II. Salon de 1846
Aux bourgeois
Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.
Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.
En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.
Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.
Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.
Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.
Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.
Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.
Or vous avez besoin d’art.
L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.
Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.
Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne.
Mais les accapareurs ont voulu vous éloigner des pommes de la science, parce que la science est leur comptoir et leur boutique, dont ils sont infiniment jaloux. S’ils vous avaient nié la puissance de fabriquer des œuvres d’art ou de comprendre les procédés d’après lesquels on les fabrique, ils eussent affirmé une vérité dont vous ne vous seriez pas offensés, parce que les affaires publiques et le commerce absorbent les trois quarts de votre journée. Quant aux loisirs, ils doivent donc être employés à la jouissance et à la volupté.
Mais les accapareurs vous ont défendu de jouir, parce que vous n’avez pas l’intelligence de la technique des arts, comme des lois et des affaires.
Cependant il est juste, si les deux tiers de votre temps sont remplis par la science, que le troisième soit occupé par le sentiment, et c’est par le sentiment seul que vous devez comprendre l’art ; — et c’est ainsi que l’équilibre des forces de votre âme sera constitué.
La vérité, pour être multiple, n’est pas double ; et comme vous avez dans votre politique élargi les droits et les bienfaits, vous avez établi dans les arts une plus grande et plus abondante communion.
Bourgeois, vous avez — roi, législateur ou négociant, — institué des collections, des musées, des galeries. Quelques-unes de celles qui n’étaient ouvertes il y a seize ans qu’aux accapareurs ont élargi leurs portes pour la multitude.
Vous vous êtes associés, vous avez formé des compagnies et fait des emprunts pour réaliser l’idée de l’avenir avec toutes ses formes diverses, formes politique, industrielle et artistique. Vous n’avez jamais en aucune noble entreprise laissé l’initiative à la minorité protestante et souffrante, qui est d’ailleurs l’ennemie naturelle de l’art.
Car se laisser devancer en art et en politique, c’est se suicider, et une majorité ne peut pas se suicider.
Ce que vous avez fait pour la France, vous l’avez fait pour d’autres pays. Le Musée Espagnol est venu augmenter le volume des idées générales que vous devez posséder sur l’art ; car vous savez parfaitement que, comme un musée national est une communion dont la douce influence attendrit les cœurs et assouplit les volontés, de même un musée étranger est une communion internationale, où deux peuples, s’observant et s’étudiant plus à l’aise, se pénètrent mutuellement, et fraternisent sans discussion.
Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.
Quand vous avez donné à la société votre science, votre industrie, votre travail, votre argent, vous réclamez votre payement en jouissances du corps, de la raison et de l’imagination. Si vous récupérez la quantité de jouissances nécessaire pour rétablir l’équilibre de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, repus et bienveillants, comme la société sera repue, heureuse et bienveillante quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu.
C’est donc à vous, bourgeois, que ce livre est naturellement dédié ; car tout livre qui ne s’adresse pas à la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot livre.
I. A quoi bon la critique ?
A quoi bon ? — Vaste et terrible point d’interrogation, qui saisit la critique au collet dès le premier pas qu’elle veut faire dans son premier chapitre.
L’artiste reproche tout d’abord à la critique de ne pouvoir rien enseigner au bourgeois, qui ne veut ni peindre ni rimer, — ni à l’art, puisque c’est de ses entrailles que la critique est sortie.
Et pourtant que d’artistes de ce temps-ci doivent à elle seule leur pauvre renommée ! C’est peut-être là le vrai reproche à lui faire.
Vous avez vu un Gavarni représentant un peintre courbé sur sa toile ; derrière lui un
monsieur, grave, sec, roide et cravaté de blanc, tenant à la main son dernier
feuilleton. « Si l’art est noble, la critique est sainte. » — « Qui dit cela ? »
— « La critique ! »
Si l’artiste joue si facilement le beau rôle, c’est que le
critique est sans doute un critique comme il y en a tant.
En fait de moyens et procédés tirés des ouvrages eux-mêmes4, le public et l’artiste n’ont rien à apprendre ici. Ces choses-là s’apprennent à l’atelier, et le public ne s’inquiète que du résultat.
Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, — un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, — celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie.
Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux lecteurs poétiques. Quant à la critique proprement dite, j’espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire : pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.
Exalter la ligne au détriment de la couleur, ou la couleur aux dépens de la ligne, sans doute c’est un point de vue ; mais ce n’est ni très-large ni très-juste, et cela accuse une grande ignorance des destinées particulières.
Vous ignorez à quelle dose la nature a mêlé dans chaque esprit le goût de la ligne et le goût de la couleur, et par quels mystérieux procédés elle opère cette fusion, dont le résultat est un tableau.
Ainsi un point de vue plus large sera l’individualisme bien entendu : commander à l’artiste la naïveté et l’expression sincère de son tempérament, aidée par tous les moyens que lui fournit son métier5. Qui n’a pas de tempérament n’est pas digne de faire des tableaux, et, — comme nous sommes las des imitateurs, et surtout des éclectiques, — doit entrer comme ouvrier au service d’un peintre à tempérament. C’est ce que je démontrerai dans un des derniers chapitres.
Désormais muni d’un criterium certain, criterium tiré de la nature, le critique doit accomplir son devoir avec passion ; car pour être critique on n’en est pas moins homme, et la passion rapproche les tempéraments analogues et soulève la raison à des hauteurs nouvelles.
Stendhal a dit quelque part : « La peinture n’est que de la morale
construite ! »
— Que vous entendiez ce mot de morale dans un sens plus ou
moins libéral, on en peut dire autant de tous les arts. Comme ils sont
toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion et la rêverie de chacun,
c’est-à-dire la variété dans l’unité, ou les faces diverses de l’absolu, — la critique
touche à chaque instant à la métaphysique.
Chaque siècle, chaque peuple ayant possédé l’expression de sa beauté et de sa morale, — si l’on veut entendre par romantisme l’expression la plus récente et la plus moderne de la beauté, — le grand artiste sera donc, — pour le critique raisonnable et passionné, — celui qui unira à la condition demandée ci-dessus, la naïveté, — le plus de romantisme possible.
II. Qu’est-ce que le romantisme ?
Peu de gens aujourd’hui voudront donner à ce mot un sens réel et positif ; oseront-ils cependant affirmer qu’une génération consent à livrer une bataille de plusieurs années pour un drapeau qui n’est pas un symbole ?
Qu’on se rappelle les troubles de ces derniers temps, et l’on verra que, s’il est resté peu de romantiques, c’est que peu d’entre eux ont trouvé le romantisme ; mais tous l’ont cherché sincèrement et loyalement.
Quelques-uns ne se sont appliqués qu’au choix des sujets ; ils n’avaient pas le tempérament de leurs sujets. — D’autres, croyant encore à une société catholique , ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs œuvres. — S’appeler romantique et regarder systématiquement le passé, c’est se contredire. — Ceux-ci, au nom du romantisme, ont blasphémé les Grecs et les Romains : or on peut faire des Romains et des Grecs romantiques, quand on l’est soi-même. — La vérité dans l’art et la couleur locale en ont égaré beaucoup d’autres. Le réalisme avait existé longtemps avant cette grande bataille, et d’ailleurs, composer une tragédie ou un tableau pour M. Raoul Rochette, c’est s’exposer à recevoir un démenti du premier venu, s’il est plus savant que M. Raoul Rochette.
Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.
Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.
Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.
Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur6.
La philosophie du progrès explique ceci clairement ; ainsi, comme il y a eu autant d’idéals qu’il y a eu pour les peuples de façons de comprendre la morale, l’amour, la religion, etc., le romantisme ne consistera pas dans une exécution parfaite, mais dans une conception analogue à la morale du siècle.
C’est parce que quelques-uns l’ont placé dans la perfection du métier que nous avons eu le rococo du romantisme, le plus insupportable de tous sans contredit.
Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.
Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.
Il suit de là qu’il y a une contradiction évidente entre le romantisme et les œuvres de ses principaux sectaires.
Que la couleur joue un rôle très-important dans l’art moderne, quoi d’étonnant ? Le romantisme est fils du Nord, et le Nord est coloriste ; les rêves et les féeries sont enfants de la brume. L’Angleterre, cette patrie des coloristes exaspérés, la Flandre, la moitié de la France, sont plongées dans les brouillards ; Venise elle-même trempe dans les lagunes. Quant aux peintres espagnols, ils sont plutôt contrastés que coloristes.
En revanche le Midi est naturaliste, car la nature y est si belle et si claire que l’homme, n’ayant rien à désirer, ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit : ici, l’art en plein air, et, quelques centaines de lieues plus haut, les rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris.
Le Midi est brutal et positif comme un sculpteur dans ses compositions les plus délicates ; le Nord souffrant et inquiet se console avec l’imagination et, s’il fait de la sculpture, elle sera plus souvent pittoresque que classique.
Raphaël, quelque pur qu’il soit, n’est qu’un esprit matériel sans cesse à la recherche du solide ; mais cette canaille de Rembrandt est un puissant idéaliste qui fait rêver et deviner au-delà. L’un compose des créatures à l’état neuf et virginal, — Adam et Eve ; — mais l’autre secoue des haillons devant nos yeux et nous raconte les souffrances humaines.
Cependant Rembrandt n’est pas un pur coloriste, mais un harmoniste ; combien l’effet sera donc nouveau et le romantisme adorable, si un puissant coloriste nous rend nos sentiments et nos rêves les plus chers avec une couleur appropriée aux sujets !
Avant de passer à l’examen de l’homme qui est jusqu’à présent le plus digne représentant du romantisme, je veux écrire sur la couleur une série de réflexions qui ne seront pas inutiles pour l’intelligence complète de ce petit livre.
III. De la couleur
Supposons un bel espace de nature où tout verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté, où toutes choses, diversement colorées suivant leur constitution moléculaire, changées de seconde en seconde par le déplacement de l’ombre et de la lumière, et agitées par le travail intérieur du calorique, se trouvent en perpétuelle vibration, laquelle fait trembler les lignes et complète la loi du mouvement éternel et universel. — Une immensité, bleue quelquefois et verte souvent, s’étend jusqu’aux confins du ciel : c’est la mer. Les arbres sont verts, les gazons verts, les mousses vertes ; le vert serpente dans les troncs, les tiges non mûres sont vertes ; le vert est le fond de la nature, parce que le vert se marie facilement à tous les autres tons7. Ce qui me frappe d’abord, c’est que partout, — coquelicots dans les gazons, pavots, perroquets, etc., — le rouge chante la gloire du vert ; le noir, — quand il y en a, — zéro solitaire et insignifiant, intercède le secours du bleu ou du rouge. Le bleu, c’est-à-dire le ciel, est coupé de légers flocons blancs ou de masses grises qui trempent heureusement sa morne crudité, — et, comme la vapeur de la saison, — hiver ou été, — baigne, adoucit, ou engloutit les contours, la nature ressemble à un toton qui, mû par une vitesse accélérée, nous apparaît gris, bien qu’il résume en lui toutes les couleurs.
La sève monte et, mélange de principes, elle s’épanouit en tons mélangés ; les arbres, les rochers, les granits se mirent dans les eaux et y déposent leurs reflets ; tous les objets transparents accrochent au passage lumières et couleurs voisines et lointaines. À mesure que l’astre du jour se dérange, les tons changent de valeur, mais, respectant toujours leurs sympathies et leurs haines naturelles, continuent à vivre en harmonie par des concessions réciproques. Les ombres se déplacent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent les tons à mesure que la lumière, déplacée elle-même, en veut faire résonner de nouveau. Ceux-ci se renvoient leurs reflets, et, modifiant leurs qualités en les glaçant de qualités transparentes et empruntées, multiplient à l’infini leurs mariages mélodieux et les rendent plus faciles. Quand le grand foyer descend dans les eaux, de rouges fanfares s’élancent de tous côtés ; une sanglante harmonie éclate à l’horizon, et le vert s’empourpre richement. Mais bientôt de vastes ombres bleues chassent en cadence devant elles la foule des tons orangés et rose tendre qui sont comme l’écho lointain et affaibli de la lumière. Cette grande symphonie du jour, qui est l’éternelle variation de la symphonie d’hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l’infini, cet hymne compliqué s’appelle la couleur.
On trouve dans la couleur l’harmonie, la mélodie et le contre-point.
Si l’on veut examiner le détail dans le détail, sur un objet de médiocre dimension, — par exemple, la main d’une femme un peu sanguine, un peu maigre et d’une peau très-fine, on verra qu’il y a harmonie parfaite entre le vert des fortes veines qui la sillonnent et les tons sanguinolents qui marquent les jointures ; les ongles roses tranchent sur la première phalange qui possède quelques tons gris et bruns. Quant à la paume, les lignes de vie, plus roses et plus vineuses, sont séparées les unes des autres par le système des veines vertes ou bleues qui les traversent. L’étude du même objet, faite avec une loupe, fournira dans n’importe quel espace, si petit qu’il soit, une harmonie parfaite de tons gris, bleus, bruns, verts, orangés et blancs réchauffés par un peu de jaune ; — harmonie qui, combinée avec les ombres, produit le modelé des coloristes, essentiellement différent du modelé des dessinateurs, dont les difficultés se réduisent à peu près à copier un plâtre.
La couleur est donc l’accord de deux tons. Le ton chaud et le ton froid, dans l’opposition desquels consiste toute la théorie, ne peuvent se définir d’une manière absolue : ils n’existent que relativement.
La loupe, c’est l’œil du coloriste.
Je ne veux pas en conclure qu’un coloriste doit procéder par l’étude minutieuse des tons confondus dans un espace très-limité. Car, en admettant que chaque molécule soit douée d’un ton particulier, il faudrait que la matière fût divisible à l’infini ; et d’ailleurs, l’art n’étant qu’une abstraction et un sacrifice du détail à l’ensemble, il est important de s’occuper surtout des masses. Mais je voulais prouver que, si le cas était possible, les tons, quelque nombreux qu’ils fussent, mais logiquement juxtaposés, se fondraient naturellement par la loi qui les régit.
Les affinités chimiques sont la raison pour laquelle la nature ne peut pas commettre de fautes dans l’arrangement de ces tons ; car, pour elle, forme et couleur sont un.
Le vrai coloriste ne peut pas en commettre non plus ; et tout lui est permis, parce qu’il connaît de naissance la gamme des tons, la force du ton, les résultats des mélanges, et toute la science du contre-point, et qu’il peut ainsi faire une harmonie de vingt rouges différents.
Cela est si vrai que, si un propriétaire anticoloriste s’avisait de repeindre sa campagne d’une manière absurde et dans un système de couleurs charivariques, le vernis épais et transparent de l’atmosphère et l’œil savant de Véronèse redresseraient le tout et produiraient sur une toile un ensemble satisfaisant, conventionnel sans doute, mais logique.
Cela explique comment un coloriste peut être paradoxal dans sa manière d’exprimer la couleur, et comment l’étude de la nature conduit souvent à un résultat tout différent de la nature.
L’air joue un si grand rôle dans la théorie de la couleur que, si un paysagiste peignait les feuilles des arbres telles qu’il les voit, il obtiendrait un ton faux ; attendu qu’il y a un espace d’air bien moindre entre le spectateur et le tableau qu’entre le spectateur et la nature.
Les mensonges sont continuellement nécessaires, même pour arriver au trompe-l’œil.
L’harmonie est la base de la théorie de la couleur.
La mélodie est l’unité dans la couleur, ou la couleur générale.
La mélodie veut une conclusion ; c’est un ensemble où tous les effets concourent à un effet général.
Ainsi la mélodie laisse dans l’esprit un souvenir profond.
La plupart de nos jeunes coloristes manquent de mélodie.
La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet si les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs.
Le style et le sentiment dans la couleur viennent du choix, et le choix vient du tempérament.
Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, riches et gais, riches et tristes, de communs et d’originaux.
Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la couleur de M. Catlin souvent terrible.
J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret mi-parti de vert et de rouge crus, qui étaient pour mes yeux une douleur délicieuse.
J’ignore si quelque analogiste a établi solidement une gamme complète des
couleurs et des sentiments, mais je me rappelle un passage d’Hoffmann qui exprime
parfaitement mon idée, et qui plaira à tous ceux qui aiment sincèrement la nature :
« Ce n’est pas seulement en rêve, et dans le léger délire qui précède le
sommeil, c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que je trouve une
analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me
semble que toutes ces choses ont été engendrées par un même rayon de lumière, et
qu’elles doivent se réunir dans un merveilleux concert. L’odeur des soucis bruns et
rouges produit surtout un effet magique sur ma personne. Elle me fait tomber dans une
profonde rêverie, et j’entends alors comme dans le lointain les sons graves et
profonds du hautbois8. »
On demande souvent si le même homme peut être à la fois grand coloriste et grand dessinateur.
Oui et non ; car il y a différentes sortes de dessins.
La qualité d’un pur dessinateur consiste surtout dans la finesse, et cette finesse exclut la touche : or il y a des touches heureuses, et le coloriste chargé d’exprimer la nature par la couleur perdrait souvent plus à supprimer des touches heureuses qu’à rechercher une plus grande austérité de dessin.
La couleur n’exclut certainement pas le grand dessin, celui de Véronèse, par exemple, qui procède surtout par l’ensemble et les masses ; mais bien le dessin du détail, le contour du petit morceau, où la touche mangera toujours la ligne.
L’amour de l’air, le choix des sujets à mouvement, veulent l’usage des lignes flottantes et noyées.
Les dessinateurs exclusifs agissent selon un procédé inverse et pourtant analogue. Attentifs à suivre et à surprendre la ligne dans ses ondulations les plus secrètes, ils n’ont pas le temps de voir l’air et la lumière, c’est-à-dire leurs effets, et s’efforcent même de ne pas les voir, pour ne pas nuire au principe de leur école.
On peut donc être à la fois coloriste et dessinateur, mais dans un certain sens. De même qu’un dessinateur peut être coloriste par les grandes masses, de même un coloriste peut être dessinateur par une logique complète de l’ensemble des lignes ; mais l’une de ces qualités absorbe toujours le détail de l’autre.
Les coloristes dessinent comme la nature ; leurs figures sont naturellement délimitées par la lutte harmonieuse des masses colorées.
Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence.
Les coloristes sont des poëtes épiques.
IV. Eugène Delacroix
Le romantisme et la couleur me conduisent droit à Eugène Delacroix. J’ignore s’il est fier de sa qualité de romantique ; mais sa place est ici, parce que la majorité du public l’a depuis longtemps, et même dès sa première œuvre, constitué le chef de l’école moderne.
