves énergies, aliment et sève de la vie générale. Il se détourne des fades sublimités, des héroïsmes de mauvais aloi, pour scruter l’humble et grande réalité. Il déchire le voile qui couvrait de prétendues ignominies, nous découvrant la richesse infinie des organes « inférieurs ». Il ordonne et pratique le « retour à la nature », — l’expression est de lui — revendication que sous un sens plus actuel et plus large, nous entendons formuler à nouveau de nos jours. Il retrouve la pulsation de la nature, à travers la vie de l’homme et la vie des choses.
La nature et l’homme se retrouvent en une communion frémissante ; ce lien, voilà sa grande force. L’animal humain n’apparaît pas pour lui l’acteur isolé dans un site conventionnel, la terre et l’homme se communiquent la même chaude parole, échangent les mêmes fluides, participent au même souffle. Le divorce cesse. « Nous avons fait à la nature, au vaste monde, peut-il dire justement, une place tout aussi large qu’à l’homme. Nous n’admettons pas que l’homme seul existe et que seul il importe, persuadés au contraire qu’il est un simple résultat, et que pour avoir le drame humain réel et complet, il faut le demander à tout ce qui est. »9. Nul rôle plus noble, plus fécond. C’est le chaud contact avec la réalité, c’est la vie faisant irruption de ses mille souffles dans un domaine privé d’atmosphère, l’instinct puissant de la terre dominant les fadaises sentimentales et l’édifice des fausses moralités. A une littérature de mort succède une pensée de vie.
Il est fort concevable que la franchise de Zola ait rencontré, dès la première heure, un acharnement et une férocité d’insultes dont la bassesse émanait de ce « groupe de puritains jésuites boutonnés dans leur redingote, ayant peur des mots, tremblant devant la vie, voulant réduire le vaste mouvement de l’enquête moderne au train étroit de lectures morales et patriotiques »10. La rage soulevée venait confirmer ce fait, que Zola avait touché juste en attaquant le vieux principe spiritualiste et dualiste, en s’affiliant au mouvement profond d’émancipation de la pensée moderne vis-à-vis de la philosophie traditionnelle directement issue du christianisme. D’avoir battu en brèche, sans relâche, avec une énergie extraordinaire, dans sa critique et dans son œuvre, le vieux spiritualisme ; de s’être insurgé contre le meurtrier dualisme chrétien de l’âme et du corps, d’avoir brutalement revendiqué la vie de la terre et de la matière, réentendu la nature et l’instinct, voilà ce qu’il est impossible de lui contester, et ce qui suffirait à légitimer sa gloire.
Une pensée vivante en perpétuelle action contre la tradition mensongère, tel est le spectacle qu’il nous présente.
La fortune, bien que courte et relative, du naturalisme devait fatalement amener une vive réaction des éléments négligés, méprisés ou niés par lui. Il avait exalté la vie du corps et de la matière, à rencontre du spiritualisme confiné dans sa conception dualiste ; voici que l’idéalisme vient à son tour revendiquer la vie de l’âme et de l’esprit, et remettre en honneur tout ce que Zola avait dédaigné ou combattu. La réaction idéaliste et mystique est d’autant plus violente que le naturalisme avait été plus farouche dans ses haines et plus implacable dans son principe.
Une lutte acharnée commença — qui dure encore — entre mystiques et naturalistes. L’indifférence apparente de Zola, à l’égard de ses nouveaux adversaires, ne fit que redoubler la haine de ceux-ci, qui ne virent en lui qu’un grossier manœuvre littéraire. Cette orgie matérielle et sensuelle leur parut une impuissance de rendre la vie de l’âme. Leurs yeux « accoutumés à ne voir que l’invisible », suivant l’expression de Villiers de l’Isle Adam, furent violemment choqués par d’aussi méprisables réalités. Ils n’avaient soif que de liliales puretés dans l’univers, et dans l’homme, ils sacrifiaient hardiment le corps aux facultés supérieures. Autant Zola avait aimé la vie, autant ils la bafouaient comme une broyeuse d’idéal. Aux libres et violents instincts, aux farouches sexualités ils opposaient le rêve, la virginité, l’amour cérébral, la spiritualisation de la chair. Ce fut la revanche violente du rêve sur la réalité. La génération nouvelle, anti-réaliste, prit position dans sa tour d’ivoire, à l’exact opposé du matérialisme littéraire, qui se maintint parmi les rudesses de la vie brutale.
Toute l’importance de cette poussée mystique gît dans le fait de sa réaction. Elle manque de vie intrinsèque. Un vague instinct de vie spirituelle semble l’animer parfois, mais les plus graves questions demeurent en dehors de son domaine. Elle a pour point de départ la banqueroute de l’existence et le mépris de vivre. C’est une littérature d’impuissance et d’abandon, que la nature néglige, plus encore qu’elle n’est négligée par elle.
Malgré sa placidité, Zola laissa parfois éclater sa haine de l’idéalisme nouveau. « Littérature d’embaumement, — art réactionnaire d’aristocratie et de révélation… Je comprends, ajoute-t-il, que vous ne vouliez pas être confondus avec un homme qui aime les halles, les gares, les grandes villes modernes, les foules qui les peuplent, la vie qui s’y décuple, dans l’évolution des sociétés actuelles. J’ai la faiblesse de n’être pas pour les cités de brume et de songe, les peuples de fantôme errant par les brouillards, tout ce que le vent de l’imagination apporte et emporte. Je trouve nos démocraties d’un intérêt poignant, travaillées par le terrible problème de la loi du travail, si débordantes de souffrance et de courage, de pitié et de charité humaines, qu’un grand artiste ne saurait à les peindre, épuiser son cerveau ni son cœur. Oui, le petit peuple de la rue, le peuple de l’usine et de la ferme, le bourgeois qui lutte pour garder le pouvoir, le salarié qui exige un partage plus équitable des bénéfices, toute l’humanité contemporaine en transformation, c’est là le champ qui suffit à mon effort. Jamais temps n’a été plus grand, plus passionnant, plus gros de futurs prodiges, et qui ne voit pas cela est aveugle, et qui vit par mépris dans le passé ou dans le rêve n’est qu’un enfantin joueur de flûte… »11. Ce sont là évidemment les paroles de la force, des mots irréfutables et sans réponse. La génération mystique, en se tenant à l’écart du monde moderne, s’est barrée par cela même l’avenir. Comme je l’ai dit, sa valeur est toute de réaction. A part les progrès considérables qu’elle a fait accomplir au langage et la mise en honneur par elle de penseurs et d’artistes réels, l’apport de ce groupe éphémère est plus que médiocre.
Au début de sa carrière, dans une chaude Lettre à la jeunesse, écrite au lendemain de la première représentation de Ruy-Blas à la Comédie-Française et de la réception de Renan à l’Académie, Zola engageait ardemment la neuve génération à se détourner de l’idéalisme et de la rhétorique. Après l’éphémère fortune du naturalisme, une autre jeunesse, se libérant à son tour des tutelles et des méthodes, est venue manifester son goût profond du rêve et son dégoût non moins profond de la vie. Elle a nettement préféré aux documents humains l’idéal détaché de tout organisme ; elle a tenté de rompre ses liens avec le monde, attirée par les sommets spirituels. De la vie de l’instinct et du désir, de la vie des organismes et de la chair, des tragiques conflits de la force, elle s’est détournée avec hauteur, pour s’ensevelir dans la pourpre sombre de sa tristesse. Et Zola, qui n’en poursuit pas moins gravement son œuvre, est donc une deuxième fois accablé d’injures et de moqueries par le groupe idéaliste et symboliste, comme il l’avait été par les écrivains « moraux » au début de sa carrière.
II
A considérer le fond du débat, les multiples assauts qu’eut à subir le naturalisme sont de peu d’importance. Quelque chose de mille fois plus grave pour lui s’accomplissait lentement, en dehors des querelles bruyantes entre partisans du rêve et partisans de l’action.
Ce fait de la plus grave importance, c’est que la conception première et foncière du naturalisme, c’est-à-dire le matérialisme pur, se transformait graduellement, qu’une évolution profonde, scientifique et philosophique, élargissait la conception générale de l’être et du monde.
Abordons ce fait décisif.
Depuis Claude Bernard, la conception matérialiste du monde s’est peu à peu transformée. S’aidant des nouvelles opinions de la science la plus avancée, en chimie et en biologie, la pensée philosophique se trouve actuellement à la veille d’une nouvelle synthèse, déjà ébauchée dans quelques esprits, qui établira, sans nul doute, que la théorie si brillamment illustrée par Zola, c’est-à-dire le matérialisme scientifique, est actuellement dépassée. Il s’agit donc de voir si cet élargissement considérable, auquel la science nous a conduit, de l’idée génératrice du naturalisme, ne porte pas quelque atteinte à la valeur intrinsèque des œuvres qu’il engendra, et si nous ne serons pas amenés, par cette analyse, à établir une distinction entre l’importance temporaire du rôle de Zola et la valeur permanente de son œuvre.
Précisons. J’ai dit que la conception de l’être vivant s’était largement modifiée dans la seconde partie de ce siècle. Voici très succinctement dans quel sens s’est opérée cette transformation.
La « matière », plus intimement scrutée, a prouvé qu’elle contenait de la vie spirituelle ; la cellule révèle un instinct, une tendance, un désir d’où une finalité, c’est-à-dire une virtualité d’intelligence. La « matière » n’est pas telle que se la figure l’idée populaire, un bloc inerte ou un pur mécanisme. La « matière » contient de l’« âme », à l’état rudimentaire et chaotique.