En entrant dans cette partie, mon cœur est plein d’une joie sereine, et je choisis à dessein mes plumes les plus neuves, tant je veux être clair et limpide, et tant je me sens aise d’aborder mon sujet le plus cher et le plus sympathique. Il faut, pour faire bien comprendre les conclusions de ce chapitre, que je remonte un peu haut dans l’histoire de ce temps-ci, et que je remette sous les yeux du public quelques pièces du procès déjà citées par les critiques et les historiens précédents, mais nécessaires pour l’ensemble de la démonstration. Du reste, ce n’est pas sans un vif plaisir que les purs enthousiastes d’Eugène Delacroix reliront un article du Constitutionnel de 1822, tiré du Salon de M. Thiers, journaliste.
« Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre, que celui de M. Delacroix, représentant le Dante et Virgile aux enfers. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.
« Le Dante et Virgile, conduits par Caron, traversent le fleuve infernal et fendent avec peine la foule qui se presse autour de la barque pour y pénétrer. Le Dante, supposé vivant, a l’horrible teinte des lieux ; Virgile, couronné d’un sombre laurier, a les couleurs de la mort. Les malheureux condamnés éternellement à désirer la rive opposée, s’attachent à la barque : L’un la saisit en vain, et, renversé par son mouvement trop rapide, est replongé dans les eaux ; un autre l’embrasse et repousse avec les pieds ceux qui veulent aborder comme lui ; deux autres serrent avec les dents le bois qui leur échappe. Il y a là l’égoïsme de la détresse et le désespoir de l’enfer. Dans le sujet, si voisin de l’exagération, on trouve cependant une sévérité de goût, une convenance locale, en quelque sorte, qui relève le dessin, auquel des juges sévères, mais peu avisés ici, pourraient reprocher de manquer de noblesse. Le pinceau est large et ferme, la couleur simple et vigoureuse, quoique un peu crue.
« L’auteur a, outre cette imagination poétique qui est commune au peintre comme à l’écrivain, cette imagination de l’art, qu’on pourrait appeler en quelque sorte l’imagination du dessin, et qui est tout autre que la précédente. Il jette ses figures, les groupe et les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ; je retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙
» Je ne crois pas m’y tromper, M. Delacroix a reçu le génie ; qu’il avance avec assurance, qu’il se livre aux immenses travaux, condition indispensable du talent ; et ce qui doit lui donner plus de confiance encore, c’est que l’opinion que j’exprime ici sur son compte est celle de l’un des grands maîtres de l’école. »
A. T…rs .
Ces lignes enthousiastes sont véritablement stupéfiantes autant par leur précocité que par leur hardiesse. Si le rédacteur en chef du journal avait, comme il est présumable, des prétentions à se connaître en peinture, le jeune Thiers dut lui paraître un peu fou.
Pour se bien faire une idée du trouble profond que le tableau de Dante et Virgile dut jeter dans les esprits d’alors, de l’étonnement, de l’abasourdissement, de la colère, du hourra, des injures, de l’enthousiasme et des éclats de rire insolents qui entourèrent ce beau tableau, vrai signal d’une révolution, il faut se rappeler que dans l’atelier de M. Guérin, homme d’un grand mérite, mais despote et exclusif comme son maître David, il n’y avait qu’un petit nombre de parias qui se préoccupaient des vieux maîtres à l’écart et osaient timidement conspirer à l’ombre de Raphaël et de Michel-Ange. Il n’est pas encore question de Rubens.
M. Guérin, rude et sévère envers son jeune élève, ne regarda le tableau qu’à cause du bruit qui se faisait autour.
Géricault, qui revenait d’Italie, et avait, dit-on, devant les grandes fresques romaines et florentines, abdiqué plusieurs de ses qualités presque originales, complimenta si fort le nouveau peintre, encore timide, que celui-ci en était presque confus.
Ce fut devant cette peinture, ou quelque temps après, devant les Pestiférés de Scio
9, que Gérard lui-même, qui, à ce qu’il semble,
était plus homme d’esprit que peintre, s’écria : « Un peintre vient de nous être
révélé, mais c’est un homme qui court sur les toits ! »
— Pour courir sur les
toits, il faut avoir le pied solide et l’œil illuminé par la lumière intérieure.
Gloire et justice soient rendues à MM. Thiers et Gérard.
Depuis le tableau de Dante et Virgile jusqu’aux peintures de la chambre des pairs et des députés, l’espace est grand sans doute ; mais la biographie d’Eugène Delacroix est peu accidentée. Pour un pareil homme, doué d’un tel courage et d’une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu’il a à soutenir contre lui-même ; les horizons n’ont pas besoin d’être grands pour que les batailles soient importantes ; les révolutions et les événements les plus curieux se passent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau.
L’homme étant donc bien dûment révélé et se révélant de plus en plus (tableau allégorique de la Grèce, le Sardanapale, la Liberté, etc.), la contagion du nouvel évangile empirant de jour en jour, le dédain académique se vit contraint lui-même de s’inquiéter de ce nouveau génie. M. Sosthène de La Rochefoucauld, alors directeur des beaux-arts, fit un beau jour mander E. Delacroix, et lui dit, après maint compliment, qu’il était affligeant qu’un homme d’une si riche imagination et d’un si beau talent, auquel le gouvernement voulait du bien, ne voulût pas mettre un peu d’eau dans son vin ; il lui demanda définitivement s’il ne lui serait pas possible de modifier sa manière. Eugène Delacroix, prodigieusement étonné de cette condition bizarre et de ces conseils ministériels, répondit avec une colère presque comique qu’apparemment s’il peignait ainsi, c’est qu’il le fallait et qu’il ne pouvait pas peindre autrement. Il tomba dans une disgrâce complète, et fut pendant sept ans sevré de toute espèce de travaux. Il fallut attendre 1830. M. Thiers avait fait dans le Globe un nouvel et très-pompeux article.
Un voyage à Maroc laissa dans son esprit, à ce qu’il semble, une impression profonde ; là il put à loisir étudier l’homme et la femme dans l’indépendance et l’originalité native de leurs mouvements, et comprendre la beauté antique par l’aspect d’une race pure de toute mésalliance et ornée de sa santé et du libre développement de ses muscles. C’est probablement de cette époque que datent la composition des Femmes d’Alger et une foule d’esquisses.
Jusqu’à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La critique a été pour lui amère et ignorante ; sauf quelques nobles exceptions, la louange elle-même a dû souvent lui paraître choquante. En général, et pour la plupart des gens, nommer Eugène Delacroix, c’est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées vagues de fougue mal dirigée, de turbulence, d’inspiration aventurière, de désordre même ; et pour ces messieurs qui font la majorité du public, le hasard, honnête et complaisant serviteur du génie, joue un grand rôle dans ses plus heureuses compositions. Dans la malheureuse époque de révolution dont je parlais tout à l’heure, et dont j’ai enregistré les nombreuses méprises, on a souvent comparé Eugène Delacroix à Victor Hugo. On avait le poëte romantique, il fallait le peintre. Cette nécessité de trouver à tout prix des pendants et des analogues dans les différents arts amène souvent d’étranges bévues, et celle-ci prouve encore combien l’on s’entendait peu. À coup sûr la comparaison dut paraître pénible à Eugène Delacroix, peut-être à tous deux ; car si ma définition du romantisme (intimité, spiritualité, etc.) place Delacroix à la tête du romantisme, elle en exclut naturellement M. Victor Hugo. Le parallèle est resté dans le domaine banal des idées convenues, et ces deux préjugés encombrent encore beaucoup de têtes faibles. Il faut en finir une fois pour toutes avec ces niaiseries de rhétoricien. Je prie tous ceux qui ont éprouvé le besoin de créer à leur propre usage une certaine esthétique, et de déduire les causes des résultats, de comparer attentivement les produits de ces deux artistes.
M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu’inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d’alignement et de contrastes uniformes. L’excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l’antithèse, toutes les tricheries de l’apposition. C’est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M. Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l’Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d’une voix prophétique : « Tu seras de l’Académie ! »
Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses œuvres, au contraire, sont des poëmes, et de grands poëmes naïvement conçus10, exécutés avec l’insolence accoutumée du génie. — Dans ceux du premier, il n’y a rien à deviner ; car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu’il n’omet pas un brin d’herbe ni un reflet de réverbère. — Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l’imagination la plus voyageuse. — Le premier jouit d’une certaine tranquillité, disons mieux, d’un certain égoïsme de spectateur, qui fait planer sur toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération, — que la passion tenace et bilieuse du second, aux prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujours de garder. — L’un commence par le détail, l’autre par l’intelligence intime du sujet ; d’où il arrive que celui-ci n’en prend que la peau, et que l’autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M. Victor Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poëte en peinture.
Quant au second préjugé, le préjugé du hasard, il n’a pas plus de valeur que le premier. — Rien n’est plus impertinent ni plus bête que de parler à un grand artiste, érudit et penseur comme Delacroix, des obligations qu’il peut avoir au dieu du hasard. Cela fait tout simplement hausser les épaules de pitié. Il n’y a pas de hasard dans l’art, non plus qu’en mécanique. Une chose heureusement trouvée est la simple conséquence d’un bon raisonnement, dont on a quelquefois sauté les déductions intermédiaires, comme une faute est la conséquence d’un faux principe. Un tableau est une machine dont tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé ; où tout a sa raison d’être, si le tableau est bon ; où un ton est toujours destiné à en faire valoir un autre ; où une faute occasionnelle de dessin est quelquefois nécessaire pour ne pas sacrifier quelque chose de plus important.
Cette intervention du hasard dans les affaires de peinture de Delacroix est d’autant plus invraisemblable qu’il est un des rares hommes qui restent originaux après avoir puisé à toutes les vraies sources, et dont l’individualité indomptable a passé alternativement sous le joug secoué de tous les grands maîtres. — Plus d’un serait assez étonné de voir une étude de lui d’après Raphaël, chef-d’œuvre patient et laborieux d’imitation, et peu de personnes se souviennent aujourd’hui des lithographies qu’il a faites d’après des médailles et des pierres gravées.
Voici quelques lignes de M. Henri Heine qui expliquent assez bien la méthode de
Delacroix, méthode qui est, comme chez tous les hommes vigoureusement constitués, le
résultat de son tempérament : « En fait d’art, je suis surnaturaliste. Je crois
que l’artiste ne peut trouver dans la nature tous ses types, mais que les plus
remarquables lui sont révélés dans son âme, comme la symbolique innée d’idées innées,
et au même instant. Un moderne professeur d’esthétique,
qui a écrit des
Recherches sur l’Italie, a voulu remettre en honneur le vieux
principe de l’imitation de la nature, et soutenir que l’artiste
plastique devait trouver dans la nature tous ses types. Ce professeur, en étalant
ainsi son principe suprême des arts plastiques, avait seulement oublié un de ces arts,
l’un des plus primitifs, je veux dire l’architecture, dont on a essayé de retrouver
après coup les types dans les feuillages des forêts, dans les grottes des rochers :
ces types n’étaient point dans la nature extérieure, mais bien dans l’âme
humaine. »
Delacroix part donc de ce principe, qu’un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création ; et de ce principe il en sort un second qui semble le contredire à première vue, — à savoir, qu’il faut être très-soigneux des moyens matériels d’exécution. — Il professe une estime fanatique pour la propreté des outils et la préparation des éléments de l’œuvre. — En effet, la peinture étant un art d’un raisonnement profond et qui demande la concurrence immédiate d’une foule de qualités, il est important que la main rencontre, quand elle se met à la besogne, le moins d’obstacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile les ordres divins du cerveau : autrement l’idéal s’envole.
Aussi lente, sérieuse, consciencieuse est la conception du grand artiste, aussi preste est son exécution. C’est du reste une qualité qu’il partage avec celui dont l’opinion publique a fait son antipode, M. Ingres. L’accouchement n’est point l’enfantement, et ces grands seigneurs de la peinture, doués d’une paresse apparente, déploient une agilité merveilleuse à couvrir une toile. Le Saint Symphorien a été refait entièrement plusieurs fois, et dans le principe il contenait beaucoup moins de figures.
Pour E. Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuilles avec un œil sûr et profond ; et cette peinture, qui procède surtout du souvenir, parle surtout au souvenir. L’effet produit sur l’âme du spectateur est analogue aux moyens de l’artiste. Un tableau de Delacroix, Dante et Virgile, par exemple, laisse toujours une impression profonde, dont l’intensité s’accroît par la distance. Sacrifiant sans cesse le détail à l’ensemble, et craignant d’affaiblir la vitalité de sa pensée par la fatigue d’une exécution plus nette et plus calligraphique, il jouit pleinement d’une originalité insaisissable, qui est l’intimité du sujet.
L’exercice d’une dominante n’a légitimement lieu qu’au détriment du reste. Un goût excessif nécessite les sacrifices, et les chefs-d’œuvre ne sont jamais que des extraits divers de la nature. C’est pourquoi il faut subir les conséquences d’une grande passion, quelle qu’elle soit, accepter la fatalité d’un talent, et ne pas marchander avec le génie. C’est à quoi n’ont pas songé les gens qui ont tant raillé le dessin de Delacroix ; en particulier les sculpteurs, gens partiaux et borgnes plus qu’il n’est permis, et dont le jugement vaut tout au plus la moitié d’un jugement d’architecte. — La sculpture, à qui la couleur est impossible et le mouvement difficile, n’a rien à démêler avec un artiste que préoccupent surtout le mouvement, la couleur et l’atmosphère. Ces trois éléments demandent nécessairement un contour un peu indécis, des lignes légères et flottantes, et l’audace de la touche. — Delacroix est le seul aujourd’hui dont l’originalité n’ait pas été envahie par le système des lignes droites ; ses personnages sont toujours agités, et ses draperies voltigeantes. Au point de vue de Delacroix, la ligne n’est pas ; car, si ténue qu’elle soit, un géomètre taquin peut toujours la supposer assez épaisse pour en contenir mille autres ; et pour les coloristes, qui veulent imiter les palpitations éternelles de la nature, les lignes ne sont jamais, comme dans l’arc-en-ciel, que la fusion intime de deux couleurs.
D’ailleurs il y a plusieurs dessins, comme plusieurs couleurs : — exacts ou bêtes, physionomiques et imaginés.
Le premier est négatif, incorrect à force de réalité, naturel, mais saugrenu ; le second est un dessin naturaliste, mais idéalisé, dessin d’un génie qui sait choisir, arranger, corriger, deviner, gourmander la nature ; enfin le troisième qui est le plus noble et le plus étrange, peut négliger la nature ; il en représente une autre, analogue à l’esprit et au tempérament de l’auteur.
Le dessin physionomique appartient généralement aux passionnés, comme M. Ingres ; le dessin de création est le privilège du génie11.
La grande qualité du dessin des artistes suprêmes est la vérité du mouvement, et Delacroix ne viole jamais cette loi naturelle.
Passons à l’examen de qualités plus générales encore. — Un des caractères principaux du grand peintre est l’universalité. — Ainsi le poëte épique, Homère ou Dante, sait faire également bien une idylle, un récit, un discours, une description, une ode, etc.
De même Rubens, s’il peint des fruits, peindra des fruits plus beaux qu’un spécialiste quelconque.
E. Delacroix est universel ; il a fait des tableaux de genre pleins d’intimité, des tableaux d’histoire pleins de grandeur. Lui seul, peut-être, dans notre siècle incrédule, a conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme, et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et le traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse.
Cela se comprend facilement, si l’on veut considérer que Delacroix est, comme tous les grands maîtres, un mélange admirable de science, — c’est-à-dire un peintre complet, — et de naïveté, c’est-à-dire un homme complet. Allez voir à Saint-Louis au Marais cette Pietà, où la majestueuse reine des douleurs tient sur ses genoux le corps de son enfant mort, les deux bras étendus horizontalement dans un accès de désespoir, une attaque de nerfs maternelle. L’un des deux personnages qui soutient et modère sa douleur est éploré comme les figures les plus lamentables de l’Hamlet, avec laquelle œuvre celle-ci a du reste plus d’un rapport. — Des deux saintes femmes, la première rampe convulsivement à terre, encore revêtue des bijoux et des insignes du luxe ; l’autre, blonde et dorée, s’affaisse plus mollement sous le poids énorme de son désespoir.
Le groupe est échelonné et disposé tout entier sur un fond d’un vert sombre et uniforme, qui ressemble autant à des amas de rochers qu’à une mer bouleversée par l’orage. Ce fond est d’une simplicité fantastique, et E. Delacroix a sans doute, comme Michel-Ange, supprimé l’accessoire pour ne pas nuire à la clarté de son idée. Ce chef-d’œuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie. — Ce n’était pas, du reste, la première fois qu’il attaquait les sujets religieux. Le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, avaient déjà témoigné de la gravité et de la sincérité profonde dont il sait les empreindre.
Mais pour expliquer ce que j’affirmais tout à l’heure, — que Delacroix seul sait faire de la religion, — je ferai remarquer à l’observateur que, si ses tableaux les plus intéressants sont presque toujours ceux dont il choisit les sujets, c’est-à-dire ceux de fantaisie, — néanmoins la tristesse sérieuse de son talent convient parfaitement à notre religion, religion profondément triste, religion de la douleur universelle, et qui, à cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté à l’individu et ne demande pas mieux que d’être célébrée dans le langage de chacun, — s’il connaît la douleur et s’il est peintre.
Je me rappelle qu’un de mes amis, garçon de mérite d’ailleurs, coloriste déjà en vogue, — un de ces jeunes hommes précoces qui donnent des espérances toute leur vie, et beaucoup plus académique qu’il ne le croit lui-même, — appelait cette peinture : peinture de cannibale !
A coup sûr, ce n’est point dans les curiosités d’une palette encombrée, ni dans le dictionnaire des règles, que notre jeune ami saura trouver cette sanglante et farouche désolation, à peine compensée par le vert sombre de l’espérance !
Cet hymne terrible à la douleur faisait sur sa classique imagination l’effet des vins redoutables de l’Anjou, de l’Auvergne ou du Rhin, sur un estomac accoutumé aux pâles violettes du Médoc.
Ainsi, universalité de sentiment, — et maintenant universalité de science !
Depuis longtemps les peintres avaient, pour ainsi dire, désappris le genre dit de décoration. L’hémicycle des Beaux-Arts est une œuvre puérile et maladroite, où les intentions se contredisent, et qui ressemble à une collection de portraits historiques. Le Plafond d’Homère est un beau tableau qui plafonne mal. La plupart des chapelles exécutées dans ces derniers temps, et distribuées aux élèves de M. Ingres, sont faites dans le système des Italiens primitifs, c’est-à-dire qu’elles veulent arriver à l’unité par la suppression des effets lumineux et par un vaste système de coloriages mitigés. Ce système, plus raisonnable sans doute, esquive les difficultés. Sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, les peintres firent des décorations à grand fracas, mais qui manquaient d’unité dans la couleur et dans la composition.
E. Delacroix eut des décorations à faire, et il résolut le grand problème. Il trouva l’unité dans l’aspect sans nuire à son métier de coloriste.
La Chambre des députés est là qui témoigne de ce singulier tour de force. La lumière, économiquement dispensée, circule à travers toutes ces figures, sans intriguer l’œil d’une manière tyrannique.
Le plafond circulaire de la bibliothèque du Luxembourg est une œuvre plus étonnante encore, où le peintre est arrivé, — non seulement à un effet encore plus doux et plus uni, sans rien supprimer des qualités de couleur et de lumière, qui sont le propre de tous ses tableaux, — mais encore s’est révélé sous un aspect tout nouveau : Delacroix paysagiste !
Au lieu de peindre Apollon et les Muses, décoration invariable des bibliothèques, E. Delacroix a cédé à son goût irrésistible pour Dante, que Shakspeare seul balance peut-être dans son esprit, et il a choisi le passage où Dante et Virgile rencontrent dans un lieu mystérieux les principaux poëtes de l’antiquité :
« Nous ne laissions pas d’aller, tandis qu’il parlait ; mais nous traversions toujours la forêt, épaisse forêt d’esprits, veux-je dire. Nous n’étions pas bien éloignés de l’entrée de l’abîme, quand je vis un feu qui perçait un hémisphère de ténèbres. Quelques pas nous en séparaient encore, mais je pouvais déjà entrevoir que des esprits glorieux habitaient ce séjour.
« — Ô toi, qui honores toute science et tout art, quels sont ces esprits auxquels on fait tant d’honneur qu’on les sépare du sort des autres ?
« Il me répondit : — Leur belle renommée, qui retentit là-haut dans votre monde, trouve grâce dans le ciel, qui les distingue des autres.
« Cependant une voix se fit entendre : « Honorez le sublime poëte ; son ombre, qui était partie, nous revient. »
« La voix se tut, et je vis venir à nous quatre grandes ombres ; leur aspect n’était ni triste ni joyeux.
« Le bon maître me dit : — Regarde celui qui marche, une épée à la main, en avant des trois autres, comme un roi : c’est Homère, poëte souverain ; l’autre qui le suit est Horace le satirique ; Ovide est le troisième, et le dernier est Lucain. Comme chacun d’eux partage avec moi le nom qu’a fait retentir la voix unanime, ils me font honneur et ils font bien !
« Ainsi je vis se réunir la belle école de ce maître du chant sublime, qui plane sur les autres comme l’aigle. Dès qu’ils eurent devisé ensemble quelque peu, ils se tournèrent vers moi avec un geste de salut, ce qui fit sourire mon guide. Et ils me firent encore plus d’honneur, car ils me reçurent dans leur troupe, de sorte que je fus le sixième parmi tant de génies12 ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ »
Je ne ferai pas à E. Delacroix l’injure d’un éloge exagéré pour avoir si bien vaincu la concavité de sa toile et y avoir placé des figures droites. Son talent est au-dessus de ces choses-là. Je m’attache surtout à l’esprit de cette peinture. Il est impossible d’exprimer avec la prose tout le calme bienheureux qu’elle respire, et la profonde harmonie qui nage dans cette atmosphère. Cela fait penser aux pages les plus verdoyantes du Télémaque, et rend tous les souvenirs que l’esprit a emportés des récits élyséens. Le paysage, qui néanmoins n’est qu’un accessoire, est, au point de vue où je me plaçais tout à l’heure, — l’universalité des grands maîtres, — une chose des plus importantes. Ce paysage circulaire, qui embrasse un espace énorme, est peint avec l’aplomb d’un peintre d’histoire, et la finesse et l’amour d’un paysagiste. Des bouquets de lauriers, des ombrages considérables le coupent harmonieusement ; des nappes de soleil doux et uniforme dorment sur les gazons ; des montagnes bleues ou ceintes de bois font un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Quant au ciel, il est bleu et blanc, chose étonnante chez Delacroix ; les nuages, délayés et tirés en sens divers comme une gaze qui se déchire, sont d’une grande légèreté ; et cette voûte d’azur, profonde et lumineuse, fuit à une prodigieuse hauteur. Les aquarelles de Bonington sont moins transparentes.
Ce chef-d’œuvre, qui, selon moi, est supérieur aux meilleurs Véronèse, a besoin, pour être bien compris, d’une grande quiétude d’esprit et d’un jour très-doux. Malheureusement, le jour éclatant qui se précipitera par la grande fenêtre de la façade, sitôt qu’elle sera délivrée des toiles et des échafauds, rendra ce travail plus difficile.
Cette année-ci, les tableaux de Delacroix sont l’Enlèvement de Rébecca, tiré d’Ivanhoé, les Adieux de Roméo et de Juliette, Marguerite à l’église, et un Lion, à l’aquarelle.
Ce qu’il y a d’admirable dans l’Enlèvement de Rébecca, c’est une parfaite ordonnance de tons, tons intenses, pressés, serrés et logiques, d’où résulte un aspect saisissant. Dans presque tous les peintres qui ne sont pas coloristes, on remarque toujours des vides, c’est-à-dire de grands trous produits par des tons qui ne sont pas de niveau, pour ainsi dire ; la peinture de Delacroix est comme la nature, elle a horreur du vide.
Roméo et Juliette, — sur le balcon, — dans les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l’adieu, Juliette, les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tête en arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d’orgueil et de passion joyeuse. Cette attitude insolite, — car presque tous les peintres collent les bouches des amoureux l’une contre l’autre, — est néanmoins fort naturelle ; — ce mouvement vigoureux de la nuque est particulier aux chiens et aux chats heureux d’être caressés. — Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène et le paysage romantique qui la complète.
Le succès général qu’obtient ce tableau et la curiosité qu’il inspire prouvent bien ce que j’ai déjà dit ailleurs, — que Delacroix est populaire, quoi qu’en disent les peintres, et qu’il suffira de ne pas éloigner le public de ses œuvres, pour qu’il le soit autant que les peintres inférieurs.
Marguerite à l’église appartient à cette classe déjà nombreuse de charmants tableaux de genre, par lesquels Delacroix semble vouloir expliquer au public ses lithographies si amèrement critiquées.
Ce lion peint à l’aquarelle a pour moi un grand mérite, outre la beauté du dessin et de l’attitude : c’est qu’il est fait avec une grande bonhomie. L’aquarelle est réduite à son rôle modeste, et ne veut pas se faire aussi grosse que l’huile.
Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du xixe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres, et qui s’exprime et par le choix des sujets, et par l’expression des figures, et par le geste et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakspeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine ; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux : Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Sardanapale, le Christ aux Oliviers ; le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l’Hamlet si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes ; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople ; la vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poëme d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d’une certaine beauté intérieure. Il n’exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C’est non-seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, — prodigieux mystère de sa peinture, — la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber.
Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage, — qu’il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l’imagination du dessin. Une portion de l’empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, — le drame, — le drame naturel et vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.
En fait de gestes sublimes, Delacroix n’a de rivaux qu’en dehors de son art. Je ne connais guère que Frédérick Lemaître et Macready.
C’est à cause de cette qualité toute moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l’art. Héritier de la grande tradition, c’est-à-dire de l’ampleur, de la noblesse et de la pompe dans la composition, et digne successeur des vieux maîtres, il a de plus qu’eux la maîtrise de la douleur, la passion, le geste ! C’est vraiment là ce qui fait l’importance de sa grandeur. — En effet, supposez que le bagage d’un des vieux illustres se perde, il aura presque toujours son analogue qui pourra l’expliquer et le faire deviner à la pensée de l’historien. Otez Delacroix, la grande chaîne de l’histoire est rompue et s’écroule à terre.
Dans un article qui a plutôt l’air d’une prophétie que d’une critique, à quoi bon relever des fautes de détail et des taches microscopiques ? L’ensemble est si beau, que je n’en ai pas le courage. D’ailleurs la chose est si facile, et tant d’autres l’ont faite ! — N’est-il pas plus nouveau de voir les gens par leur beau côté ? Les défauts de M. Delacroix sont parfois si visibles qu’ils sautent à l’œil le moins exercé. On peut ouvrir au hasard la première feuille venue, où pendant longtemps l’on s’est obstiné, à l’inverse de mon système, à ne pas voir les qualités radieuses qui constituent son originalité. On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu’ils ont le privilège de l’énormité dans tous les sens.
Parmi les élèves de Delacroix, quelques-uns se sont heureusement approprié ce qui peut se prendre de son talent, c’est-à-dire quelques parties de sa méthode, et se sont déjà fait une certaine réputation. Cependant leur couleur a, en général, ce défaut qu’elle ne vise guère qu’au pittoresque et à l’effet ; l’idéal n’est point leur domaine, bien qu’ils se passent volontiers de la nature, sans en avoir acquis le droit par les études courageuses du maître.
On a remarqué cette année l’absence de M. Planet, dont la Sainte Thérèse avait au dernier Salon attiré les yeux des connaisseurs, — et de M. Riesener, qui a souvent fait des tableaux d’une large couleur, et dont on peut voir avec plaisir quelques bons plafonds à la Chambre des pairs, malgré le voisinage terrible de Delacroix.
M. Léger Chérelle a envoyé le Martyre de sainte Irène. Le tableau est composé d’une seule figure et d’une pique qui est d’un effet assez désagréable. Du reste, la couleur et le modelé du torse sont généralement bons. Mais il me semble que M. Léger Chérelle a déjà montré au public ce tableau avec de légères variantes.
Ce qu’il y a d’assez singulier dans la Mort de Cléopâtre, par M. Lassale-Bordes, c’est qu’on n’y trouve pas une préoccupation unique de la couleur, et c’est peut-être un mérite. Les tons sont, pour ainsi dire, équivoques, et cette amertume n’est pas dénuée de charmes.
Cléopâtre expire sur son trône, et l’envoyé d’Octave se penche pour la contempler. Une de ses servantes vient de mourir à ses pieds. La composition ne manque pas de majesté, et la peinture est accomplie avec une bonhomie assez audacieuse ; la tête de Cléopâtre est belle, et l’ajustement vert et rose de la négresse tranche heureusement avec la couleur de sa peau. Il y a certainement dans cette grande toile menée à bonne fin, sans souci aucun d’imitation, quelque chose qui plaît et attire le flâneur désintéressé.
V. Des sujets amoureux et de M. Tassaert
Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de grandes mélancolies, après avoir passé de longues heures à feuilleter des estampes libertines ? Vous êtes-vous demandé la raison du charme qu’on trouve parfois à fouiller ces annales de la luxure, enfouies dans les bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands, et parfois aussi de la mauvaise humeur qu’elles vous donnent ? Plaisir et douleur mêlés, amertume dont la lèvre a toujours soif ! — Le plaisir est de voir représenté sous toutes ses formes le sentiment le plus important de la nature, — et la colère, de le trouver souvent si mal imité ou si sottement calomnié. Soit dans les interminables soirées d’hiver au coin du feu, soit dans les lourds loisirs de la canicule, au coin des boutiques de vitrier, la vue de ces dessins m’a mis sur des pentes de rêverie immenses, à peu près comme un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu. Bien des fois je me suis pris à désirer, devant ces innombrables échantillons du sentiment de chacun, que le poëte, le curieux, le philosophe, pussent se donner la jouissance d’un musée de l’amour, où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu’aux débauches sérieuses des siècles ennuyés. Sans doute la distance est immense qui sépare le Départ pour l’île de Cythère des misérables coloriages suspendus dans les chambres des filles, au-dessus d’un pot fêlé et d’une console branlante ; mais dans un sujet aussi important rien n’est à négliger. Et puis le génie sanctifie toutes choses, et si ces sujets étaient traités avec le soin et le recueillement nécessaires, ils ne seraient point souillés par cette obscénité révoltante, qui est plutôt une fanfaronnade qu’une vérité.
Que le moraliste ne s’effraye pas trop ; je saurai garder les justes mesures, et mon rêve d’ailleurs se bornait à désirer ce poëme immense de l’amour crayonné par les mains les plus pures, par Ingres, par Watteau, par Rubens, par Delacroix ! Les folâtres et élégantes princesses de Watteau, à côté des Vénus sérieuses et reposées de M. Ingres ; les splendides blancheurs de Rubens et de Jordaens, et les mornes beautés de Delacroix, telles qu’on peut se les figurer : de grandes femmes pâles, noyées dans le satin13 !
Ainsi pour rassurer complètement la chasteté effarouchée du lecteur, je dirai que je rangerais dans les sujets amoureux, non seulement tous les tableaux qui traitent spécialement de l’amour, mais encore tout tableau qui respire l’amour, fût-ce un portrait14.
Dans cette immense exposition, je me figure la beauté et l’amour de tous les climats exprimés par les premiers artistes, depuis les folles, évaporées et merveilleuses créatures que nous a laissées Watteau fils dans ses gravures de mode, jusqu’à ces Vénus de Rembrandt qui se font faire les ongles, comme de simples mortelles, et peigner avec un gros peigne de buis.
Les sujets de cette nature sont chose si importante, qu’il n’est point d’artiste, petit ou grand, qui ne s’y soit appliqué, secrètement ou publiquement, depuis Jules Romain jusqu’à Devéria et Gavarni.
Leur grand défaut, en général, est de manquer de naïveté et de sincérité. Je me rappelle pourtant une lithographie qui exprime, — sans trop de délicatesse malheureusement, — une des grandes vérités de l’amour libertin. Un jeune homme déguisé en femme et sa maîtresse habillée en homme sont assis à côté l’un de l’autre, sur un sopha, — le sopha que vous savez, le sopha de l’hôtel garni et du cabinet particulier. La jeune femme veut relever les jupes de son amant15. — Cette page luxurieuse serait, dans le musée idéal dont je parlais, compensée par bien d’autres où l’amour n’apparaîtrait que sous sa forme la plus délicate.
Ces réflexions me sont revenues à propos de deux tableaux de M. Tassaert, Érigone et le Marchand d’esclaves.
M. Tassaert, dont j’ai eu le tort grave de ne pas assez parler l’an passé, est un peintre du plus grand mérite, et dont le talent s’appliquerait le plus heureusement aux sujets amoureux.
Érigone est à moitié couchée sur un tertre ombragé de vignes, — dans une pose provocante, une jambe presque repliée, l’autre tendue et le corps chassé en avant ; le dessin est fin, les lignes onduleuses et combinées d’une manière savante. Je reprocherai cependant à M. Tassaert, qui est coloriste, d’avoir peint ce torse avec un ton trop uniforme.
L’autre tableau représente un marché de femmes qui attendent des acheteurs. Ce sont de vraies femmes, des femmes civilisées, aux pieds rougis par la chaussure, un peu communes, un peu trop roses, qu’un Turc bête et sensuel va acheter pour des beautés superfines. Celle qui est vue de dos, et dont les fesses sont enveloppées dans une gaze transparente, a encore sur la tête un bonnet de modiste, un bonnet acheté rue Vivienne ou au Temple. La pauvre fille a sans doute été enlevée par les pirates.
La couleur de ce tableau est extrêmement remarquable par la finesse et par la transparence de tons. On dirait que M. Tassaert s’est préoccupé de la manière de Delacroix ; néanmoins il a su garder une couleur originale.
C’est un artiste éminent que les flâneurs seuls apprécient et que le public ne connaît pas assez ; son talent a toujours été grandissant, et quand on songe d’où il est parti et où il est arrivé, il y a lieu d’attendre de lui de ravissantes compositions.
VI. De quelques coloristes
Il y a au Salon deux curiosités assez importantes : ce sont les portraits de Petit Loup et de Graisse du dos de buffle, peints par M. Catlin, le cornac des sauvages. Quand M. Catlin vint à Paris, avec ses Ioways et son musée, le bruit se répandit que c’était un brave homme qui ne savait ni peindre ni dessiner, et que s’il avait fait quelques ébauches passables, c’était grâce à son courage et à sa patience. Était-ce ruse innocente de M. Catlin ou bêtise des journalistes ? — Il est aujourd’hui avéré que M. Catlin sait fort bien peindre et fort bien dessiner. Ces deux portraits suffiraient pour me le prouver, si ma mémoire ne me rappelait beaucoup d’autres morceaux également beaux. Ses ciels surtout m’avaient frappé à cause de leur transparence et de leur légèreté.
M. Catlin a supérieurement rendu le caractère fier et libre, et l’expression noble de ces braves gens ; la construction de leur tête est parfaitement bien comprise. Par leurs belles attitudes et l’aisance de leurs mouvements, ces sauvages font comprendre la sculpture antique. Quant à la couleur, elle a quelque chose de mystérieux qui me plaît plus que je ne saurais dire. Le rouge, la couleur du sang, la couleur de la vie, abondait tellement dans ce sombre musée, que c’était une ivresse ; quant aux paysages, — montagnes boisées, savanes immenses, rivières désertes, — ils étaient monotonement, éternellement verts ; le rouge, cette couleur si obscure, si épaisse, plus difficile à pénétrer que les yeux d’un serpent, — le vert, cette couleur calme et gaie et souriante de la nature, je les retrouve chantant leur antithèse mélodique jusque sur le visage de ces deux héros. — Ce qu’il y a de certain, c’est que tous leurs tatouages et coloriages étaient fait selon les gammes naturelles et harmoniques.
Je crois que ce qui a induit en erreur le public et les journalistes à l’endroit de M. Catlin, c’est qu’il ne fait pas de peinture crâne, à laquelle tous nos jeunes gens les ont si bien accoutumés, que c’est maintenant la peinture classique.
L’an passé, j’ai déjà protesté contre le De profundis unanime, contre la conspiration des ingrats, à propos de MM. Devéria. Cette année-ci m’a donné raison. Bien des réputations précoces qui leur ont été substituées ne valent pas encore la leur. M. Achille Devéria surtout s’est fait remarquer au Salon de 1846 par un tableau, le Repos de la sainte famille, qui non seulement conserve toute la grâce particulière à ces charmants et fraternels génies, mais encore rappelle les sérieuses qualités des anciennes écoles ; — des écoles secondaires peut-être, qui ne l’emportent précisément ni par le dessin ni par la couleur, mais que l’ordonnance et la belle tradition placent néanmoins bien au-dessus des dévergondages propres aux époques de transition. Dans la grande bataille romantique, MM. Devéria firent partie du bataillon sacré des coloristes ; leur place était donc marquée ici. — Le tableau de M. Achille Devéria, dont la composition est excellente, frappe en outre l’esprit par un aspect doux et harmonieux.
M. Boissard, dont les débuts furent brillants aussi et pleins de promesses, est un de ces esprits excellents nourris des anciens maîtres ; sa Madeleine au désert est une peinture d’une bonne et saine couleur, — sauf les tons des chairs un peu tristes. La pose est heureusement trouvée.
Dans cet interminable Salon, où plus que jamais les différences sont effacées, où chacun dessine et peint un peu, mais pas assez pour mériter même d’être classé, — c’est une grande joie de rencontrer un franc et vrai peintre, comme M. Debon. Peut-être son Concert dans l’atelier est-il un tableau un peu trop artistique, Valentin , Jordaens et quelques autres y faisant leur partie ; mais au moins c’est de la belle et bien portante peinture, et qui indique dans l’auteur un homme parfaitement sûr de lui-même.