Parallèlement à cette étude de la matière, l’étude des phénomènes psychologiques est venue peu à peu ruiner l’antique opinion d’une « âme », totalement indépendante du corps et de principe opposé. L’étude de la vie spirituelle dans toutes ses manifestations a démontré au contraire qu’elle n’est que le tréfonds de la vie matérielle, qu’il n’y a non seulement aucun antagonisme entre l’« esprit » et la « matière », mais qu’ils tirent leur origine de la même substance.
Soumis à cette analyse précise qui démontrait leur pénétration réciproque, les deux principes apparurent identiques. C’est à cette conclusion, du moins, qu’aboutit une théorie récente, dite du monisme, parce qu’elle substitue aux deux éléments, en apparence antagonistes, un élément unique, constitutif de l’être et du monde, et qu’elle rend désormais impropres, dans le langage précis, les appellations « âme » et « corps », « esprit » et « matière ». Illustrée par des savants tels que le naturaliste d’Iéna, Ernest Haeckel, cette philosophie nouvelle occupe déjà dans le monde des idées une place enviable. « Notre conception du Monisme ou philosophie de l’unité, nous dit Haeckel, est claire et sans équivoque. Pour lui un esprit vivant immatériel est aussi inconcevable qu’une matière sans esprit et sans vie. Dans chaque atome les deux sont inséparablement réunis. L’idée du dualisme — (ou de pluralisme dans d’autres systèmes anti-monistes) — sépare l’esprit et la force de la matière, comme deux substances essentiellement différentes, mais que l’une des deux puisse exister sans l’autre et se laisser constater, on n’en apporte aucune preuve expérimentale12 ». C’est ce que Giordano Bruno exprimait en ces termes : « Un esprit se trouve dans toutes les choses, et il n’y a pas de corps si petit qui ne contienne en soi une parcelle de la substance divine, par laquelle il est animé. » Et Goethe lui-même : « L’essence éternelle se meut sans cesse en toutes choses13 ». La conception moniste, esquissée par quelques intuitifs de génie, approfondie par des savants de large envergure, est l’une de celles qui nous permettent le plus d’espoir pour une interprétation nouvelle, à la fois plus large et plus réelle de la vie. Pour les esprits de bonne foi, il est incontestable que la théorie du matérialisme pur ne peut plus être soutenue. La synthèse moniste, en dépassant la synthèse matérialiste, a contraint cette dernière théorie à se transformer ou à s’immobiliser dans sa conception simpliste.
En même temps que par une analyse plus scrupuleuse, suivie d’une synthèse plus large, de l’être vivant, la science et la philosophie s’acheminaient du matérialisme au monisme, en littérature et en art, le naturalisme, rude et succinct du début, s’élargissait jusqu’à une conception voisine du panthéisme. Nous serions entraînés hors des limites de cette étude si nous voulions noter ici les phases de cette évolution. Qu’il nous suffise de citer, en art, la glorieuse école « impressionniste » française, succédant au réalisme quelque peu étroit de la première heure. Le « réalisme » approximant peu à peu la réalité, s’identifie graduellement avec le monde.
Nous avons dû résumer en quelques lignes très imparfaites la transformation la plus profonde peut-être de la pensée moderne. Il nous aura suffi de montrer que la doctrine scientifique et philosophique à laquelle Zola s’est pleinement rattaché au début, est actuellement dépassée, et que lui-même, demeurant étroitement fidèle à sa pensée première et s’immobilisant au milieu des idées en marche, se présente à nous maintenant comme l’un des fidèles d’une foi morte ou du moins en pleine décadence, la foi matérialiste. Que, d’une part, cette constatation n’attente en rien à la grandeur, à la puissante beauté de son rôle comme représentant de la vie en face du spiritualisme pourri et de l’idéalisme enfantin, nul n’en doutera, s’il est sincère et de jugement sain ; mais que, d’autre part, ce strict attachement à une doctrine qui nous paraît singulièrement insuffisante, aride et succincte, malgré l’enthousiasme qui cherchait à l’imposer, ne porte pas atteinte à l’intégrale portée de son œuvre aux yeux de l’avenir, il est au moins téméraire de l’affirmer.
Qu’avait donc oublié Zola dans son bel enthousiasme d’anti-spiritualisme ?
Il avait bien regardé l’univers, mais il avait oublié d’y voir une chose, la source même de la vie « matérielle », l’« âme » ; je ne veux pas dire assurément cet étrange feu follet de la conception spiritualiste, cette entité indépendante et immortelle opposée au « corps », mais bien cette vie profonde et harmonique, cette conscience infinie du cosmos dont nous ne sommes que des étincelles et des parcelles.
« J’ai tâché d’expliquer, a-t-il dit, l’évolution évidente qui se produit dans notre littérature, en établissant que désormais le sujet d’étude, l’homme métaphysique, se trouve remplacé par l’homme physiologique14 ». Ne trouvons-nous pas dans cette seule phrase, la racine même de l’erreur funeste à laquelle Zola, emporté par son bel élan, s’est largement abandonné ? Il nie l’homme métaphysique en lui substituant l’homme physiologique ; mais il ne voit pas que par cette négation même, il tombe dans un autre exclusivisme, dans une autre figuration artificielle de la vie. Il oublie de voir l’homme tout simplement. Il a raison, mais il a également tort, si je puis m’exprimer ainsi. Après s’être affranchi de la tradition stérile, après avoir entrevu les larges plaines, il s’enchaîne de nouveau par l’étroitesse de sa vision. Il ne comprend pas que la physique et la métaphysique — cette dernière, véritable et organique, j’entends — ne sont en rien dissociées par les découvertes scientifiques, qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose entrevue de deux points différents, se rattachant, comme l’univers entier, au principe d’unité, au principe moniste dont nous avons parlé. Il a négligé par suite de voir l’homme dans sa totalité et dans son ensemble, dans sa conscience supérieure comme dans son instinct. En niant les vieilles et profondes intuitions de la métaphysique, en n’apercevant pas le lien qui les unit aux jeunes découvertes de la physique (au sens large), il a brutalement dissocié l’être humain, et méconnu une part énorme de sa richesse. Il est semblable à celui qui, lassé d’entendre sans cesse chanter sur tous les tons les plus fades la beauté précieuse et délicate, la beauté suprême de la fleur, déclarerait brutalement que, pour lui, la beauté réside toute entière dans l’écorce rugueuse. Assurément je comprends le brusque et sincère mouvement de cet homme écœuré des mensonges de la convention : mais il n’en est pas moins vrai qu’il se trompe, et je lui préfère de beaucoup celui qui portera instinctivement son intérêt à l’arbre entier, à l’écorce rude comme aux fleurs subtiles, aux racines noueuses aussi bien qu’aux feuilles légères, à la branche comme au fruit.
Je me heurte à une pareille insuffisance si j’examine la théorie « déterministe » dont Zola fait si grand cas, au cours de son analyse serrée du texte de Claude Bernard. Ce n’est pas le déterminisme en général qui me semble l’amoindrir, mais bien l’étendue de son déterminisme dont je suspecte, et à juste titre, la largeur. Il a beau dire : « Nous ne sommes pas fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n’est pas la même chose », son déterminisme n’est pas loin du pur mécanisme. Il est impossible actuellement de ne pas posséder une notion singulièrement plus large du déterminisme vital et cosmique, conception qui est appelée à devenir la synthèse supérieure des deux termes anciens, si longtemps opposés l’un à l’autre : déterminisme, liberté.
Il est curieux de constater de quelle manière Zola procède dans sa théorie simpliste du monde, pour rétablir la part du génie chez l’artiste ; le postulat dont il se sert est assez faible. Invoquant une opinion de Claude Bernard, d’après laquelle la méthode expérimentale exige trois facteurs, le sentiment, la raison et l’expérience, et, citant cette phrase de ce dernier : « C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun », Zola s’écrie : « Voilà donc la part faite au génie, dans le roman expérimental… La méthode n’est qu’un outil ; c’est l’ouvrier, c’est l’idée qu’il apporte qui fait le chef-d’œuvre. » On peut se demander ce que vient faire là ce quid proprium, étant donné le principe de Claude Bernard et celui de Zola, calqué sur le premier ; je trouve ce sentiment particulier absolument incompatible avec la théorie générale de la vie incluse dans la méthode expérimentale. Si nous supposons, en effet, un expérimentateur pourvu de ce « sentiment particulier » jusqu’au génie, devenu lui-même sujet d’expérience pour un second expérimentateur, ce dernier pourra t-il analyser le génie de son sujet à l’aide de la méthode expérimentale ? Pourra-t-il faire entrer ce « quid proprium » dans l’ensemble des phénomènes physico-chimiques de l’être intra-organique ? Je n’en vois pas la possibilité. Ce postulat me paraît donc en contradiction formelle avec la théorie générale, et le romancier ne l’a emprunté au physiologiste que parce qu’il sentait, de par sa propre intuition, l’insuffisance de sa méthode appliquée à l’art, et qu’il lui fallait trouver un débouché au génie individuel, moins facilement analysable que les nerfs et le sang. Je veux dire, en un mot, que le naturalisme a manqué jusqu’ici de largeur et d’universalité dans sa vision du monde. La raison en est peut-être, qu’il s’est trop étroitement attaché à la science en perpétuelle évolution ; la servitude qu’il s’est créée l’a certainement appauvri. Comment se fait-il qu’avec sa chaude originalité, Zola n’ait pas senti l’étroitesse de la conception à laquelle il s’était lié ? Il est indéniable qu’il ait été fécondé par la science, mais je crois qu’il faut distinguer plusieurs méthodes de fécondation. La science s’est reproduite trop identique à elle-même à travers ce puissant cerveau ; le produit de cette fécondation n’apparaît pas suffisamment nourri de la richesse propre de l’individu fécondé.