M. Duveau a fait le Lendemain d’une tempête. J’ignore s’il peut devenir un franc coloriste, mais quelques parties de son tableau le font espérer. — Au premier aspect, l’on cherche dans sa mémoire quelle scène historique il peut représenter. En effet, il n’y a guère que les Anglais qui osent donner de si vastes proportions au tableau de genre. — Du reste, il est bien ordonné, et paraît généralement bien dessiné. — Le ton un peu trop uniforme, qui choque d’abord l’œil, est sans doute un effet de la nature, dont toutes les parties paraissent singulièrement crues, après qu’elles ont été lavées par les pluies.
La Charité de M. Laemlein est une charmante femme qui tient par la main, et porte suspendus à son sein, des marmots de tous les climats, blancs, jaunes, noirs, etc… Certainement, M. Laemlein a le sentiment de la bonne couleur ; mais il y a dans ce tableau un grand défaut, c’est que le petit Chinois est si joli, et sa robe d’un effet si agréable qu’il occupe presque uniquement l’œil du spectateur. Ce petit mandarin trotte toujours dans la mémoire, et fera oublier le reste à beaucoup de gens.
M. Decamps est un de ceux qui, depuis de nombreuses années, ont occupé despotiquement la curiosité du public, et rien n’était plus légitime.
Cet artiste, doué d’une merveilleuse faculté d’analyse, arrivait souvent, par une heureuse concurrence de petits moyens, à des résultats d’un effet puissant. — S’il esquivait trop le détail de la ligne, et se contentait souvent du mouvement ou du contour général, si parfois ce dessin frisait le chic, — le goût minutieux de la nature, étudiée surtout dans ses effets lumineux, l’avait toujours sauvé et maintenu dans une région supérieure.
Si M. Decamps n’était pas précisément un dessinateur, dans le sens du mot généralement accepté, néanmoins il l’était à sa manière et d’une façon particulière. Personne n’a vu de grandes figures dessinées par lui ; mais certainement le dessin, c’est-à-dire la tournure de ses petits bonshommes, était accusé et trouvé avec une hardiesse et un bonheur remarquables. Le caractère et les habitudes de leurs corps étaient toujours visibles ; car M. Decamps sait faire comprendre un personnage avec quelques lignes. Ses croquis étaient amusants et profondément plaisants. C’était un dessin d’homme d’esprit, presque de caricaturiste ; car il possédait je ne sais quelle bonne humeur ou fantaisie moqueuse, qui s’attaquait parfaitement aux ironies de la nature : aussi ses personnages étaient-ils toujours posés, drapés ou habillés selon la vérité et les convenances et coutumes éternelles de leur individu. Seulement il y avait dans ce dessin une certaine immobilité, mais qui n’était pas déplaisante et complétait son orientalisme. Il prenait d’habitude ses modèles au repos, et quand ils couraient ils ressemblaient souvent à des ombres suspendues ou à des silhouettes arrêtées subitement dans leur course ; ils couraient comme dans un bas-relief. — Mais la couleur était son beau côté, sa grande et unique affaire. Sans doute M. Delacroix est un grand coloriste, mais non pas enragé. Il a bien d’autres préoccupations, et la dimension de ses toiles le veut ; pour M. Decamps, la couleur était la grande chose, c’était pour ainsi dire sa pensée favorite. Sa couleur splendide et rayonnante avait de plus un style très-particulier. Elle était, pour me servir de mots empruntés à l’ordre moral, sanguinaire et mordante. Les mets les plus appétissants, les drôleries cuisinées avec le plus de réflexion, les produits culinaires le plus âprement assaisonnés avaient moins de ragoût et de montant, exhalaient moins de volupté sauvage pour le nez et le palais d’un gourmand, que les tableaux de M. Decamps pour un amateur de peinture. L’étrangeté de leur aspect vous arrêtait, vous enchaînait et vous inspirait une invincible curiosité. Cela tenait peut-être aux procédés singuliers et minutieux dont use souvent l’artiste, qui élucubre, dit-on, sa peinture avec la volonté infatigable d’un alchimiste. L’impression qu’elle produisait alors sur l’âme du spectateur était si soudaine et si nouvelle, qu’il était difficile de se figurer de qui elle est fille, quel avait été le parrain de ce singulier artiste, et de quel atelier était sorti ce talent solitaire et original. — Certes, dans cent ans, les historiens auront du mal à découvrir le maître de M. Decamps. — Tantôt il relevait des anciens maîtres les plus hardiment colorés de l’Ecole flamande ; mais il avait plus de style qu’eux et il groupait ses figures avec plus d’harmonie ; tantôt la pompe et la trivialité de Rembrandt le préoccupaient vivement ; d’autres fois on retrouvait dans ses ciels un souvenir amoureux des ciels du Lorrain. Car M. Decamps était paysagiste aussi, et paysagiste du plus grand mérite : ses paysages et ses figures ne faisaient qu’un et se servaient réciproquement. Les uns n’avaient pas plus d’importance que les autres, et rien chez lui n’était accessoire ; tant chaque partie de la toile était travaillée avec curiosité, tant chaque détail était destiné à concourir à l’effet de l’ensemble ! — Rien n’était inutile, ni le rat qui traversait un bassin à la nage dans je ne sais quel tableau turc, plein de paresse et de fatalisme, ni les oiseaux de proie qui planaient dans le fond de ce chef-d’œuvre intitulé : le Supplice des crochets.
Le soleil et la lumière jouaient alors un grand rôle dans la peinture de M. Decamps. Nul n’étudiait avec autant de soin les effets de l’atmosphère. Les jeux les plus bizarres et les plus invraisemblables de l’ombre et de la lumière lui plaisaient avant tout. Dans un tableau de M. Decamps, le soleil brûlait véritablement les murs blancs et les sables crayeux ; tous les objets colorés avaient une transparence vive et animée. Les eaux étaient d’une profondeur inouïe ; les grandes ombres qui coupent les pans des maisons et dorment étirées sur le sol ou sur l’eau avaient une indolence et un farniente d’ombres indéfinissables. Au milieu de cette nature saisissante, s’agitaient ou rêvaient de petites gens, tout un petit monde avec sa vérité native et comique.
Les tableaux de M. Decamps étaient donc pleins de poésie, et souvent de rêverie ; mais là où d’autres, comme Delacroix, arriveraient par un grand dessin, un choix de modèle original ou une large et facile couleur, M. Decamps arrivait par l’intimité du détail. Le seul reproche, en effet, qu’on lui pouvait faire, était de trop s’occuper de l’exécution matérielle des objets ; ses maisons étaient en vrai plâtre, en vrai bois, ses murs en vrai mortier de chaux ; et devant ces chefs-d’œuvre l’esprit était souvent attristé par l’idée douloureuse du temps et de la peine consacrés à les faire. Combien n’eussent-ils pas été plus beaux, exécutés avec plus de bonhomie !
L’an passé, quand M. Decamps, armé d’un crayon, voulut lutter avec Raphaël et Poussin,
— les flâneurs enthousiastes de la plaine et de la montagne, ceux-là qui ont un cœur
grand comme le monde, mais qui ne veulent pas pendre les citrouilles aux branches des
chênes, et qui adoraient tous M. Decamps comme un des produits les plus curieux de la
création, se dirent entre eux : « Si Raphaël empêche Decamps de dormir, adieu nos
Decamps ! Qui les fera désormais ? — Hélas ! MM. Guignet et Chacaton. »
Et cependant M. Decamps a reparu cette année avec des choses turques, des paysages, des tableaux de genre et un Effet de pluie ; mais il a fallu les chercher : ils ne sautaient plus aux yeux.
M. Decamps, qui sait si bien faire le soleil, n’a pas su faire la pluie ; puis il a fait nager des canards dans de la pierre, etc. L’Ecole turque, néanmoins, ressemble à ses bons tableaux ; ce sont bien là ces beaux enfants que nous connaissons, et cette atmosphère lumineuse et poussiéreuse d’une chambre où le soleil veut entrer tout entier.
Il me paraît si facile de nous consoler avec les magnifiques Decamps qui ornent les galeries que je ne veux pas analyser les défauts de ceux-ci. Ce serait une besogne puérile, que tout le monde fera du reste très-bien.
Parmi les tableaux de M. Penguilly-l’Haridon, qui sont tous d’une bonne facture, — petits tableaux largement peints, et néanmoins avec finesse, — un surtout se fait voir et attire les yeux : Pierrot présente à l’assemblée ses compagnons Arlequin et Polichinelle.
Pierrot, un œil ouvert et l’autre fermé, avec cet air matois qui est de tradition, montre au public Arlequin qui s’avance en faisant les ronds de bras obligés, une jambe crânement posée en avant. Polichinelle le suit, — tête un peu avinée, œil plein de fatuité, pauvres petites jambes dans de grands sabots. Une figure ridicule, grand nez, grandes lunettes, grandes moustaches en croc, apparaît entre deux rideaux. — Tout cela est d’une jolie couleur, fine et simple, et ces trois personnages se détachent parfaitement sur un fond gris. Ce qu’il y a de saisissant dans ce tableau vient moins encore de l’aspect que de la composition, qui est d’une simplicité excessive. — Le Polichinelle, qui est essentiellement comique, rappelle celui du Charivari anglais, qui pose l’index sur le bout de son nez, pour exprimer combien il en est fier ou combien il en est gêné. Je reprocherai à M. Penguilly de n’avoir pas pris le type de Deburau, qui est le vrai pierrot actuel, le pierrot de l’histoire moderne, et qui doit avoir sa place dans tous les tableaux de parade.
Voici maintenant une autre fantaisie beaucoup moins habile et moins savante, et qui est d’autant plus belle qu’elle est peut-être involontaire : la Rixe des mendiants, par M. Manzoni. Je n’ai jamais rien vu d’aussi poétiquement brutal, même dans les orgies les plus flamandes. — Voici en six points les différentes impressions du passant devant ce tableau : I° vive curiosité ; 2° quelle horreur ! 3° c’est mal peint, mais c’est une composition singulière et qui ne manque pas de charme ; 4° ce n’est pas aussi mal peint qu’on le croirait d’abord ; 5° revoyons donc ce tableau ; 6° souvenir durable.
Il y a là dedans une férocité et une brutalité de manière assez bien appropriées au sujet, et qui rappellent les violentes ébauches de Goya. — Ce sont bien du reste les faces les plus patibulaires qui se puissent voir ; c’est un mélange singulier de chapeaux défoncés, de jambes de bois, de verres cassés, de buveurs vaincus ; la luxure, la férocité et l’ivrognerie agitant leurs haillons.
La beauté rougeaude qui allume les désirs de ces messieurs est d’une bonne touche, et bien faite pour plaire aux connaisseurs. J’ai rarement vu quelque chose d’aussi comique que ce malheureux collé sur le mur, et que son voisin a victorieusement cloué avec une fourche.
Quant au second tableau, l’Assassinat nocturne, il est d’un aspect moins étrange. La couleur en est terne et vulgaire, et le fantastique ne gît que dans la manière dont la scène est représentée. Un mendiant tient un couteau levé sur un malheureux qu’on fouille et qui se meurt de peur. Ces demi-masques blancs, qui consistent en des nez gigantesques, sont fort drôles, et donnent à cette scène d’épouvante un cachet des plus singuliers.
M. Villa-Amil a peint la Salle du trône à Madrid. On dirait au premier abord que c’est fait avec une grade bonhomie ; mais en regardant plus attentivement, on reconnaît une grande habileté dans l’ordonnance et la couleur générale de cette peinture décorative. C’est d’un ton moins fin peut-être, mais d’une couleur plus ferme que les tableaux du même genre qu’affectionne M. Roberts. Il y a cependant ce défaut que le plafond a moins l’air d’un plafond que d’un ciel véritable.
MM. Wattier et Perèse traitent d’habitude des sujets presque semblables, de belles dames en costumes anciens dans des parcs, sous de vieux ombrages ; mais M. Perèse a cela pour lui qu’il peint avec beaucoup plus de bonhomie, et que son nom ne lui commande pas la singerie de Watteau. Malgré la finesse étudiée des figures de M. Wattier, M. Perèse lui est supérieur par l’invention. Il y a du reste entre leurs compositions la même différence qu’entre la galanterie sucrée du temps de Louis XV et la galanterie loyale du siècle de Louis XIII.
L’école Couture, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — a beaucoup trop donné cette année.
M. Diaz de la Pena, qui est en petit l’expression hyperbolique de cette petite école, part de ce principe qu’une palette est un tableau. Quant à l’harmonie générale, M. Diaz pense qu’on la rencontre toujours. Pour le dessin, — le dessin du mouvement, le dessin des coloristes, — il n’en est pas question ; les membres de toutes ces petites figures se tiennent à peu près comme des paquets de chiffons ou comme des bras et des jambes dispersés par l’explosion d’une locomotive. — Je préfère le kaléidoscope, parce qu’il ne fait pas les Délaissées ou le Jardin des Amours ; il fournit des dessins de châle ou de tapis, et son rôle est modeste. — M. Diaz est coloriste, il est vrai ; mais élargissez le cadre d’un pied, et les forces lui manquent, parce qu’il ne connaît pas la nécessité d’une couleur générale. C’est pourquoi ses tableaux ne laissent pas de souvenir.
Chacun a son rôle, dites-vous. La grande peinture n’est point faite pour tout le monde. Un beau dîner contient des pièces de résistance et des hors-d’œuvre. Oserez-vous être ingrat envers les saucissons d’Arles, les piments, les anchois, l’aïoli, etc. ? — Hors-d’œuvre appétissants, dites-vous ? — Non pas, mais bonbons et sucreries écœurantes. — Qui voudrait se nourrir de dessert ? C’est à peine si on l’effleure, quand on est content de son dîner.
M. Célestin Nanteuil sait poser une touche, mais ne sait pas établir les proportions et l’harmonie d’un tableau.
M. Verdier peint raisonnablement, mais je le crois foncièrement ennemi de la pensée.
M. Muller, l’homme aux Sylphes, le grand amateur des sujets poétiques, — des sujets ruisselants de poésie, — a fait un tableau qui s’appelle Primavera. Les gens qui ne savent pas l’italien croiront que cela veut dire Décaméron.
La couleur de M. Faustin Besson perd beaucoup à n’être plus troublée et miroitée par les vitres de la boutique Deforge.
Quant à M. Fontaine, c’est évidemment un homme sérieux ; il nous a fait M. de Béranger entouré de marmots des deux sexes, et initiant la jeunesse aux mystères de la peinture Couture.
Grands mystères, ma foi ! — Une lumière rose ou couleur de pêche et une ombre verte, c’est là que gît toute la difficulté. — Ce qu’il y a de terrible dans cette peinture, c’est qu’elle se fait voir ; on l’aperçoit de très-loin.
De tous ces messieurs, le plus malheureux sans doute est M. Couture, qui joue en tout ceci le rôle intéressant d’une victime. — Un imitateur est un indiscret qui vend une surprise.
Dans les différentes spécialités des sujets bas-bretons, catalans, suisses, normands, etc., MM. Armand et Adolphe Leleux sont dépassés par M. Guillemin, qui est inférieur à M. Hédouin, qui lui-même le cède à M. Haffner.
J’ai entendu plusieurs fois faire à MM. Leleux ce singulier reproche que, Suisses, Espagnols ou Bretons, tous leurs personnages avaient l’air breton.
M. Hédouin est certainement un peintre de mérite, qui possède une touche ferme et qui entend la couleur ; il parviendra sans doute à se constituer une originalité particulière.
Quant à M. Haffner, je lui en veux d’avoir fait une fois un portrait dans une manière romantique et superbe, et de n’en avoir point fait d’autres ; je croyais que c’était un grand artiste plein de poésie et surtout d’invention, un portraitiste de premier ordre, qui lâchait quelques rapinades à ses heures perdues ; mais il paraît que ce n’est qu’un peintre.
VII. De l’idéal et du modèle
La couleur étant la chose la plus naturelle et la plus visible, le parti des coloristes est le plus nombreux et le plus important. L’analyse, qui facilite les moyens d’exécution, a dédoublé la nature en couleur et ligne, et avant de procéder à l’examen des hommes qui composent le second parti, je crois utile d’expliquer ici quelques-uns des principes qui les dirigent, parfois même à leur insu.
Le titre de ce chapitre est une contradiction, ou plutôt un accord de contraires ; car le dessin du grand dessinateur doit résumer l’idéal et le modèle.
La couleur est composée de masses colorées qui sont faites d’une infinité de tons, dont l’harmonie fait l’unité : ainsi la ligne, qui a ses masses et ses généralités, se subdivise en une foule de lignes particulières, dont chacune est un caractère du modèle.
La circonférence, idéal de la ligne courbe, est comparable à une figure analogue composée d’une infinité de lignes droites, qui doit se confondre avec elle, les angles intérieurs s’obtusant de plus en plus.
Mais comme il n’y a pas de circonférence parfaite, l’idéal absolu est une bêtise. Le goût exclusif du simple conduit l’artiste nigaud à l’imitation du même type. Les poëtes, les artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l’idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu’est-ce que chacun ferait désormais de son pauvre moi, — de sa ligne brisée ?
J’ai déjà remarqué que le souvenir était le grand criterium de l’art ; l’art est une mnémotechnie du beau : or l’imitation exacte gâte le souvenir. Il y a de ces misérables peintres, pour qui la moindre verrue est une bonne fortune ; non seulement ils n’ont garde de l’oublier, mais il est nécessaire qu’ils la fassent quatre fois plus grosse : aussi font-ils le désespoir des amants, et un peuple qui fait faire le portrait de son roi est un amant.
Trop particulariser ou trop généraliser empêchent également le souvenir ; à l’Apollon du Belvédère et au Gladiateur je préfère l’Antinoüs, car l’Antinoüs est l’idéal du charmant Antinoüs.
Quoique le principe universel soit un, la nature ne donne rien d’absolu, ni même de complet16 ; je ne vois que des individus. Tout animal, dans une espèce semblable, diffère en quelque chose de son voisin, et parmi les milliers de fruits que peut donner un même arbre il est impossible d’en trouver deux identiques, car ils seraient le même ; et la dualité, qui est la contradiction de l’unité, en est aussi la conséquence17. C’est surtout dans la race humaine que l’infini de la variété se manifeste d’une manière effrayante. Sans compter les grands types que la nature a distribués sous les différents climats, je vois chaque jour passer sous ma fenêtre un certain nombre de Kalmouks, d’Osages, d’Indiens, de Chinois et de Grecs antiques, tous plus ou moins parisianisés. Chaque individu est une harmonie ; car il vous est maintes fois arrivé de vous retourner à un son de voix connu, et d’être frappé d’étonnement devant une créature inconnue, souvenir vivant d’une autre créature douée de gestes et d’une voix analogues. Cela est si vrai que Lavater a dressé une nomenclature des nez et des bouches qui jurent de figurer ensemble, et constaté plusieurs erreurs de ce genre dans les anciens artistes, qui ont revêtu quelquefois des personnages religieux ou historiques de formes contraires à leur caractère. Que Lavater se soit trompé dans le détail, c’est possible ; mais il avait l’idée du principe. Telle main veut tel pied ; chaque épiderme engendre son poil. Chaque individu a donc son idéal.