Je crois qu’Emile Zola pourrait méditer longuement et avec profit ces quelques lignes du poète américain Walt Whitman, cette vérité des vérités dont la révélation suffirait à la gloire d’un homme :
En acceptant joyeusement de marcher sous la conduite de la science moderne, je n’en reconnais pas moins un fait supérieur à tous les faits quelle peut mettre en lumière. Ce fait, c’est l’âme de l’homme et de toutes les créatures, l’âme universelle, le lien spirituel et religieux de tout ce qui existe. Le plus grand des services que rendra la science, ce sera de dégager ce lien des fables, des superstitions qui le recouvrent, et de centupler notre foi. Pour moi le monde religieux, divin, idéal, quoique latent uniquement dans l’humanité, a une existence aussi réelle que la chimie ou tout autre ordre de phénomènes ; et la gloire des savants consiste en cela qu’ils ouvrent les voies à une théologie plus splendide, à des chants plus divins que la théologie et les chants du passé15.
Je crains de paraître paradoxal en affirmant qu’à mon avis, Zola manque de réalisme ; ou plutôt que son réalisme n’atteint pas au sens plein et véritable de ce mot. J’entends par là qu’il se contente trop souvent d’un réalisme de superficie, qu’il n’atteint pas la réalité dans sa racine, dans l’être de son être, que celle qu’il nous présente n’est pas toujours assez large pour être vraie, assez profonde pour être universelle. Je ne sais pourquoi quelques-uns de ses personnages et de ses tableaux m’apparaissent comme un artifice de réalité, et me semblent créés par la volonté violente d’un esprit tout plein d’une formule, au lieu de jaillir naturellement du contact de la nature, du pur et simple sentiment de vie dans l’être du romancier. Certaines de ses créations, même parmi les plus robustes d’aspect, donnent l’impression d’un « plaqué » sur la vie, sortant assurément de la main d’un puissant ouvrier, plutôt que l’impression de la vie elle-même, dans la richesse de ses couleurs et l’infinie variété de ses formes L’intime vérité de la nature nous donne une autre sensation, à la fois plus simple et plus variée. Je pense même que ce rétrécissement de réalité a contribué à la naissance de cette éphémère et chétive réaction mystique qui cherche à prolonger encore un semblant d’existence. C’est l’insuffisance et l’étroitesse du réalisme de Zola qui ont causé la banqueroute transitoire, momentanée du réalisme. Si le sens profond de la réalité avait plus puissamment éclairé le naturalisme, il n’est pas imprudent d’affirmer que sa fortune serait autrement décisive aujourd’hui, et qu’il n’aurait pas laissé à d’autres le soin de faire triompher le réalisme pratique et vécu. Les naturalistes de la première heure se sont montrés trop exclusivement les spectateurs neutres et froids de la réalité. Peindre de la vie signifie de plus en plus prendre part à l’action. On sent à travers toute l’œuvre de Zola qu’il a moins vécu lui-même que conçu la volonté de décrire la vie. Je veux dire que la vibration personnelle, passionnée, instinctive, ne s’y fait pas assez souvent sentir et que, par contre, la volonté de l’artiste y occupe trop de place.
Je trouve chez l’un des plus clairvoyants parmi les jeunes critiques anglais, M. Havelock Ellis, l’auteur de New Spirit, la même remarque, développée de la façon la plus précise.
« … Pendant de longues années après la mort de son père, écrit M. Havelock Ellis16, Zola, comme enfant et comme jeune homme, souffrit de la pauvreté, pauvreté qui allait presque jusqu’au positif dénuement, la terrible pauvreté d’extérieur décent. Tout le caractère de son œuvre et du regard qu’il jeta sur le monde dépend incontestablement de ce dénuement prolongé de l’adolescence. Le jeune homme timide et réservé — car tel a été, dit-on le caractère de Zola, dans la jeunesse comme dans l’âge mûr — était enfermé avec ses fraîches énergies dans une mansarde, d’où le panorama du monde de Paris se déployait au-dessous de lui. Forcé par les circonstances ou par le tempérament à pratiquer la chasteté et la sobriété la plus stricte, il ne lui restait qu’une seule satisfaction permise, une orgie de vision. Nous ne pouvons douter qu’il ait pleinement tiré parti de cela, lorsque nous lisons ses livres, car chaque volume de la série des Rougon-Macquart est une orgie de vision matérielle.
« Zola passe encore maintenant pour être chaste et pour être sobre — bien que l’on nous ait dit que sa face morose de mélancolie s’éclaire comme celle d’un gourmet au moment de se mettre à table — mais cette ancienne avidité à se repaître des spectacles aussi bien que des sons, et l’on peut ajouter même des odeurs du monde extérieur, s’est à la fin façonné en une méthode de routine. Prendre un coin de vie et en cataloguer chaque détail, y placer une personne vivante et décrire chaque spectacle, chaque odeur et chaque son autour d’elle, quoique cette personne puisse être absolument inconsciente de ces spectacles, de ces odeurs et de ces sons, — ceci réduit à la plus simple forme, est la recette pour faire un « roman expérimental ». Cette méthode, et je désire insister là-dessus, a pris racine dans l’expérience du monde qu’a eu l’auteur. La vie ne venait à lui que sous la forme des spectacles, des sons, des odeurs qui atteignaient les fenêtres de sa mansarde. Son âme semble avoir été vaincue par la faim, au centre, et s’être répandue à la périphérie sensorielle. Il n’a jamais goûté la profondeur de la vie, il n’a accumulé aucune de ces sources d’émotion purement personnelle d’où les grands artistes ont tiré le fluide précieux qui fait le sang éclatant et vivant de leurs créations. Combien différent il est sous ce rapport de l’autre grand romancier de notre époque, qui a été lui aussi une force volcanique d’une signification large comme le monde ! Tolstoï se présente devant nous comme un homme qui a vécu lui-même profondément, un homme qui a une soif intense de la vie, qui a satisfait cette soif. Il a désiré ardemment connaître les femmes, la joie du vin, la furie du combat, le goût de la sueur du laboureur dans le champ. Il a connu toutes ces choses, non comme matériaux pour faire des livres, mais pour satisfaire ses instinctives passions personnelles. Et en les connaissant, il a amassé un trésor d’expériences où il puisa lorsqu’il vint à faire des livres, et qui leur donne ce troublant parfum spécial qu’exhalent seules les choses qui ont été vécues personnellement dans l’éloignement du passé. La méthode de Zola a été entièrement différente. Quand il se proposa de décrire une grande maison, il se posta devant la résidence princière de M. Meunier, le fabricant de chocolat, et imagina en lui-même la luxueuse installation de l’intérieur, découvrant plusieurs années après, que sa description était peu éloignée de la réalité ; avant d’écrire Nana, il obtint une introduction auprès d’une demi-mondaine, avec laquelle il eut le privilège de déjeuner ; sa laborieuse préparation au prodigieux récit de la guerre de 1870, dans La Débâcle, se compose purement de livres, de documents et d’expériences de seconde main ; quand il voulut décrire le travail, il alla dans les mines et dans les champs, mais il ne semble pas qu’il ait jamais fait un travail manuel d’un seul jour. Les méthodes littéraires de Zola sont celles d’un « parvenu », qui s’est efforcé de pénétrer les choses de l’extérieur, qui ne s’est jamais assis à la table de la vie et qui n’a jamais réellement vécu… »
Et le critique ajoute quelques lignes plus loin :
« Le jeune homme famélique dont les yeux étaient concentrés avec un désir ardent sur le monde visible a tiré un certain bénéfice de sa chasteté intellectuelle ; il a préservé des choses matérielles sa clarté de vision, une vision avide, insatiable, impartiale… La virginale fraîcheur de sa soif de vie, donne à son œuvre son souffle de vigueur et de jeunesse, son indomptable énergie ».
La question est alors de savoir si la soif de vie inassouvie peut valoir en fécondité réelle pour l’artiste, cette même soif assouvie, et si l’esprit qui regarde de l’extérieur vibrer la matière vaut l’être qui la sent intérieurement vibrer en lui-même. Je ne le crois pas. Il ne faudrait pas néanmoins exagérer l’importance de cette remarque et prétendre qu’il est indispensable d’avoir vécu une action matérielle pour la faire revivre dans l’œuvre d’art. Celui qui a vécu largement une part quelconque de la vie peut en faire revivre, par sa seule puissance individuelle, une autre partie, et c’est là le propre du génie. Mais il semble que Zola n’ait jamais vécu profondément et intimement une part quelconque de la vie qu’il a voulu rendre, si ce n’est toutefois ses années de misère et les petites tribulations de la vie artistique et parisienne. C’est du moins l’impression sincère qui nous vient de son œuvre, l’impression de la vie imparfaitement vécue.
Je ne trouve pas que, suivant une expression de M. Saint-Georges de Bouhélier, Zola ait « ressenti l’émotion de Pan » ; et c’est justement là ce qui manque à son œuvre de n’avoir point été traversée par cette émotion.
Je m’étonne d’avoir à prononcer de telles paroles sur une œuvre qui contient parfois de si riches intuitions, comme en témoignent des phrases semblables à celle-ci : « La nature est entrée dans nos œuvres d’un élan si impétueux, qu’elle les a emplies, noyant parfois l’humanité, submergeant et emportant les personnages, au milieu d’une débâcle de roches et de grands arbres17 ». Il est vrai, que si nous jetons les yeux à la page suivante, nous sentons chez l’auteur un certain regret — inexplicable — de s’être abandonné à de telles « folies » : « La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais exemples, par notre exubérance, par nos griseries du grand air. Rien ne détraque plus sûrement une cervelle de poète qu’un coup de soleil. On rêve alors toutes sortes de choses folles, on écrit des œuvres où les ruisseaux se mettent à chanter, ou les chênes causent entre eux, où les roches blanches soupirent comme des poitrines de femmes à la chaleur de midi. Et ce sont des symphonies de feuillage, des rôles donnés aux brins d’herbe, des poèmes de clarté et de parfums. S’il y a une excuse possible à de tels écarts, c’est que nous avons rêvé d’élargir l’humanité et que nous l’avons mise jusque dans les pierres des chemins. » Je n’ai jamais pu croire que la griserie du grand air eût diminué un écrivain, ni que donner une voix aux choses de la nature fût une petitesse pour un romancier : je crois même que cette communion avec la vie universelle est la condition des grandes œuvres. Pour Zola, le panthéisme semble donc une erreur, qu’il proscrit aussi volontiers que le mysticisme ou le spiritualisme.
Tel m’est apparu l’homme qui, après avoir détruit tous les obstacles devant lui, a craint de s’élancer au grand air libre, ce grand air dont il redoute l’ivresse et dont il ordonne à l’écrivain de se détourner. Malgré la belle santé apparente et le fort parfum qui s’en dégage, son œuvre ne me donne pas assez l’impression d’un équilibre puissant de la vie intérieure et extérieure, d’une vision pleine et harmonique du monde. J’y sens même parfois une sorte d’indécision, de crainte. Sa face mélancolique et morose, en faisant la part même des ravages qu’y ont causés les lutte ardentes où il s’est prodigué, respire comme une tristesse de n’avoir pas embrassé vraiment la vie des êtres et des choses, de n’avoir pas soulevé en lui avec ivresse, la matière vivante pour la faire vibrer éperdument.
III
A qui nous reprocherait de n’envisager ici que la pensée générale de Zola, en laissant de côté son œuvre d’écrivain et d’artiste, nous pourrions répondre par une phrase du romancier lui-même : « Au fond des querelles littéraires, il y a toujours une question philosophique ». Nous sommes donc en droit de rechercher par-delà son œuvre, l’idée maîtresse dont elle dépend.
Si l’avenir, acceptant dans son ensemble l’historien des Rougon-Macquart, devait oublier ses erreurs et s’il ne devait que saluer en lui l’apôtre âpre et fervent de la nature et de la force, nous serions quand même en droit de formuler nos réserves et de rétablir les faits pour l’honneur de cette vérité dont il se réclame à bon droit.
Autant je donne mon admiration entière à Zola pour son ardente foi de révolutionnaire, de réaliste et de libre penseur, autant je salue joyeusement son indomptable et âpre désir de vérité, autant je lui reproche d’avoir amoindri l’humanité, d’avoir amputé le monde de la moitié de lui même, d’avoir étriqué de nouveau la vie, d’avoir privé en somme l’univers de son âme lui, le vivant et le robuste, le sincère et le sain à qui semblait réservé un plus vaste rôle. Après lui, la « Terre » et la « Joie de vivre » restent encore à décrire, car nous mettons désormais sous ces mots une plus riche compréhension.
Je ne sais si nos désirs et nos appétits deviennent plus conscients, mais nous exigeons toujours plus d’air, toujours plus de réalité, et nous souhaitons pour la France un homme nouveau, aussi puissant que Zola, mais plus largement vital, qui ne s’enchaîne pas à une méthode, qui ne compromette pas sa propre liberté, qui étreigne librement la vie, qui se plie à tous ses aspects, qui rende toutes ses couleurs et toutes ses variétés, qui comprenne d’une façon moins étroite la purification par la science de la pensée. Aussi a-t-il été le partisan acclamé d’un mouvement, plutôt que l’interprète direct et universel du monde. Son génie consiste moins peut-être, dans sa propre et personnelle intuition de l’univers et de la vie, que dans le fait d’avoir apporté sa collaboration énorme à ce vaste et splendide mouvement vers la réalité, qu’il définit lui-même « le large mouvement analytique et expérimental qui est parti du dix-huitième siècle et qui s’élargit si magnifiquement dans le nôtre », et dans cette poussée brutale en avant qui demeure comme le symbole de son œuvre.
Quel autre écrivain de l’heure présente aurait-on pu lui préférer, s’il avait vraiment approfondi cette phrase de son étude sur Edouard Manet : « Le beau devient la vie humaine elle-même », ou cette autre : « La vie seule parle de la vie, il ne se dégage de la beauté et de la vérité que de la nature vivante18 » ? Les Trois Villes toutefois, sa récente trilogie, marque un élargissement de la pensée qui conçut les Rougon-Macquart, élargissement qu’entrevoyait peut-être Zola, lorsqu’il prononçait ces paroles : « L’avenir appartiendra à celui où à ceux qui auront saisi l’âme de la société moderne, qui, se dégageant des théories trop rigoureuses, consentiront à une acceptation plus logique, plus attendrie de la vie. Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande sur l’humanité 19 » Il y a peut-être là l’intuition du vrai. Que ce soit par lui-même ou par d’autres, ce que nous désirons, après tout, c’est voir son œuvre acharnée de réaliste s’épanouir, se multiplier, éclore partout, envahir, submerger le monde encore pourri de faux idéal écraser comme sous un prodigieux marteau les fadaises, les rÉdites et les conventions au milieu desquelles nous nous débattons.
Et voilà ce qu’en fin de compte, nous lui disons :
« Vous avez combattu pendant plus d’un quart de siècle le plus magnifique combat de la pensée moderne, celui de la réalité contre le mensonge, de la loyauté contre l’hypocrisie, de la vie contre la convention, de la force contre l’artifice, de l’instinct naturel contre les cérébralités pourries. Jamais on ne louera suffisamment votre action grandiose. Mais au seuil des libres plaines entrevues par vous, retenu par l’étroitesse d’une doctrine et peut-être aussi par la faiblesse des forces humaines (votre rôle de lutteur ayant absorbé votre énergie), vous avez enfermé la vie dans une nouvelle convention plus large que la précédente, mais une convention que nous n’admettons plus.
« Et malgré nos réserves, (dont vous devez, en partie du moins, comprendre la justesse), c’est la sympathie puissante qui l’emporte pour votre œuvre saine et forte, et nous ne sommes pas près d’oublier quelques-unes de vos pages admirables sur les bêtes, sur l’art ; sur la femme, sur l’humanité. Nous ne vous en savons pas moins gré d’avoir projeté ce torrent de matérialités et de brutalités sur les cerveaux desséchés, sur les rêveries anémiées, sur l’ignorance vaniteuse et les stériles délicatesses, d’avoir restitué la vie de la chair, la vie du ventre, la vie du sexe, la vie digestive, la vie sanguine et musculaire toujours méconnues au profit du cœur et du cerveau. Quand bien même vos plus fortes œuvres, l’Assommoir, Germinal, la Terre, ne parleraient pas assez haut pour votre gloire (ce que je crois inadmissible), votre nom restera toujours synonyme d’une formidable prise de corps avec la réalité, d’une énorme poussée vitale. Le flot d’injures ignobles déversé sans trêve sur vous, s’adresse à l’apôtre réaliste, et voilà pourquoi, vis-à-vis de ces basses insultes, nous ne marchanderons jamais notre sympathie à l’homme fort et sain qui a creusé la terre d’un soc aussi vigoureux.
« Et nous vous applaudissons de tout cœur lorsque vous dites vous-même : « J’espère, quand je serai mort, être traité avec plus d’équité. On reconnaîtra alors que je ne fus ni un pessimiste ni un corrupteur. N’est pas pessimiste celui qui en toute occasion chante des hymnes à la vie ; n’est pas corrupteur celui qui, sans se lasser proclame les suprêmes bienfaits du travail. Or si l’on parcourt la série des Rougon-Macquart, l’amour de la vie et la passion du travail y éclatent à chaque page. J’ai secoué les délicatesses morbides, exalté l’œuvre féconde de la chair tente l’assaut des tours solitaires, qu’elles fussent d’ivoire ou de pierre, fait surgir des passions qui aboutissaient à la reproduction de l’espèce. Car rien n’est, pire que la solitude et la mort. Voilà le sillon que j’ai creusé dans le champ ingrat de la littérature, l’amour du travail et de la vie. Il n’est pas vrai, que j’aie voulu corrompre et décourager les esprits, et, si cette opinion me laisse indifférent à cette heure, c’est que je ne crois pas à sa durée.20 »
Tel est, en toute justice, le sentiment que son œuvre a fait naître en moi.
Voilà pourquoi je trouve que les jeunes écrivains dont j’ai parlé au début de cette étude font une œuvre de justice en réhabilitant Zola vis-à-vis des irréalistes de toutes nuances. Mais je crois que leur voix ne sera vraiment prophétique que si, dépassant le cercle étroit du matérialisme et du document, ils en appellent à cette large vérité toujours trahie, à ce panthéisme ardemment pressenti, au sein desquels doivent grandir l’art et la pensée.