Je n’affirme pas qu’il y ait autant d’idéals primitifs que d’individus, car un moule donne plusieurs épreuves ; mais il y a dans l’âme du peintre autant d’idéals que d’individus, parce qu’un portrait est un modèle compliqué d’un artiste.
Ainsi l’idéal n’est pas cette chose vague, ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; un idéal, c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l’éclatante vérité de son harmonie native.
La première qualité d’un dessinateur est donc l’étude lente et sincère de son modèle. Il faut non seulement que l’artiste ait une intuition profonde du caractère du modèle, mais encore qu’il le généralise quelque peu, qu’il exagère volontairement quelques détails, pour augmenter la physionomie et rendre son expression plus claire.
Il est curieux de remarquer que, guidé par ce principe, — que le sublime doit fuir les détails, — l’art pour se perfectionner revient vers son enfance. — Les premiers artistes aussi n’exprimaient pas les détails. Toute la différence, c’est qu’en faisant tout d’une venue les bras et les jambes de leurs figures, ce n’étaient pas eux qui fuyaient les détails, mais les détails qui les fuyaient ; car pour choisir il faut posséder.
Le dessin est une lutte entre la nature et l’artiste, où l’artiste triomphera d’autant plus facilement qu’il comprendra mieux les intentions de la nature. Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter dans une langue plus simple et plus lumineuse.
L’introduction du portrait, c’est-à-dire du modèle idéalisé, dans les sujets d’histoire, de religion ou de fantaisie, nécessite d’abord un choix exquis du modèle, et peut certainement rajeunir et revivifier la peinture moderne, trop encline, comme tous nos arts, à se contenter de l’imitation des anciens.
Tout ce que je pourrais dire de plus sur les idéals me paraît inclus dans un chapitre de Stendhal, dont le titre est aussi clair qu’insolent :
« Comment l’emporter sur Raphaël ?
« Dans les scènes touchantes produites par les passions, le grand peintre des temps modernes, si jamais il paraît, donnera à chacune de ses personnes la beauté idéale tirée du tempérament fait pour sentir le plus vivement l’effet de cette passion.
« Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou mélancolique ; Lovelace, flegmatique ou bilieux. Le bon curé Primerose, l’aimable Cassio n’auront pas le tempérament bilieux ; mais le juif Shylock, mais le sombre Iago, mais lady Macbeth, mais Richard III ; l’aimable et pure Imogène sera un peu flegmatique.
« D’après ses premières observations, l’artiste a fait l’Apollon du Belvédère. Mais se réduira-t-il à donner froidement des copies de l’Apollon toutes les fois qu’il voudra présenter un dieu jeune et beau ? Non, il mettra un rapport entre l’action et le genre de beauté. Apollon, délivrant la terre du serpent Python, sera plus fort ; Apollon, cherchant à plaire à Daphné, aura des traits plus délicats18. »
VIII. De quelques dessinateurs
Dans le chapitre précédent, je n’ai point parlé du dessin imaginatif ou de création, parce qu’il est en général le privilège des coloristes. Michel-Ange, qui est à un certain point de vue l’inventeur de l’idéal chez les modernes, seul a possédé au suprême degré l’imagination du dessin sans être coloriste. Les purs dessinateurs sont des naturalistes doués d’un sens excellent ; mais ils dessinent par raison, tandis que les coloristes, les grands coloristes, dessinent par tempérament, presque à leur insu. Leur méthode est analogue à la nature ; ils dessinent parce qu’ils colorent, et les purs dessinateurs, s’ils voulaient être logiques et fidèles à leur profession de foi, se contenteraient du crayon noir. Néanmoins ils s’appliquent à la couleur avec une ardeur inconcevable, et ne s’aperçoivent point de leurs contradictions. Ils commencent par délimiter les formes d’une manière cruelle et absolue, et veulent ensuite remplir ces espaces. Cette méthode double contrarie sans cesse leurs efforts, et donne à toutes leurs productions je ne sais quoi d’amer, de pénible et de contentieux. Elles sont un procès éternel, une dualité fatigante. Un dessinateur est un coloriste manqué.
Cela est si vrai que M. Ingres, le représentant le plus illustre de l’école naturaliste dans le dessin, est toujours au pourchas de la couleur. Admirable et malheureuse opiniâtreté ! C’est l’éternelle histoire des gens qui vendraient la réputation qu’ils méritent pour celle qu’ils ne peuvent obtenir. M. Ingres adore la couleur, comme une marchande de modes. C’est peine et plaisir à la fois que de contempler les efforts qu’il fait pour choisir et accoupler ses tons. Le résultat, non pas toujours discordant, mais amer et violent, plaît toujours aux poëtes corrompus ; encore quand leur esprit fatigué s’est longtemps réjoui dans ces luttes dangereuses, il veut absolument se reposer sur un Velasquez ou un Lawrence.
Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c’est à cause de ce dessin tout particulier, dont j’analysais tout à l’heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu’à présent l’idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de l’idéal ; son dessin, souvent peu chargé, ne contient pas beaucoup de traits ; mais chacun rend un contour important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peintures, — souvent ses élèves ; — ils rendent d’abord les minuties, et c’est pour cela qu’ils enchantent le vulgaire, dont l’œil dans tous les genres ne s’ouvre que pour ce qui est petit.
Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que Raphaël, le roi populaire des dessinateurs. Raphaël a décoré des murs immenses ; mais il n’eût pas fait si bien que lui le portrait de votre mère, de votre ami, de votre maîtresse. L’audace de celui-ci est toute particulière, et combinée avec une telle ruse, qu’il ne recule devant aucune laideur et aucune bizarrerie : il a fait la redingote de M. Molé ; il a fait le carrick de Cherubini ; il a mis dans le plafond d’Homère, — œuvre qui vise à l’idéal plus qu’aucune autre, — un aveugle, un borgne, un manchot et un bossu. La nature le récompense largement de cette adoration païenne. Il pourrait faire de Mayeux une chose sublime.
La belle Muse de Cherubini est encore un portrait. Il est juste de dire que si M. Ingres, privé de l’imagination du dessin, ne sait pas faire de tableaux, au moins dans de grandes proportions, ses portraits sont presque des tableaux, c’est-à-dire des poëmes intimes.
Talent avare, cruel, coléreux et souffrant, mélange singulier de qualités contraires, toutes mises au profit de la nature, et dont l’étrangeté n’est pas un des moindres charmes ; — flamand dans l’exécution, individualiste et naturaliste dans le dessin, antique par ses sympathies et idéaliste par raison.
Accorder tant de contraires n’est pas une mince besogne : aussi n’est-ce pas sans raison qu’il a choisi pour étaler les mystères religieux de son dessin un jour artificiel et qui sert à rendre sa pensée plus claire, — semblable à ce crépuscule où la nature mal éveillée nous apparaît blafarde et crue, où la campagne se révèle sous un aspect fantastique et saisissant.
Un fait assez particulier et que je crois inobservé dans le talent de M. Ingres, c’est qu’il s’applique plus volontiers aux femmes ; il les fait telles qu’il les voit, car on dirait qu’il les aime trop pour les vouloir changer ; il s’attache à leurs moindres beautés avec une âpreté de chirurgien ; il suit les plus légères ondulations de leurs lignes avec une servilité d’amoureux. L’Angélique, les deux Odalisques, le Portrait de Mme d’Haussonville, sont des œuvres d’une volupté profonde. Mais toutes ces choses ne nous apparaissent que dans un jour presque effrayant ; car ce n’est ni l’atmosphère dorée qui baigne les champs de l’idéal, ni la lumière tranquille et mesurée des régions sublunaires.
Les œuvres de M. Ingres, qui sont le résultat d’une attention excessive, veulent une attention égale pour être comprises. Filles de la douleur, elles engendrent la douleur. Cela tient, comme je l’ai expliqué plus haut, à ce que sa méthode n’est pas une et simple, mais bien plutôt l’emploi de méthodes successives.
Autour de M. Ingres, dont l’enseignement a je ne sais quelle autorité fanatisante, se sont groupés quelques hommes dont les plus connus sont MM. Flandrin, Lehmann et Amaury Duval.
Mais quelle distance immense du maître aux élèves ! M. Ingres est encore seul de son école. Sa méthode est le résultat de sa nature, et, quelque bizarre et obstinée qu’elle soit, elle est franche et pour ainsi dire involontaire. Amoureux passionné de l’antique et de son modèle, respectueux serviteur de la nature, il fait des portraits qui rivalisent avec les meilleures sculptures romaines. Ces messieurs ont traduit en système, froidement, de parti pris, pédantesquement, la partie déplaisante et impopulaire de son génie ; car ce qui les distingue avant tout, c’est la pédanterie. Ce qu’ils ont vu et étudié dans le maître, c’est la curiosité et l’érudition. De là ces recherches de maigreur, de pâleur et toutes ces conventions ridicules, adoptées sans examen et sans bonne foi. Ils sont allés dans le passé, loin, bien loin, copier avec une puérilité servile de déplorables erreurs, et se sont volontairement privés de tous les moyens d’exécution et de succès que leur avait préparés l’expérience des siècles. On se rappelle encore la Fille de Jephté pleurant sa virginité ; — ces longueurs excessives de mains et de pieds, ces ovales de têtes exagérés, ces afféteries ridicules, — conventions et habitudes du pinceau qui ressemblent passablement à du chic, sont des défauts singuliers chez un adorateur fervent de la forme. Depuis le portrait de la princesse Belgiojoso, M. Lehmann ne fait plus que des yeux trop grands, où la prunelle nage comme une huître dans une soupière. — Cette année, il a envoyé des portraits et des tableaux. Les tableaux sont les Océanides, Hamlet et Ophélie. Les Océanides sont une espèce de Flaxman, dont l’aspect est si laid, qu’il ôte l’envie d’examiner le dessin. Dans les portraits d’Hamlet et d’Ophélie, il y a une prétention visible à la couleur, — le grand dada de l’école ! Cette malheureuse imitation de la couleur m’attriste et me désole comme un Véronèse ou un Rubens copiés par un habitant de la lune. Quant à leur tournure et à leur esprit, ces deux figures me rappellent l’emphase des acteurs de l’ancien Bobino, du temps qu’on y jouait des mélodrames. Sans doute la main d’Hamlet est belle ; mais une main bien exécutée ne fait pas un dessinateur, et c’est vraiment trop abuser du morceau, même pour un ingriste.
Je crois que Mme Calamatta est aussi du parti des ennemis du soleil ; mais elle compose parfois ses tableaux assez heureusement, et ils ont un peu de cet air magistral que les femmes, même les plus littéraires et les plus artistes, empruntent aux hommes moins facilement que leurs ridicules.
M. Janmot a fait une Station, — le Christ portant sa croix, — dont la composition a du caractère et du sérieux, mais dont la couleur, non plus mystérieuse ou plutôt mystique, comme dans ses dernières œuvres, rappelle malheureusement la couleur de toutes les stations possibles. On devine trop, en regardant ce tableau cru et luisant, que M. Janmot est de Lyon. En effet, c’est bien là la peinture qui convient à cette ville de comptoirs, ville bigote et méticuleuse, où tout, jusqu’à la religion, doit avoir la netteté calligraphique d’un registre.
L’esprit du public a déjà associé souvent les noms de M. Curzon et
de M. Brillouin : seulement, leurs débuts promettaient plus
d’originalité. Cette année, M. Brillouin, — A quoi rêvent les jeunes
filles, — a été différent de lui-même, et M. Curzon s’est contenté de faire des
Brillouin. Leur façon rappelle l’école de Metz,
école littéraire, mystique
et allemande. M. Curzon, qui fait souvent de beaux paysages d’une généreuse couleur,
pourrait exprimer Hoffmann d’une manière moins érudite, — moins convenue. Bien qu’il
soit évidemment un homme d’esprit, — le choix de ses sujets suffit pour le prouver, — on
sent que le souffle hoffmannesque n’a point passé par là. L’ancienne façon des artistes
allemands ne ressemble nullement à la façon de ce grand poëte, dont les compositions ont
un caractère bien plus moderne et bien plus romantique. C’est en vain que l’artiste,
pour obvier à ce défaut capital, a choisi, parmi les contes les moins fantastiques de
tous, Maître Martin et ses apprentis, dont Hoffmann lui-même disait :
« C’est le plus médiocre de mes ouvrages ; il n’y a ni terrible ni grotesque,
qui sont les deux choses par où je vaux le plus ! »
Et malgré cela, jusque
dans Maître Martin, les lignes sont plus flottantes et l’atmosphère
plus chargée d’esprits que ne les a faites M. Curzon.
A proprement parler, la place de M. Vidal n’est point ici, car ce n’est pas un vrai dessinateur. Cependant elle n’est pas trop mal choisie, car il a quelques-uns des travers et des ridicules de MM. les ingristes, c’est-à-dire le fanatisme du petit et du joli, et l’enthousiasme du beau papier et des toiles fines. Ce n’est point là l’ordre qui règne et circule autour d’un esprit fort et vigoureux, ni la propreté suffisante d’un homme de bon sens ; c’est la folie de la propreté.
Le préjugé Vidal a commencé, je crois, il y a trois ou quatre ans. À cette époque toutefois ses dessins étaient moins pédants et moins maniérés qu’aujourd’hui.
Je lisais ce matin un feuilleton de M. Théophile Gautier, où il fait à M. Vidal un grand éloge de savoir rendre la beauté moderne. — Je ne sais pourquoi M. Théophile Gautier a endossé cette année le carrick et la pèlerine de l’homme bienfaisant ; car il a loué tout le monde, et il n’est si malheureux barbouilleur dont il n’ait catalogué les tableaux. Est-ce que par hasard l’heure de l’Académie, heure solennelle et soporifique, aurait sonné pour lui, qu’il est déjà si bon homme ? et la prospérité littéraire a-t-elle de si funestes conséquences qu’elle contraigne le public à nous rappeler à l’ordre et à nous remettre sous les yeux nos anciens certificats de romantisme ? La nature a doué M. Gautier d’un esprit excellent, large et poétique. Tout le monde sait quelle sauvage admiration il a toujours témoignée pour les œuvres franches et abondantes. Quel breuvage MM. les peintres ont-ils versé cette année dans son vin, ou quelle lorgnette a-t-il choisie pour aller à sa tâche ?
M. Vidal connaît la beauté moderne ! Allons donc ! Grâce à la nature, nos femmes n’ont pas tant d’esprit et ne sont pas si précieuses ; mais elle sont bien autrement romantiques. — Regardez la nature, monsieur ; ce n’est pas avec de l’esprit et des crayons minutieusement apointés qu’on fait de la peinture ; car quelques-uns vous rangent, je ne sais trop pourquoi, dans la noble famille des peintres. Vous avez beau appeler vos femmes Fatinitza, Stella, Vanessa, Saison des roses, — un tas de noms de pommades ! — tout cela ne fait pas des femmes poétiques. Une fois vous avez voulu faire l’Amour de soi-même, — une grande et belle idée, une idée souverainement féminine, — vous n’avez pas su rendre cette âpreté gourmande et ce magnifique égoïsme. Vous n’avez été que puéril et obscur.
Du reste, toutes ces afféteries passeront comme des onguents rancis. Il suffit d’un rayon de soleil pour en développer toute la puanteur. J’aime mieux laisser le temps faire son affaire que de perdre le mien à vous expliquer toutes les mesquineries de ce pauvre genre.
IX. Du portrait
Il y a deux manières de comprendre le portrait, — l’histoire et le roman.
L’une est de rendre fidèlement, sévèrement, minutieusement, le contour et le modelé du modèle, ce qui n’exclut pas l’idéalisation, qui consistera pour les naturalistes éclairés à choisir l’attitude la plus caractéristique, celle qui exprime le mieux les habitudes de l’esprit ; en outre, de savoir donner à chaque détail important une exagération raisonnable, de mettre en lumière tout ce qui est naturellement saillant, accentué et principal, et de négliger ou de fondre dans l’ensemble tout ce qui est insignifiant, ou qui est l’effet d’une dégradation accidentelle.
Les chefs de l’école historique sont David et Ingres ; les meilleurs exemples sont les portraits de David qu’on a pu voir à l’Exposition Bonne-Nouvelle, et ceux de M. Ingres, comme MM. Bertin et Cherubini.
La seconde méthode, celle particulière aux coloristes, est de faire du portrait un tableau, un poëme avec ses accessoires, plein d’espace et de rêverie. Ici l’art est plus difficile, parce qu’il est plus ambitieux. Il faut savoir baigner une tête dans les molles vapeurs d’une chaude atmosphère, ou la faire sortir des profondeurs d’un crépuscule. Ici, l’imagination a une plus grande part, et cependant, comme il arrive souvent que le roman est plus vrai que l’histoire, il arrive aussi qu’un modèle est plus clairement exprimé par le pinceau abondant et facile d’un coloriste que par le crayon d’un dessinateur.
Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton.
En général, MM. Flandrin, Amaury-Duval et Lehmann, ont cette excellente qualité, que leur modelé est vrai et fin. Le morceau y est bien conçu, exécuté facilement et tout d’une haleine ; mais leurs portraits sont souvent entachés d’une afféterie prétentieuse et maladroite. Leur goût immodéré pour la distinction leur joue à chaque instant de mauvais tours. On sait avec quelle admirable bonhomie ils recherchent les tons distingués, c’est-à-dire des tons qui, s’ils étaient intenses, hurleraient comme le diable et l’eau bénite, comme le marbre et le vinaigre ; mais comme ils sont excessivement pâlis et pris à une dose homéopathique, l’effet en est plutôt surprenant que douloureux : c’est là le grand triomphe !
La distinction dans le dessin consiste à partager les préjugés de certaines mijaurées, frottées de littératures malsaines, qui ont en horreur les petits yeux, les grands pieds, les grandes mains, les petits fronts et les joues allumées par la joie et la santé, — toutes choses qui peuvent être fort belles.
Cette pédanterie dans la couleur et le dessin nuit toujours aux œuvres de ces
messieurs, quelque recommandables qu’elles soient d’ailleurs. Ainsi, devant le portrait
bleu de M. Amaury-Duval et bien d’autres portraits de femmes
ingristes ou ingrisées, j’ai senti passer dans mon esprit, amenées par je ne sais quelle
association d’idées, ces sages paroles du chien Berganza, qui fuyait les bas-bleus aussi ardemment que ces messieurs les recherchent :
« Corinne ne t’a-t-elle jamais paru insupportable ?
∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙ A l’idée de la voir s’approcher de moi, animée
d’une vie véritable, je me sentais comme oppressé par une sensation pénible, et
incapable de conserver auprès d’elle ma sérénité et ma liberté d’esprit.
∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙∙ Quelque beaux que pussent être son bras ou sa main, jamais je
n’aurais pu supporter ses
caresses sans une certaine répugnance, un
certain frémissement intérieur qui m’ôte ordinairement l’appétit. — Je ne parle ici
qu’en ma qualité de chien ! »
J’ai éprouvé la même sensation que le spirituel Berganza devant presque tous les portraits de femmes, anciens ou présents, de MM. Flandrin, Lehmann et Amaury-Duval, malgré les belles mains, réellement bien peintes, qu’ils savent leur faire, et la galanterie de certains détails. Dulcinée de Toboso elle-même, en passant par l’atelier de ces messieurs, en sortirait diaphane et bégueule comme une élégie, et amaigrie par le thé et le beurre esthétiques.
Ce n’est pourtant pas ainsi, — il faut le répéter sans cesse, — que M. Ingres comprend les choses, le grand maître !
Dans le portrait compris suivant la seconde méthode, MM. Dubufe père, Winterhalter, Lépaulle et Mme Frédérique O’Connel, avec un goût plus sincère de la nature et une couleur plus sérieuse, auraient pu acquérir une gloire légitime.
M. Dubufe aura longtemps encore le privilège des portraits élégants ; son goût naturel et quasi poétique sert à cacher ses innombrables défauts.
Il est à remarquer que les gens qui crient tant haro sur le bourgeois, à propos de M. Dubufe, sont les mêmes qui se sont laissé charmer par les têtes de bois de M. Pérignon. Qu’on aurait pardonné de choses à M. Delaroche, si l’on avait pu prévoir la fabrique Pérignon !
M. Winterhalter est réellement en décadence. — M. Lépaulle est toujours le même, un excellent peintre parfois, toujours dénué de goût et de bon sens. — Des yeux et des bouches charmantes, des bras réussis, — avec des toilettes à faire fuir les honnêtes gens !
Mme O’Connel sait peindre librement et vivement ; mais sa couleur manque de consistance. C’est le malheureux défaut de la peinture anglaise, transparente à l’excès et toujours douée d’une trop grande fluidité.
Un excellent exemple du genre de portraits dont je voulais tout à l’heure caractériser l’esprit est ce portrait de femme, par M. Haffner, — noyé dans le gris et resplendissant de mystère, — qui, au Salon dernier, avait fait concevoir de si hautes espérances à tous les connaisseurs. Mais M. Haffner n’était pas encore un peintre de genre, cherchant à réunir et à fondre Diaz, Decamps et Troyon.
On dirait que Mme E. Gautier cherche à amollir un peu sa manière. Elle a tort.
MM. Tissier et J. Guignet ont conservé leur touche et leur couleur sûres et solides. En général, leurs portraits ont cela d’excellent qu’ils plaisent surtout par l’aspect, qui est la première impression et la plus importante.
M. Victor Robert, l’auteur d’une immense allégorie de l’Europe, est certainement un bon peintre, doué d’une main ferme ; mais l’artiste qui fait le portrait d’un homme célèbre ne doit pas se contenter d’une pâte heureuse et superficielle ; car il fait aussi le portrait d’un esprit. M. Granier de Cassagnac est beaucoup plus laid, ou, si l’on veut, beaucoup plus beau. D’abord le nez est plus large, et la bouche, mobile et irritable, est d’une malice et d’une finesse que le peintre a oubliées. M. Granier de Cassagnac a l’air plus petit et plus athlétique, — jusque dans le front. Cette pose est plutôt emphatique que respirant la force véritable, qui est son caractère. Ce n’est point là cette tournure martiale et provocante avec laquelle il aborde la vie et toutes ses questions. Il suffit de l’avoir vu fulminer à la hâte ses colères, avec des soubresauts de plume et de chaise, ou simplement de les avoir lues, pour comprendre qu’il n’est pas là tout entier. Le Globe, qui fuit dans la demi-teinte, est un enfantillage, — ou bien il fallait qu’il fût en pleine lumière !
J’ai toujours eu l’idée que M. L. Boulanger eût fait un excellent graveur ; c’est un ouvrier naïf et dénué d’invention qui gagne beaucoup à travailler sur autrui. Ses tableaux romantiques sont mauvais, ses portraits sont bons, — clairs, solides, facilement et simplement peints ; et, chose singulière, ils ont souvent l’aspect des bonnes gravures faites d’après les portraits de Van Dick. Ils ont ces ombres denses et ces lumières blanches des eaux-fortes vigoureuses. Chaque fois que M. L. Boulanger a voulu s’élever plus haut, il a fait du pathos. Je crois que c’est une intelligence honnête, calme et ferme, que les louanges exagérées des poëtes ont seules pu égarer.
Que dirai-je de M. L. Cogniet, cet aimable éclectique, ce peintre de tant de bonne volonté et d’une intelligence si inquiète que, pour bien rendre le portrait de M. Granet, il a imaginé d’employer la couleur propre aux tableaux de M. Granet, — laquelle est généralement noire, comme chacun sait depuis longtemps.
Mme de Mirbel est le seul artiste qui sache se tirer d’affaire dans ce difficile problème du goût et de la vérité. C’est à cause de cette sincérité particulière, et aussi de leur aspect séduisant, que ses miniatures ont toute l’importance de la peinture.
X. Du chic et du poncif
Le chic, mot affreux et bizarre et de moderne fabrique, dont j’ignore même l’orthographe19, mais que je suis obligé d’employer, parce qu’il est consacré par les artistes pour exprimer une monstruosité moderne, signifie : absence de modèle et de nature. Le chic est l’abus de la mémoire ; encore le chic est-il plutôt une mémoire de la main qu’une mémoire du cerveau ; car il est des artistes doués d’une mémoire profonde des caractères et des formes, — Delacroix ou Daumier, — et qui n’ont rien à démêler avec le chic.
Le chic peut se comparer au travail de ces maîtres d’écriture, doués d’une belle main et d’une bonne plume taillée pour l’anglaise ou la coulée, et qui savent tracer hardiment, les yeux fermés, en manière de paraphe, une tête de Christ ou le chapeau de l’empereur.
La signification du mot poncif a beaucoup d’analogie avec celle du mot chic. Néanmoins, il s’applique plus particulièrement aux expressions de tête et aux attitudes.
Il y a des colères poncif, des étonnements poncif, par exemple l’étonnement exprimé par un bras horizontal avec le pouce écarquillé.
Il y a dans la vie et dans la nature des choses et des êtres poncif, c’est-à-dire qui sont le résumé des idées vulgaires et banales qu’on se fait de ces choses et de ces êtres : aussi les grands artistes en ont horreur.
Tout ce qui est conventionnel et traditionnel relève du chic et du poncif.
Quand un chanteur met la main sur son cœur, cela veut dire d’ordinaire : je l’aimerai toujours ! — Serre-t-il les poings en regardant le souffleur ou les planches, cela signifie : il mourra, le traître ! — Voilà le poncif.
XI. De M. Horace Vernet
Tels sont les principes sévères qui conduisent dans la recherche du beau cet artiste éminemment national, dont les compositions décorent la chaumière du pauvre villageois et la mansarde du joyeux étudiant, le salon des maisons de tolérance les plus misérables et les palais de nos rois. Je sais bien que cet homme est un Français, et qu’un Français en France est une chose sainte et sacrée, — et même à l’étranger, à ce qu’on dit ; mais c’est pour cela même que je le hais.
Dans le sens le plus généralement adopté, Français veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à qui Michel-Ange donne le vertige et que Delacroix remplit d’une stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abîme, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours l’effet d’une émeute, et il n’aborde même son Molière qu’en tremblant et par ce qu’on lui a persuadé que c’était un auteur gai.
Aussi tous les honnêtes gens de France, excepté M. Horace Vernet, haïssent le Français. Ce ne sont pas des idées qu’il faut à ce peuple remuant, mais des faits, des récits historiques, des couplets et le Moniteur ! Voilà tout : jamais d’abstractions. Il a fait de grandes choses, mais il n’y pensait pas. On les lui a fait faire.
M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. — Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l’armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d’ailleurs pas plus longtemps que la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d’autres joies, — cette popularité, dis-je, cette vox populi, vox Dei, est pour moi une oppression.
Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français ; — comme je hais tel autre grand homme dont l’austère hypocrisie a rêvé le consulat et qui n’a récompensé le peuple de son amour que par de mauvais vers, des vers qui ne sont pas de la poésie, des vers bistournés et mal construits, pleins de barbarismes et de solécismes, mais aussi de civisme et de patriotisme.
Je le hais parce qu’il est né coiffé 20, et que l’art est pour lui chose claire et facile. — Mais il vous raconte votre gloire, et c’est la grande affaire. — Eh ! qu’importe au voyageur enthousiaste, à l’esprit cosmopolite qui préfère le beau à la gloire ?
Pour définir M. Horace Vernet d’une manière claire, il est l’antithèse absolue de l’artiste ; il substitue le chic au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à l’unité ; il fait des Meissonier grands comme le monde.
Du reste, pour remplir sa mission officielle, M. Horace Vernet est doué de deux qualités éminentes, l’une en moins, l’autre en plus : nulle passion et une mémoire d’almanach21 ! Qui sait mieux que lui combien il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure prend une guêtre ou une chaussure avachie par des étapes nombreuses ; à quel endroit des buffleteries le cuivre des armes dépose son ton vert-de-gris ? Aussi, quel immense public et quelle joie ! Autant de publics qu’il faut de métiers différents pour fabriquer des habits, des shakos, des sabres, des fusils et des canons ! Et toutes ces corporations réunies devant un Horace Vernet par l’amour commun de la gloire ! Quel spectacle !
Comme je reprochais un jour à quelques Allemands
leur goût pour Scribe et
Horace Vernet, ils me répondirent : « Nous admirons profondément Horace Vernet
comme le représentant le plus complet de son siècle. »
— A la bonne
heure !
On dit qu’un jour M. Horace Vernet alla voir Pierre de Cornélius ; et qu’il l’accabla de compliments. Mais il attendit longtemps la réciprocité ; car Pierre de Cornélius ne le félicita qu’une seule fois pendant toute l’entrevue, — sur la quantité de champagne qu’il pouvait absorber sans en être incommodé. — Vraie ou fausse, l’histoire a toute la vraisemblance poétique.
Qu’on dise encore que les Allemands sont un peuple naïf !
Bien des gens, partisans de la ligne courbe en matière d’éreintage, et qui n’aiment pas mieux que moi M. Horace Vernet, me reprocheront d’être maladroit. Cependant il n’est pas imprudent d’être brutal et d’aller droit au fait, quand à chaque phrase le je couvre un nous, nous immense, nous silencieux et invisible, — nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la guerre et des sottises nationales ; une génération pleine de santé, parce qu’elle est jeune, et qui pousse déjà à la queue, coudoie et fait ses trous, — sérieuse, railleuse et menaçante22 !
Deux autres faiseurs de vignettes et grands adorateurs du chic sont MM. Granet et Alfred Dedreux ; mais ils appliquent leur faculté d’improvisateur à des genres bien différents : M. Granet à la religion, M. Dedreux à la vie fashionable. L’un fait le moine, l’autre le cheval ; mais l’un est noir, l’autre est clair et brillant. M. Alfred Dedreux a cela pour lui qu’il sait peindre, et que ses peintures ont l’aspect vif et frais des décorations de théâtre. Il faut supposer qu’il s’occupe davantage de la nature dans les sujets qui font sa spécialité ; car ses études de chiens courants sont plus réelles et plus solides. Quant à ses Chasses, elles ont cela de comique que les chiens y jouent le grand rôle et pourraient manger chacun quatre chevaux. Ils rappellent les célèbres moutons dans les Vendeurs du Temple, de Jouvenet, qui absorbent Jésus-Christ.
XII. De l’éclectisme et du doute
Nous sommes, comme on le voit, dans l’hôpital de la peinture. Nous touchons aux plaies et aux maladies ; et celle-ci n’est pas une des moins étranges et des moins contagieuses.
Dans le siècle présent comme dans les anciens, aujourd’hui comme autrefois, les hommes forts et bien portants se partagent, chacun suivant son goût et son tempérament, les divers territoires de l’art, et s’y exercent en pleine liberté suivant la loi fatale du travail attrayant. Les uns vendangent facilement et à pleines mains dans les vignes dorées et automnales de la couleur ; les autres labourent avec patience et creusent péniblement le sillon profond du dessin. Chacun de ces hommes a compris que sa royauté était un sacrifice, et qu’à cette condition seule il pouvait régner avec sécurité jusqu’aux frontières qui la limitent. Chacun d’eux a une enseigne à sa couronne, et les mots écrits sur l’enseigne sont lisibles pour tout le monde. Nul d’entre eux ne doute de sa royauté, et c’est dans cette imperturbable conviction qu’est leur gloire et leur sérénité.
M. Horace Vernet lui-même, cet odieux représentant du chic, a le mérite de n’être pas un douteur. C’est un homme d’une humeur heureuse et folâtre, qui habite un pays artificiel dont les acteurs et les coulisses sont faits du même carton ; mais il règne en maître dans son royaume de parade et de divertissements.
Le doute, qui est aujourd’hui dans le monde moral la cause principale de toutes les affections morbides, et dont les ravages sont plus grands que jamais, dépend de causes majeures que j’analyserai dans l’avant-dernier chapitre, intitulé : Des écoles et des ouvriers. Le doute a engendré l’éclectisme, car les douteurs avaient la bonne volonté du salut.
L’éclectisme, aux différentes époques, s’est toujours cru plus grand que les doctrines anciennes, parce qu’arrivé le dernier il pouvait parcourir les horizons les plus reculés. Mais cette impartialité prouve l’impuissance des éclectiques. Des gens qui se donnent si largement le temps de la réflexion ne sont pas des hommes complets ; il leur manque une passion.
Les éclectiques n’ont pas songé que l’attention humaine est d’autant plus intense qu’elle est bornée et qu’elle limite elle-même son champ d’observations. Qui trop embrasse mal étreint.
C’est surtout dans les arts que l’éclectisme a eu les conséquences les plus visibles et les plus palpables, parce que l’art, pour être profond, veut une idéalisation perpétuelle qui ne s’obtient qu’en vertu du sacrifice, — sacrifice involontaire.
Quelque habile que soit un éclectique, c’est un homme faible ; car c’est un homme sans amour. Il n’a donc pas d’idéal, il n’a pas de parti pris ; — ni étoile ni boussole.
Il mêle quatre procédés différents qui ne produisent qu’un effet noir, une négation.
Un éclectique est un navire qui voudrait marcher avec quatre vents.
Une œuvre faite à un point de vue exclusif, quelque grands que soient ses défauts, a toujours un grand charme pour les tempéraments analogues à celui de l’artiste.
L’œuvre d’un éclectique ne laisse pas de souvenir.
Un éclectique ignore que la première affaire d’un artiste est de substituer l’homme à la nature et de protester contre elle. Cette protestation ne se fait pas de parti pris, froidement, comme un code ou une rhétorique ; elle est emportée et naïve, comme le vice, comme la passion, comme l’appétit. Un éclectique n’est donc pas un homme.
Le doute a conduit certains artistes à implorer le secours de tous les autres arts. Les essais de moyens contradictoires, l’empiétement d’un art sur un autre, l’importation de la poésie, de l’esprit et du sentiment dans la peinture, toutes ces misères modernes sont des vices particuliers aux éclectiques.
XIII. De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment
Un exemple désastreux de cette méthode, si l’on peut appeler ainsi l’absence de méthode, est M. Ary Scheffer.
Après avoir imité Delacroix, après avoir singé les coloristes, les dessinateurs français et l’école néo-chrétienne d’Owerbeck, M. Ary Scheffer s’est aperçu, — un peu tard sans doute, — qu’il n’était pas né peintre. Dès lors il fallut recourir à d’autres moyens ; et il demanda aide et protection à la poésie.
Faute ridicule pour deux raisons : d’abord la poésie n’est pas le but immédiat du peintre ; quand elle se trouve mêlée à la peinture, l’œuvre n’en vaut que mieux, mais elle ne peut pas en déguiser les faiblesses. Chercher la poésie de parti pris dans la conception d’un tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle doit venir à l’insu de l’artiste. Elle est le résultat de la peinture elle-même ; car elle gît dans l’âme du spectateur, et le génie consiste à l’y réveiller. La peinture n’est intéressante que par la couleur et par la forme ; elle ne ressemble à la poésie qu’autant que celle-ci éveille dans le lecteur des idées de peinture.
En second lieu, et ceci est une conséquence de ces dernières lignes, il est à remarquer que les grands artistes, que leur instinct conduit toujours bien, n’ont pris dans les poëtes que des sujets très-colorés et très-visibles. Ainsi ils préfèrent Shakspeare à Arioste.
Or, pour choisir un exemple éclatant de la sottise de M. Ary Scheffer, examinons le
sujet du tableau intitulé Saint Augustin et sainte Monique. Un brave
peintre espagnol eût naïvement, avec la double piété de l’art de la religion, peint de
son mieux l’idée générale qu’il se faisait de saint Augustin et de sainte Monique. Mais
il ne s’agit pas de cela ; il faut surtout exprimer le passage suivant, — avec des
pinceaux et de la couleur : — « Nous cherchions entre nous quelle sera cette vie
éternelle que l’œil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas
>entendue, et où n’atteint pas le cœur de l’homme ! »
C’est le comble
de l’absurdité. Il me semble voir un danseur exécutant un pas de mathématiques !
Autrefois le public était bienveillant pour M. Ary Scheffer ; il retrouvait devant ces tableaux poétiques les plus chers souvenirs des grands poëtes, et cela lui suffisait. La vogue passagère de M. Ary Scheffer fut un hommage à la mémoire de Gœthe. Mais les artistes, même ceux qui n’ont qu’une originalité médiocre, ont montré depuis longtemps au public de la vraie peinture, exécutée avec une main sûre et d’après les règles les plus simples de l’art : aussi s’est-il dégoûté peu à peu de la peinture invisible, et il est aujourd’hui, à l’endroit de M. Ary Scheffer, cruel et ingrat, comme tous les publics. Ma foi ! il fait bien.
Du reste, cette peinture est si malheureuse, si triste, si indécise et si sale, que beaucoup de gens ont pris les tableaux de M. Ary Scheffer pour ceux de M. Henry Scheffer, un autre Girondin de l’art. Pour moi, ils me font l’effet. de tableaux de M. Delaroche, lavés par les grandes pluies.
Une méthode simple pour connaître la portée d’un artiste est d’examiner son public. E. Delacroix a pour lui les peintres et les poëtes ; M. Decamps, les peintres ; M. Horace Vernet, les garnisons, et M. Ary Scheffer, les femmes esthétiques qui se vengent de leurs fleurs blanches en faisant de la musique religieuse23.
Les singes du sentiment sont, en général, de mauvais artistes. S’il en était autrement, ils feraient autre chose que du sentiment.
Les plus forts d’entre eux sont ceux qui ne comprennent que le joli.
Comme le sentiment est une chose infiniment variable et multiple, comme la mode, il y a des singes de sentiment de différents ordres.
Le singe du sentiment compte surtout sur le livret. Il est à remarquer que le titre du tableau n’en dit jamais le sujet, surtout chez ceux qui, par un agréable mélange d’horreurs, mêlent le sentiment à l’esprit. On pourra ainsi, en élargissant la méthode, arriver au rébus sentimental.
Par exemple, vous trouvez dans le livret : Pauvre fileuse ! Eh bien, il se peut que le tableau représente un ver à soie femelle ou une chenille écrasée par un enfant. Cet âge est sans pitié.
Aujourd’hui et demain. — Qu’est-ce que cela ? Peut-être le drapeau blanc et le drapeau tricolore ; peut-être aussi un député triomphant, et le même dégommé. Non, — c’est une jeune vierge promue à la dignité de lorette, jouant avec les bijoux et les roses, et maintenant, flétrie et creusée, subissant sur la paille les conséquences de sa légèreté.
L’Indiscret. — Cherchez, je vous prie. — Cela représente un monsieur surprenant un album libertin dans les mains de deux jeunes filles rougissantes.
Celui-ci rentre dans la classe des tableaux de sentiment Louis XV, qui se sont, je crois, glissés au Salon à la suite de la Permission de dix heures. C’est, comme on le voit, un tout autre ordre de sentiments : ceux-ci sont moins mystiques.
En général, les tableaux de sentiment sont tirés des dernières poésies d’un bas-bleu quelconque, genre mélancolique et voilé ; ou bien ils sont une traduction picturale des criailleries du pauvre contre le riche, genre protestant ; ou bien empruntés à la sagesse des nations, genre spirituel ; quelquefois aux œuvres de M. Bouilly ou de Bernardin de Saint-Pierre, genre moraliste.
Voici encore quelques exemples de tableaux de sentiment : l’Amour à la campagne, bonheur, calme, repos, et l’Amour à la ville, cris, désordre, chaises et livres renversés : c’est une métaphysique à la portée des simples.
La Vie d’une jeune fille en quatre compartiments. — Avis à celles qui ont du penchant à la maternité !
L’Aumône d’une vierge folle. — Elle donne un sou gagné à la sueur de son front à l’éternel Savoyard qui monte la garde à la porte de Félix. Au dedans, les riches du jour se gorgent de friandises. Celui-là nous vient évidemment de la littérature Marion Delorme, qui consiste à prêcher les vertus des assassins et des filles publiques.
Que les Français ont d’esprit et qu’ils se donnent de mal pour se tromper ! Livres, tableaux, romances, rien n’est inutile, aucun moyen n’est négligé par ce peuple charmant, quand il s’agit pour lui de se monter un coup.
XIV. De quelques douteurs
Le doute revêt une foule de formes ; c’est un Protée qui souvent s’ignore lui-même. Ainsi les douteurs varient à l’infini, et je suis obligé de mettre en paquet plusieurs individus qui n’ont de commun que l’absence d’une individualité bien constituée.
Il y en a de sérieux et pleins d’une grande bonne volonté ; ceux-là, plaignons-les.
Ainsi M. Papety, que quelques-uns, ses amis surtout, avaient pris pour un coloriste lors de son retour de Rome, a fait un tableau d’un aspect affreusement désagréable, — Solon dictant ses lois ; — et qui rappelle, — peut-être parce qu’il est placé trop haut pour qu’on en puisse étudier les détails, — la queue ridicule de l’école impériale.
Voilà deux ans de suite que M. Papety donne, dans le même Salon, des tableaux d’un aspect tout différent.
M. Glaize compromet ses débuts par des œuvres d’un style commun et d’une composition embrouillée. Toutes les fois qu’il lui faut faire autre chose qu’une étude de femme, il se perd. M. Glaize croit qu’on devient coloriste par le choix exclusif de certains tons. Les commis étalagistes et les habilleurs de théâtre ont aussi le goût des tons riches ; mais cela ne fait pas le goût de l’harmonie.
Dans le Sang de Vénus, la Vénus est jolie, délicate et dans un bon mouvement ; mais la nymphe accroupie en face d’elle est d’un poncif affreux.
On peut faire à M. Matout les mêmes reproches à l’endroit de la couleur. De plus, un artiste qui s’est présenté autrefois comme dessinateur, et dont l’esprit s’appliquait surtout à l’harmonie combinée des lignes, doit éviter de donner à une figure des mouvements de cou et de bras improbables. Si la nature le veut, l’artiste idéaliste, qui veut être fidèle à ses principes, n’y doit pas consentir.
M. Chenavard est un artiste éminemment savant et piocheur, dont on a remarqué, il y a quelques années, le Martyr de saint Polycarpe, fait en collaboration avec M. Comairas. Ce tableau dénotait une science réelle de composition et une connaissance approfondie de tous les maîtres italiens. Cette année, M. Chenavard a encore fait preuve de goût dans le choix de son sujet et d’habileté dans son dessin ; mais quand on lutte contre Michel-Ange, ne serait-il pas convenable de l’emporter au moins par la couleur ?
M. A. Guignet porte toujours deux hommes dans son cerveau, Salvator et M. Decamps. M. Salvator Guignet peint avec de la sépia. M. Guignet Decamps est une entité diminuée par la dualité. — Les Condottières après un pillage sont faits dans la première manière ; Xerxès se rapproche de la seconde. — Du reste, ce tableau est assez bien composé, n’était le goût de l’érudition et de la curiosité, qui intrigue et amuse le spectateur et le détourne de la pensée principale ; c’est aussi le défaut des Pharaons.
MM. Brune et Gigoux sont déjà de vieilles réputations. Même dans son bon temps, M. Gigoux n’a guère fait que de vastes vignettes. Après de nombreux échecs, il nous a montré enfin un tableau qui, s’il n’est pas très-original, a du moins une assez belle tournure. Le Mariage de la sainte Vierge semble être l’œuvre d’un de ces maîtres nombreux de la décadence florentine, que la couleur aurait subitement préoccupé.
M. Brune rappelle les Carrache et les peintres éclectiques de la seconde époque : manière solide, mais d’âme peu ou point ; — nulle grande faute, mais nulle grande qualité.
S’il est des douteurs qui inspirent de l’intérêt, il en est de grotesques que le public revoit tous les ans avec cette joie méchante, particulière aux flâneurs ennuyés à qui la laideur excessive procure quelques instants de distraction.
M. Bard, l’homme aux folies froides, semble décidément succomber sous le fardeau qu’il s’était imposé. Il revient de temps à autre à sa manière naturelle, qui est celle de tout le monde. On m’a dit que l’auteur de la Barque de Caron était élève de M. Horace Vernet.
M. Biard est un homme universel. Cela semblerait indiquer qu’il ne doute pas le moins du monde, et que nul plus que lui n’est sûr de son fait ; mais remarquez bien que parmi cet effroyable bagage, — tableaux d’histoire, tableaux de voyages, tableaux de sentiment, tableaux spirituels, — il est un genre négligé. M. Biard a reculé devant le tableau de religion. Il n’est pas encore assez convaincu de son mérite.
XV. Du paysage
Dans le paysage, comme dans le portrait et le tableau d’histoire, on peut établir des classifications basées sur les méthodes différentes : ainsi il y a des paysagistes coloristes, des paysagistes dessinateurs et des imaginatifs ; des naturalistes idéalisant à leur insu, et des sectaires du poncif, qui s’adonnent à un genre particulier et étrange, qui s’appelle le Paysage historique.
Lors de la révolution romantique, les paysagistes, à l’exemple des plus célèbres Flamands, s’adonnèrent exclusivement à l’étude de la nature ; ce fut ce qui les sauva et donna un éclat particulier à l’école du paysage moderne. Leur talent consista surtout dans une adoration éternelle de l’œuvre visible, sous tous ses aspects et dans tous ses détails.
D’autres, plus philosophes et plus raisonneurs, s’occupèrent surtout du style, c’est-à-dire de l’harmonie des lignes principales, de l’architecture de la nature.
Quant au paysage de fantaisie, qui est l’expression de la rêverie humaine, l’égoïsme humain substitué à la nature, il fut peu cultivé. Ce genre singulier, dont Rembrandt, Rubens, Watteau et quelques livres d’étrennes anglais offrent les meilleurs exemples, et qui est en petit l’analogue des belles décorations de l’Opéra, représente le besoin naturel du merveilleux. C’est l’imagination du dessin importée dans le paysage : jardins fabuleux, horizons immenses, cours d’eau plus limpides qu’il n’est naturel, et coulant en dépit des lois de la topographie, rochers gigantesques construits dans des proportions idéales, brumes flottantes comme un rêve. Le paysage de fantaisie a eu chez nous peu d’enthousiastes, soit qu’il fût un fruit peu français, soit que l’école eût avant tout besoin de se retremper dans les sources purement naturelles.
Quant au paysage historique, dont je veux dire quelques mots en manière d’office pour les morts, il n’est ni la libre fantaisie, ni l’admirable servilisme des naturalistes : c’est la morale appliquée à la nature.
Quelle contradiction et quelle monstruosité ! La nature n’a d’autre morale que le fait, parce qu’elle est la morale elle-même : et néanmoins il s’agit de la reconstruire et de l’ordonner d’après des règles plus saines et plus pures, règles qui ne se trouvent pas dans le pur enthousiasme de l’idéal, mais dans des codes bizarres que les adeptes ne montrent à personne.
Ainsi la tragédie, — ce genre oublié des hommes, et dont on ne retrouve quelques échantillons qu’à la Comédie-Française, le théâtre le plus désert de l’univers, — la tragédie consiste à découper certains patrons éternels, qui sont l’amour, la haine, l’amour filial, l’ambition, etc., et, suspendus à des fils, de les faire marcher, saluer, s’asseoir et parler d’après une étiquette mystérieuse et sacrée. Jamais, même à grand renfort de coins et de maillets, vous ne ferez entrer dans la cervelle d’un poëte tragique l’idée de l’infinie variété, et même en le frappant ou en le tuant, vous ne lui persuaderez pas qu’il faut différentes morales. Avez-vous jamais vu boire et manger des personnes tragiques ? Il est évident que ces gens-là se sont fait la morale à l’endroit des besoins naturels et qu’ils ont créé leur tempérament, au lieu que la plupart des hommes subissent le leur. J’ai entendu dire à un poëte ordinaire de la Comédie-Française que les romans de Balzac lui serraient le cœur et lui inspiraient du dégoût ; que, pour son compte, il ne concevait pas que des amoureux vécussent d’autre chose que du parfum des fleurs et des pleurs de l’aurore. Il serait temps, ce me semble, que le gouvernement s’en mêlât ; car si les hommes de lettres, qui ont chacun leur rêve et leur labeur, et pour qui le dimanche n’existe pas, échappent naturellement à la tragédie, il est un certain nombre de gens à qui l’on a persuadé que la Comédie-Française était le sanctuaire de l’art, et dont l’admirable bonne volonté est filoutée un jour sur sept. Est-il raisonnable de permettre à quelques citoyens de s’abrutir et de contracter des idées fausses ? Mais il paraît que la tragédie et le paysage historique sont plus forts que les Dieux.
Vous comprenez maintenant ce que c’est qu’un bon paysage tragique. C’est un arrangement de patrons d’arbres, de fontaines, de tombeaux et d’urnes cinéraires. Les chiens sont taillés sur un certain patron de chien historique ; un berger historique ne peut pas, sous peine de déshonneur, s’en permettre d’autres. Tout arbre immoral qui s’est permis de pousser tout seul et à sa manière est nécessairement abattu ; toute mare à crapauds ou à têtards est impitoyablement enterrée. Les paysagistes historiques, qui ont des remords par suite de quelques peccadilles naturelles, se figurent l’enfer sous l’aspect d’un vrai paysage, d’un ciel pur et d’une nature libre et riche : par exemple une savane ou une forêt vierge.
MM. Paul Flandrin, Desgoffes, Chevandier et Teytaud sont les hommes qui se sont imposé la gloire de lutter contre le goût d’une nation.
J’ignore quelle est l’origine du paysage historique. A coup sûr, ce n’est pas dans Poussin qu’il a pris naissance ; car auprès de ces messieurs, c’est un esprit perverti et débauché.
MM. Aligny, Corot et Cabat se préoccupent beaucoup du style. Mais ce qui, chez M. Aligny, est un parti pris violent et philosophique, est chez M. Corot une habitude naïve et une tournure d’esprit naturel. Il n’a malheureusement donné cette année qu’un seul paysage : ce sont des vaches qui viennent boire à une mare dans la forêt de Fontainebleau, M. Corot est plutôt un harmoniste qu’un coloriste ; et ses compositions, toujours dénuées de pédanterie, ont un aspect séduisant par la simplicité même de la couleur. Presque toutes ses œuvres ont le don particulier de l’unité, qui est un des besoins de la mémoire.
M. Aligny a fait à l’eau-forte de très-belles vues de Corinthe et d’Athènes ; elles expriment parfaitement bien l’idée préconçue de ces choses. Du reste, ces harmonieux poèmes de pierre allaient très-bien au talent sérieux et idéaliste de M. Aligny, ainsi que la méthode employée pour les traduire.
M. Cabat a complètement abandonné la voie dans laquelle il s’était fait une si grande réputation. Sans être complice des fanfaronnades particulières à certains paysagistes naturalistes, il était autrefois bien plus brillant et bien plus naïf. Il a véritablement tort de ne plus se fier à la nature, comme jadis. C’est un homme d’un trop grand talent pour que toutes ses compositions n’aient pas un caractère spécial ; mais ce jansénisme de nouvelle date, cette diminution de moyens, cette privation volontaire, ne peuvent pas ajouter à sa gloire.
En général, l’influence ingriste ne peut pas produire de résultats satisfaisants dans le paysage. La ligne et le style ne remplacent pas la lumière, l’ombre, les reflets et l’atmosphère colorante, — toutes choses qui jouent un trop grand rôle dans la poésie de la nature pour qu’elle se soumette à cette méthode.
Les partisans contraires, les naturalistes et les coloristes, sont bien plus populaires et ont jeté bien plus d’éclat. Une couleur riche et abondante, des ciels transparents et lumineux, une sincérité particulière qui leur fait accepter tout ce que donne la nature, sont leurs principales qualités : seulement, quelques-uns d’entre eux, comme M. Troyon, se réjouissent trop dans les jeux et les voltiges de leur pinceau. Ces moyens, sus d’avance, appris à grand’peine et monotonement triomphants, intéressent le spectateur quelquefois plus que le paysage lui-même. Il arrive même, en ces cas-là, qu’un élève inattendu, comme M. Charles Le Roux, pousse encore plus loin la sécurité et l’audace ; car il n’est qu’une chose inimitable, qui est la bonhomie.
M. Coignard a fait un grand paysage d’une assez belle tournure, et qui a fort attiré les yeux du public ; — au premier plan, des vaches nombreuses, et, dans le fond, la lisière d’une forêt. Les vaches sont belles et bien peintes, l’ensemble du tableau a un bon aspect ; mais je ne crois pas que ces arbres soient assez vigoureux pour supporter un pareil ciel. Cela fait supposer que si on enlevait les vaches, le paysage deviendrait fort laid.
M. Français est un des paysagistes les plus distingués. Il sait étudier la nature et y mêler un parfum romantique de bon aloi. Son Étude de Saint-Cloud est une chose charmante et pleine de goût, sauf les puces de M. Meissonier qui sont une faute de goût. Elles attirent trop l’attention et elles amusent les nigauds. Du reste elles sont faites avec la perfection particulière que cet artiste met dans toutes ces petites choses24.
M. Flers n’a malheureusement envoyé que des pastels. Le public et lui y perdent également.
M. Héroult est de ceux que préoccupent surtout la lumière et l’atmosphère. Il sait fort bien exprimer les ciels clairs et souriants et les brumes flottantes, traversées par un rayon de soleil. Il connaît toute cette poésie particulière aux pays du Nord. Mais sa couleur, un peu molle et fluide, sent les habitudes de l’aquarelle, et, s’il a su éviter les crâneries des autres paysagistes, il ne possède pas toujours une fermeté de touche suffisante.
MM. Joyant, Chacaton, Lottier et Borget vont, en général, chercher leurs sujets dans les pays lointains, et leurs tableaux ont le charme des lectures de voyages.
Je ne désapprouve pas les spécialités ; mais je ne voudrais pourtant pas qu’on en abusât autant que M. Joyant, qui n’est jamais sorti de la place Saint-Marc et n’a jamais franchi le Lido. Si la spécialité de M. Joyant attire les yeux plus qu’une autre, c’est sans doute à cause de la perfection monotone qu’il y met, et qui est toujours due aux mêmes moyens. Il me semble que M. Joyant n’a jamais pu faire de progrès.
M. Borget a franchi les frontières de la Chine, et nous a montré des paysages mexicains, péruviens et indiens. Sans être un peintre de premier ordre, il a une couleur brillante et facile. Ses tons sont frais et purs. Avec moins d’art, en se préoccupant moins des paysagistes et en peignant plus en voyageur, M. Borget obtiendrait peut-être des résultats plus intéressants.
M. Chacaton, qui s’est voué exclusivement à l’Orient, est depuis longtemps un peintre des plus habiles ; ses tableaux sont gais et souriants. Malheureusement on dirait presque toujours des Decamps et des Marilhat diminués et pâlis.
M. Lottier, au lieu de chercher le gris et la brume des climats chauds, aime à en accuser la crudité et le papillotage ardent. Ces panoramas inondés de soleil sont d’une vérité merveilleusement cruelle. On les dirait faits avec le daguerréotype de la couleur.
Il est un homme qui, plus que tous ceux-là, et même que les plus célèbres absents, remplit, à mon sens, les conditions du beau dans le paysage, un homme peu connu de la foule, et que d’anciens échecs et de sourdes tracasseries ont éloigné du Salon. Il serait temps, ce me semble, que M. Rousseau, — on a déjà deviné que c’était de lui que je voulais parler, — se présentât de nouveau devant le public, que d’autres paysagistes ont habitué peu à peu à des aspects nouveaux.
Il est aussi difficile de faire comprendre avec des mots le talent de M. Rousseau que celui de Delacroix, avec lequel il a, du reste, quelques rapports. M. Rousseau est un paysagiste du Nord. Sa peinture respire une grande mélancolie : Il aime les natures bleuâtres, les crépuscules, les couchers de soleil singuliers et trempés d’eau, les gros ombrages où circulent les brises, les grands jeux d’ombres et de lumière. Sa couleur est magnifique, mais non pas éclatante. Ses ciels sont incomparables pour leur mollesse floconneuse. Qu’on se rappelle quelques paysages de Rubens et de Rembrandt, qu’on y mêle quelques souvenirs de peinture anglaise, et qu’on suppose, dominant et réglant tout cela, un amour profond et sérieux de la nature, on pourra peut-être se faire une idée de la magie de ses tableaux. Il y mêle beaucoup de son âme, comme Delacroix ; c’est un naturaliste entraîné sans cesse vers l’idéal.
M. Gudin compromet de plus en plus sa réputation. À mesure que le public voit de la bonne peinture, il se détache des artistes les plus populaires, s’ils ne peuvent plus lui donner la même quantité de plaisir. M. Gudin rentre pour moi dans la classe des gens qui bouchent leurs plaies avec une chair artificielle, des mauvais chanteurs dont on dit qu’ils sont de grands acteurs, et des peintres poétiques.
M. Jules Noël a fait une fort belle marine, d’une belle et claire couleur, rayonnante et gaie. Une grande felouque, aux couleurs et aux formes singulières, se repose dans un grand port, où circule et nage toute la lumière de l’Orient. — Peut-être un peu trop de coloriage et pas assez d’unité. — Mais M. Jules Noël a certainement trop de talent pour n’en pas avoir davantage, et il est sans doute de ceux qui s’imposent le progrès journalier. — Du reste, le succès qu’obtient cette toile prouve que, dans tous les genres, le public aujourd’hui est prêt à faire un aimable accueil à tous les noms nouveaux.
M. Kiorboë est un de ces anciens et fastueux peintres qui savaient si bien décorer ces nobles salles à manger, qu’on se figure pleines de chasseurs affamés et glorieux. La peinture de M. Kiorboë est joyeuse et puissante, sa couleur est facile et harmonieuse. — Le drame du Piège à loup ne se comprend pas assez facilement, peut-être parce que le piège n’est pas tout à fait dans la lumière. Le derrière du chien qui recule en aboyant n’est pas assez vigoureusement peint.
M. Saint-Jean, qui fait, dit-on, les délices et la gloire de la ville de Lyon, n’obtiendra jamais qu’un médiocre succès dans un pays de peintres. Cette minutie excessive est d’une pédanterie insupportable. — Toutes les fois qu’on vous parlera de la naïveté d’un peintre de Lyon, n’y croyez pas. — Depuis longtemps la couleur générale des tableaux de M. Saint-Jean est jaune et pisseuse. On dirait que M. Saint Jean n’a jamais vu de fruits véritables, et qu’il ne s’en soucie pas, parce qu’il les fait très-bien à la mécanique : non seulement les fruits de la nature ont un autre aspect, mais encore ils sont moins finis et moins travaillés que ceux-là.
Il n’en est pas de même de M. Arondel, dont le mérite principal est une bonhomie réelle. Aussi sa peinture contient-elle quelques défauts évidents ; mais les parties heureuses sont tout à fait bien réussies ; quelques autres sont trop noires, et l’on dirait que l’auteur ne se rend pas compte en peignant de tous les accidents nécessaires du Salon, de la peinture environnante, de l’éloignement du spectateur, et de la modification dans l’effet réciproque des tons causée par la distance. En outre, il ne suffit pas de bien peindre. Tous ces Flamands si célèbres savaient disposer le gibier et le tourmenter longtemps comme on tourmente un modèle ; il fallait trouver des lignes heureuses et des harmonies de tons riches et claires.
M. P. Rousseau, dont chacun a souvent remarqué les tableaux pleins de couleur et d’éclat, est dans un progrès sérieux. C’était un excellent peintre, il est vrai ; mais maintenant il regarde la nature avec plus d’attention, et il s’applique à rendre les physionomies. J’ai vu dernièrement, chez Durand-Ruel, des canards de M. Rousseau qui étaient d’une beauté merveilleuse, et qui avaient bien les mœurs et les gestes des canards.
XVI. Pourquoi la sculpture est ennuyeuse
L’origine de la sculpture se perd dans la nuit des temps ; c’est donc un art de Caraïbes.
En effet, nous voyons tous les peuples tailler fort adroitement des fétiches longtemps avant d’aborder la peinture, qui est un art de raisonnement profond et dont la jouissance même demande une initiation particulière.
La sculpture se rapproche bien plus de la nature, et c’est pourquoi nos paysans eux-mêmes, que réjouit la vue d’un morceau de bois ou de pierre industrieusement tourné, restent stupides à l’aspect de la plus belle peinture. Il y a là un mystère singulier qui ne se touche pas avec les doigts.
La sculpture a plusieurs inconvénients qui sont la conséquence nécessaire de ses moyens. Brutale et positive comme la nature, elle est en même temps vague et insaisissable, parce qu’elle montre trop de faces à la fois. C’est en vain que le sculpteur s’efforce de se mettre à un point de vue unique ; le spectateur, qui tourne autour de la figure, peut choisir cent points de vue différents, excepté le bon, et il arrive souvent, ce qui est humiliant pour l’artiste, qu’un hasard de lumière, un effet de lampe, découvrent une beauté qui n’est pas celle à laquelle il avait songé. Un tableau n’est que ce qu’il veut ; il n’y a pas moyen de le regarder autrement que dans son jour. La peinture n’a qu’un point de vue ; elle est exclusive et despotique : aussi l’expression du peintre est-elle bien plus forte.
C’est pourquoi il est aussi difficile de se connaître en sculpture que d’en faire de
mauvaise. J’ai entendu dire au sculpteur Préault. « Je me connais en Michel-Ange,
en Jean Goujon, en Germain Pilon ; mais en sculpture je ne m’y connais pas. »
— Il est évident qu’il voulait parler de la sculpture des sculptiers,
autrement dite des Caraïbes.
Sortie de l’époque sauvage, la sculpture, dans son plus magnifique développement, n’est autre chose qu’un art complémentaire. Il ne s’agit plus de tailler industrieusement des figures portatives, mais de s’associer humblement à la peinture et à l’architecture, et de servir leurs intentions. Les cathédrales montent vers le ciel, et comblent les mille profondeurs de leurs abîmes avec des sculptures qui ne font qu’une chair et qu’un corps avec le monument ; — sculptures peintes, — notez bien ceci, — et dont les couleurs pures et simples, mais disposées dans une gamme particulière, s’harmonisent avec le reste et complètent l’effet poétique de la grande œuvre. Versailles abrite son peuple de statues sous des ombrages qui leur servent de fond, ou sous des bosquets d’eaux vives qui déversent sur elles les mille diamants de la lumière. À toutes les grandes époques, la sculpture est un complément ; au commencement et à la fin, c’est un art isolé.
Sitôt que la sculpture consent à être vue de près, il n’est pas de minuties et de puérilités que n’ose le sculpteur, et qui dépassent victorieusement tous les calumets et les fétiches. Quand elle est devenue un art de salon ou de chambre à coucher, on voit apparaître les Caraïbes de la dentelle, comme M. Gayrard, et les Caraïbes de la ride, du poil et de la verrue, comme M. David.
Puis les Caraïbes du chenet, de la pendule, de l’écritoire, etc., comme M. Cumberworth, dont la Marie est une femme à tout faire, au Louvre et chez Susse, statue ou candélabre ; — comme M. Feuchère qui possède le don d’une universalité désespérante : figures colossales, porte-allumettes, motifs d’orfèvrerie, bustes et bas-reliefs, il est capable de tout. — Le buste qu’il a fait cette année d’après un comédien fort connu n’est pas plus ressemblant que celui de l’an passé ; ce ne sont jamais que des à peu près. Celui-là ressemblait à Jésus-Christ, et celui-ci, sec et mesquin, ne rend pas du tout la physionomie originale, anguleuse, moqueuse et flottante du modèle. — Du reste, il ne faut pas croire que ces gens-là manquent de science. Ils sont érudits comme des vaudevillistes et des académiciens ; ils mettent à contribution toutes les époques et tous les genres ; ils ont approfondi toutes les écoles. Ils transformeraient volontiers les tombeaux de Saint-Denis en boîtes à cigares ou à cachemires, et tous les bronzes florentins en pièces de deux sous. Pour avoir de plus amples renseignements sur les principes de cette école folâtre et papillonnante, il faudrait s’adresser à M. Klagmann, qui est, je crois, le maître de cet immense atelier.
Ce qui prouve bien l’état pitoyable de la sculpture, c’est que M. Pradier en est le roi. Au moins celui-ci sait faire de la chair, et il a des délicatesses particulières de ciseau ; mais il ne possède ni l’imagination nécessaire aux grandes compositions, ni l’imagination du dessin. C’est un talent froid et académique. Il a passé sa vie à engraisser quelques torses antiques, et à ajuster sur leurs cous des coiffures de filles entretenues. La Poésie légère paraît d’autant plus froide qu’elle est plus maniérée ; l’exécution n’en est pas aussi grasse que dans les anciennes œuvres de M. Pradier, et, vue de dos, l’aspect en est affreux. Il a de plus fait deux figures de bronze, — Anacréon et la Sagesse, — qui sont des imitations impudentes de l’antique, et qui prouvent bien que sans cette noble béquille M. Pradier chancellerait à chaque pas.
Le buste est un genre qui demande moins d’imagination et des facultés moins hautes que la grande sculpture, mais non moins délicates. C’est un art plus intime et plus resserré dont les succès sont moins publics. Il faut, comme dans le portrait fait à la manière des naturalistes, parfaitement bien comprendre le caractère principal du modèle et en exprimer la poésie ; car il est peu de modèles complètement dénués de poésie. Presque tous les bustes de M. Dantan sont faits selon les meilleures doctrines. Ils ont tous un cachet particulier, et le détail n’en exclut pas une exécution large et facile.
Le défaut principal de M. Lenglet, au contraire, est une certaine timidité, puérilité, sincérité excessive dans le travail, qui donne à son œuvre une apparence de sécheresse ; mais, en revanche, il est impossible de donner un caractère plus vrai et plus authentique à une figure humaine. Ce petit buste, ramassé, sérieux et froncé, a le magnifique caractère des bonnes œuvres romaines, qui est l’idéalisation trouvée dans la nature elle-même. Je remarque, en outre, dans le buste de M. Lenglet un autre signe particulier aux figures antiques, qui est une attention profonde.
XVII. Des écoles et des ouvriers
Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, — sergent de ville ou municipal, la véritable armée, — crosser un républicain ? Et comme moi, vous avez dit dans votre cœur : « Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur ; car en ce crossement suprême, je t’adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics ; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste25 ! »
Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers émancipés qui haïssent la force et la souveraineté du génie.
Comparez l’époque présente aux époques passées ; au sortir du Salon ou d’une église nouvellement décorée, allez reposer vos yeux dans un musée ancien, et analysez les différences.
Dans l’un, turbulence, tohu-bohu de styles et de couleurs, cacophonie de tons, trivialités énormes, prosaïsme de gestes et d’attitudes, noblesse de convention, poncifs de toutes sortes, et tout cela visible et clair, non seulement dans les tableaux juxtaposés, mais encore dans le même tableau : bref, — absence complète d’unité, dont le résultat est une fatigue effroyable pour l’esprit et pour les yeux.
Dans l’autre, ce respect qui fait ôter leurs chapeaux aux enfants, et vous saisit l’âme, comme la poussière des tombes et des caveaux saisit la gorge, est l’effet, non point du vernis jaune et de la crasse des temps, mais de l’unité, de l’unité profonde. Car une grande peinture vénitienne jure moins à côté d’un Jules Romain que quelques-uns de nos tableaux, non pas des plus mauvais, à côté les uns des autres.
Cette magnificence de costumes, cette noblesse de mouvements, noblesse souvent maniérée, mais grande et hautaine, cette absence des petits moyens et des procédés contradictoires, sont des qualités toutes impliquées dans ce mot : la grande tradition.
Là des écoles, et ici des ouvriers émancipés.
Il y avait encore des écoles sous Louis XV, il y en avait une sous l’Empire, — une école, c’est-à-dire une foi, c’est-à-dire l’impossibilité du doute. Il y avait des élèves unis par des principes communs, obéissant à la règle d’un chef puissant, et l’aidant dans tous ses travaux.
Le doute, ou l’absence de foi et de naïveté, est un vice particulier à ce siècle, car personne n’obéit ; et la naïveté, qui est la domination du tempérament dans la manière, est un privilège divin dont presque tous sont privés.
Peu d’hommes ont le droit de régner, car peu d’hommes ont une grande passion.
Et comme aujourd’hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner.
Un maître, aujourd’hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d’élèves inconnus dont il n’est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s’étend bien au-delà de son atelier, jusqu’en des régions où sa pensée ne peut être comprise.
Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la fatalité de son organisation.
Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d’un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère par un système d’emprunts contradictoires.
Il y a des gens qui voleront un morceau dans un tableau de Rembrandt, le mêleront à une œuvre composée dans un sens différent sans le modifier, sans le digérer et sans trouver la colle pour le coller.
Il y en a qui changent en un jour du blanc au noir : hier, coloristes de chic, coloristes sans amour ni originalité ; demain, imitateurs sacrilèges de M. Ingres, sans y trouver plus de goût ni de foi.
Tel qui rentre aujourd’hui dans la classe des singes, même des plus habiles, n’est et ne sera jamais qu’un peintre médiocre ; autrefois, il eût fait un excellent ouvrier. Il est donc perdu pour lui et pour tous.
C’est pourquoi il eût mieux valu dans l’intérêt de leur salut, et même de leur bonheur, que les tièdes eussent été soumis à la férule d’une foi vigoureuse ; car les forts sont rares, et il faut être aujourd’hui Delacroix ou Ingres pour surnager et paraître dans le chaos d’une liberté épuisante et stérile.
Les singes sont les républicains de l’art, et l’état actuel de la peinture est le résultat d’une liberté anarchique qui glorifie l’individu, quelque faible qu’il soit, au détriment des associations, c’est-à-dire des écoles.
Dans les écoles, qui ne sont autre chose que la force d’invention organisée, les individus vraiment dignes de ce nom absorbent les faibles ; et c’est justice, car une large production n’est qu’une pensée à mille bras.
Cette glorification de l’individu a nécessité la division infinie du territoire de l’art. La liberté absolue et divergente de chacun, la division des efforts et le fractionnement de la volonté humaine ont amené cette faiblesse, ce doute et cette pauvreté d’invention ; quelques excentriques, sublimes et souffrants, compensent mal ce désordre fourmillant de médiocrités. L’individualité, — cette petite propriété, — a mangé l’originalité collective ; et, comme il a été démontré dans un chapitre fameux d’un roman romantique, que le livre a tué le monument, on peut dire que pour le présent c’est le peintre qui a tué la peinture.
XVIII. De l’héroïsme de la vie moderne
Beaucoup de gens attribueront la décadence de la peinture à la décadence des mœurs26. Ce préjugé d’atelier, qui a circulé dans le public, est une mauvaise excuse des artistes. Car ils étaient intéressés à représenter sans cesse le passé ; la tâche est plus facile, et la paresse y trouvait son compte,
Il est vrai que la grande tradition s’est perdue, et que la nouvelle n’est pas faite.
Qu’était-ce que cette grande tradition, si ce n’est l’idéalisation ordinaire et accoutumée de la vie ancienne ; vie robuste et guerrière, état de défensive de chaque individu qui lui donnait l’habitude des mouvements sérieux, des attitudes majestueuses ou violentes. Ajoutez à cela la pompe publique qui se réfléchissait dans la vie privée. La vie ancienne représentait beaucoup ; elle était faite surtout pour le plaisir des yeux, et ce paganisme journalier a merveilleusement servi les arts.
Avant de rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des exemples que notre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l’ordre.
Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, — d’absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté.
Excepté Hercule au mont Œta, Caton d’Utique et Cléopâtre, dont les suicides ne sont pas des suicides modernes 27, quels suicides voyez-vous dans les tableaux anciens ? Dans toutes les existences païennes, vouées à l’appétit, vous ne trouverez pas le suicide de Jean-Jacques, ou même le suicide étrange et merveilleux de Raphaël de Valentin.
Quant à l’habit, la pelure du héros moderne, — bien que le temps soit passé où les rapins s’habillaient en mamamouchis et fumaient dans des canardières, — les ateliers et le monde sont encore pleins de gens qui voudraient poétiser Antony avec un manteau grec ou un vêtement mi-parti.
Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victime ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; — une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement.
Une livrée uniforme de désolation témoigne de l’égalité ; et quant aux excentriques que les couleurs tranchées et violentes dénonçaient facilement aux yeux, ils se contentent aujourd’hui des nuances dans le dessin, dans la coupe, plus encore que dans la couleur. Ces plis grimaçants, et jouant comme des serpents autour d’une chair mortifiée, n’ont-ils pas leur grâce mystérieuse ?
M. Eugène Lami et M. Gavarni, qui ne sont pourtant pas des génies supérieurs, l’ont bien compris : — celui-ci, le poëte du dandysme officiel ; celui-là, le poëte du dandysme hasardeux et d’occasion ! En relisant le livre du Dandysme, par M. Jules Barbey d’Aurevilly, le lecteur verra clairement que le dandysme est une chose moderne et qui tient à des causes tout à fait nouvelles.
Que le peuple des coloristes ne se révolte pas trop ; car, pour être plus difficile, la tâche n’en est que plus glorieuse. Les grands coloristes savent faire de la couleur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond gris.
Pour rentrer dans la question principale et essentielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. Encore les font-ils en rechignant, et parce qu’ils sont commandés par le gouvernement qui les paye. Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques.
Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, — criminels et filles entretenues, — la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme.
Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de l’opposition, a-t-il, avec cette
hautaine et souveraine éloquence qui lui est propre, témoigné, — une fois pour toutes,
— de son mépris et de son dégoût pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières,
— vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces
paroles : « Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… !
qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier ! »
Il y a donc une beauté et un héroïsme moderne !
Et plus loin : « C’est K. — ou F. — qui est chargé de faire une médaille à ce
sujet ; mais il ne saura pas la faire ; il ne peut pas comprendre ces
choses-là ! »
Il y a donc des artistes plus ou moins propres à comprendre la beauté moderne.
Ou bien : « Le sublime B… ! Les pirates de Byron sont moins grands et moins
dédaigneux. Croirais-tu qu’il a bousculé l’abbé Montès, et qu’il a couru sus à la
guillotine en s’écriant : Laissez-moi tout mon courage ! »
Cette phrase fait allusion à la funèbre fanfaronnade d’un criminel, d’un grand protestant, bien portant, bien organisé, et dont la féroce vaillance n’a pas baissé la tête devant la suprême machine !
Toutes ces paroles, qui échappent à votre langue, témoignent que vous croyez à une beauté nouvelle et particulière, qui n’est celle ni d’Achille, ni d’Agamemnon.
La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère ; mais nous ne le voyons pas.
Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi nécessaire que dans la vie ancienne : — au lit, au bain, à l’amphithéâtre. Les moyens et les motifs de la peinture sont également abondants et variés ; mais il y a un élément nouveau, qui est la beauté moderne.
Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, — et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous ; — et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein !